Les Sceptiques grecs/Livre I/Chapitre III

Impr. nationale (p. 51-76).

CHAPITRE III.

PYRRHON.


Les sceptiques anciens reconnaissaient expressément Pyrrhon pour leur maître, et leur doctrine a conservé chez les modernes le nom de pyrrhonisme. Il semble que les écrivains sceptiques se soient fait un devoir ou une habitude d’inscrire son nom en tête de leurs ouvrages. Ænésidème intitule un de ses ouvrages Πυρρώνειοι λόγοι, et, quatre siècles après la mort de Pyrrhon, Sextus Empiricus donne encore à un de ses livres le nom d’Hypotyposes pyrrhoniennes.

Cependant Pyrrhon est un des philosophes les plus mal connus de l’antiquité. Nous avons sur lui peu de renseignements, et encore ces renseignements ne s’accordent pas très bien entre eux. Il y a, à vrai dire, deux Pyrrhon : celui de la tradition sceptique représentée par Aristoclès, Sextus Empiricus et Diogène ; celui de la tradition académique conservée par Cicéron. Après avoir résumé les principaux faits de sa biographie, nous examinerons ces deux traditions et nous essaierons, en les conciliant, de déterminer le véritable caractère de Pyrrhon et la portée de sa doctrine.


I. Pyrrhon, fils de Pleistarque[1] ou, suivant Pausanias[2], de Pistocrate, naquit à Élis[3] vers 365 av. J.-C. Il était pauvre et commença par cultiver sans grand succès la peinture ; on conservait encore dans sa ville natale, au temps de Pausanias, des lampadophores assez médiocrement exécutés qui étaient son œuvre. Ses maîtres en philosophie furent Bryson[4], disciple de Socrate, ou, ainsi qu’il semble plus probable, d’Euclide de Mégare, puis Anaxarque[5], qu’il suivit partout dans la campagne d’Asie. Vraisemblablement le premier lui enseigna la dialectique subtile qui fut tant en honneur dans l’école de Mégare et qui aboutissait naturellement à une sorte de scepticisme sophistique. L’autre l’initia à la doctrine de Démocrite, pour laquelle il conserva toujours un goût très vif et qui paraît avoir exercé sur sa pensée une grande influence[6].

En compagnie d’Anaxarque, Pyrrhon suivit Alexandre en Asie. Il composa une pièce de vers dédiée au conquérant et qui lui valut un présent de 10.000 pièces d’or[7]. Il connut les gymnosophistes, les mages indiens, et probablement ce Calanus[8] qui accompagna quelque temps Alexandre et donna aux Grecs étonnés le spectacle d’une mort volontaire si fièrement et si courageusement supportée. On peut croire que ces événements firent sur l’esprit de Pyrrhon une profonde impression et déterminèrent au moins en partie le cours que ses idées devaient prendre plus tard.

Après la mort d’Alexandre, Pyrrhon revint dans sa patrie ; il y mena une vie simple et régulière, entouré de l’estime et de la considération de ses concitoyens, qui le nommèrent grand prêtre et, après sa mort, lui élevèrent une statue qu’on voyait encore au temps de Pausanias[9]. Il mourut vers 275.

Sauf la poésie dédiée à Alexandre, Pyrrhon n’a rien écrit ; sa doctrine n’a été connue des anciens que par le témoignage de ses disciples, et particulièrement de Timon.

Diogène, auquel nous empruntons la plus grande partie du résumé qui va suivre, ne fait aucune distinction entre Pyrrhon et Timon. Suivant sa coutume, c’est la doctrine générale des pyrrhoniens qu’il expose sous le nom de Pyrrhon, sans distinguer ce qui appartient au maître de ce que les disciples ont pu y ajouter. Il en est de même d’Aristoclès dans le fragment que nous a conservé Eusèbe[10].

II. Aristoclès[11] résumait en ces termes la doctrine de Pyrrhon : « Pyrrhon d’Élis n’a laissé aucun écrit, mais son disciple Timon dit que celui qui veut être heureux doit considérer ces trois points : d’abord, que sont les choses en elles-mêmes ? puis, dans quelles dispositions devons-nous être à leur égard ? enfin, que résultera-t-il pour nous de ces dispositions ? Les choses sont toutes sans différences entre elles, également incertaines et indiscernables. Aussi nos sensations ni nos jugements ne nous apprennent-ils pas le vrai ni le faux. Par suite nous ne devons nous fier ni aux sens, ni à la raison, mais demeurer sans opinion, sans incliner ni d’un côté ni de l’autre, impassibles. Quelle que soit la chose dont il s’agisse, nous dirons qu’il ne faut pas plus l’affirmer que la nier, ou bien qu’il faut l’affirmer et la nier à la fois, ou bien qu’il ne faut ni l’affirmer ni la nier. Si nous sommes dans ces dispositions, dit Timon, nous atteindrons d’abord l’aphasie, puis l’ataraxie. Douter de tout et être indifférent à tout, voilà tout le scepticisme, au temps de Pyrrhon comme plus tard. Époque ou suspension du jugement, et adiaphorie, ou indifférence complète, voilà les deux mots que toute l’école répétera ; voilà ce qui tient lieu de science et de morale. Examinons d’un peu plus près ces deux points.

Pyrrhon n’a pas inventé le doute, car nous avons vu, bien avant lui, Anaxarque et plusieurs mégariques tenir la science pour impossible ou incertaine. Mais Pyrrhon paraît être le premier qui ait recommandé de s’en tenir au doute sans aucun mélange d’affirmation, au doute systématique, s’il est permis d’unir ces deux mots. C’est lui qui, au témoignage d’Ascanius[12], trouva la formule sceptique : suspendre son jugement. Aristote n’emploie nulle part le mot ἐποχή.

La raison qu’il donnait, c’est que toujours des raisons de force égale peuvent être invoquées pour et contre chaque opinion (ἀντιλογία, ἰσοσθένεια)[13]. Le mieux, est donc de ne pas prendre de parti, d’avouer qu’on ne sait pas (ἀκαταληψία)[14] ; de ne pencher d’aucun côté (ἀρρεψία) ; de ne rien dire (ἀφασία) ; de rester en suspens (ἐπέχειν τὴν συγκατάθεσιν). De là aussi diverses formules[15] qui ont la même signification : je ne définis rien (οὐδὲν ὁρίζω) ; rien n’est intelligible (καταληπτόν) ; ni oui ni non (οὐδὲν μᾶλλον). Mais ces formules sont encore trop affirmatives ; il faut entendre qu’en disant qu’il n’affirme rien, le sceptique n’affirme même pas cela. Les mots[16] « pas plus ceci que cela » n’ont, dans son langage, ni un sens affirmatif et marquant l’égalité, comme quand on dit : le pirate n’est pas plus méchant que le menteur ; ni un sens comparatif, comme quand on dit ; le miel n’est pas plus doux que le raisin ; mais un sens négatif, comme quand on dit : il n’y a pas plus de Scylla que de chimère. Quelques-uns même[17] ont remplacé la formule οὐδὲν μᾶλλον par l’interrogation τί μᾶλλον. En d’autres termes, dans toutes ces formules, l’affirmation n’est qu’apparente ; elle se détruit elle-même, comme le feu s’évanouit avec le bois qu’il a consumé, comme un purgatif, après avoir débarrassé l’estomac, disparaît sans laisser de trace[18].

Le sceptique revient avec insistance sur ce point ; toutes les expressions dont il se sert n’ont de dogmatique que l’apparence. Elles désignent non une chose réelle, mais un simple état de la personne qui parle, une simple manière d’être[19] qui n’implique en aucune manière une réalité extérieure à cette personne et indépendante d’elle : c’est un simple phénomène, comme nous dirions aujourd’hui, purement subjectif.

Les disciples de Pyrrhon se donnaient le nom de zététiques[20], parce qu’ils cherchent toujours la vérité ; de sceptiques, parce qu’ils examinent toujours sans jamais trouver ; d’éphectiques, parce qu’ils suspendent toujours leur jugement ; d’aporétiques, parce qu’ils sont toujours incertains, n’ayant pas trouvé la vérité.

Il importe de remarquer que le doute sceptique ne porte pas sur les apparences ou phénomènes (φαινόμενα) qui sont évidents, mais uniquement sur les choses obscures ou cachées (ἄδηλα). Aucun sceptique ne doute de sa propre pensée[21], et le sceptique[22] avoue qu’il fait jour, qu’il vit, qu’il voit clair. Il ne conteste pas que tel objet lui paraisse blanc, que le miel lui paraisse doux. Mais l’objet est-il blanc ? le miel est-il doux ? Voilà ce qu’il ne sait pas. Il ignore tout ce qui n’apparaît pas aux sens ; il ne nie pas la vision ; mais il ne sait pas comment elle s’accomplit. Il sent que le feu brûle, mais il ignore s’il est dans sa nature de brûler.

Un homme est en mouvement ou il meurt ; le sceptique l’accorde. Comment cela se fait-il ? Il ne sait. Si l’on dit qu’un tableau présente des reliefs, on exprime l’apparence ; si on dit qu’il n’a pas de relief, on ne se tient plus à l’apparence, on exprime autre chose. Il ne faut donc pas dire que le sceptique doute de tout en général ; il ne doute pas des phénomènes, mais seulement des réalités en tant que distinctes des apparences. Si on retient bien ce point, il sera facile de répondre à tous les sophismes dirigés contre le scepticisme[23].

Nul doute, on le voit, que Pyrrhon n’ait fait une distinction entre le phénomène et la chose, ou, comme nous disons, entre le subjectif et l’objectif. De là ce vers de Timon[24] : L’apparence est reine partout où elle se présente. « Pyrrhon, dit Ænésidème[25], n’affirmait rien dogmatiquement, à cause de l’équivalence des raisons contraires ; il suivait les apparences (τοῖς φαινομένοις). »

Faut-il attribuer à Pyrrhon les dix tropes (τρόποι) ou raisons de douter (appelées encore τόποι ou λόγοι) qui tenaient dans les argumentations sceptiques une si grande place ? Il est probable que Pyrrhon, en même temps qu’il opposait les raisons contraires et d’égale force, a signalé quelques-unes des contradictions des sens. M. Waddington[26] a ingénieusement détaché des résumés de Diogène et de Sextus un trait qui semble bien lui appartenir, et qui est comme un souvenir de ses voyages : Démophon, maître d’hôtel d’Alexandre, avait chaud à l’ombre et froid au soleil[27]. Mais la question est de savoir si ces dix tropes, sous la forme et dans l’ordre où ils nous sont parvenus, étaient déjà des arguments familiers à Pyrrhon. Nous ne le croyons pas. Les dix tropes sont formellement attribués à Ænésidème par Diogène[28] par Aristoclès[29] par Sextus[30] ; aucun texte ne permet de les mettre au compte de Pyrrhon. Accordons, si l’on veut, qu’Ænésidème n’a fait que mettre en ordre des arguments connus avant lui, et s’est borné à leur donner une forme plus précise ; mais il semble impossible d’aller plus loin[31].

Quel fut l’enseignement moral de Pyrrhon ? Sur ce point encore nous avons peu de documents. « Il soutenait, dit Diogène[32], que rien n’est honnête ni honteux, juste ni injuste, et de même pour tout le reste ; que rien n’existe réellement et en vérité, mais qu’en toutes choses les hommes se gouvernent d’après la loi et la coutume ; car une chose n’est pas plutôt ceci que cela. »

En dehors de cette formule toute négative, nous savons seulement que Pyrrhon considérait l’aphasie et l’ataraxie, et, suivant une expression qui parait lui avoir été plus familière, l’adiaphorie et l’apathie[33] comme le dernier terme auquel doivent tendre tous nos efforts. N’avoir d’opinion ni sur le bien, ni sur le mal, voilà le moyen d’éviter toutes les causes de trouble. La plupart du temps, les hommes se rendent malheureux par leur faute[34] ; ils souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être un bien, ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre, et tous les maux disparaissent. Le doute est le vrai bien.

Pyrrhon paraît ici avoir professé une doctrine que les sceptiques ultérieurs, et même son disciple immédiat, Timon, trouvèrent excessive, et qu’ils adoucirent. L’idéal de Pyrrhon, c’est l’indifférence absolue, la complète apathie ; quoi qu’il arrive, le sage, celui du moins qui est arrivé, chose difficile, à dépouiller l’homme, ne se laisse pas émouvoir. C’est une doctrine analogue à celle d’Aristote et des stoïciens. Au contraire nous voyons[35] que Timon et Ænésidème se contentent de l’ataraxie ; et bientôt une distinction s’introduit. Dans les maux qui dépendent de l’opinion[36] (ἐν τοῖς δοξαστοῖς), il faut être imperturbable ; dans ceux qu’on ne peut éviter (ἐν τοῖς κατηναγκασμένοις), il faut par un effort de volonté, et par le doute, diminuer la souffrance, sans qu’on puisse réussir à la faire disparaître (μετριοπάθεια).

Pratiquement, le sage doit vivre comme tout le monde, se conformant aux lois, aux coutumes, à la religion de son pays[37]. S’en tenir au sens commun, et faire comme les autres, voilà la règle qu’après Pyrrhon tous les sceptiques ont adoptée. C’est par une étrange ironie de la destinée que leur doctrine a été si souvent combattue et raillée au nom du sens commun ; une de leurs principales préoccupations était au contraire de ne pas heurter le sens commun. « Nous ne sortons pas de la coutume, » disait déjà Timon[38]. Peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort ; le sens commun fait-il autre chose que de s’en tenir aux apparences ?

Tel fut l’enseignement de Pyrrhon d’après la tradition sceptique, Il faut maintenant nous tourner d’un autre côté.


III. Si nous ne connaissions Pyrrhon que par les passages assez nombreux où Cicéron parle de lui, nous ne soupçonnerions jamais qu’il ait été un sceptique. Pas une fois Cicéron ne fait allusion au doute pyrrhonien. Bien plus, c’est expressément à Arcésilas[39] qu’il attribue la doctrine d’après laquelle le sage ne doit avoir aucune opinion ; et quand il parle de l’ἐποχή c’est encore à propos d’Arcésilas. Pourtant, l’occasion de parler du scepticisme pyrrhonien ne lui a pas manqué. Il y a dans les Académiques deux passages[40] où, pour les besoins de sa cause, il énumère avec complaisance tous les philosophes qui ont révoqué en doute la certitude de nos connaissances ; on est surpris de trouver sur cette liste les noms de Parménide, d’Anaxagore, de Socrate même et de Platon ; on est encore plus surpris de n’y pas lire celui de Pyrrhon.

Pour Cicéron, Pyrrhon n’est qu’un moraliste très dogmatique[41], très sévère, le plus sévère même de toute l’antiquité. Il croit à la vertu[42], au souverain bien qui est l’honnêteté[43] ; il n’admet même pas ces accommodements auxquels se prêtaient les stoïciens ; les choses indifférentes, telles que la santé et la richesse, qui, sans être des biens, se rapprochent des biens d’après Zénon (προηγμένα), sont absolument sans valeur aux yeux de Pyrrhon[44]. Cicéron le nomme presque toujours en compagnie du sévère stoïcien Ariston[45], et il dit qu’il pousse plus loin que Zénon lui-même la rigidité stoïcienne[46].

Ces textes, auxquels les historiens, sauf M. Waddington[47] et Lewes[48], ne nous semblent pas avoir apporté une attention suffisante, sont difficiles à concilier avec la tradition que nous rapportions tout à l’heure. Ils ont sur les renseignements de Diogène un grand avantage : c’est qu’ils sont d’une époque beaucoup plus voisine de Pyrrhon, et où il était moins facile de prêter à ce philosophe les idées de ses successeurs.

On peut dire, il est vrai, que Cicéron ne connaît les philosophes anciens que par l’intermédiaire des nouveaux académiciens ; et ces derniers n’ont-ils pas pu, soit par ignorance, soit par esprit de rivalité, laisser de côté toute une partie de l’œuvre de Pyrrhon ? Mais alors, semble-t-il, ils n’auraient pas dû parler non plus de ses théories morales. On ne voit pas bien non plus pourquoi ces philosophes, que le souci de paraître originaux n’empêchait pas de chercher des patrons et des modèles chez tous les philosophes anciens, auraient négligé de se prévaloir de l’autorité d’un homme aussi célèbre et aussi recommandable que l’a été Pyrrhon. S’ils n’ont pas plus parlé de lui, c’est très vraisemblablement qu’ils n’avaient rien de plus à en dire.

On peut essayer pourtant de concilier les deux traditions. Elles sont d’accord sur un point ; toutes deux attribuent à Pyrrhon la doctrine morale de l’indifférence (ἀδιαφορία) et même de l’apathie (ἀπάθεια) qui marque, d’après Cicéron, un degré de plus ; le sage, suivant Pyrrhon, ne doit pas éprouver même un désir, même un penchant, si faible qu’il soit ; il n’est pas seulement indifférent, il est insensible. Le désaccord porte sur deux points : suivant la tradition la plus récente, Pyrrhon est surtout un sceptique ; la suspension du jugement paraît être l’essentiel, l’indifférence l’accessoire. Cicéron ne parle que de l’indifférence. En outre, dans la tradition sceptique, Pyrrhon, loin d’employer ces expressions : la vertu, l’honnêteté, le souverain bien, déclare que dans la nature, il n’y a ni vertu, ni honnêteté. Examinons attentivement ces deux points, en commençant par le second.

La même contradiction que nous remarquons entre la tradition académique et la tradition sceptique se retrouve dans les textes les plus anciens et les plus authentiques que nous ayons, ceux de Timon. D’une part, en effet, nous voyons que d’après Pyrrhon et Timon[49] le bien et le mal sont choses de convention, fondées uniquement sur la coutume ; les lois ont été instituées au hasard[50] ; il n’y a point de justice selon la nature.

Mais d’autre part, chez le même Timon, Pyrrhon nous apparaît sous un aspect tout nouveau. S’adressant à son maître, le disciple s’écrie[51] : « Voici, ô Pyrrhon, ce que je voudrais savoir. Comment, n’étant qu’un homme, mènes-tu une vie si facile et si paisible ? Comment peux-tu guider les hommes, semblable au Dieu qui promène tout autour de la terre et découvre à nos yeux le disque enflammé de sa sphère ? » Puis, dans un autre passage[52] qui semble bien être la réponse de Pyrrhon à cette question, nous lisons : « Je te dirai ce qui me paraît être la vérité, ayant une parole de vérité pour règle infaillible ; je te dirai quelle est la nature du divin et du bien, d’où vient pour l’homme la vie la plus égale. »

Ainsi, voilà le fondateur du scepticisme comparé par le disciple qui l’a le mieux connu, au soleil qui éclaire les hommes. Il a une parole de vérité, une règle sûre ; il connaît la nature du divin et du bien. Nous ne sommes pas très loin du summum bonum dont Cicéron nous parlait tout à l’heure.

La contradiction est trop forte pour n’avoir pas sauté aux yeux des sceptiques anciens. Sextus a une façon bien plaisante d’expliquer la comparaison de Pyrrhon avec le soleil. « Si, dit-il, un grammairien veut expliquer le vers de Timon, il dira qu’il a pour but de faire honneur à Pyrrhon. Un autre s’avisera qu’il renferme une contradiction, car le soleil éclaire, tandis que le sceptique obscurcit tout. Mais le vrai philosophe, ajoute le bon Sextus, comprendra que si Pyrrhon ressemble au soleil, c’est que le soleil éblouit ceux qui le regardent trop attentivement. De même le sceptique ôte à ceux qui l’écoutent la vue claire des choses, et les met hors d’état de rien comprendre[53]. » On nous dispensera d’insister sur cette explication mani­festement inventée après coup. Ailleurs[54] il explique que le mot est n’est pas pris par Timon dans un sens positif, mais dans un sens sceptique, désignant seulement ce qui apparaît, non la véritable réalité. Mais ici encore on est en droit de suspecter l’interprétation de Sextus. Il est bien vrai que Pyrrhon annonce qu’il dira ce qui lui paraît être la vérité (ὥς μοι καταφαίνεται εἶναι). Mais s’il ne s’agit que d’apparences ou de phénomènes, comment comprendre les expressions μῦθον ἀληθείης et ὀρθὸν κανόνα ? Comment comprendre surtout que Pyrrhon se flatte de connaître la nature du divin et du bien ? que peut être le divin au sens phénoméniste ?

Entre ces assertions contradictoires, il n’y a pas d’autre conciliation possible que celle-ci : entre la théorie et la pratique, la spéculation et la morale, Pyrrhon et Timon font une distinction très nette. Ils rejettent toutes les théories, ils ne s’embarrassent d’aucune doctrine. Mais ils ont la certitude, toute pratique et toute morale, d’avoir trouvé la meilleure manière de vivre, de posséder le divin et le bien. Peut-être Cicéron a-t-il un peu forcé le sens de leurs expressions en rapprochant les théories de Pyrrhon de celles des stoïciens, les plus dogmatistes des philosophes ; mais Pyrrhon a dû dire quelque chose d’analogue : il sait où est le bien[55].

Toutefois, cette certitude pratique, et l’emploi d’expressions aussi ingénument dogmatiques que celles que nous venons de citer, ne sont possibles qu’à une condition[56] : c’est que le scepticisme n’ait pas encore eu chez Pyrrhon et Timon la forme arrêtée et systématique qu’il a prise chez leurs successeurs. Qu’il y ait contradiction entre les formules de Timon et la stricte doctrine de l’ἐποχή, c’est ce qui est évident et ce dont témoigne l’embarras des sceptiques ultérieurs et de Sextus pour les expliquer. D’autre part, Pyrrhon et Timon ne semblent pas voir la contradiction, et il est impossible qu’elle ait échappé à de tels esprits, si elle existait. S’ils ne l’ont pas vue, c’est qu’elle n’existait pas. Et si elle n’existait pas, c’est que les sceptiques n’avaient pas encore pris cette attitude de dialecticiens insaisissables et rompus à toutes les finesses qui les distingua dans la suite. Ils se soucient peu de la dialectique, ils rejettent toutes les théories dogmatiques parce qu’elles leur paraissent insuffisantes ou ridicules. Ils se contentent de chercher une bonne règle de conduite[57]. Ils croient l’avoir trouvée : ils le disent, et si en le disant ils sont au fond en contradiction avec eux-mêmes et redeviennent dogmatistes sans le vouloir, peu leur importe. Aussi bien leur dogmatisme, si dogmatisme il y a, ne relevant d’aucun principe abstrait, sera toujours différent du dogmatisme qu’ils ont combattu.

La même conclusion va s’imposer à nous, plus clairement encore, si nous considérons l’autre différence que nous avons signalée entre la tradition sceptique et la tradition académique. Il nous paraît certain que les sceptiques ont exagéré le scepticisme de Pyrrhon, et, en lui prêtant leurs propres idées, ont modifié les siennes. Non que nous refusions de voir en lui un sceptique, le fondateur même du scepticisme. Il a suspendu son jugement en toute question ; il a dit qu’en toute occasion on peut invoquer des raisons équivalentes pour et contre chaque thèse ; un texte précis nous l’affirme, et nous n’avons aucune raison d’en contester l’exactitude. Mais est-il allé plus loin ? s’est-il attaché à formuler le scepticisme en termes précis, comme l’ont fait ses successeurs ? Est-il comme eux un logicien et un disputeur, ou est-il surtout un moraliste ? Le scepticisme, tel que nous le connaissons, est une doctrine savamment élaborée, toujours prête à la riposte et qui cherche querelle à tout le monde. Il a une certaine affinité, au moins apparente, avec la sophistique. Pyrrhon lui-même a souvent été présenté comme une sorte de sophiste, par exemple dans la légende[58] qui nous le montre si incertain de l’existence des choses sensibles qu’il s’en va se heurter contre les arbres et les rochers, et que ses amis sont obligés de l’accompagner pour veiller sur lui. Le père du pyrrhonisme a-t-il été un logicien subtil, ou comme Socrate, qui doutait aussi de beaucoup de choses, et des mêmes, est-il plutôt un moraliste ?

Tout d’abord, ce serait une question de savoir quel était pour lui le vrai sens des formules οὐδὲν μᾶλλον et ἐπέχω. Avaient-elles une signification morale ou logique ? Voulait-il dire je ne préfère pas ceci plutôt que cela, ou je n’affirme pas plutôt ceci que cela ? je m’abstiens de choisir ou d’affirmer ? Il est malaisé, ou plutôt impossible pour nous de décider : ici le point de vue logique et le point de vue moral se touchent de si près qu’ils se confondent. Accordons néanmoins, puisque aussi bien c’est la tradition la plus accréditée, que ces formules doivent être entendues au sens logique.

Mais voici que des renseignements, malheureusement insuffisants et incomplets, mais d’une authenticité incontestable, nous sont fournis par les vers de Timon, et permettent de résoudre la question. Timon nous représente Pyrrhon comme évitant les discussions, et échappant aux subtilités des sophistes[59]. Ce qu’il loue en lui, c’est sa modestie, c’est la vie tranquille[60] qu’il a menée, et qui le rend égal aux dieux ; c’est la sérénité de son âme, et le soin avec lequel il a évité les vains fantômes de la prétendue science. Le même caractère se retrouve d’ailleurs chez les successeurs immédiats de Pyrrhon. Ce qu’on voit reparaître le plus souvent dans les fragments mutilés de Timon, c’est l’horreur des discussions vaines et interminables où se complaisaient les philosophes ; il leur reproche sans cesse leurs criailleries et leurs disputes, surtout leur morgue et leurs prétentions ; il mesure en quelque sorte la valeur des hommes à leur absence de morgue et Xénophane, qu’il loue cependant, n’en est qu’à demi exempt[61] (ὐπάτυφος). Ainsi encore Philon d’Athènes, disciple de Pyrrhon, vit loin des disputes d’écoles, et ne se soucie pas d’y acquérir de la réputation[62]. Euryloque, autre disciple de Pyrrhon, était aussi un ennemi acharné des sophistes[63]. Si Timon se montre très dur pour Arcésilas, dont les idées, au témoignage de Sextus, se rapprochent beaucoup des siennes, c’est sans doute parce qu’il ose et abuse de la dialectique.

Dès lors, la doctrine de Pyrrhon nous apparaît sous un jour nouveau. Ce n’est pas par excès, par raffinement de dialectique, en renchérissant en quelque sorte sur ses contemporains, qu’il est arrivé au scepticisme ; sa doctrine est plutôt une réaction contre la dialectique. Sans doute, il renonce à la science, et il est sceptique : mais le scepticisme n’est pas l’essentiel à ses yeux, et il ne s’y arrête guère : il aurait peut-être été surpris autant que fâché d’y voir attacher son nom. Las des discussions éternelles où se plaisent ses contemporains, Pyrrhon prend le parti de répondre à toutes les questions : je ne sais rien. C’est une fin de non-recevoir qu’il oppose à la vaine science de son temps ; c’est un moyen qu’il imagine pour ne pas se laisser enlacer dans les rets de l’éristique. Son scepticisme procède de son indifférence, plutôt que son indifférence de son scepticisme. Son esprit s’éloigne de la logique pour se tourner tout entier vers les choses morales, il ne songe qu’à vivre heureux et tranquille. « Faire du doute, dit très bien M. Waddington, un instrument de sagesse et de modération, de fermeté et de bonheur, telle est la conception originale de Pyrrhon, l’idée mère de son système[64]. »

On comprend dès lors qu’au temps de Cicéron, la seule chose qui eût attiré l’attention fût sa manière de comprendre la vie. Sa vie, bien plutôt que ses théories, ses actes bien plutôt que ses paroles, sont l’enseignement qu’il a laissé à ses disciples : aussi l’un d’eux[65] dira-t-il qu’il faut imiter sa manière d’être, tout en gardant ses opinions à soi. Plus tard, on dira encore[66] que c’est par les mœurs qu’il faut lui ressembler pour être vraiment pyrrhonien.

Comme Pyrrhon avait laissé de grands exemples, comme il était vénéré presque à l’égal d’un Socrate[67] par tous ceux qui l’avaient connu, les sceptiques trouvèrent bon plus tard, une fois leur doctrine complètement élaborée, d’invoquer son nom, et de se mettre en quelque sorte sous son patronage. C’était une bonne riposte à l’objection qu’on leur jetait toujours à la tête de supprimer la vertu et de rendre la vie impossible. Ils étaient dans leur droit, car Pyrrhon n’affirmait rien, pas même qu’il ne savait rien ; mais peu à peu ils en vinrent, sans s’en rendre compte peut-être, à lui attribuer des théories un peu différentes de ce qu’il avait pensé. On interpréta en un sens logique ce qui d’abord n’avait peut-être qu’une signification morale. Bref, Pyrrhon fut une sorte de saint, sous l’invocation duquel le scepticisme se plaça. Mais le père du pyrrhonisme paraît avoir été fort peu pyrrhonien. C’est plus tard que la formule du scepticisme fut : que sais-je ? Le dernier mot du pyrrhonisme primitif était : tout m’est égal.

IV. Il résulte des considérations précédentes que, si l’on veut se faire une idée exacte de ce qu’a été Pyrrhon, c’est sa biographie qu’il faut étudier, c’est au portrait que les anciens nous ont laissé de lui qu’il faut accorder toute son attention. Dans les renseignements que nous a transmis Diogène[68], il y a peut-être plus d’un trait dont il faut se défier, plus d’un détail trop légèrement accueilli. Mais tous ces faits, même s’ils ne sont pas absolument authentiques, nous montrent au moins quelle idée les anciens se faisaient de Pyrrhon, et parmi eux, vu l’ancienneté de la source à laquelle Diogène a puisé, ceux qui avaient pu recueillir les traditions les plus immédiates, et peut-être même connaître le philosophe. Si l’on peut s’en rapporter à ces documents, Pyrrhon est un personnage fort remarquable. Dans cette longue galerie d’hommes étonnants, bizarres ou sublimes, que nous fait parcourir l’histoire de la philosophie, il est à coup sûr un des plus originaux.

Il vécut pieusement (εὐσεβῶς) avec sa sœur Philista, qui était sage-femme. À l’occasion, il vendait lui-même au marché la volaille et les cochons de lait ; indifférent à tout, il ne dédaignait pas de nettoyer les ustensiles de ménage et de laver la truie. Son égalité d’âme était inaltérable, et il pratiquait avec sérénité l’indifférence qu’il enseignait. S’il arrivait qu’on le quittât pendant qu’il parlait, il n’en continuait pas moins son discours, sans que son visage exprimât le moindre mécontentement. Souvent il se mettait en voyage sans prévenir personne, il allait au hasard et prenait pour compagnons ceux qui lui plaisaient. Il aimait à vivre seul, cherchait les endroits déserts, et on ne le voyait que rarement parmi les siens. Son unique préoccupation était de s’exercer à la pratique de la vertu. Un jour, on le surprit à parler seul, et comme on lui en demandait la raison, il répondit : « Je médite sur les moyens de devenir homme de bien. » Une autre fois[69], il était sur un vaisseau battu par la tempête ; tous les passagers étaient en proie à la plus vive épouvante. Seul, Pyrrhon ne perdit pas un instant son sang-froid et, montrant un pourceau à qui on venait de donner de l’orge et qui mangeait fort paisiblement : « Voilà, dit-il, le calme que doivent donner la raison et la philosophie à ceux qui ne veulent pas se laisser troubler par les événements. » Deux fois seulement son indifférence se trouva en défaut : la premier, c’est quand, poursuivi par un chien, il se réfugia sur un arbre[70], et comme on le raillait, il répondit qu’il était difficile de dépouiller tout à fait l’humanité et qu’on devait faire effort pour se mettre d’accord avec les choses par la raison, si on ne pouvait le faire par ses actions. Une autre fois, il s’était fâché contre sa sœur Philista, et comme on lui reprochait cette inconséquence : « Ce n’est pas d’une femme, répondit-il, que dépend la preuve de mon indifférence. » En revanche, il supporta des opérations chirurgicales avec une impassibilité et une indifférence qui ne se démentirent pas un moment. Il poussait même si loin l’indifférence qu’un jour, son ami Anaxarque étant tombé dans un marais, il poursuivit son chemin sans lui venir en aide, et comme on lui en faisait un reproche, Anaxarque lui-même loua son impassibilité. On peut ne pas approuver l’idéal de perfection que les deux philosophes s’étaient mis en tête ; il faut convenir du moins que Pyrrhon prenait fort au sérieux ses préceptes de conduite. La légende qui court sur son compte n’est pas authentique, et Diogène nous dit qu’elle avait provoqué les dénégations d’Ænésidème. Si elle l’était et si elle a un fond de vérité, il faudrait l’expliquer tout autrement qu’on ne fait d’ordinaire. Ce n’est pas par scepticisme, c’est par indifférence que Pyrrhon serait allé non pas sans doute donner contre les rochers et les murs, mais commettre des imprudences qui inquiétaient ses amis. Il ne tenait pas à la vie. C’est de lui que Cicéron[71] a dit qu’il ne faisait aucune différence entre la plus parfaite santé et la plus douloureuse maladie. C’est lui encore qui, au témoignage d’Épictète[72], disait qu’il n’y a point de différence entre vivre et mourir.

Sa philosophie, on le voit, est celle de la résignation, ou plutôt du renoncement absolu. C’est ainsi, nous dit-on[73] encore, qu’il avait toujours à la bouche ces vers d’Homère : « Les hommes sont semblables aux feuilles des arbres » ; et ceux-ci : « Mais, toi, meurs à ton tour. Pourquoi gémir ainsi ? Patrocle est mort, et il valait bien mieux que toi. »

Cet homme extraordinaire inspira à tous ceux qui le virent de près une admiration sans bornes. Ses concitoyens, nous l’avons dit, lui conférèrent les fonctions de grand prêtre et lui élevèrent une statue après sa mort. Il leur avait donné de la philosophie une si haute idée qu’en son honneur ils exemptèrent les philosophes de tout impôt. Son disciple Nausiphanès[74], le même peut-être qui fut le maître d’Épicure, avait été séduit par ses discours, et on raconte qu’Épicure l’interrogeait souvent sur le compte de Pyrrhon, dont il admirait la vie et le caractère. Comment croire qu’il eût exercé un tel ascendant sur Nausiphanès, esprit indépendant, et sur Épicure, si peu soucieux de la logique, si sa principale préoccupation avait été de mettre des arguments en forme ? Il parlait de morale plutôt que de science, et sa vertu donnait à ses discours une autorité que n’ont jamais eue les raisonnements sceptiques.

Mais ce qui plus que tout le reste témoigne en faveur de Pyrrhon, c’est l’admiration qu’il inspira à Timon. Timon n’avait pas l’admiration facile. Il est l’inventeur des Silles et persifla avec une malice impitoyable un grand nombre de philosophes, entre autres Platon ; seul, Pyrrhon trouva grâce devant lui. Quand Timon parle de son maître, c’est sur le ton de l’enthousiasme[75] : « Noble vieillard, s’écrie-t-il, Pyrrhon, comment et par quel chemin as-tu su échapper à l’esclavage des doctrines et des futiles enseignements des sophistes ? Comment as-tu brisé les liens de l’erreur et de la croyance servile ? Tu ne t’épuises pas à scruter la nature de l’air qui enveloppe la Grèce ni la nature et la fin de toutes choses ». Et ailleurs[76] : « Je l’ai vu simple et sans morgue, affranchi de ces inquiétudes avouées ou secrètes, dont la vaine multitude des hommes se laisse accabler en tous lieux par l’opinion et par les lois instituées au hasard ». « Pyrrhon, je désire ardemment apprendre de toi comment, étant encore sur la terre, tu mènes une vie si heureuse et tranquille, comment, seul parmi les mortels, tu jouis de la félicité des Dieux. »

Ces vers font naturellement penser à ceux où Lucrèce exprime si éloquemment son admiration pour Épicure : c’est le même sentiment, la même effusion de disciple enthousiaste. Mais encore faut-il remarquer que Lucrèce n’est pas un railleur de profession ; il y a loin du grave et sévère Romain au Grec spirituel et mordant, à l’esprit délié et subtil, prompt à saisir tous les ridicules et à démasquer toutes les affectations. En outre, Lucrèce n’avait pas connu personnellement Épicure ; Timon a vécu plusieurs années dans l’intimité de Pyrrhon. Quelle solide vertu il fallait avoir pour résister à une pareille épreuve, et quel plus précieux témoignage pourrait-on invoquer en l’honneur de Pyrrhon que le respect qu’il sut inspirer à l’ancien saltimbanque !

Il nous est bien difficile, avec nos habitudes d’esprit modernes, de nous représenter ce personnage où tout semble contradictoire et incohérent. Il nous est donné comme sceptique, et il l’est en effet ; pourtant ce sceptique est plus que stoïcien. Il ne se borne pas à dire : « Tout m’est égal », il met sa théorie en pratique. On a vu bien des hommes, dans l’histoire de la philosophie et des religions, pratiquer le détachement des biens du monde et le renoncement absolu ; mais les uns étaient soutenus par l’espoir d’une récompense future ; ils attendaient le prix de leur vertu, et les joies qu’ils entrevoyaient réconfortaient leur courage et les assuraient contre eux-mêmes. Les autres, à défaut d’une telle espérance, avaient au moins un dogme, un idéal, auquel ils faisaient le sacrifice de leurs désirs et de leur personne ; le sentiment de leur perfection était au moins une compensation à tant de sacrifices. Tous avaient pour point d’appui une foi solide. Seul, Pyrrhon n’attend rien, n’espère rien, ne croit à rien ; pourtant il vit comme ceux qui croient et espèrent. Il n’est soutenu par rien et il se tient debout. Il n’est ni découragé ni résigné, car non seulement il ne se plaint pas, mais croit n’avoir aucun sujet de plainte. Ce n’est ni un pessimiste ni un égoïste ; il s’estime heureux et veut partager avec autrui le secret du bonheur qu’il croit avoir trouvé. Il n’y a pas d’autre terme pour désigner cet état d’âme, unique peut-être dans l’histoire, que celui-là même dont il s’est servi : c’est un indifférent. Je ne veux certes pas dire qu’il ait raison ni qu’il soit un modèle à imiter ; comment contester au moins qu’il y ait là un étonnant exemple de ce que peut la volonté humaine ? Quelques réserves qu’on puisse faire, il a peu d’hommes qui donnent une plus haute idée de l’humanité. En un sens, Pyrrhon dépasse Marc-Aurèle et Spinoza. Et il n’y avait plus qu’un pas à faire pour dire, comme quelques-uns de ses disciples l’ont dit[77], que la douceur est le dernier mot du scepticisme.

Il n’y a pas à s’y tromper, il faut reconnaître là l’influence de l’Orient. L’esprit grec n’était pas fait pour de telles audaces : elles ne furent plus renouvelées après Pyrrhon. Les cyniques avaient bien pu faire abnégation de tous les intérêts humains, mépriser le plaisir, exalter la douleur, s’isoler du monde, mais c’était en prenant à l’égard des autres un ton d’arrogance et de défi, et dans cette vertu d’ostentation et de parade, l’orgueil, la vanité et l’égoïsme trouvaient leur compte. Plus sérieux et plus sincères peut-être, les stoïciens, ou du moins les plus illustres d’entre eux, renoncent à cette vaine affectation et se préoccupent moins d’étonner les autres que de se mettre discrètement et honnêtement, dans leur for intérieur, d’accord avec la raison. Mais, sans compter qu’ils admettent encore quelques adoucissements, il y a en eux je ne sais quoi d’apprêté et de tendu : ils se raidissent avec un merveilleux courage, mais on sent l’effort. Chez Pyrrhon, le renoncement semble devenir aisé, presque naturel : il ne fait aucun effort pour se singulariser, et s’il a dû lutter contre lui-même (car on nous assure qu’il était d’abord d’un naturel vif et emporté), sa victoire semble définitive. Il vit comme tout le monde, sans dédaigner les plus humbles travaux ; il a renoncé à toutes les prétentions, même à celle de la science, surtout à celle-là. Il ne se donne pas pour un sage supérieur aux autres hommes et ne croit pas l’être ; il n’a pas même l’orgueil de sa vertu. Il fait plus que de respecter les croyances populaires, il s’y conforme, fait des sacrifices aux dieux et accepte les fonctions de grand prêtre ; il ne paraît pas les avoir remplies plus mal qu’un autre.

C’est l’exemple des gymnosophistes et des mages de l’Inde qui l’a amené à ce point : c’est dans l’Inde qu’il s’est assuré que la vie humaine est peu de chose et qu’il est possible de le prouver. Les leçons de Bryson et d’Anaxarque avaient préparé le terrain : l’un, en lui enseignant la dialectique, lui en avait montré le néant ; l’autre lui avait appris que toutes les opinions sont relatives, et que l’esprit humain n’est pas fait pour la vérité absolue. Les gymnosophistes firent le reste, et lui apprirent, mieux que par des arguments et des disputes, la vanité des choses humaines.

Ce n’est point là une conjecture. Diogène[78] nous dit que s’il cherchait la solitude, et s’il travaillait à devenir homme de bien, c’est qu’il n’avait jamais oublié les paroles de l’Indien qui avait reproché à Anaxarque d’être incapable d’enseigner aux autres la vertu, et de fréquenter trop assidûment le palais des rois.

Pourtant il faut se garder de diminuer l’originalité de Pyrrhon, et de le réduire au rang d’un simple imitateur de la sagesse orientale : il est plus et mieux qu’un gymnosophiste indien. Nous connaissons mal les pensées de ces sages de l’Orient et nous ne savons pas par quelles raisons ils justifiaient leur renoncement. Mais si, comme il est permis de le présumer, c’est surtout des préceptes du Bouddha qu’ils s’inspiraient, on voit la distance qui les sépare du Grec savant et subtil, expert à tous les jeux de la dialectique, informé de toutes les sciences connues de son temps. Ce n’est pas uniquement sous l’influence de la tradition, de l’éducation et de l’exemple, que le contemporain d’Aristote est arrivé au même état d’âme. Ce n’est qu’après avoir fait en quelque sorte le tour des doctrines philosophiques, comme il avait fait le tour du monde, qu’il s’est reposé dans l’indifférence et l’apathie, non parce qu’il ignorait les sciences humaines, mais parce qu’il les connaissait trop. Il joint la sagesse grecque à l’indifférence orientale, et la résignation revêt chez lui un caractère de grandeur et de gravité qu’elle ne pouvait avoir chez ceux qui furent ses modèles.

En résumé, l’enseignement de Pyrrhon fut tout autre que ne le disent la plupart des historiens. Où ils n’ont vu qu’un sceptique et un sophiste, il faut voir un sévère moraliste, dont on peut à coup sûr contester les idées, mais qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. Le scepticisme n’est pas pour lui une fin : c’est un moyen ; il le traverse sans s’y arrêter. Des deux mots qui résument tout le scepticisme, époque et adiaphorie, c’est le dernier qui est le plus important à ses yeux. Ses successeurs renversèrent l’ordre et firent du doute l’essentiel, de l’indifférence, ou plutôt de l’ataraxie, l’accessoire. En gardant la lettre de sa doctrine, ils en altérèrent l’esprit. Pyrrhon eût souri peut-être et montré quelque compassion, s’il eût vu Sextus Empiricus se donner tant de peine pour rassembler en deux indigestes et interminables ouvrages tous les arguments sceptiques. Il arrivait à ses fins bien plus simplement. Il fut avant tout un désabusé : il fut un ascète grec.


  1. Diog., IX, 61. Suidas, Πύρρων.
  2. IV, 24, 4.
  3. Pour fixer la date de Pyrrhon, voici les documents dont nous disposons : 1o un article de Suidas (Πύρρων), où il est dit qu’il vécut sous Philippe de Macédoine, dans la 111e olympiade (336-332), ce qui ne nous apprend rien de précis (peut-être faut-il lire chez Suidas : Κατὰ τὴν ρι′ ὀλυμπ., au lieu de ρια′ [Bernhardy]. Cf. Haas, De sceptic. philos. succession., Wurtzbourg, 1878, p. 5, 5) ; — 2o un texte de Diogène, IX, 69, où il est dit qu’il vécut quatre-vingt-dix ans ; — 3o les témoignages de Diogène, qui nous montrent en lui un compagnon d’Alexandre. Comme il avait, avant de partir pour l’Asie, suivi les leçons de deux maîtres et cultivé la peinture, il est permis de conjecturer qu’il était âgé de plus de trente ans au moment de l’expédition d’Alexandre (334). De là les dates de 365-375 sur lesquelles la plupart des historiens, Éd. Zeller, Haas, Maccoll (The Greek sceptics, London and Cambridge, Macmillan, 1869), M. Waddington (Pyrrhon et le pyrrhomisme, séances de l’Acad. des sciences mor. et polit., 1876, p. 85, 406, 646), sont d’accord.
  4. Quel est ce Bryson dont Pyrrhon suivit les leçons ? C’est un point qu’il importe d’éclaircir, car il faut savoir s’il y a un lien entre le pyrrhonisme et l’école de Mégare. Diogène l’appelle fils de Stilpon ; c’est manifestement une erreur, car Stilpon enseigna beaucoup plus tard et eut pour disciple Timon. (Voir Zeller, Die Philos. der Griechen, Bd II, p. 213, 3e Aufl., 1875.) On pourrait avec Rœper (Philol., xxx 462), corriger le texte de Diogène et lire Βρύς. ἢ Στίλπ. au lieu de Βρύς. τοῦ Στιλπ. Mais il est bien peu probable que Pyrrhon ait entendu Stilpon. Deux hypothèses sont possibles : ou Pyrrhon n’était pas disciple de Bryson, ou Bryson n’était pas fils de Stilpon. Zeller (Bd IV, p. 481, 3e Aufl., 1880) penche pour la première, nous inclinons vers la seconde. Pyrrhon a eu certainement pour maître un Bryson, Diogène l’atteste et Suidas le répète à deux reprises. Mais il résulte du texte de Suidas (Σωκράτης) que le Bryson dont il s’agit était non le fils de Stilpon, mais un disciple de Socrate ou, suivant d’autres, d’Euclide de Mégare. Σωκράτης… φιλοσόφους εἰργάσατο… Βρύσωνα Ἡηρακλεώτεν ὃς τὴν ἐριστικὴν διαλεκτικὴν εἰσήγαγε μετὰ Εὐκλείδου… τινὲς δὲ Βρύσωνα οὐ Σωκράτους ἀλλ’ Εὐκλείδου… ἀκροατὴν γράφουσι τούτου δὲ καὶ Πύρρων ἠκρόασατο. Ailleurs (Πύρρων), Suidas regarde Bryson comme disciple de Clinomaque, autre philosophe de l’école Mégarique. C’est peut-être le même Bryson que nomme Sextus (M., VII, 13), dont Aristote dit qu’il avait trouvé la quadrature du cercle et qu’il appelle un sophiste (Rhét., III, 2, 13 ; De anim. histor., VI, 5 ; IX, 11 ; De sophism. elenc., XI, 26). Cf. Zeller, II, 836.
  5. Diog., IX, 61, 67 ; Aristocles, ap. Euseb., Præp. evang., XIV, xviii, 27. Outre Bryson et Anaxarque, on compte quelquefois Ménédème parmi les maîtres de Pyrrhon (Waddington, loc. cit.). Mais il résulte d’un texte de Diogène (II, 141) que Ménédème vivait encore au temps de la bataille de Lysimachie (278 av. J.-C.), et il mourut à soixante-quatorze ans ; il était donc plus jeune que Pyrrhon d’environ treize ans. (Cf. Suidas, Ἄρατος) Il est vrai qu’on lit dans Suidas (Σωκράτης) : …Παίδωνα Ἠλεῖον καὶ αὐτὸν ἰδίαν συστήσαντα σχολὴν τὴν Ἠλειακὴν ἀπ’ αὐτοῦ κληθεῖσαν, ὕστερον δὲ αὕτη Ἐρετριακὴ ἐκλήθη, Μενεδήμου εἰς Ἐρέτριαν διδάξαντος· ἐκ τούτου δὲ τοῦ διδασκάλου ὁ Πύρρων γέγονεν. On pourrait à la rigueur rapporter ἐκ τούτου διδασκάλου à Phédon ; mais ce passage unique ne semble pas suffisant pour compter ni Phédon ni Ménédème parmi les maîtres de Pyrrhon.
  6. Diog., IX, 67. — Hirzel (Untersuch. zu Cicero’s philos. Schriften, Bd III, p. 3 et seq., Leipzig, Hirzel, 1883) insiste avec raison sur cette influence de Démocrite sur Pyrrhon. Il est certain que Timon (Diog., IX, 40) parle de Démocrite avec des égards qu’il n’a pas pour les autres philosophes, pas même pour ceux de Mégare. Toutefois, on verra par la suite de ce travail que, suivant nous, l'influence de Démocrite, si grande qu’elle soit, n’a pas été la plus décisive. — Il n’y a pas lieu d’insister sur l’emploi par Démocrite de l’expression οὐ μᾶλλον ; Sextus montre (P., I, 213) qu’il l’entendait tout autrement que Pyrrhon.
  7. Diog., IX, 61. — Sextus, M., I, 282. — Plut., De Alex. fortit., I, 10.
  8. Plut., Vit. Alex., 69.
  9. Diog., IX, 65. — Paus., VI, 24, 4.
  10. Præpar. Evang., XIV, xviii, 2.
  11. Ibid.
  12. Diog., IX, 61. Τὸ τῆς ἀκαταληψίας καὶ ἐποχῆς εἶδος εἰσαγαγών.
  13. Diog., IX, 63, 103. — Cf. Sextus, P., I, 190.
  14. Sextus, ibid., 200
  15. Diog., IX, 74. — Sext., P., I, 197.
  16. Diog., IX, 75.
  17. Sext., P., I, 189.
  18. Diog., 76. — Aristoc., loc. cit.Sext., P., I, 206 ; M., VIII, 480.
  19. Sext., P., I, 197 : Τοῦτό φησιν « ἐγὼ οὕτω πέπονθα νῦν, ὡς μηδὲν τῶν ὑπὸ τὴν ζήτησιν τήνδε πεπτωκότων τιθέναι δογματικῶς ἢ ἀναιρεῖν ». Τοῦτο δέ φησι λέγων τὸ ἑαυτῷ φαινόμενον περὶ τῶν προκειμένων οὐκ ἀπαγγελτικῶς μετὰ πεποιθήσεως ἀποφαινόμενος, ἀλλ’ ὃ πάσχει διηγούμενος.
  20. Diog., IX, 70. — Sext., P., I, 7.
  21. Diog., IX, 77 : Ζητεῖν ἔλεγον οὐχ ἅπερ νοοῦσιν, ὅ τι γὰρ νοεῖται δῆλον, ἀλλ’ ὧν ταῖς αἰσθήσεσι μετίσχουσινibid., 104 : Καὶ γὰρ τὸ φαινόμενον τιθέμεθα, οὑχ ὡς καὶ τοιοῦτον ὄν.Ibid., 106.
  22. Diog., 103.
  23. Sext., P., I, 208.
  24. Diog., IX, 105.
  25. Ibid., 106.
  26. Op. cit.
  27. Sext., P., I, 81 ; Diog., 80.
  28. 87.
  29. Ap. Euseb., Præp. evang., XIV, xviii, 11.
  30. M., VII, 345.
  31. La mention dans le catalogue de Plutarque par Lamprias (Fabric. Biblioth. Gr. t. V, p. 163) d’un livre : Περὶ τῶν Πύρρωνος δέκα τρόπων ne saurait être un argument sérieux. En supposant même le catalogue authentique, à l’époque de Plutarque, on ne fait guère de distinction entre Pyrrhon et les pyrrhoniens.
  32. 61. Cf. Sext., M., XI, 140.
  33. Est-ce l’ataraxie ou l’apathie qui fut, suivant Pyrrhon, le but suprême de la vie ? Hirzel (op. cit., p. 15) se prononce pour la première hypothèse. Mais nous savons par Diogène (108) que certains sceptiques regardaient l’apathie comme le dernier mot de la sagesse. Que telle ait été l’opinion de Pyrrhon, c’est ce que montrent avec la dernière évidence les textes de Cicéron qu’on lira plus loin ; l’explication que donne Hirzel de l’emploi de ce mot par Cicéron semble bien arbitraire. Il n’est pas vrai non plus, comme le croit Hirzel, que les textes de Timon contredisait cette interprétation ; Timon, en effet, loue son maître d’avoir échappé aux maux qui naissent ἐκ παθέων δόξης τε… (Mullach, 125). Il semble donc que c’est seulement plus tard que les sceptiques substituèrent à l’apathie la métriopathie. (Cf. Ritter et Preller, Hist. phil., p. 341, 6e édit.)
  34. Diog., 108, seq. Cf. Aristoc. ap. Euseb., Præp. ev., XIV, xviii, 18.
  35. Diog., 107.
  36. Sext, P., I, 30 ; III, 235. Le rapprochement de ces deux textes, où les mots ἀπαθὴς et ἀταραξία sont substitués l’un à l’autre en deux phrases identiques, montre qu’il n’y a pas entre l’apathie et l’ataraxie autant de différence que le croit Hirzel ({{abr|l. c.|loco citato (à l’endroit cité))
  37. Diog., 108.
  38. Ibid., 105.
  39. Ac. II, xxiv, 77 : « Nemo superiorum non modo expresserat, sed ne dixerat quidem posse hominem nihil opinari ; nec solum posse, sed ita necesse esse sapienti. » Cf. xviii, 59 et Ac., I, xii, 45 : « Cum in eadem re paria contrariis in partibus momenta rationum invenirentur, facilius ab utraque parte assensio retineretur. » — Cf. Euseb., loc. cit., XIV, iv, 15.
  40. I, xxi, 44 ; II, xxiii, 72, 15.
  41. Un historien ancien, Numénius (Diog., IX, 68) le regardait aussi comme un dogmatique.
  42. Fin., IV, xvi, 63 : « Pyrrho scilicet, qui virtute constituta, nihil omnino quod appetendum sit relinquat. »
  43. Ibid., III, iv, 12 : « Eis (Pyrrhoni et Aristoni) istud honestum, non sommum modo, sed etiam, ut tu vis, solum bonum videri. »
  44. Ac. II, xiii, 130 : « Huic (Aristoni) summum bonum est in bis rebus neutram in partem moveri, quæ ἀδιαφορία ipso dicitur. Pyrrho autem ea ne sentire quidem sapientem ; quæ ἀπάθεια nominatur. »
  45. Ac., II, xlii, 130. Fin., IV, xvi, 43 ; IV, xviii, 49 ; III, iii, 11 ; V, viii, 23 ; II, xi, 35; II, xiii, 43. Tusc., V, xxx, 85. Off., I, ii, 6.
  46. Fin., IV, xvi, 63 : « Mihi videntur omnes quidem illi errasse qui finem bonorum esse dixerunt honeste vivere, sed alius alio magis. Pyrrho scilicet maxime… deinde Aristo… Stoici autem quod finem bonorum in una virtute ponunt, similes sunt illorum, quod autem principium officii quærunt, melius quam Pyrrho. »
  47. Loc. cit.
  48. History of Philosophy, I, 237
  49. Sext., M., XI, 140 : Οὔτε ἀγαθόν τι ἔστι φύσει, οὔτε κακὸν,
    ἀλλὰ ϖρὸς ἀνθρώπων ταῦτα νόμῳ κέκριται,

    κατὰ τὸν Τίμωνα. Nous lisons avec Hirzel (p. 56) νόμῳ au lieu de νόῳ (Bekker).

  50. Timon (Mullach, 125) : … εἰκαίής νομοθήκης..
  51. Diog. IX, 65.

    Τοῦτό μοι, ὦ Πύρρων, ἱμείρεται ἦτορ ἀκοῦσαι
         πῶς ποτ' ἀνὴρ ἔτ’ ἄγεις ρῇστα μεθ’ ἡσυχίης
    μοῦνος δ' ἀνθρώποισι Θέου τρόπον ἡγεμονεύεις
         ὅς περὶ πᾶσαν ἑλὼν γαῖαν ἀναστρέφεται
    δεικνὺς εὐτόρνου σφαίρας πυρικαύτορα κύκλον.

    Les trois derniers vers sont cités par Sextus (M., I, 305) ; nous citons les troisième d’après lui ; il ne semble pas douteux, malgré une légère différence dans le troisième vers, que ce passage soit la suite de celui qu’a cité Diogène.

  52. Sextus, M., XI, 20.

    ἦ γὰρ ἐγὼν ἐρέω ὥς μοι καταφαίνεται εἶναι
         μύθον ἀληθείης ὀρθὸν ἔχων κανόνα,
    ὡς ἡ τοῦ Θείου τε φύσις καί ταγαθοῦ ἔχει,
         ἐξ ὧν ἰσότατος γίνεται ἀνδρὶ βίος.

    Avec Natorp, Forsch. z. Gesch. d. Erkenntinissproblems im Altert. Berlin, 1884 (p. 292), nous lisons ἔχει au lieu de αἰεὶ. L’interprétation proposée par Hirzel (p. 28) pour le vers ὡς ἡ τοῦ Θείου… semble une vaine subtilité.

  53. M., I, 305
  54. M., XI, 20.
  55. Cf. Diog., 64, où, d’après Antigone de Caryste, un des plus anciens historiens, Pyrrhon déclare qu’il veut devenir un homme de bien, χρηστός.
  56. Hirzel (p. 46, seq.) et Natorp (292) sont arrivés à une conclusion analogue. Le point qui nous sépare, c’est qu’ils prêtent déjà à Pyrrhon et à Timon une théorie savante, une distinction précise entre le point de vue phénoméniste et le dogmatisme, telle qu’elle apparaîtra chez leurs successeurs. Nous croyons qu’ils ont exagéré. Selon nous, Pyrrhon et Timon ne concilient pas leur théorie morale avec leur scepticisme, parce que leur scepticisme n’est encore qu’à l’état d’ébauche, parce qu’ils n’y attachent qu’une médiocre importance. Ils sont sceptiques et indifférents, mais moins sceptiques qu’indifférents.
  57. Ainsi Timon (Sext., M., VII, 10) reproche à Platon d’avoir fait de Socrate un savant, au lieu de ne voir en lui qu’un homme qui montre comment il faut vivre.
  58. Diog., XI, 62.
  59. Mullach, vers 127 et suiv., t. I, p. 95 :

    Ὦ γέρον, ὦ Πύρρων, πῶς ἢ πόθεν ἒκδυσιν εὗρες
    λατρείης δοξῶν τε κενοφροσύνης τε σοφιστῶν ;

  60. Ibid., vers 147 :

    . . . . . . . . . . ῥῇστα μεθ’ ἡσυχίης
    αἰεὶ ἀφροντίστως καὶ ἀκινήτως κατὰ ταῦτα
      μὴ πρόσεχ’ ἰνδαλμοῖς ἡδυλόγου σοφίης.

    Nous adoptons pour ce dernier vers la correction de Bergk. (Voir Wachsmuth, De Timons Phliasio, Leipzig, 1859, p. 11.)

  61. Mullach, vers 29. Pyrrhon au contraire (vers 122) est appelé ἄτυφος.
  62. Ibid., vers 80.
  63. Diog., IX, 69 : ἦν πολεμιώτατος τοῖς σοφισταῖς ὡς καὶ Τίμων φησίν.
  64. Op. cit., p. 224. M. Renouvier avait déjà très bien dit (Manuel de philos. ancienne, t. II, p. 310, Paris, Paulin, 1844) : « Pyrrhon était un Socrate tranquille et résigné. Il détruisait la sophistique, et ne tendait pas à la remplacer. »
  65. Nausiphanes, ap. Diog., IX, 64 : ἔφασκε γίνεσθαι δεῖν τῆς μὲν διαθέσεως τῆς Πυρρωνείου, τῶν δὲ λόγων τῶν ἑαυτοῦ.
  66. Diog., 70 : λέγοιτο δ’ ἂν τις πυρρώνειος ὁμότροπος.
  67. Lewes, dans le portrait qu’il trace de Pyrrhon (History of philosophy, I, 237) insiste sur cette ressemblance de Pyrrhon avec Socrate.
  68. La plupart de ces détails sont empruntés par Diogène à Antigone de Caryste, qui vivait au temps de Pyrrhon (Aristoc. ap. Euseb., Præp. evang., XIV, xviii, 26) et avait écrit une Vie de Pyrrhon (Diog., 62) et une Vie de Timon (ibid., 111). Hirzel remarque avec raison (p. 17) qu’Ænésidème a contredit les renseignements d’Antigone et combattu la légende qui représente Pyrrhon comme ne croyant pas à la réalité des objets extérieurs. En raison de cette opposition, Hirzel est disposé à récuser le témoignage d’Antigone. Mais il ne paraît pas avoir songé que peut-être Ænésidème a eu intérêt à nous représenter Pyrrhon un peu autrement qu’il n’était, afin de pouvoir invoquer son autorité, ou qu’il a pu de très bonne foi lui prêter ses propres idées et, comme on dit, le tirer à lui. Nous croyons, pour notre part, qu’il faut voir précisément dans les témoignages d’Ænésidème le commencement de cette tradition sceptique qui a modifié la vraie physionomie de Pyrrhon.

    Il est vrai que Hirzel invoque un autre argument qui serait décisif s’il était fondé : c’est que le récit d’Antigène de Caryste est en contradiction avec les textes de Timon. Mais il nous a été impossible de voir cette contradiction. On verra, par le chapitre suivant, qu’il y a de grandes analogies entre le caractère de Pyrrhon et celui de Timon : le maître et le disciple paraissent avoir eu le même goût pour la vie solitaire et paisible (Cf. Diog., 112, et la correction de Wilamovitz). Notamment, nous ne voyons pas que Timon, dans les vers cités par Diogène (69), fasse un reproche à Philon, comme le dit Hirzel, de fuir la société des hommes ; il n’y a dans ces vers aucune trace de reproche.

    Il n’y a donc pas de raison sérieuse pour révoquer en doute l’autorité d’Antigone. Il reste vrai que son témoignage est, après celui de Timon, le plus ancien, et nous croyons, avec Wilamovitz-Mollendorf (Philos. Untarsuch., IV, 34 ; Berlin, Weismann, 1881), qu’il a une haute valeur historique.

  69. Diog. L., 68, Cf. Plut., De prof. in virt., 11.
  70. Diog. L., loc. cit. Aristoc. ap. Euseb., loc. cit., XVIII, 26.
  71. Fin., II, xiii, 43 : « … Ut inter optime valere et gravissime aegrotare nihi prorsus dicerent interesse. »
  72. Stob., Serm., 121, 28 : Πὐρρων ἔλεγε μηδὲν διαφέρειν ζῆν ἢ τεθνάναι.
  73. Diog., 67.
  74. Diog., 69, 64.
  75. Diog., 65.
  76. Euseb., Præp. ev., loc. cit.
  77. Diog., 108 : Τινὲς καὶ τὴν ἀπάθειαν ἄλλοι δὲ τὴν πραότητα τέλος εἰπεῖν φασι τοὺς σκεπτικούς. [Quelques auteurs prétendent que la fin de l’homme, pour les sceptiques, est l’impassibilité ; suivant d’autres, c’est la douceur]
  78. IX, 63.