LES SCAPHANDRES

C’est à l’Exposition universelle de 1867 que la Compagnie sous-marine de New-York fit connaître au public parisien cet étrange système qui permet à l’homme de séjourner au sein de l’eau, grâce à un costume imperméable, qui forme enveloppe autour de son corps, et au sein auquel on insuffle l’air nécessaire à la respiration. Depuis cette époque l’art du plongeur n’est pas resté stationnaire ; le système Cabirol, perfectionné par MM. Rouquayrol-Denayrouze, est entré récemment dans une nouvelle voie de progrès, comme l’atteste le système exhibé à l’Exposition de Vienne. Nous avons pu nous procurer des renseignements complets sur le nouveau scaphandre, dont nos lecteurs ont sous les yeux l’ensemble et les détails. Il a été construit par une société prussienne le Königsberg Mashinenbau Action-gesellschaft Vulkan, et est très-usité sur la côte orientale de la Prusse pour récolter l’ambre. Cet appareil est fort bien construit ; il a déjà reçu, avant la récompense qui lui a été décernée à Vienne, une médaille d’or à l’Exposition de Moscou.

Dans l’appareil prussien, l’air est transmis au plongeur à travers des longs tubes de caoutchouc, au moyen d’une pompe à air à deux cylindres, facilement transportable. Ces tubes, renforcés par des fils de fer en spirale, conduisent l’air dans un régulateur fixé au dos du plongeur. Le costume du plongeur, complètement imperméable à l’air et à l’eau, est réuni au moyen d’un anneau en caoutchouc à un casque en cuivre ou à un masque à ouvertures de verre grillagé. Le casque s’emploie pour des travaux sous-marins où le plongeur peut tenir la tête droite (comme pour réparer des navires, par exemple), tandis que le masque est principalement adopté pour les recherches et les investigations au fond de la mer.

Un des grands avantages de cette disposition est que le plongeur a toujours une certaine quantité d’air en réserve dans le régulateur, de façon qu’une interruption dans la manœuvre le met à l’abri d’un danger immédiat ou d’autres inconvénients. L’approvisionnement d’air fourni au plongeur est réglé par une soupape d’une construction particulière, au moyen de laquelle la pression du gaz respirable est en rapport avec la profondeur de l’eau où le plongeur travaille.

Les produits de l’expiration ne se mélangent pas avec l’air frais envoyé au scaphandre ; ils s’échappent par une ouverture latérale fermée au moyen d’une soupape en caoutchouc. Le plongeur peut augmenter ou diminuer à volonté son poids spécifique, en changeant simplement le volume d’air qui se trouve entre son corps et l’enveloppe, de façon qu’il est en son pouvoir de monter ou de descendre à volonté[1].

Le système nouveau a été fort remarqué à l’Exposition de Vienne, et plusieurs publicistes allemands ont rappelé à ce sujet, non sans une fierté bien légitime du reste, que l’invention du scaphandre est d’origine allemande. Nous avons trop de respect pour la vérité pour nier ce fait. C’est un Français, l’abbé de Lachapelle, qui, pour la première fois, en 1769, donna le nom de scaphandre (du grec σκάφος, bateau ; ἀνήρ, ἀνδρός, homme) à un appareil tellement simple, qu’il ne consistait guère qu’en une ceinture de sauvetage. C’est bien un habitant de Breslau, nommé Klingert, qui créa, en 1797, le premier appareil de plongeur, véritable point de départ des systèmes modernes. Il enfermait un homme dans un cylindre métallique hermétiquement clos, au milieu duquel on envoyait de l’air à l’aide d’une pompe. L’expérience publique exécutée en juin 1797 eut un grand retentissement ; un certain Frédéric-Guillaume Joachim, revêtu de l’appareil, alla scier un tronc d’arbre au fond de l’Oder. Quand il revint sur le rivage, il fut salué par les ovations enthousiastes d’une foule intelligente, qui applaudissait à une nouvelle et réelle conquête dans le domaine du progrès.

Bien des années s’écoulèrent avant que le système quelque peu barbare et, pour ainsi dire, rudimentaire de l’Allemand Klingert, se perfectionnât. Il faut franchir un quart de siècle, et atteindre 1829, pour rencontrer un premier scaphandre vraiment pratique, imaginé à cette époque par Siebes, de Londres.

Il était réservé à M. Cabirol de transformer complètement ces appareils et de construire un système de plongeur remplissant les conditions voulues de sécurité et de commodité. Ce système n’est pas sensiblement resté en arrière, malgré les perfectionnements qu’y ont introduits MM. Rouquayrol Denayrouze, en 1867, malgré les récentes modifications qu’y ont apportées les ingénieurs prussiens.

Nouveau scaphandre de la Vulcan Company muni du masque à verres grillagés.

Nous n’entrerons pas dans des détails de construction qui n’intéresseraient pas nos lecteurs, mais nous croyons qu’ils accueilleront avec quelque intérêt les renseignements que nous leur donnerons sur les impressions du plongeur. Un savant distingué, véritable ami de la nature, M. Esquiros, a eu la curiosité de faire une excursion dans les profondeurs sous-marines, et il a publié jadis, à ce sujet, un récit fort curieux et fort pittoresque :

… « Le moment terrible, dit M. Esquiros, est celui où l’on touche la surface des vagues ; quoique l’Océan fût calme ce jour-là comme un lac, je me trouvais battu et soulevé, malgré mes poids de plomb, par le mouvement naturel des eaux roulant les unes sur les autres. Ce fut bien pis lorsque j’eus la tête sous les vagues et que je les sentis danser au-dessus du casque. Avais-je trop d’air dans l’appareil, ou n’en avais-je pas assez ? Il me serait bien difficile de le dire ; le fait est que je suffoquais. En même temps, je sentis comme une tempête dans mes oreilles, et mes deux tempes semblaient serrées dans les vis d’un étau. J’avais en vérité la plus grande envie de remonter ; mais la honte fut plus forte que la peur, et je descendis lentement, trop lentement à mon gré, cet escalier de l’abîme qui me semblait bien ne devoir finir jamais : il n’y avait pourtant que trente ou trente-deux pieds d’eau en cet endroit-là. A peine avais-je assez de présence d’esprit pour observer autour de moi les dégradations de la lumière : c’était une clarté douteuse et livide qui me parut beaucoup ressembler à celle du ciel de Londres, par les brouillards de novembre. Je crus voir flotter, çà et là, quelques formes vivantes sans pouvoir dire exactement ce qu’elles étaient ; enfin après quelques minutes qui me parurent un siècle d’efforts et de tourments, je sentis mes pieds reposer sur une surface à peu près solide. Si je m’exprime ainsi, c’est que le fond de la mer lui-même n’est pas une base très-rassurante ; on se sent à chaque instant soulevé par la masse d’eau, et pour ne point être renversé, je fus obligé de saisir « l’échelle avec les mains[2]. »

L’explorateur sous-marin veut essayer, quelques moments après, de se promener au fond de la mer, mais il avoue que le silence qui règne dans la morne solitude où il se trouve le paralyse et le fixe au pied du l’échelle qu’il n’ose quitter. Voulant rapporter un souvenir de son voyage, il se baisse pour ramasser un caillou au fond de la mer et donne le signa] convenu, pour qu’on le fasse remonter à la surface.

Détails de l’équipement du plongeur, tels qu’ils ont été exposés à Vienne.

« Avec quel sentiment de bonheur, continue notre plongeur improvisé, je rentrai dans mon élément ! Il me fallut pourtant encore regagner et remonter le haut de l’échelle. Une fois dans le bateau, on m’enleva d’abord la visière, puis le casque tout entier, puis enfin mon équipement de plongeur. Je m’aperçus seulement qu’il était plus facile d’entrer dans cet habit que d’en sortir ; l’extrémité des manches était si étroitement collée qu’il fallut faire usage d’un instrument pour distendre l’étoffe… Les bons marins me félicitèrent de mon retour à la vie, tout en riant de mon équipée. Selon eux, j’avais été faire un plongeon de canard au fond de la mer ; en vérité, ma courte descente n’avait guère été autre chose, et pourtant mon but ne se trouvait-il pas atteint ? Je connaissais maintenant les méthodes essentielles de plongeurs, et surtout j’avais pu admirer de près le courage, la nature particulière de ces hommes qui, non contents de séjourner quelques minutes sous l’eau, s’y montrent capables d’exécuter pendant des heures entières toutes sortes de travaux pénibles. »

Nous comprenons d’autant mieux la curiosité qui a poussé M. Esquiros au fond de la mer, que nous l’avons partagée nous-même et que nous la partageons encore. Après avoir souvent goûté le charme des explorations aériennes, nous aimerions à aller chercher des impressions nouvelles au fond de la mer. Il y a environ quatre ans, nous avons été à Douvres, pour descendre aussi dans l’Océan, enveloppé dans le scaphandre, mais par un malentendu fâcheux nous sommes arrivés au moment où la première campagne de voyages sous-marins destinés aux constructions de la grande jetée anglaise venait de se terminer. Si par bonheur, une semblable occasion se présentait à nous une seconde fois, nous n’aurions garde de la manquer.

Gaston Tissandier.

  1. Engineering.
  2. L’Angleterre et la vie anglaise. Paris, 1865.