Les Salons de 1897
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 177-204).
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LES SALONS DE 1897

II.[1]
LA SCULPTURE AUX DEUX SALONS
LA PEINTURE AU CHAMP-DE-MARS


I

Les sculpteurs, en grande masse, seront restés fidèles jusqu’au bout à cette nef gazonnée du palais de l’Industrie dans laquelle ils ont, presque tous, fait leurs débuts. Cette année encore, ils y auront présenté 837 morceaux de grande sculpture, alors que le palais du Champ-de-Mars n’en a réuni que 148, La proportion reste la même pour la gravure en médailles et sur pierres fines, et pour les objets d’art dans lesquels domine la sculpture. Les sculpteurs, même les plus novateurs et les plus inquiets, sont gens de tradition. La technique de leur métier est plus rigoureuse que celle des peintres, moins variable aussi et moins facilement livrée aux discussions vaines ; le public, en général, les respecte plus qu’il ne les aime, et les estime plus qu’il ne les comprend. Cette sorte d’isolement leur fait, au milieu du monde bruyant des peintres, une situation excellente dont nous avons déjà plus d’une fois apprécié les heureux résultats. S’ils veulent suivre, comme ils le peuvent et comme ils le doivent, les évolutions de la pensée moderne et de l’imagination contemporaine, ils y apportent forcément une réflexion et une prudence qui les gare des précipitations stériles ; et, s’ils ne réussissent point toujours en leurs tentatives difficiles de transformation, ils restent, du moins, le plus souvent, de bons ouvriers du marbre, de la pierre ou du bronze, toujours prêts à prendre leur part d’un travail collectif de décoration architecturale, ou à montrer leur savoir dans l’exécution honnête et expressive d’un buste. Aujourd’hui, le retour heureux, bien que trop lent encore, du goût public pour toutes les formes plus courantes et plus populaires, mais non moins estimables de l’art qu’on désigne sous le nom d’arts décoratifs, ouvre à tous les sculpteurs un champ nouveau de labeurs ingénieux et délicats où leur savoir et leur goût trouveront des occasions infinies de s’exercer et de se condenser en des créations plus variées. Au Champ-de-Mars comme aux Champs-Elysées, dans les sections, chaque année plus nombreuses, des objets d’art, nous voyons que les inventions les plus satisfaisantes et les innovations les plus heureuses sont précisément dues aux praticiens de tradition, aux plus consciencieux et aux plus savans, qui, comme tous leurs prédécesseurs des grandes époques de l’art, appliquent à la construction et à la décoration du plus insignifiant des objets usuels les mêmes principes de logique, de beauté, d’expression qui président à la confection d’une œuvre monumentale. C’est par la pratique prolongée de ces arts ingénieux où la fantaisie et la main, se trouvant, à la fois, plus libres, s’enhardissent et s’assouplissent, que l’imagination appauvrie des sculpteurs modernes se renouvellera naturellement, comme se renouvela celle de leurs ancêtres du moyen âge et de la renaissance, par la pratique de l’orfèvrerie, et par celle de la miniature. L’œil qui s’accoutume à la variété des inventions, au rythme harmonieux des formes, à la précision expressive de l’exécution dans les petites choses, ne tarde pas à les demander aux grandes.

Le petit Bonaparte entrant au Caire, en bronze doré, par M. Gérôme, réunit les meilleures qualités du sculpteur et du peintre : précision élégante des formes, justesse expressive des mouvemens, exactitude de la restitution historique, ingénieuse sélection et exécution savante des ajustemens et accessoires. Le cheval syrien, sec et bien pris, harnaché de belles orfèvreries, que monte le jeune général, saluant la foule, marche, d’un pas fier et contenu, dans lequel on sent la fermeté de la main qui le guide. L’artiste s’est plu à ciseler les riches arabesques de la selle, des arçons, des brides, de la têtière, de la garniture de poitrail, des étriers, aussi bien que du fourreau de sabre, avec un soin et un goût qui ne nuisent en rien à l’expression grave de la figure. Quelques sculpteurs cherchent, dans l’association de matières diverses, des effets de contrastes expressifs ou piquans qui peuvent, en effet, satisfaire les yeux, si ces contrastes sont suffisamment ménagés pour se résoudre en une harmonie totale. Dans ses petits groupes, la Sulamite, en ivoire, sur un trône, se faisant jouer de la harpe par une négresse en bronze accroupie à ses pieds, vêtue de marbre gris, et les Favorites (une blanche odalisque, en marbre blanc, s’étirant dans un fauteuil, tandis que rampe vers elle, demi-assoupie, une panthère en marbre noirâtre), M. Ferrary aborde des difficultés de ce genre ; il les résout avec habileté. Les recherches de M. Rivière sont plus délicates encore, plus personnelles, d’une plus haute portée, car, dans ses petits et curieux ouvrages, la polychromie des matières diverses juxtaposées ou entremêlées devient un moyen d’expression physiologique et psychologique. Dans son groupe de Charles VI et Odette, le visage convulsé du vieux roi en proie à une attaque de folie furieuse est en bronze ainsi que sa lourde houppelande semée de fleurs de lys, tandis que la jolie fille, qui l’arrête et le calme, découpe en un doux ivoire les délicats profils de ses avant-bras et de son fin minois souriant entre les ailes de sa cornette de marbre. La diversité judicieuse des teintes n’est ici qu’un rehaut pour le caractère des types et la signification du mouvement. M. Allouard s’est heureusement inspiré des arts japonais dans son vase décoratif de la Pêche. La vitrine de M. Engrand contient, parmi d’autres fantaisies, un bien joli coffret à bijoux, les Trésors, et un amusant heurtoir (des singes regardant une nymphe qui se balance). On pourrait citer d’autres sculpteurs. — MM. Mercié, Barau, Marioton, Loiseau, Rousseau, Belloc, Vital Cornu, Savine, etc., — qui prêchent aussi d’exemple, et montrent combien la science des formes humaines est utile dans les petites, comme dans les grandes productions.

Les sculpteurs, quoi qu’on en dise, ne sont donc pas plus étrangers que les peintres à ces besoins de renouvellement et ces désirs de transformations sans lesquels la vie de l’art est arrêtée ; ils marchent seulement avec plus de prudence. Nous en avons donné quelques raisons techniques ; il y faut joindre la dépendance, beaucoup plus grande, dans laquelle ils se trouvent vis-à-vis des gouvernemens, municipalités, associations ou particuliers dont l’appui leur est indispensable pour l’entreprise de travaux longs et dispendieux et dont le goût, d’ordinaire, s’en tient aux formules consacrées. Le plus souvent, le cadre de leurs figures leur est donné par un architecte dont l’imagination se meut dans un cercle plus banal encore de combinaisons scolaires, et c’est ainsi que nous voyons nos places publiques garnies d’allégories et de bustes soutenus et portés par des socles et des piédestaux d’un tout autre style, ou sans aucun style, qu’on semble avoir pris au hasard dans un magasin commun de fabrications courantes. Autant, lorsqu’il prend part à la décoration d’un édifice, le sculpteur doit subir la discipline de l’ensemble architectural, autant devrait-il rester libre et pouvoir imposer le rythme de ses masses et de ses lignes lorsqu’il s’agit d’un monument essentiellement sculptural et dans lequel l’architecture n’a qu’à fournir des supports.

Nous ignorons si les auteurs des trois monumens commémoratifs suivant la formule, qui se suivent dans la grande nef, ceux de Joigneaux, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant, se sont privés, ou non, de collaborateurs, mais nous devons constater que la formule (une colonne supportant un buste avec une ou deux figures allégoriques) naïvement et brutalement acceptée par le dernier, un peu mieux agrémentée par le premier, ne disparaît complètement dans une harmonie sculpturale que chez le second. Je serais donc porté à croire que M. Puech, avec raison, a trouvé lui-même l’ordonnance de son monument, le seul des trois où le buste, la figure, le support soient vraiment liés entre eux. Ce n’est pas d’ailleurs sans quelque effort que l’artiste a obtenu ce résultat. Pour dissimuler le pilier redoutable par la draperie flottante dont la Muse, se découvrant le haut du corps, enveloppe la gaine du buste qu’elle embrasse, il a dû exagérer à la fois l’abondance et le chiffonnement de cette draperie avec une virtuosité du XVIIIe siècle qui eût peut-être surpris et inquiété le grand poète. Cette Muse même qui le défend, lui protégeant du bras droit la poitrine, et, de la main gauche, élevant, derrière lui, une branche de laurier, cette Muse au torse élégant et presque délicat, d’une physionomie aimable et gentiment échevelée, malgré ses énormes ailes, n’eût-elle pas paru un peu moderne et mondaine au poète grave et rude des Poèmes antiques, barbares et tragiques ? M. Puech a pensé à Praxitèle plus qu’à Phidias. Peut-être Leconte de Lisle l’eût-il invité à regarder plus loin, à remonter jusqu’à Onatas et Kanachos. En contemplant cet élégant monument dans le jardin du Luxembourg, les Parisiens auront, à coup sûr, l’idée d’un génie plus souriant et moins fier que ne fut celui de Leconte de Lisle, notre maître vénéré, gardien austère de l’idéal héroïque ; pour le grand nombre, sans doute, cela suffira.

M. Verlet a renoncé à faire couronner le buste de Guy de Maupassant par une figure idéale. Il a bien fait. Comment, d’une part, supposer, sans sourire, une déesse grecque saluant un romancier si réel, si français, si moderne ? Comment, d’autre part, fixer, dans un seul type allégorique, tout ce qu’il y eut de varié et de disparate dans un écrivain si vif et si chaud, si franchement livré à ses sensations du moment, tour à tour ironiquement raffiné et douloureusement naïf, franc et brutal comme un paysan avec une élégance soutenue d’aristocrate, libertin, si l’on ne regarde qu’à l’allure, d’une rare simplicité, si l’on pénètre au fond ? M. Verlet s’est tiré de la difficulté en représentant le talent de Maupassant ou plutôt la séduction de son talent par une de ses admiratrices, une belle liseuse, qui, nonchalamment étendue au pied de la colonne, accoudée sur un coussin, tient d’une main un roman entr’ouvert, interrompt sa lecture et rêve. C’est une figure qu’on pourrait placer, il est vrai, au pied de tous les romanciers à succès, et soyez bien certains qu’on n’y manquera pas. On rendra, du moins, cette justice à M. Verlet qu’il s’est efforcé de caractériser franchement, par la coiffure, par la physionomie, par le souple corsage modelant avec hardiesse la gorge abondante, par les plis en tuyaux d’orgues et le jet impérieux des jupes raides découvrant leurs dessous, le moment du siècle où une jeune femme pouvait se livrer passionnément à cette lecture.

M. Mathurin-Moreau, dont nous connaissons l’attachement aux traditions décoratives du XVIIe siècle, n’a pas cru devoir s’en départir même en sculptant le monument de Joigneaux, de Sèvres, agriculteur et homme politique. C’est une Cérès puissante et correcte qui lui offre le laurier de la gloire, c’est un petit Génie, robuste et joufflu, un génie de Versailles, qui enregistre son immortalité. Quelques gerbes d’épis et bouquets de fleurs complètent l’apothéose. Ouvrage honnête et consciencieux, exécuté par une main robuste et décidée, qui a valu, à son auteur, la médaille d’honneur, juste récompense d’une longue et honorable carrière, mais qui n’ouvre point d’horizons nouveaux pour les sculpteurs chargés de semblables travaux commémoratifs.

M. Barrias devait préparer, pour une place de Tananarive, un monument à la mémoire des soldats français morts à Madagascar. Le thème ne laissait pas que d’être scabreux. Trop insister sur ces souvenirs pénibles, rappeler tant de souffrances et tant de martyrs par des images saisissantes et douloureuses, c’était aller contre le but qu’on se proposait ; c’était suggérer des réflexions tristes aux colonisans sans inspirer beaucoup de confiance aux colonisés. Le troupier français, installé par M. Barrias, au bas de son piédestal, n’est donc ni un mort, ni un blessé, ni un fiévreux. C’est un bon fantassin, en tenue de campagne, avec tout son harnachement. Il a jeté un instant son sac à ses pieds, il s’assied pour souffler, prêt à repartir. Il ne se doute pas, le brave enfant, qu’au-dessus de lui, la France, la mère patrie, une belle dame, tout en prenant sous sa protection une jeune Africaine, élève au-dessus de sa tête la couronne qu’il a bien méritée. La liaison entre le groupe d’en haut et la figure d’en bas est marquée par ce geste. Toutefois, c’est le groupe supérieur, le fait même du protectorat de Madagascar par la France qui domine et qui parle. Les deux figures sont assez nettement caractérisées dans les types et les costumes pour qu’on les reconnaisse ; elles sont assez avenantes, l’une dans la noblesse bienveillante de sa haute stature, l’autre dans la grâce résignée de son attitude reconnaissante, pour exprimer toutes deux une commune sympathie. L’exécution est conduite avec cette sûreté et cette force tranquilles qu’on trouve dans toutes les œuvres de M. Barrias.

Il est des cas où la modernisation des types et des ajustemens semble vraiment devoir s’imposer à l’imagination des sculpteurs s’ils veulent être compris. Tel est celui, par exemple, où il s’agit de symboliser l’Inoculation à l’Institut Pasteur. M. Cordonnier, chargé de traduire ce thème scientifique en langue plastique, a demandé à une des grandes filles de Michel-Ange de lui rendre ce service, et ce n’est pas ce que nous lui reprochons. La femme qu’il assied, enveloppée d’amples draperies, sur un large piédestal et qui, tenant sur ses genoux un enfant nu et malade, lui injecte le sérum sauveur, est d’une noble attitude et d’une expression appropriée ; mais quelques flacons et cuvettes jetés à ses pieds ne suffisent pas à en faire, pour les yeux des ignorans, la science guérisseuse du XIXe siècle. Or, le vrai grand art est celui qui est assez simple et assez franc pour parler aux ignorans, pour devenir populaire. Nous savons gré à M. Convers d’avoir tenté de rajeunir, pour le palais de justice de Grenoble, cette antique Thétis, si terriblement démodée, avec son sceptre et ses balances. On lui a demandé une Justice, il l’a donnée, honnêtement, correctement, et le sceptre aussi et aussi les balances, puisqu’on les exigeait, mais, comme c’était son droit, il a fait une Justice moderne. Assise à l’aise, sans raideur, dans un large fauteuil, les jambes pliées sous la robe, la tête appuyée sur la main gauche, dans une attitude grave, mais naturelle et familière, elle tient de la main droite ses balances fermées avec un léger sceptre dormant sur son épaule ; elle médite plus qu’elle ne juge, elle comprend plus qu’elle ne condamne. Le visage est celui d’une contemporaine coiffée en bandeaux. Par-dessus sa tunique, elle porte une robe de juge, ouverte, à petits boutons, et un rabat de dentelles. Toute cette transposition, qui aurait pu si facilement tourner au déguisement ridicule, a été faite avec tact et avec goût.

M. Mercié, depuis longtemps, est passé maître dans l’art d’idéaliser des figures contemporaines, sans mentir à la vérité et sans faillir à la beauté. Le Tombeau de Mme Carvalho nous montre sur un large stèle, en un bas-relief, la cantatrice transfigurée montant vers le ciel, les bras joints sur la poitrine dans l’attitude des Assomptions. Le visage où toute l’âme semble passée de Marguerite mourant dans la prison, est d’une ressemblance assez vive, pour que chacun puisse la reconnaître ; la réalité du corps est assez atténuée par l’enveloppe flottante d’une longue tunique dont les bords se fondent dans le bloc pour qu’on ne s’étonne point de cette transfiguration. Peut-être même, l’artiste eût-il pu conserver un peu plus de saillies dans les parties inférieures, puisqu’il faisait sortir les bras en plein relief. Aux pieds de la figure envolée gît une grande lyre sur des bouquets effeuillés. L’ensemble est d’un goût délicat et laisse une impression poétique, d’une mélancolie gracieuse, comme celle dont nous ravissait la grande artiste dans son rôle préféré. Dans son Tombeau de S. E. le cardinal Guibert archevêque de Paris, M. Louis Noël s’en est tenu à l’effigie traditionnelle du prélat, dans ses plus riches habits épiscopaux, agenouillé sur le monument. L’ouvrage est exécuté avec vigueur et ampleur, suivant les préceptes des maîtres du XVIIe siècle.

L’originalité ingénieuse de M. Frémiet a trouvé dans la série des ouvrages qui doivent décorer les nouveaux bâtimens du Muséum d’histoire naturelle les plus heureuses occasions de s’exercer. On se souvient de l’amusant et terrible bas-relief du Salon de 1895 où toute une famille d’orangs-outangs, ayant tué un sauvage de Bornéo, se délectait dans son triomphe. Cette fois, dans le bas-relief de l’Homme de l’âge de la pierre, c’est notre ancêtre, très primitif, qui a vaincu la bête et qui s’en glorifie. Ce chasseur, rude et svelte, a pénétré dans la caverne d’un autre troglodyte, un grand ours qu’il a terrassé à coups de hache. Sa cuisse décousue porte, en un lambeau sanglant, la marque de la lutte. Le cadavre de la bête gît, pendant, sur le bord droit du tympan. C’est le plus beau morceau de l’ouvrage. L’homme, malgré sa blessure, s’avançant vers la gauche, entraîne la proie conquise, un ourson à grosse tête qu’il tient par les deux oreilles. Le prisonnier se débat et gesticule, en tendant ses larges pattes convulsées, avec une grimace d’angoisse des plus drolatiques. M. Frémiet est un des rares artistes qui savent mettre de l’esprit ou de l’érudition dans la sculpture sans y perdre le sens du rythme et de la grandeur plastique. C’est un de ceux qui, à bon droit, comme MM. Falguière, Mercié, Paul Dubois et plusieurs autres, peuvent sourire, en les dédaignant, des lamentations accoutumées sur l’inertie imaginative des sculpteurs français et sur l’impossibilité où ils se trouveraient de traduire, dit-on, tous les sentimens et toutes les curiosités de l’esprit moderne.

Demandez à M. Falguière, ce modeleur passionné de formes vivantes, prêt à tout comprendre et à tout dire, ce qu’il pense de cet anathème. L’auteur varié et multiforme du Combat de Cuys, du Tarcinus martyr, du Saint Vincent de Paul, du La Fayette, de la Danseuse, vous répondra qu’il se sent l’envie et la force de représenter tout ce qui vit et tout ce qui a vécu dans le monde réel aussi bien que dans le monde idéal. L’an dernier, il flânait sur les planches de l’Opéra, avec sa ballerine dénudée et tortillée ; cette année, il remonte vers le ciel antique avec son Poète chevauchant Pégase. Thème usé, motif banal, vieillerie scolaire, formule classique, tant qu’on voudra. Je défie pourtant tout homme aimant la sculpture, tout homme sensible au rythme expressif des formes, de contempler sans joie le groupe de M. Falguière. C’est d’un mouvement si ferme et si ardent que le cheval ailé, aux formes pleines et serrées, se cabre et se dresse vers le but désigné par son cavalier ! c’est d’un élan si naturel et si heureux que le jeune cavalier, ayant pour toute arme sa grande lyre, sans bride, sans selle, sans fardeau, même d’une draperie, confiant en sa noble monture, tend le bras droit vers cette gloire qui l’appelle ! Comme le cheval et le cavalier s’associent naturellement et heureusement dans le mouvement qui lance et élève le cavalier presque sur le cou de la bête et qui redresse la tête de celle-ci jusque sous le bras du jeune homme ! C’est la réalité, toujours puissante, toujours féconde, qui anime cette œuvre idéale, et qui en fait une figure saisissante et impressionnante même pour les illettrés. Bref, il y a là le charme profond de cette chose indéfinissable qu’on appelait autrefois la Beauté, qu’on affecte de mépriser aujourd’hui, mais dont le monde ne saurait plus se passer, à moins de retomber dans la barbarie, et qui sera toujours, pour les sculpteurs comme pour les peintres, la marque du génie supérieur.

C’est aussi par un certain sentiment de l’éternelle beauté que le groupe, en bas-relief, d’Agar, par M. Sicard, a, cette année, attiré l’attention et mérité une haute récompense. Au point de vue biblique, oriental, ou même simplement humain, il y aurait beaucoup à dire. Cette grande femme nue, vue de dos, accroupie devant un jeune garçon, étendu sur un rocher, semble plutôt remplir un rôle plastique qu’exprimer une douleur maternelle. Si c’est une mère qui pleure, c’est une mère bien païenne, du monde des déesses immortelles, inaccessible aux atteintes de la vieillesse comme à celles des infirmités humaines. Mais c’est avec science, vigueur et charme que le jeune sculpteur a groupé ses deux figures, qu’il a exprimé, dans un style noble et contenu, l’agonie de l’un et la douleur de l’autre, qu’il a conduit, d’un bout à l’autre, l’exécution de ces nus fermes et pleins. La satisfaction donnée aux yeux, pour ne pas être biblique ou sentimentale, n’en est pas moins réelle et, pour notre compte, nous ne saurions nous y dérober, quelles que soient d’ailleurs nos réserves intimes en ce qui concerne les devoirs d’un artiste vis-à-vis de son sujet et la façon dont M. Sicard les a compris.

Quelles peines se donnent les jeunes gens pour imaginer des allégories ingénieuses qui leur fournissent l’occasion d’enchevêtrer plusieurs corps, surtout un corps d’homme et un corps de femme ! Autrefois, c’était la mythologie qui faisait les frais de ces inventions ; pendant plusieurs siècles, les métamorphoses d’Ovide ont été le magasin inépuisable où se fournissaient les sculpteurs dans l’embarras, autant que les peintres et les tapissiers. Depuis qu’on ne lit plus Ovide, on se rejette sur les fabulistes, La Fontaine ou Florian. Ceux qui ne lisent même pas La Fontaine ou Florian, se rabattent sur des jeux de mots. Le succès de M. Larcher, en 1891 et 1893, avec son aimable groupe de la Prairie et du Ruisseau, — la Prairie représentée par une Nymphe qui retient, et le Ruisseau par un adolescent qui s’échappe, a engendré toute une foule de métaphores en plâtre et de calembours en marbre qui donneront, dans l’avenir, du fil à retordre à la sagacité et à l’érudition des historiens. Comment M. Bareau se figure-t-il le Temps et la Sagesse ? Voici le texte : « Abandonnant sa faux meurtrière pour une œuvre de paix, le Temps a créé la Sagesse et, dans son éternelle jeunesse, il contemple son œuvre. » Voici la traduction : Le Temps est l’éternel vieux que nous connaissons, un vieux très ridé et très fatigué, qui a lâché sa faux et qui s’est assis. Pour se reposer en famille ? C’est sans doute ce que vous supposez, puisqu’on nous annonce sa fille, la Sagesse. Hélas ! non, cette fille est bien trop petite et n’est pas même vivante ; c’est une simple statuette, une Pallas-Athènè qu’il tient dans la main gauche et qu’il regarde. Toute l’éternité pour produire une réduction d’après Phidias, toute l’éternité pour la contempler ! C’est peut-être beaucoup. M. Bareau, comme exécutant, a du talent ; le jury l’a reconnu ; combien il eût gagné à le dépenser en un sujet moins alambiqué ! Une fois qu’on est en train de jongler avec les mots, des mots quelconques, et de les anthropomorphiser sans méthode et sans imagination, on peut aller loin. Voici que, sous prétexte de traduire le Chêne et le Roseau, M. Couteilhas précipite à terre, sous un coup de vent, un espèce de géant, tandis qu’une jeune fille, souple et frêle, se courbe et s’incline. La fille a un roseau dans le dos, le géant est semé de feuilles de chêne ; mais l’apologue en est-il beaucoup plus clair ? Dans l’Ouragan et la Feuille, par M. Forestier, l’ouragan est un personnage échevelé qui se précipite en avant, sonnant avec rage dans une trompe, et la feuille qu’il renverse, tête en bas, pieds en l’air, sur son passage, est une jeune femme. Dans l’Écueil et la Vague de M. Loysel le sens est encore plus difficile à saisir. Les écueils ont l’habitude de briser les vagues, non pas de les embrasser. L’écueil de M. Loysel est, au contraire, un brave homme, d’aspect un peu inculte, mais qui semble accueillir d’un geste hospitalier la belle fille que la mer jette à ses pieds. Si c’est pour nous imposer ces énigmes que vous faites fi de la mythologie, retournez à la mythologie, ou, plutôt, consentez donc à être simples, regardez tout bonnement la vie et la nature ; elles vous fourniront amplement, si vous savez les interroger, des motifs assez clairs d’expression et de beauté. Cela n’empêche que MM. Couteilhas, Forestier, Loysel n’aient de réelles qualités de praticiens et que, s’ils ne conçoivent guère l’ensemble, ils n’exécutent avec science et habileté le morceau. M. Icard ne déteste pas la nouveauté, ni même la bizarrerie. En groupant ses cinq Vierges Folles devant une porte fermée, où, ayant laissé éteindre ; leurs lampes, elles viennent heurter Trop tard, il ne s’est point départi de ses habitudes ; mais, comme il est bon sculpteur, ayant le sentiment des masses et des lignes, il a fait d’une parabole une œuvre plastique qui, sans être édifiante, reste intelligible. Qu’on sache ou non pourquoi ces cinq filles, toutes nues, s’écrasent. devant cette porte fermée, on voit que la porte résiste, on voit qu’elles s’écrasent tout de bon, que le salut pour elles serait de l’autre côté de cette porte, et l’on partage leur angoisse tout humaine. Ces cinq figures, habilement entremêlées, forment un ensemble mouvementé d’attitudes et de gestes, de saillies et de creux, d’ombres et de clartés qui dénote un vrai sentiment sculptural. Tandis que, sur le première plan, l’une, vue de dos, dresse, en les appuyant, ses deux bras contre la porte, une seconde, de face, tirant, en haut, le marteau, de la main droite, soutient, du bras gauche, une de ses compagnes évanouies ; les deux autres, accroupies derrière, se tordent les bras en des attitudes désespérées. En atténuant avec un peu plus de délicatesse certains détails anatomiques d’une réalité grossière, les auteurs (car ils sont deux, M. Icard et Mme Ducrot-Icard) pourront, en lui donnant sa forme définitive, faire de ce groupe de damnées une œuvre vraiment intéressante. C’est que pour eux le sujet choisi n’a été qu’un prétexte pour bien regarder la nature et pour en tirer des attitudes vraies qu’ils ont ensuite librement associées dans l’harmonie idéale des combinaisons plastiques.

C’est en regardant plus directement encore la nature, en voyant des ouvriers se suspendre, en haletant, à quelque grand levier, pour soulever un bloc de pierre que M. d’Houdain a conçu l’idée très simple de son beau groupe, la Pesée, comme autrefois M. Boucher, en regardant courir de braves gens en vestons ou en blouses, avait conçu l’idée de ses Coureurs, devenus si populaires Il leur a suffi à tous deux de déshabiller leurs plébéiens, tout en conservant leurs attitudes et leurs mouvemens, pour faire, d’un accident, un poème durable et sans date de l’activité humaine. Tout le monde s’associe à une peine physique ou morale de ses semblables lorsqu’elle est exprimée franchement. Nous n’avons vu personne au Salon qui, devant l’effort de ces trois hommes suspendus à la grande barre, ne se soit arrêté, non seulement surpris, mais sympathique et compatissant. L’effet eût été plus sûr encore si M. d’Houdain avait donné à sa pierre de plus fortes dimensions justifiant mieux sa résistance ; on craint trop qu’elle ne cède trop vite, et que les hommes ne tombent ; or, cette sensation, en sculpture, d’un mouvement violent qui va brusquement s’interrompre, émietter les masses et briser les lignes, est toujours une sensation pénible. Il sera facile au sculpteur, dans l’exécution définitive, d’accentuer cette force de résistance.

Les motifs, pour les figures isolées, se rencontrent plus aisément. On peut toujours signaler, dans cet ordre d’études, quelques morceaux intéressans, soit par une bonne observation de réalité, comme le Porteur d’eau africain de M. Guittet, soit par une certaine grandeur d’expression morale jointe à la vigueur ou à la beauté physique, comme la figure d’homme haletant, avec joie et reconnaissance, à la fin du jour, par M. Pendariès, le Diogène brisant son écuelle, un homme de lettres revenu des choses de ce monde, par M. Boisseau, le Job hirsute de M. Desruelles, cagneux, noueux, crasseux, plus qu’il ne convient peut-être à un ancien propriétaire ruiné par toutes sortes de fatalités, soit simplement par le charme d’une heureuse attitude ou d’un mouvement nouveau, comme la jolie Feuille d’Automne de M. Schmid, le Réveil de Flore de M. Chèvre, et particulièrement, la Bacchante à la chèvre de M. Soulès, l’Étoile filante de M. Charpentier, deux belles filles assez maniérées en leurs attitudes imprévues, mais d’une exécution libre et savoureuse. L’une des figures d’expression dont on gardera le meilleur souvenir est la Désespérance. L’auteur, M. Captier, qui, dans un projet de groupe la Fatalité, ne semble pas donner une forme bien nette à son rêve gigantesque, ici, dans cette simple étude, s’est souvenu, sans indignité, des nobles allures de Michel-Ange. C’est vraiment un beau morceau et conduit, dans toutes ses parties, avec une résolution forte et souple, que cette grande femme, nue, assise sur un siège mutilé, qui s’appuie, en se croisant douloureusement les mains, sur la tige d’une ancre dont les becs sont brisés. Rien d’excessif ni de violent dans l’attitude, le geste, la physionomie très moderne, mais largement interprétée, et, pourtant, d’un bout à l’autre une expression de douleur intense dans un corps puissant et mûr. Si nous mentionnons encore la charmante restitution de Mme Vigée-Lebrun, faite avec un esprit fragonardesque par M. Saulo, la Psyché, grave et mystérieuse, presque hiératique, de Mme Berteaux, le Potier de M. Hugues dont nous avons déjà loué le modèle et plusieurs excellens bustes de MM. Falguière, Puech, Malric, Mengue, Carlès, de Mme Sarah Bernhardt, de Mlle Ytasse, etc., nous pensons avoir signalé, sans omissions trop scandaleuses, les meilleures des œuvres qui auront encore honoré les derniers jours du palais des Champs-Elysées.

Moins nombreux au Champ-de-Mars, les sculpteurs n’y font pas moins bonne figure. Nous ne parlerons que pour mémoire du groupe en plâtre, Victor Hugo, par M. Rodin, autour duquel on a mené grand bruit. Cet ouvrage, en l’état actuel, n’est qu’une maquette disloquée et incohérente sur laquelle il serait prématuré de porter un jugement. Le catalogue veut bien nous prévenir que, dans cette colossale ébauche, il y a un bras de femme incomplet ; c’est un catalogue optimiste. Oh ! s’il n’y avait qu’un bras d’incomplet ! Tel autre bras, il est vrai, est d’une longueur démesurée ; mais cela fait-il compensation ? En réalité, une seule figure, celle du poète, nu, assis, au bord de la mer, accoudé sur un rocher, de son bras tendu écartant quelque obsession, est assez poussée pour qu’on puisse y reconnaître, dans le pétrissage sommaire, mais vigoureux, passionné, expressif des formes, les qualités puissantes que M. Rodin a déjà fait applaudir en quelques morceaux isolés. Quant aux deux figures de femmes, dont l’une, accroupie sur le sommet du rocher, au-dessus de la tête du poète, rampe et s’allonge vers lui pour lui parler, et dont l’autre, en une attitude de captive, se désespère derrière lui, ce sont, pour le moment, des larves si informes, avec des têtes si vaguement attachées, de telles disproportions dans les longueurs et les épaisseurs des membres, qu’on a peine à concevoir comment un artiste si fort en vue s’est décidé à faire au public l’inutile confidence de tous ces pénibles tâtonnemens. De tous temps, les véritables artistes ont connu ces nobles angoisses de la gestation intellectuelle, mais jusqu’à présent les plus tiers génies s’étaient bien gardés de les révéler, sans y être forcés, avant l’œuvre accomplie, à la curiosité banale et malveillante de la foule. Quand M. Rodin aura défini, avec plus de précision et de correction, les deux figures allégoriques qui doivent compléter la signification du groupe et lorsqu’il les aura reliées à sa figure principale par une combinaison mieux établie de lignes et de masses, nous pourrons saluer peut-être, comme nous le désirons, dans cet ouvrage héroïque, le chef-d’œuvre définitif que les amis du sculpteur nous annoncent depuis un certain temps ; jusque-là, nous sommes bien forcés de nous en tenir à des espérances, comme il s’en tient lui-même à des promesses.

M. Dalou ne vise point à la succession, toujours ouverte, mais difficile à recueillir, et plus d’une fois compromise, du terrible Michel-Ange. Il s’en tient aux traditions françaises, qu’il connaît à merveille, les renouvelle et les ravive avec la décision simple et franche d’un artiste avisé et d’un praticien remarquable. Il y a déjà douze ans que le modèle du Triomphe de Silène parut au Salon de 1885, et l’on y admirait déjà avec quelle habileté et quelle verve le sculpteur avait su coordonner en un groupe décoratif très mouvementé et très vivant, dans des attitudes hardies et des mouvemens rapides, six figures nues, autour du vieux Silène ballottant sur un ânon qui rue. Par ces qualités de compositeur, provisoirement méprisées, qui comptent et compteront toujours parmi les meilleures de l’esprit français, lorsqu’il demeure docile à ses tendances naturelles, M. Dalou se rattache à la forte lignée de nos sculpteurs du XVIIe et du XVIIIe siècle. Il est leur fils par le soin qu’il apporte à préciser et à serrer les accens de la forme, il l’est encore par la finesse attentive avec laquelle il analyse une physionomie humaine. Les bustes en marbre de M. Cresson et de feu Armand Renaud, sont des modèles d’expression morale autant que d’exactitude physique. Il en va de M. Dalou, comme de MM. Falguière, Mercié, et bien d’autres ; ce sont, à l’occasion, les plus classiques qui sont les plus modernes.

Le soubassement en pierre du Monument aux Morts par M. Bartolomé, l’Ange descendant dans le caveau où gisent l’époux et l’épouse, la main dans la main, unis encore par le cadavre de l’enfant posé en travers sur leurs deux corps, réalise toutes les espérances qu’avait données le modèle en plâtre. C’est de la sculpture grave, franche, loyale, remontant vers une tradition française plus lointaine encore et plus simplement grande, celle du moyen âge. Un seul point, dans l’œuvre de M. Bartholomé, nous semble peu conforme à cette simple grandeur, la nudité complète de l’Ange ou du Génie de l’Immortalité ; si chaste qu’elle soit, cette nudité n’est-elle pas un reste d’habitudes scolaires et de préjugés plastiques ? Il est très difficile sans doute de recueillir à la fois les bénéfices d’une instruction régulière et méthodique et de conserver ou de retrouver, dans ses inspirations, la simplicité et la grâce des impressions juvéniles et des sentimens populaires. La chose n’est point impossible, cependant : M. Bartholomé l’a prouvé lui-même, avec éloquence, dans l’ensemble de son beau monument. D’autres y retourneront ou par volonté intelligente ou par entraînement naturel. Je verrais, par exemple, la volonté intelligente de retourner aux belles simplicités de la sculpture primitive, antique ou française, dans une bonne figure funéraire de M. Escoula, la Douleur, dans cette bonne vieille béquillarde à laquelle M. Fayel fait supporter le Fardeau de la Vie, dans une délicieuse tête bretonne, Marie, par M. Léonard, virtuose habile et délicat, dans le grand mur en briques de grès flambé par M. Emile Muller, des Boulangers devant leurs fours, dont M. Charpentier a fourni le modèle, enfin, dans la statue funéraire d’Alexandre Dumas fils, couché, dans sa robe de chambre, les bras croisés, les pieds nus. suivant sa volonté, par M. de Saint-Marceaux. Cette effigie, simplement et gravement exécutée, est d’un beau caractère, elle serait peut-être plus émouvante encore, si le sculpteur n’avait cru devoir dresser derrière la tête du mort, une énorme couronne de lauriers, qui la menace et la surcharge d’une saillie et d’une ombre inattendues. Parmi les sculpteurs que leur tempérament paraît incliner à la vraie simplicité, on a remarqué un débutant, M. Marcel Jacques. Sa Statue de J.-F. Millet, en gros sabots, en vareuse, tête nue, assis sur un rocher, parmi les herbes, malgré quelques gaucheries, est d’une bonne conception. Dans quelques têtes d’études, vieilles ou jeunes femmes, il se montre surtout un interprète très délicat et très ému de la réalité. La meilleure statue monumentale du Salon est le Maréchal Canrobert, par M. Lenoir, pour la ville de Saint-Céré.


II

Si la force et la nécessité des traditions avaient besoin de preuves nouvelles, les présidens de la Société nationale, MM. Puvis de Chavannes et Carolus Duran, et ceux qui, avec eux, triomphent au Champ-de-Mars, seraient tout prêts aussi à nous les fournir. M. Puvis de Chavannes, le plus classique, et parfois le plus académique, des peintres de sa génération, n’a développé et mûri son véritable talent qu’en se reportant fréquemment aux grandes œuvres de l’Antiquité, du moyen âge et de la Renaissance ; lorsqu’il a négligé de le faire, la puissance de sa vision en a paru rapidement amoindrie. Il en a été de même pour M. Carolus Duran, à qui les coloristes brillans et spontanés, Titien, Rubens Velazquez, n’ont jamais épargné leurs conseils et qui s’est toujours bien trouvé d’y recourir. Comme celles de leurs contemporains aux Champs-Elysées, qui débutèrent à la même époque, leurs œuvres actuelles nous apportent les résultats logiques d’une longue et judicieuse fréquentation des vieux maîtres, combinée avec cette incessante et amoureuse observation de la nature et de la vie sans laquelle la plus consciencieuse étude du passé devient oppressive et stérilisante.

Le grand carton que M. Puvis de Chavannes a préparé pour le Panthéon et qui occupera, dans l’abside, en face de la Mort de sainte Geneviève par M. J.-P. Laurens, l’espace d’abord réservé à Meissonier, est, si je ne me trompe, la composition la mieux remplie et la plus serrée qu’il ait encore conçue. C’est Sainte Geneviève ravitaillant Paris. « Du temps que Paris fut assiégé dix ans, si comme les anciens disent, si grant famine si ensuyit que plusieurs mouroient de faim. La vierge en eut pitié et se mist en la ryviere de Seyne pour aler quérir a navires des vivres. » Ainsi s’exprime la Vie de Madame Saincte Geneviève. Le peintre a choisi le moment où les nefs, chargées de vivres, abordent les quais de la ville affamée. Comme il l’avait si heureusement fait déjà dans son Enfance de sainte Geneviève, il déroule, d’un seul trait, toute la scène derrière les deux pilastres du décor architectural qui la divisent, pour l’œil, en trois parties, sans interrompre l’unité de l’action. Sur la gauche, le long des remparts, arrive une procession de jeunes filles, escortée par des moines, qui se presse au-devant de la flottille ; une pauvre femme, en proie aux tortures de la faim, se débat sur le quai, relevée par des assistans secourables. Au centre aborde une nef, sur laquelle, debout à l’avant, la vierge, long drapée, d’un grand geste simple et calme, apporte aux Parisiens la consolation et l’espérance. Sur la droite, devant les quais, sont déjà amarrées d ; autres barques qu’on est en train de décharger. Les débardeurs, à demi nus, qui portent les grandes jarres ou les sacs de blé, ont fourni au peintre, pour ses premiers plans, quelques-unes de ces figures noblement réelles, dans lesquelles il transpose et agrandit, avec sa force de style particulière, les attitudes et les gestes fournis par la réalité quotidienne. Néanmoins, ce n’est pas dans ces figures isolées, qui ne sont pas toutes campées avec la même décision, que la maîtrise du compositeur s’affirme avec le plus d’autorité. Les épisodes des arrière-plans, au contraire, toute la foule rangée près des portes de la ville, au pied des murailles gallo-romaines, dans les deux premiers compartimens et, dans le dernier, les affamés qui disputent leurs chargemens aux portefaix, se combinent avec un rare bonheur de lignes, dans la variété enchevêtrée de leurs mouvemens. La plupart des figures y sont même, dans l’indication des formes et dans leur modelé, poussées avec plus de fermeté que certaines figures des premiers plans dont la simplification excessive aboutit à des profils mal équarris, enveloppant des masses incertaines, molles et creuses. La peinture raffermira sans doute, en les coordonnant par l’harmonie générale, ces comparses flottans. On ne saurait douter d’ailleurs, que ce fond d’architectures polychromes et d’horizons largement ouverts ne fournisse à M. Puvis de Chavannes l’occasion d’affirmer, d’une façon plus grandiose que jamais, son sentiment profond et son intelligence magistrale du grand style dans le paysage.

Cette force savante dans le groupement et dans la gesticulation des figures, cette rare intelligence du rythme expressif dans la combinaison des mouvemens, qui donnent tant d’autorité à ces simples cartons, rendent les yeux plus difficiles devant toutes les grandes peintures, officielles ou non, dont ce Salon, comme son voisin, paraît, au dire des amateurs mondains, plus encombré que décoré. Nous, qui ne nous piquons point d’être mondains, nous devons, néanmoins, nous efforcer de rendre justice à des efforts considérables et répondant à des besoins sociaux plus sérieux, en définitive, que celui de meubler agréablement un cabinet ou un salon. Les Pestiférés de Jaffa, le Sacre de Napoléon, le Radeau de la Méduse, le Plafond d’Homère, l’Entrée des Croisés à Constantinople, sont, après tout, la plus haute gloire de l’école française, et nous serions descendus bien bas le jour où s’éteindrait, dans l’âme des peintres, la fière ambition de s’adresser, à leur tour, au grand public, par la voix de l’art historique. Ce genre d’éloquence, il est vrai, exige, avec une vigueur de tempérament qui n’est point commune, de longues habitudes de travail sérieux et réfléchi qui sont plus rares encore ; c’est presque toujours par manque d’une instruction solide ou d’une exécution soutenue que la plupart de ces grandes toiles, hâtivement bâclées, repoussent aussi hâtivement les regards ou ne savent point assez longtemps les retenir.

Ce serait pourtant une grande injustice de ne point reconnaître le talent qu’il a fallu à MM. Gervex, Fourié, J.-J. Rousseau, James Tissot pour mener à bien les vastes toiles où ils ont représenté des épisodes de la vie contemporaine. La distribution des récompenses au Palais de l’Industrie, en 1889, à la suite de F Exposition universelle, devait être, pour M. Gervex, l’occasion de développer sur un plus vaste champ cette entente agréable et facile des éclairages clairs et joyeux, des colorations harmonieuses et douces en même temps que ce vif esprit d’observation, qui ont fait de lui un des peintres les plus justement aimés, avec ce pauvre Duoz, de la vie parisienne. De fait, il n’a point failli à sa tâche en ce qui concerne la répartition et le jeu des couleurs dans la troublante clarté d’une perspective géométrique et uniforme. Le groupe des Algériens en brillans costumes, qui occupe le devant et le centre du tableau, répand une joie délicate et inattendue entre les rangs monotones d’habits noirs étages, à gaucho, sur l’estrade officielle et bordant, en bas, l’espace vide où défilent les lauréats. M. Gervex a nuancé, avec une grande finesse de pinceau, toute cette accumulation centrale de nuances légères et attendries, mais dans un si grand espace, peut-être fallait-il des sonorités plus hardies, plus triomphantes, plus brutales. Ce qui lui manque donc encore là, dans les parties les plus réussies, c’est la constance d’une énergie résolue et dominatrice, de cette énergie dans l’accent des formes et dans le parti pris coloré qui, dans des cas pareils, doit emporter tout, l’énergie de David ou de Gros, de Géricault ou de Delacroix. Quoi qu’il en soit, cette toile, pleine de portraits, restera comme un des plus intéressans souvenirs du palais disparu de l’Industrie et de ses cérémonies officielles.

La disproportion entre l’ampleur des toiles, la grandeur des figures et les timidités ou les insuffisances de l’exécution n’est point sauvée, chez MM. Rousseau et Fourié, par cet agrément et cette dextérité qui souvent, chez M. Gervex, tiennent presque lieu de gravité et de profondeur. Tous deux, d’ailleurs, sont convaincus, et laborieux ; ils observent avec esprit et sympathie, ils saisissent souvent le mouvement juste et le caractère typique ; il leur suffirait de pousser plus à fond, d’accentuer avec plus de hardiesse, dans une matière plus ferme et plus riche, les effets pressentis pour faire de bonnes peintures. La Soupe aux Halles, le matin en hiver, est une scène de mœurs populaires, bien parisienne, qui trouvera sa place naturelle à l’Hôtel de Ville, non loin du Marché des Halles de M. Lhermitte (Salon de 1895). Il y a de la bonne humeur, de l’entrain, de l’esprit pittoresque, dans le groupement et dans les expressions de tous ces travailleurs affamés du matin. Que n’est-il passé un peu plus de cet entrain et de cette gaieté dans le coup de pinceau qui reste timide, mince et gris ? Des trois panneaux qui composent le triptyque des Poèmes des Champs par M. Fourié, poèmes réalistes, et même un peu vulgaires, le premier, les Joies, une ripaille de paysans, à l’ombre des pommiers, dans un verger normand, rappelle, par sa grosse joie, la scène de noces, en un lieu semblable, très vivante et très chaleureuse, qui fit naguère la réputation du peintre. Est-ce une erreur de notre mémoire ? Il nous semble que cette ancienne kermesse était plus fortement peinte, plus montée de ton, plus solide en pâte, que ne l’est cette dernière, où les conseils, utiles en pareil cas, de Rubens et de Hals, semblent moins écoutés. Néanmoins les figures y sont bien groupées, vraies, vivantes. Dans le panneau suivant, les Travaux de la moisson, avec les gerbes mûres empilées comme un monceau d’or sur la charrette, des groupes de moissonneurs et moissonneuses, il y a plus de vide et plus d’incertitude. On trouve un sentiment plus personnel, avec une présentation plus pittoresque, dans le troisième panneau, les Deuils, où l’on voit des braves gens, le jour des Morts, apportant des fleurs sur les tombes aimées dans l’enclos de la vieille église.

A défaut d’un parti pris savant ou habile dans la distribution lumineuse ou les groupemens de figures, c’est par une intensité et une sincérité remarquables d’observation, par un souci marqué d’exactitude et de vérité, que M. James Tissot reste un excellent artiste dans sa Réception à Jérusalem du légat apostolique du Saint-Siège, S. E. Mgr le Cardinal Langénieux, par le patriarche, S. R. Mgr Piavi. Que n’a-t-on pas reproché à cette toile ? L’insuffisance de l’aération, la monotonie de la lumière, la confusion des plans, le placage des figures les unes sur les autres, la lourdeur des vêtemens, le détail excessif des architectures. Quelques-uns de ces reproches, dans une certaine mesure, peuvent être mérités. Remarquons toutefois que ces défauts sont précisément ceux que les voyageurs académiques d’autrefois ou les voyageurs mondains d’aujourd’hui signalent trop aisément dans les spectacles de ce genre peints, en Italie, au XVe siècle, par les Florentins, les Padouans et les Vénitiens. M. James Tissot, qui vit journellement avec ces délicieux maîtres, avec les derniers surtout, comme on l’a vu dans la Vie du Christ, a pu hériter certaines de leurs inexpériences, il a hérité aussi, par instans, leur sincérité et leur gravité, et cela est bien quelque chose. Qu’on regarde donc avec attention cette peinture fortement et franchement échantillonnée, comme certains tapis d’Orient, on y trouvera, dans les visages hardiment caractérisés, dans les attitudes nettement établies, dans les vêtemens largement peints, une virilité sincère d’observateur et de peintre qui est la qualité la plus rare, et qui vaut mieux que toutes les roueries et toutes les subtilités. Le seul morceau des jeunes clercs portant le dais de tapisserie avec le groupe de prêtres qui entourent le patriarche eût suffi autrefois à établir la réputation d’un artiste. M. James Tissot, n’imite littéralement, par ses procédés, ni Ghirlandajo, ni Gentile Bellini ; il voit et il comprend comme eux, il est parfois tout près de peindre comme eux.

Une semblable franchise, avec une inexpérience plus brutale, et une intelligence saine et hardie des belles colorations, ont appelé grandement l’attention sur une étude importante d’un jeune homme, M. Richon-Brunet, qui, depuis quelques années, comme quelques-uns de ses camarades de même tempérament, se débat, dans une lutte ardente, avec la réalité, pour donner à ses accords éclatans des dessous plus solides et plus corrects. M. Richon-Brunet, comme M. Cottet, comme M. Lepan de Ligny, a la passion et le sens de la peinture solide et éclatante, de ce qu’on appelait « le beau métier ». C’était une réaction à prévoir et à désirer après l’abus des fantômes Vaporeux, des pénombres alanguies, des symbolismes insaisissables. Tous trois sont des coloristes, tous trois sont des harmonistes, tous trois sont des naturalistes, poètes virils et sains de la réalité. Mais tandis que M. Cottet, avec une conviction énergique, éprouve encore de pénibles angoisses à suffisamment pétrir, en ses pâtes chaudes et lourdes, Au pays de la mer, avec une juste précision, les types vigoureux de ses paysannes et pêcheurs, tandis que M. Lepan de Ligny, dans ses Joueurs au cabaret, d’une harmonie sombre et bien liée, ne réussit encore à dégager de sa matière épaisse que deux ou trois bons visages, M. Richon-Brunet, sous le soleil d’Espagne, sous le soleil de Velasquez, regarde d’un œil plus assuré les toréadors, picadors, spectateurs et spectatrices, étages sur les gradins de la Plaza des taureaux à Séville. Comme dans le tableau de M. Tissot, et par un effet connu dans les pays méridionaux, les personnages, sous la lumière crue, se plaquent les uns contre les autres, sans que la délicatesse des dégradations intermédiaires qui, dans la réalité, relient toujours les objets, y soit suffisamment recherchée ; mais les plus importans de ces personnages sont campés avec une telle résolution, presque tous leurs visages sont caractérisés avec une telle liberté, les tons hardis et triomphans donnés par la nature sont juxtaposés avec une telle hardiesse, il y a, en un mot, dans cette œuvre incomplète, mais robuste, tant de franchise, de loyauté, de santé, qu’on incline à y voir le début d’un grand peintre, si M. Richon-Brunet se complète avec réflexion et méthode, comme le font espérer les progrès accomplis par lui depuis deux ans.

Presque tous ces nouveaux coloristes (et c’est ce qui nous en réjouit) semblent donc comprendre que l’étude attentive des formes ne leur est pas moins nécessaire qu’aux rêveurs monochromes, et qu’un joyeux assortiment de notes brillantes ne suffit pas à retenir longtemps les yeux. Dans le portrait, notamment, dans la réunion de portraits plus encore, si derrière la tache provocante ou caressante vous ne trouvez pas un visage complet, modelé à sa distance, une physionomie expressive et vraie, serez-vous complètement satisfait ? C’est une inquiétude de ce genre qui limite seule notre joie devant la réunion de Portraits dans un intérieur, par M. Lucien Simon. Sur le devant, une vieille dame, assise sur un canapé, près d’une jeune fille, tient sur ses. genoux un jeune garçon. A sa gauche, une autre jeune fille, les mains croisées sur les genoux, dans son fauteuil, et une jeune dame, en robe noire et corsage rayé de jaune, sur une chaise. Derrière le fauteuil, s’y accoudant, un homme d’âge moyen. Les murs sont couverts de petits tableaux. L’atmosphère paisible et tiède qui enveloppe toutes ces honnêtes figures accorde toutes les clartés des carnations et des linges avec toutes les teintes assombries et profondes des vêtemens dans une harmonie vigoureuse et souple. La qualité des étoffes, des chairs, des accessoires est rendue sans affectation ni minutie, avec une sincérité et une force remarquables. Les physionomies, également, sont indiquées avec une grande délicatesse ; mais pourquoi quelques-unes demeurent-elles seulement indiquées, alors qu’à la distance où l’on regarde la toile, et, pour être à l’unisson des accessoires nettement mis en place, ces physionomies gagneraient tant à être complétées ? Dans une petite toile voisine, les Marguilliers, une procession de bonshommes vêtus de noir défilant dans une église blanche, l’harmonie est extraordinairement savoureuse ; mais le parti pris de plaquer des taches claires au lieu de visages, est plus violent encore et déroute le regard. Il y a des artistes incomplets qui ne peuvent faire que des esquisses et à qui l’on ne peut demander autre chose. M. Lucien Simon n’est pas de ceux-là ; il. serait tout à fait coupable s’il s’arrêtait en si beau chemin, à deux pas des chefs-d’œuvre inattaquables.

M. Jacques Blanche, l’un des jeunes portraitistes dont la carrière, comme celle de M. Lucien Simon, s’est faite au Champ-de-Mars, continue, avec un esprit de suite remarquable dans ses études, sa marche rapidement ascendante. Déjà, l’an dernier, dans les Portraits de M. et Mme Thaulow avec leurs enfans, en pleine campagne, malgré quelques réminiscences visibles, on sentait que M. Blanche commençait d’entrer en pleine possession de sa personnalité. C’est aujourd’hui chose faite. L’autre jour, des Anglais, s’arrêtaient devant les portraits de M. Blanche. L’un d’eux, regardant la charmante Petite Fille au chapeau, dit à son compagnon : « T’is not Gainsborough ? » L’autre lui répliqua en lui montrant l’aimable Portrait de Mlle X… (no 118) : « T’is not Lawrence ? » Puis, tous deux, devant la grande toile des Portraits dans un intérieur, stationnèrent quelques minutes, et je les entendis murmurer : « Very beautiful, indeed. » C’est qu’en effet cette peinture, où sont résumées toutes les études antérieures de l’artiste avec la souplesse et l’aisance que donne la maturité, cette toile pour laquelle bien des grands maîtres, anglais, espagnols, hollandais, flamands, lui ont donné de bons conseils, reste, dans son aspect et au fond, une œuvre bien française, bien parisienne, toute de notre temps. C’est la sincérité délicate des vieux portraitistes français qui sourit, affectueuse et tendre, dans les attitudes dignement familières et les visages ouverts et bienveillans des deux dames assises sur le devant, l’une âgée, de face, les mains allongées sur les bras de son fauteuil, ayant sur ses genoux un ouvrage de tricot, l’autre, jeune, penchée sur sa chaise, les mains jointes et pendantes, son chapeau à ses pieds. C’est la loyauté et la conscience aussi de ces chers ancêtres qui s’affirment dans l’exactitude et dans le soin avec lequel sont peints, par touches vives, mais précises et justes, les visages et les mains. La scène est complétée par un fond de salon ouvrant sur des jardins et dans lequel, au second plan, se tient debout, un livre à la main, une autre jeune femme habillée de rose. Toutes les qualités de coloriste et d’atmosphériste que M. Jacques Blanche a fait pressentir de bonne heure mais qu’il a singulièrement développées par son commerce assidu avec les maîtres du nord, apparaissent d’autant mieux, dans cette œuvre charmante, qu’elle s’y trouvent fortifiées par le progrès, au moins égal, du dessinateur et du physionomiste.

C’est aussi dans un groupe de figures, le Portrait de Mme G. F… et de ses enfans, que M. Carolus-Duran, vice-président de la Société Nationale, revendique, avec le plus d’éclat, cette année, l’honneur d’avoir, l’un des premiers, ouvert la voie où marchent, à grands pas, ses jeunes successeurs, en pratiquant, avec passion, l’emploi des colorations vives et joyeuses dans la représentation franche et vive des figures contemporaines. Mme G. F… en robe de velours noir, assise devant un rideau jaune d’or, caresse l’épaule de son petit garçon, en velours bleu, qui s’appuie sur ses genoux, tandis que sa fillette, en long sarrau de soie grise à col brodé d’or, tenant à la main une rose thé, debout à sa gauche, s’appuie contre elle. Le groupe est charmant et le jeu de toutes ces couleurs à la fois éclatant et calme. Deux autres portraits à mi-corps, dont l’un de M. D… est d’une belle unité et d’une forte expression et dont l’autre, celui de M. P. C. D… jeune cuirassier, attire les yeux par l’éclat de son uniforme, avec plusieurs beaux paysages de Provence et quelques études de nature morte complètent l’exposition variée du maître-peintre. Le contraste est grand entre cette façon de juxtaposer et d’associer hardiment, en pleine lumière, des couleurs simples, brillantes, vives, et celle de fondre délicatement, en des pénombres mystérieuses, des nuances compliquées, amorties, éteintes, comme font, d’une manière si différente d’ailleurs, M. Lerolle dans ses Portraits sur les quais et M. Aman-Jean dans son triptyque Portrait de femme entre la Beauté et la Poésie ; mais, en art, tout est bien qui finit bien. La Parisienne, escortée de deux grandes filles et précédée de deux jeunes garçons qui marche le long du parapet, par un jour douteux, montre à nouveau, avec toute sa distinction, le talent éprouvé, bien qu’un peu flottant, de M. Lerolle. Il y a beaucoup de distinction aussi, mais une distinction moins saine et plus compliquée de littérature, dans le talent de M. Aman-Jean qui parvient difficilement à se dégager. Sa jeune dame, en vert, assise devant un lac, n’est pas exempte, dans les paraphes de son attitude et les maigreurs de son geste, de ce maniérisme exotique et déjà usé dont il serait plus juste de faire honneur ou reproche à certains préraphaélites anglais qu’à l’un de leurs patrons, souvent trahi, Sandro Botticelli. L’influence de ce maniérisme s’accuse plus encore dans la figure élégante et maladive de la Poésie et surtout, d’une manière bien fâcheuse, dans la nudité chétive et mal bâtie, autour de laquelle s’effilent également des cheveux, une jupe tombée, le plumage d’un paon, qui est censée représenter la Beauté. Il est évident que, pour tout un groupe de jeunes artistes, le mot et l’idée de beauté ont complètement perdu leur sens, puisqu’ils cherchent la Beauté dans les déformations, les appauvrissemens, les infirmités, trop fréquentes, hélas ! de la pauvre nature humaine au lieu de la voir dans sa jeunesse, sa santé, sa vigueur ou sa grâce.

Qu’il y ait eu, qu’il y ait encore peu ou beaucoup de maniérisme dans la façon dont MM. Besnard, Zorn, Boldini, Alexander, cambrent, contournent, étirent, tortillent leurs figures sous des éclairages ad hoc, factices ou bizarres, presque toujours exceptionnels, cela n’est pas niable ; mais tous ces artistes, les deux premiers surtout, qui connaissent mieux le jeu des lumières, sont de fort bons peintres, et leurs excentricités mêmes sont intéressantes. M. Besnard, cette année, est assez sage : il n’en vaut pas moins. Dans son grand Portrait de Mme L…, l’étrangeté du regard s’exagère plus que de raison peut-être, par l’effacement du modelé dans le visage, tandis que tout le bas du corps et les vêtemens sont à leur place et à leur force ; mais le Portrait de Mlle A… en robe bleuâtre et de Mme D… en robe rouge, toutes deux en buste, sont vraiment des modèles de peinture souple et libre, avec des-grâces charmantes de coloris, en même temps que d’expressions de physionomie précises et fines, telles qu’on en peut attendre de l’artiste, lorsqu’il ne s’amuse pas à dissimuler ses mérites de dessinateur. Une jeune femme, en robe blanche, décolletée, sur un fond blanchâtre, caressant un grand chien blanc, sous un jour fuyant, par M. Zorn, est une des virtuosités les plus savoureuses qui soient encore sorties de son atelier.

M. Dagnan-Bouveret vise moins, ou plutôt ne vise pas du tout à la première séduction. Ses trois portraits à mi-corps, qui sont excellens, n’attirent les yeux ni par l’éclat des couleurs, ni par la particularité de l’éclairage, ni par la singularité du mouvement. Mme T. R…, une jeune femme, de visage rose et souriant, en robe de satin blanc, sur un fond bleu-vert ; une Bretonne, paysanne avec son costume sombre, dans une demi-lumière ; Mme la Comtesse de B…, plus âgée, en robe noire, sur fond neutre, toutes à mi-corps, se présentent de face avec la simplicité des modèles d’Holbein et de Clouet ; mais, pour chacune, la façon de faire est appropriée avec une intelligence et une habileté extrême, au caractère, sérieusement étudié, de la personne et de sa physionomie. La plus aimable, avec quelques gracieux souvenirs du XVIIIe siècle dans l’arrangement et les nuances, est celle de la jeune femme, mais, dans celle de Mme de B…, plus grave, presque sévère, nous croyons trouver un des portraits les plus simplement expressifs et les plus librement exécutés que nous ait encore montrés cet artiste supérieur. Des recherches identiques de précision scrupuleuse et délicate donnent encore du prix à quelques petits portraits, très personnels et très fins, de M. Louis Picard (Portrait de M. Dagnan-Bouveret, Portrait de M. Serge G…), à ceux de M. Weertz, d’une habileté plus brillante, mais d’une pénétration moins vive. Il y a, d’ailleurs, dans ce genre, ici comme là-bas, nombre d’études intéressantes et nous devons nous borner à signaler, parmi leurs auteurs, en France, MM. Roll (Portrait de M. Rochefort,) René Menard (Portrait de ma mère,) Meslé, Rondel, Jeanniot, Monod, Desboutin, Jules Flandrin ; à l’étranger, MM. Edelfelt (Portrait de S. M. l’Empereur Nicolas II,) Gordigiani (Portrait de Mme Eléonore Duse,) Guthrie, Hawkins, Herter, La Gandara, Vos, Gleyn, Mlle Breslau, etc.

Chez les peintres de mœurs, paysans ou mondains, solitaires on voyageurs, la plupart, d’ailleurs, paysagistes à leurs heures, nous trouvons même diversité dans les directions. Les uns sont plus sensibles aux subtilités lumineuses ; les autres, au caractère et au mouvement des formes vivantes. Les premiers tombent volontiers dans les tonalités grises, fuyantes, vaporeuses ; les seconds exagèrent aisément la dureté des formes, l’importance des détails, ou la brutalité des couleurs. Mais comme, après tout, il n’y a pas de peinture sans forme, sans couleur, sans lumière, la plupart s’efforcent de combiner le tout au mieux et nous assistons, dans ce sens, à des expériences et à des progrès intéressans. M. Carrière, cette année, ne nous présente pas de ces scènes familières dans lesquelles les visages très expressifs et les mains très modelées de ses grisailles poétiques ont quelque peine à se rejoindre dans le brouillard fin dont il les enveloppe. En revanche, dans une belle vision religieuse, le Christ en Croix, où il ne se départ, en rien, du reste, de son système de vaporisation, il nous donne du moins la satisfaction d’entrevoir, sinon de voir, le cadavre de Jésus, et sa tête douloureuse, modelés d’un bout à l’autre avec science et sensibilité. Combien de temps, avec la rapidité qu’apporte l’âge à obscurcir les peintures, nos successeurs pourront-ils apprécier toutes ces délicatesses ? Je m’imagine qu’à cet égard les vaporisans commencent à se défier de l’avenir, car je remarque que beaucoup d’entre eux s’efforcent de donner plus de corps à leur peinture. Si cette évolution est déjà sensible chez M. Berton, dans quelques-unes de ses aimables fantaisies, on la voit toute accomplie chez M. Prinet qui va maintenant prendre des consultations chez Chardin et chez Velasquez et qui s’en trouve bien. Son Atelier de jeunes filles est une transposition en style contemporain, familier et parisien, de la fameuse toile de Madrid, las Hilanderas. On sent d’où cela vient ; mais la réminiscence est personnelle, spirituelle et vive. M. Muenier, de son côté, sentant ce qu’il y avait d’un peu pointillé et d’un peu sec dans ses analyses pointilleuses, élargit et fortifie ses procédés. Les Chemineaux, arrêtés au soleil couchant, après une journée de rude marche, devant un étang, vers lequel le plus jeune se penche pour y puiser avec son écuelle, tandis que le plus âgé, un robuste et beau gaillard, en attendant, aspire à pleins poumons, dans sa large poitrine, la fraîcheur du soir, est la meilleure de ses peintures populaires. Les frissons de l’eau, le fourmillement des végétations, les vibrations du ciel, s’y associent heureusement aux deux figures, pour donner l’impression voulue, impression de calme dans la nature, de vigueur et de fatigue chez les voyageurs. M. Muenier, ami de M. Dagnan, suit avec raison son exemple ; s’ils se souviennent d’où est parti le peintre du Pain bénit, des Conscrits, de la Cène, tous les jeunes artistes doivent se dire qu’avec la volonté persistante et méthodique, on arrive à tout. C’est encore à force de réflexion et de volonté que M. David-Nillet dont les études plébéiennes ont toujours paru si sincères, mais qui se débattait péniblement dans les procédés très particuliers, partant très périlleux, de son maître, M. Lhermitte, a conquis une manière plus ferme et plus forte, plus large et plus simple. Son Laboureur et ses enfans, présenté en plus grandes dimensions, dans un style plus fort et plus serré que le même sujet traité autrefois par M. Bordes, est un des meilleurs morceaux de peinture plébéienne qu’on ait vus cette année. Il faut que chacun boive dans son verre. M. David-Nillet a donc bien fait de laisser à son maître son verre dont il se sert si bien, mais où d’autres se briseraient les dents. M. Lhermitte, lui, cette année, a trois tableaux, toujours exécutés dans les tons gris, par ce procédé de pointillage dont le plus grand charme est sans doute, pour ce crayonneur admirable, de lui rappeler le grain du papier sous le fusain. Quel autre on tirerait les mêmes effets ? Dans la Fenaison, c’est un effet léger et printanier de lumière fraîche et jeune, autour des gerbes vertes et des faneuses souriantes ; dans la Fin de la journée, c’est un effet, plus compliqué, d’ombres plus intenses et de lueurs plus chaudes, au milieu des bâtimens d’une ferme, dans une avant-cour où un couple d’ouvriers, assis sur l’herbe, cause avec une moissonneuse qui passe, tandis que les bestiaux harassés rentrent aussi lentement, dans le lointain, vers l’étable. On peut rapprocher de M. Lhermitte, M. Adolphe Binet, qui opère dans la banlieue de Paris avec un sentiment plus parisien.

M. Lomont, le bon peintre d’intérieurs, s’affermit aussi dans sa façon de voir et, pour échapper aux entraînemens de l’a peu près, M. Emile Boulard ne craint pas de renouveler, devant les maîtres hollandais, les expériences déjà faites par quelques romantiques du bon temps, notamment par son père ; quelques-unes de ses études, bien pensées, bien éclairées, très justes d’expression dans les figures, n’ont qu’un défaut, celui de dater et de dater d’autrefois. La méthode, toutefois, est bonne et lui servira. Les effets que recherche M. Boulard sont ceux qu’aimaient les Hollandais, des effets intimes et concentrés. Il va sans dire que la fréquentation des pays très ensoleillés, de l’Espagne, de l’Afrique, de l’Orient pousse à des effets tout contraires, et nous voyons bien, par ceux qui les fréquentent, combien il est difficile, à certaines heures, d’y voir autre chose que du papillotement et de l’aveuglement. Quand ce papillotement est joyeux, quand cet aveuglement est triomphant, c’est fort bien. C’est en Orient, en effet, que, depuis plus d’un demi-siècle, quand nous sommes fatigués de l’ombre et lassés du gris, nos peintres vont raviver leurs boîtes à couleurs. Les scènes africaines de M. Dinet, si hardies en gestes, en physionomies, en couleurs, dont quelques morceaux sont menés avec un rare entrain d’artiste vraiment complet, la Courtisane, la fille d’Orient, chargée de fard et de quincailleries, trônant parmi la meute des Bédouins en rut, et la Douleur, un groupe de vieilles pleureuses qui exercent en conscience leur métier, se déchirant des ongles leurs visages ensanglantés, se distinguent, par une hardiesse remarquable et une ardeur d’exécution, au milieu de toutes les études, souvent distinguées, mais en général d’une allure bien sage et d’une gamme bien douce qui sont rapportées par MM. Girardet, Girardot et quelques autres. Nous devons citer aussi, parmi ceux qui aiment le soleil et la belle peinture, M. Lunois, avec toutes ses études d’Espagne, M. Moutte, de Marseille avec son Retour du père, et, parmi les bretonnans, avec M. Lucien Gros, un jeune artiste, encore maladroit, mais d’une belle sincérité, M. Piet.

Tous les peintres précédens sont des paysagistes. Pour se rendre compte de l’état actuel de l’art du paysage, art très florissant, il faudrait donc reprendre les figuristes et comparer leurs fonds avec les études isolées que donnent, à profusion, les paysagistes de profession. La tâche serait intéressante, mais beaucoup trop longue pour que nous puissions l’aborder dans un compte rendu rapide. Force nous est de nous en tenir à constater qu’au Champ-de-Mars comme aux Champs-Elysées, les paysagistes sont très nombreux et très variés, presque tous témoignant d’un amour sincère et d’une intelligence de plus en plus affinée et délicate des phénomènes extérieurs. Nous n’étonnerons personne en ajoutant que s’il y a, parmi toutes ces études, quelques œuvres supérieures, elles sont dues à M. Cazin, plus maître que jamais de lui-même, el plus habile chaque jour à exprimer simplement, en vrai maître, les délicatesses de sa vision, à M. Thaulow, qui sait voir notre Normandie comme il voyait sa Norvège, à M. Billotte, plus varié, plus coloré aussi dans ses poèmes mélancoliques de banlieue parisienne, et qu’autour d’eux, on regarde toujours avec plaisir et profit les études ou notes de MM. Damoye, Barau, Boudin, Binet, G. Colin, Dauphin, Montenard, Cabrit, Lebourg, Lagarde, Lecamus, Willaert, Ilagborg, Harrison, M. Courant, Guignard, Dauchez, Iwill, Saintin, Chudant, et autres noms familiers, dès longtemps ou d’hier, à tous ceux qui aiment la mer ou les bois.


GEORGE LAFENESTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.