Les Salons de 1897
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 655-679).
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LES SALONS DE 1897

LA PEINTURE AUX CHAMPS-ELYSÉES

Le palais des Champs-Elysées, où s’est ouvert, pour la dernière fois, le Salon de la Société des Artistes français, est décidément condamné. Tandis que les artistes et les amateurs circulent encore, à l’est, dans les galeries du premier étage et dans le jardin de la nef, autour des 3 263 peintures ou dessins, et des 907 sculptures ou médailles qui représentent, pour ce seul Salon, la production exagérée, à deux œuvres par tête, de plus de deux mille artistes ou se croyant tels, du côté de l’ouest résonnent, depuis quelque temps déjà, les pics et les marteaux des démolisseurs qui s’acharnent contre la résistance de la modeste, mais solide bâtisse. La disparition violente de cet honnête édifice, où, depuis quarante ans, s’est déroulée la vie des arts nationaux, ne semble justifiée, jusqu’à présent, par aucune raison économique ou esthétique. Sera-t-il bientôt remplacé par des constructions mieux comprises et mieux présentées, de dispositions plus agréables et d’un aménagement plus facile pour toutes les manifestations du travail et de la curiosité qui, dans une ville comme Paris, doivent se succéder, de plus en plus nombreuses et variées, toujours à brefs intervalles ? C’est ce que l’avenir nous dira. Les dévergondages croissans de l’architecture foraine, dont les expositions universelles, trop fréquemment renouvelées, exaspèrent l’imagination cosmopolite et multiplient les créations hybrides, ne laissent pas d’inspirer, sur ce point, quelques appréhensions aux Parisiens, à ceux du moins que n’affole pas encore le besoin d’agitation et d’étourdissement à tout prix et qui regrettent de voir gaspiller, en des constructions hâtives et éphémères, les talens et les ressources dont l’emploi plus utile leur semblerait trouvé dans l’achèvement méthodique et l’embellissement définitif de la noble capitale.

Quoi qu’il en soit, qu’on le remplace bien ou mal, ce n’est point sans un serrement de cœur que la génération grandie sous le second empire et qui, dans sa maturité, a pris part aux souffrances du pays et à son relèvement, verra disparaître ces murs respectables dans lesquels, durant un demi-siècle, à côté de tant de spectacles instructifs et utiles, ont été données tant de fêtes pour l’imagination et pour l’esprit. L’histoire du Palais de l’Industrie, pendant ces quarante ans, serait l’histoire des arts français. Sa situation, ses dispositions, ses dimensions, son éclairage, ont exercé, sur les destinées mêmes et la pratique de ces arts, une influence, tantôt heureuse, tantôt fâcheuse, mais très réelle et très visible, et dont on peut aujourd’hui mesurer retondue. N’est-ce pas sa situation, avenante et presque centrale, sur la plus belle promenade de Paris, à portée des quartiers actifs, qui a développé, dans toute la population, le goût même des expositions ? Ne sont-ce pas ses dispositions, si aisément modifiables, qui ont permis tour à tour aux collections les plus diverses de s’y installer dans tous leurs avantages, et, notamment, aux expositions d’arts décoratifs et industriels, soit rétrospectives, soit modernes, de développer à la fois un goût plus libre et des connaissances plus étendues dans le public et dans les producteurs ? En ce qui concerne les Salons mêmes, n’est-ce pas là que, pour la première fois, les tableaux ont pu être tous placés en bon jour, dans des salles de grandeurs diverses, et que les statues ont pu être disposées en plein air dans leur milieu naturel ? C’est par suite encore de l’ampleur des salles et de leur éclairage haut, égal, éclatant, que le nombre des peintures exposées s’est si notablement accru ; que le groupe restreint des artistes s’est de plus en plus grossi d’un contingent mêlé d’amateurs et d’apprentis ; que tant de peintres ont délaissé les cadres de petite dimension trop facilement écrasés, dans ce pêle-mêle et cet entassement, pour se perdre en de vastes toiles attirant plus vite l’attention ; que toutes sortes d’habitudes d’improvisation, de réclame, d’excentricité tapageuse se sont développées ici, au détriment de la sincérité, jusqu’à ce que, sans cesse grandissantes et se croyant encore emprisonnées dans cet immense local, elles aient enfin débordé au dehors pour trouver encore plus d’espace, plus d’indépendance, plus d’indiscipline. Dès l’ouverture des Salons de 1857 et de 1859, succédant, au Palais, à l’Exposition universelle de 1875, les artistes et les critiques clairvoyans pressentirent, en partie, les conséquences futures de ce nouveau régime, les excès divers d’une production plus hâtive et moins désintéressée, l’abandon et le mépris des traditions scolaires, l’exaltation et l’émiettement de l’individualisme, le désarroi du goût et l’instabilité des jugemens. A toutes ces causes d’une anarchie sans précédens, mais aussi d’une activité extraordinaire, dans le travail des peintres, sont venues depuis s’y joindre quelques autres. Le contact plus régulier avec les écoles étrangères, la multiplication des sensations incohérentes, résultant de la facilité des déplacemens par les chemins de fer et de l’abondance des reproductions par la photographie, n’ont pas moins contribué à augmenter la diversité désordonnée de tendances et de recherches dans laquelle se débattent actuellement les artistes. Les Salons de 1897 où s’accentue, plus encore qu’en 1896, un effort très marqué, chez beaucoup de jeunes hommes, au Champ-de-Mars comme aux Champs-Elysées, pour se ressaisir et pour reprendre pied sur le terrain solide des traditions éprouvées et de l’observation naturaliste, vont nous montrer d’ailleurs qu’avant eux les seuls artistes ayant traversé, sans encombre, cette période confuse, sont précisément ceux dont l’esprit a été constamment dirigé par les mêmes principes. Jamais il n’a été plus nécessaire aux peintres de se rappeler le vieil adage : Ars longa, vita brevis ; jamais non plus il ne leur a été plus difficile de l’appliquer, car jamais la vie n’a été plus raccourcie et plus encombrée par des tentations, des obligations, des conventions de toute sorte qui dispersent et qui usent l’âme de l’artiste ; jamais non plus il ne leur a été plus difficile de se mettre en pleine possession de leur métier, de ce métier si admirable mais si compliqué, qu’ils apprennent, en général, trop hâtivement et trop tard, et dont l’étude est troublée, chez beaucoup d’entre eux, par des préoccupations excessives du procédé à la mode et des apparentes nouveautés.


I

Les jeunes peintres qui, en cette pénible fin de siècle, projettent, comme c’est leur devoir, d’accomplir à leur tour quelque entreprise glorieuse et nouvelle, auraient tort de s’imaginer qu’autrefois, en inaugurant ce palais, leurs aînés et leurs maîtres, en 4857 et 1859, n’étaient pas enflammés par d’égales ambitions. Les souvenirs de l’incomparable fête de 1855 étaient encore trop présens à l’esprit pour qu’on pût s’endormir. A Paris les derniers romantiques, les néo-grecs, les éclectiques, les idéalistes et les naturalistes se groupaient autour de Delacroix, Ingres, Couture, Gleyre et du bruyant Courbet, qui venait de pousser, dans la bataille, le cri de « réalisme ». Dans la banlieue, autour de Fontainebleau et de Cernay, on travaillait et on rêvait en silence, à l’exemple de Corot, Théodore Rousseau, Millet. A Rome aussi, l’on commençait, d’instinct, à se détourner des lourds Bolonais pour retourner vers les vrais maîtres, vers l’antiquité grecque et la jeune Renaissance. Partout c’était la même ardeur laborieuse, presque partout aussi le même désintéressement, le même mépris pour les succès faciles, la même modestie. Si l’on ne se croyait guère en passe de faire oublier jamais les génies virils qui avaient éclairé le commencement du siècle, on s’efforçait du moins de leur succéder sans indignité.

Il y avait d’ailleurs un point sur lequel presque tous les groupes, rivaux ou ennemis, et même les anecdotiers spirituels, tombaient absolument d’accord : c’était, dans l’art de peindre, l’importance capitale du métier. Les uns voyaient le salut dans la détermination scrupuleuse des formes, dans la pureté et le rythme de la ligne ; les autres le cherchaient dans la force et dans le jeu des tonalités, dans l’emploi d’une matière riche et généreuse ; mais tous ne voulaient demander leurs moyens d’expression qu’à la précision du dessin et à la qualité de la couleur, et tous se méfiaient, comme d’une peste, de la littérature et de ses conseils. Le même fait se renouvelle, en France, chaque fois que la littérature, dans une nation plus littéraire qu’artiste, comme la nôtre, a joué, trop longtemps, de mauvais tours aux peintres et aux sculpteurs en leur faisant abandonner la proie pour l’ombre, l’objet pour le sujet, l’exécution pour l’intention, la réalité pour l’apparence. On se redisait que la sentimentalité de Greuze, l’héroïsme gréco-romain de David, l’esprit anecdotique de Paul Delaroche, les aspirations mystiques d’Ary Scheffer, avaient compromis chez ces grands artistes mêmes les plus rares facultés aux applaudissemens de la critique et de la mode ; on se rappelait à quel degré de faiblesse et d’impuissance ces préoccupations étrangères ou accessoires avaient réduit leurs imitateurs. Ingres et Delacroix, deux esprits exclusifs, deux praticiens passionnés et consommés, l’un dans la recherche de l’expression linéaire, l’autre dans la science de l’expression colorée, semblaient, presque seuls, être restés debout dans ce grand désarroi. C’est donc autour d’eux, comme autour des sauveurs, qu’on s’efforçait d’apprendre le métier nécessaire, de s’assurer, avant tout, ces outils indispensables, le dessin exact ou la belle couleur et, autant que possible, les deux à la fois.

Beaucoup de ceux qui s’affirmèrent ou qui débutèrent de 1857 à 1884 ont disparu prématurément et, parmi eux, des maîtres tels que Paul Baudry, Benouville, Cabanel, Delaunay, Fromentin, Millet, Courbet, Daubigny, Chintreuil. Les survivans, pourtant, sont nombreux encore. Sans parler de MM. Puvis de Chavannes et James Tissot que nous retrouverons ailleurs et de M. Gustave Moreau qui se dérobe, ce sont ici, avec les deux doyens du paysage et de l’histoire, M. Français, né en 1814, et M. Hébert, né en 1817, leurs suivans immédiats, MM. Harpignies (1819), Gérome (1824), Bouguereau (1825), Jules Breton (1827), Henner et Paul Dubois (1829), Bonnat et Vollon (1833). En donnant, par rang d’âge, la liste de ces vétérans, nous dressons presque aussi la liste des peintres qui, à quarante ans d’intervalle, attirent encore, le plus, au Salon de 1897, l’attention publique, comme ils l’attiraient dans leur jeunesse aux Salons de 1857 et des années suivantes. Ce n’est pas, en tout cas, chez eux que les yeux sont affligés par les plus fâcheuses apparences de pénibles caducités ou d’impuissances prétentieuses. Glorieuse et légitime récompense de la conviction réfléchie et soutenue, de la conscience tranquille et scrupuleuse avec laquelle toute cette génération a loyalement accompli sa tâche, et démontré par l’exemple, à celles qui la suivent, ce que valent, en définitive, pour le développement du talent et l’affirmation de la personnalité, dans les arts comme ailleurs, le respect du passé, l’amour de la vérité, la méthode dans l’étude, la suite dans la volonté.

En 1857 et 1859, M. Hébert, déjà célèbre depuis la Malaria, exposait les Fiénarolles de San Angelo, Rosa Nera à la Fontaine, et les Cervarolles, avec plusieurs portraits, dans lesquels sa sensibilité poétique, devant les êtres vivans, se revotait d’une enveloppe déjà plus colorée et plus souple. Depuis cette époque, M. Hébert n’a cessé d’apporter une passion de peintre, de plus en plus délicate et consciencieuse, dans l’exécution de tous les morceaux, petits ou grands, qui sont sortis de son atelier, et cet amour soutenu et scrupuleux de son art lui a épargné tous les affaiblissemens qui résultent parfois d’une longue pratique. Sa Vierge au chasseur et son Portrait de Mme Hébert n’occuperont pas, dans la longue série de ses œuvres, la moins bonne place. Le portrait sera même, peut-être, considéré un jour comme un de ses chefs-d’œuvre. De fait, M. Hébert n’a jamais apporté, dans la restitution fidèle d’une image aimée, un accent à la fois plus ferme et plus ému, une aisance plus savante et plus séduisante de coloriste et d’harmoniste. La figure, de dimensions réduites, vue jusqu’aux genoux, s’enlève sur un de ces fonds de verdure ensoleillée chers à l’artiste. Debout, de face, tête nue, avec des cheveux très blonds et des regards très bleus, elle tient dans les mains un petit chien à poils roux. La précision souple et vivante de toutes les formes, le jeu naturel et savant des colorations savoureuses, des pénombres exquises, et des taches lumineuses, font de cette petite toile, si bien remplie, un régal pour les yeux.

Il n’y a guère moins de charme extérieur dans la Vierge au chasseur dont l’orchestration colorée est une des plus doucement chaleureuses qu’ait conduites ce savant pinceau ; les personnages seulement nous en sont trop connus pour que nous éprouvions, à leur rencontre, le même sentiment vif et profond. Ce n’est pas que nous songions un instant à reprocher à M. Hébert, non plus qu’à aucun artiste, de s’attacher, pour le perfectionner, à la reproduction d’un type choisi. Lui faire, à lui et à ses contemporains, ce sot procès, ce serait le faire à tous les maîtres du passé, à Rubens comme à Léonard, à Watteau comme à Corrège, à Prudhon comme à Michel-Ange. Nous ne nous étonnons donc point de retrouver, sous les traits de la Madone, la noble dame aux traits réguliers, costumée à l’orientale, et, sous ceux du petit Jésus, le blondin délicat et frisé, dont raffole également notre religiosité mondaine. Le sujet même ne nous blesse point, comme il a fait certaines piétés austères. Un jeune tireur d’arc, un gars d’Italie, brun et bouclé, un saint Jean, si vous voulez, vient de tuer un oiseau et l’offre à l’Enfant Jésus ; le Bambino se détourne avec un petit mouvement d’effroi ; n’est-ce pas une de ces scènes enfantines auxquelles se plaisaient les bons imagiers ou enlumineurs du moyen âge ? On peut seulement regretter que la littérature, trahissant encore cette fois l’artiste, lui ait fait joindre à sa bonne peinture une citation sentimentale qui en subtilise l’intention et l’a induit à raffiner, dans le sens de la mignardise, son type accoutumé, au lieu de le simplifier, dans le sens de la naïveté.

L’un des jeunes artistes qui, en ce Salon de 1857, avec Paul Baudry, l’auteur de la Fortune et l’Enfant, nous parut à tous rapporter d’Italie le sentiment le plus pur de la beauté, c’était M. Bouguereau. On savait que, l’un des premiers, abandonnant les formules scolaires, il s’était rafraîchi les yeux et l’esprit par l’étude assidue des fresquistes florentins et de la libre antiquité ; et ses figures décoratives, peintes à la cire, le Printemps, l’Été, l’Amour, l’Amitié, la Fortune, les Heures du jour, obtinrent un succès de grâce et de nouveauté dont on trouve l’écho dans tous les journaux du temps. Son envoi (le nombre des peintures n’était pas alors limité) se complétait par un Retour de Tobie où son talent se montrait sous un autre aspect, l’aspect sentimental. Depuis lors M. Bouguereau n’a cessé, chaque année, avec une régularité qui attire le respect des uns et qui excite l’ironie des autres, d’apporter, presque toujours en parallèle, une idylle mythologique et une scène religieuse. En 1897, il ne manque pas à ses habitudes, et ses admirateurs des deux mondes, qui sont nombreux devant la Blessure d’amour et la Compassion, ont protesté, non sans raison, contre l’indifférence ou le mépris dont les novateurs irrévérencieux affectent d’accabler ces peintures sages et soignées. Le fait est que si on l’a trouvé charmant hier, pourquoi le trouverait-on détestable aujourd’hui ? Sa façon aimable de présenter les choses sera toujours celle qui plaira à bien des honnêtes gens et l’on pourrait y mettre beaucoup moins d’art. La Blessure d’amour, une nymphe taquinée par les petits Amours dont l’un l’a blessée d’une flèche, se présente avec cette clarté moelleuse dans le rythme des lignes assouplies et dans l’harmonie des blancheurs nacrées qui justifient le succès de ses nudités décentes. C’est toujours là le meilleur côté du talent de M. Bouguereau. L’égalité paisible de sa facture tendre et lisse s’adapte moins bien à des sujets douloureux comme la Compassion (le Christ en croix contre lequel vient s’appuyer, comme pour mettre en commun leur peine, un plébéien portant, lui aussi, sur les épaules, une lourde croix). Il semble qu’en une allégorie si poignante et si tragique on eût trouvé volontiers plus d’angoisse dans les expressions, plus de souffrance dans les corps, plus d’énergie dans les mouvemens, plus de trouble, de chaleur, de pitié, de vie, quelque lumière moins calme et un paysage moins indifférent.

En 1857, M. Gérome, par la décision fine et précise de son style, par l’ingéniosité de ses compositions, par la variété et la sagacité de ses observations, agrandissait déjà singulièrement le champ de la peinture anecdotique et ethnographique. Ceux qui connaissent l’histoire de l’art contemporain savent quelle action rapide exercèrent, en des sens bien différens, deux au moins de ses tableaux alors exposés : la Sortie du bal masqué, sur les peintres de la vie parisienne, la Prière chez un chef Arnaute, sur les peintres orientalistes. Les années suivantes, le Roi Candaule, César, Phryné n’avaient pas moins de retentissement et créaient l’école archéologique. M. Gérome n’a pas été moins fécond que M. Bouguereau, il a suivi sa voie avec la même rectitude ; il a seulement ajouté, chemin faisant, à sa renommée de peintre une renommée non moins justifiée de sculpteur. On retrouve dans ses œuvres de cette année ses qualités accoutumées, dans la Fuite en Égypte un sentiment profond et délicatement exprimé du calme, du silence, de la nuit, du désert, dans l’Entrée de Jésus à Jérusalem, avec l’exactitude toujours curieuse du paysage, cet agrément et cette netteté de mise en scène qui assurent toujours à ses compositions, reproduites par la gravure, une rapide et légitime popularité.

Les portraits de MM. Bonnat, Henner, Paul Dubois tiennent toujours le premier rang dans cet ordre de productions. Tant que des artistes de cette valeur conservent de bons yeux et une bonne main, c’est assurément une grosse sottise de leur reprocher une monotonie qui n’est qu’apparente et qui ne l’est même que pour des regards peu exercés. N’est-ce pas en maniant avec patience le même outil que l’ouvrier apprend à s’en mieux servir ? Nous ne voyons guère le profit qu’ont tiré tant de jeunes artistes à changer de procédé suivant les modes, presque chaque année, alors que nous constatons, chez ceux-là, les résultats obtenus par la persévérance. Si l’on pouvait comparer les portraits exposés par M. Bonnat en 1857 avec son Portrait de M. Joseph Bertrand, de l’Académie française, on les trouverait, sans doute, à côté de cette effigie énergique, incertains ou pesans. Jamais M. Bonnat n’a sculpté, en plus belle pâte, dans un relief plus accentué, avec une exactitude et une solidité plus vivantes des dessous osseux et des enveloppes cutanées, plus franchement, ni plus hardiment, une physionomie si singulière et si caractérisée. La virilité de l’esprit qui anime ce masque puissant et qui en éclaire toutes les irrégularités parlantes, épatement du nez, écrasement des lèvres, inégalité des yeux graves et perçans, a trouvé là, pour l’exprimer, une virilité d’art qui ne fut commune en aucun temps, mais qui, dans le nôtre, en ces heures de débilité et d’abandon, prend un caractère d’héroïque et nécessaire protestation. On n’a jamais mieux prouvé ce que peut contenir de poésie saine et forte la fidélité hardie et complète à la réalité, la simple exaltation et accentuation du fait naturel. C’est aussi par une scrupuleuse et attentive étude de son modèle que M. Paul Dubois donne une si haute valeur à ses portraits ; l’analyse, plus discrète chez lui, songe moins à faire saillir le caractère physique qu’à déterminer l’expression morale ; comme M. Bonnat, il dédaigne tous les accessoires, croyant que le visage humain doit parler seul et par lui-même ; mais ses procédés de peintre sont si modestes, autant que la tenue de ses figures, que le public passe souvent devant lui sans s’arrêter. Chez M. Henner, on le sait, la soumission à la réalité n’est point aussi frappante ; ses interprétations des physionomies contemporaines semblent parfois si personnelles et si audacieuses qu’on croit n’avoir affaire qu’à d’admirables fantaisies d’un harmoniste passionné. Des deux bustes de femmes qu’il expose, l’un en robe rouge peut sembler, en effet, un morceau de bravoure d’une virtuosité trop rapide et déjà connue ; mais l’autre, celui de la jeune fille aux yeux gris, avec les longs cheveux flottans, poussé et caressé dans les pénombres et les demi-teintes, avec un soin et une délicatesse extrêmes, donne, par l’expression particulière de tout, le visage, le sentiment d’une réalité charmante délicatement ressentie et délicieusement exprimée.

Malgré la valeur des peintres d’histoire et de portrait, de 1855 à 1870, c’est, on le sait, le groupe des peintres rustiques qui exerça sur toute l’école l’action la plus nouvelle et la plus féconde. Ce sont les paysagistes, peuplant ou non leurs paysages de figures, les uns plus poètes et plus classiques, comme Corot et Millet, les autres plus réalistes et plus familiers, comme Théodore Rousseau, Daubigny, Troyon, Courbet, qui accoutumèrent peu à peu les yeux à une liaison plus naturelle et plus intime entre les figures et le milieu ambiant, à plus de sincérité et de simplicité dans la représentation des choses et des gens, à une clarté plus fraîche de la lumière librement répandue en plein air ou dans des intérieurs moins artificiels, ce sont eux, en un mot, qui ont préparé toute l’évolution, non terminée encore, de l’imagination contemporaine dans le domaine de la peinture. Des maîtres qui, de bonne heure, ont pris une part active à cet admirable mouvement il nous reste quelques-uns : MM. Français, Harpignies, Busson, Bernier, Jules Breton, Vollon, etc., et le Salon de 1897, après quarante, cinquante et soixante ans d’activité, ne semble pas montrer, vis-à-vis de leurs cadets, ces rudes travailleurs en décadence, bien au contraire. M. Français, le plus ancien, ne se rappelle à nous que par deux études graves et charmantes, la Vallée de Cernay et le Ravin de Gihard, où la distribution facile des lumières apaisées parmi les étagemens des terrains bien assis et les masses des végétations bien construites atteste toujours une forte maîtrise ; mais on peut dire qu’il est présent dans toutes les salles, tant son influence s’y marque, de plus en plus, chez nombre de jeunes paysagistes s’inspirant de sa méthode pour lire avec clarté dans le panorama le plus compliqué et le plus embrouillé, et pour en dégager, avec les élémens essentiels, la signification durable et profonde par le rythme linéaire et l’harmonie colorée.

M. Harpignies, dont la personnalité si marquée ne s’est pourtant développée qu’avec lenteur, n’a pas été indifférent aux exemples de son vieil ami. Ses deux derniers paysages, les plus beaux du Salon, résument, avec une gravité puissante, tout l’effort d’une longue vie passée dans la contemplation réfléchie de la nature apaisée et apaisante. Comme chez M. Français, chez M. Harpignies, c’est d’abord la belle et solide ordonnance des premiers plans, arbres et terrains, au-delà desquels, sur des fonds tranquilles, s’étale une large lumière, qui attire et retient les yeux ; mais chez M. Harpignies, on trouve plus d’austérité, moins de distractions par le détail lumineux, une passion particulière et virile pour le grand silence et la grande solitude, et cette construction, plus rigide, prend un aspect pour ainsi dire monumental. Soit qu’on regarde, au fond de sa Solitude, s’éteindre les dernières lueurs du couchant, soit qu’on se sente doucement pénétré, devant les Bords du Rhône, par la sérénité calme d’une tiède matinée, l’impression éprouvée est toujours une impression prolongée et intense, une impression simple et durable, ou plutôt une forte synthèse des impressions infiniment nuancées que l’artiste a successivement éprouvées devant le même site, dans les mêmes occasions. C’est seulement par degrés que nous en pénétrons tous les détails, que nous saisissons et que nous comprenons tout ce qu’il a réuni de sensations accumulées dans les silhouettes et les masses fortement caractérisées de ses arbres, dans les dégradations multiples et savantes de ses terrains et de ses perspectives, dans les vibrations infinies et délicates de l’atmosphère fluide et de la pénétrante lumière.

C’est donc l’impression classique, dans le vrai et bon sens du mot. Or, l’on peut voir, par ces exemples typiques, combien elle diffère de l’impression fugitive et agitée, telle que la recherchent et la comprennent, par un légitime besoin de nouveauté et un perfectionnement logique de la vision, un certain nombre de paysagistes contemporains. Pour rendre la seconde, comme pour rendre la première, il faut, d’ailleurs, même lucidité d’analyse, même science des phénomènes, et une souplesse de main peut-être plus exercée encore. C’est là ce qu’oublient trop souvent quelques-uns de ceux qui se sont baptisés ou qu’on a baptisés du titre prétentieux d’impressionnistes, comme si la fonction essentielle des paysagistes n’avait pas toujours été de rendre, en la résumant plus ou moins, une impression reçue devant la nature ! comme si Ruysdaël, Claude Lorrain, Th. Rousseau, étaient moins impressionnistes que Van Goyen, Turner, Corot, parce qu’ils ont exprimé leurs impressions en un langage plus précis, plus détaillé ou plus condensé !

Voyons les successeurs immédiats de M. Français et de M. Harpignies, et nous les trouverons tous progressant avec la même sûreté, pour les mêmes raisons, si diverse que soit leur manière de voir. M. Vollon voit en brun où M. Harpignies voit en gris ; l’un montre autant de souplesse à couler ses pâtes de couleurs vives et légères, que l’autre met de rigidité dans sa touche nette et ferme. Mais, comme tous les deux apportent, en leurs études, autant de conscience et autant de science, les résultats sont identiques. Dans cette petite Vue d’un port de mer, par M. Vollon, quelle justesse d’impression et en même temps quelle exactitude de rendu ! Avec quelle précision légère, quelle sûreté délicate, sans une négligence, sans une insistance, toutes choses, constructions et navires, silhouettes et masses, solidités d’en bas et transparences d’en haut, sont indiquées, superposées, emmêlées et démêlées, dans un harmonieux accord de gris et de bruns d’une tonalité exquise ! Un peu plus loin, le Pouliguen, par M. Busson, d’une maîtrise moins hardie, mais d’une sincérité de plus en plus affinée, repose la vue par un jeu bien délicat de lueurs et de demi-lueurs ; et si le Chemin du Bourg, de M. Camille Bernier, et la Lisière de forêt, par M. Emile Michel, ne s’enveloppent pas d’une si molle caresse de lumière, on y sent, toujours, cependant, la main de maîtres expérimentés, l’un plus familier, l’autre plus énergique, dans la décision et le soin avec lesquels l’armature et la parure des grands arbres, qu’ils connaissent si bien et qu’ils aiment tant, sont présentés et exécutés. L’attitude des géans végétaux qui défendent la Lisière de forêt a même un caractère de majesté héroïque dans un style résolu, quoiqu’un peu détaillé, qui rappelle la grande manière de Paul Huet.

Bien que M. Zuber soit d’une autre génération, il a tant de rapports, et de si excellens, avec tous ces maîtres, qu’on peut le ranger parmi eux. Chez lui, même admiration silencieuse et discrète des grands et beaux spectacles de la nature, même désir de raconter ses joies intimes et profondes avec une fidélité émue, même science et même expérience pour le faire. Ses deux paysages, la Journée orageuse aux environs de Fontainebleau et le Lever de l’une au cap d’Antibes, sont tous deux de la plus belle venue. Dans l’un, l’angoisse muette et poignante de la terre écrasée de chaleur sous la menace mouvante des grands nuages prêts à éclater, dans l’autre la quiétude doucement mélancolique des grands oliviers caressés de lueurs pilles, sont rendues avec une touchante sincérité. Aucun cri, aucun éclat dans ces poèmes de la campagne ; tout y est dit pourtant, et bien dit, dans un langage serré, savamment sobre et délicieusement choisi, où le mot, c’est-à-dire la touche, est toujours juste et toujours à sa place.

M. Jules Breton, l’un de ceux qui inaugurèrent le plus brillamment le Palais de l’Industrie en 1857 et 1859, est aussi l’un de ceux qui auront jeté le plus d’éclat sur sa clôture. Entre la Bénédiction des blés et le Rappel des glaneurs (Musée du Luxembourg) et la Cueillette des olives, le talent de l’artiste s’est modifié, varié, assoupli ; il n’a point diminué. Au point de vue de l’expression pittoresque par le jeu des couleurs et des lumières, la Cueillette des olives témoigne même d’une expérience plus consommée, d’une observation plus délicate, d’une légèreté de main plus sûre d’elle-même. Au point de vue du caractère rustique, le sentiment est peut-être même plus libre et plus simple, et l’on n’éprouve aucun doute sur l’exactitude des mouvemens et des gestes de ces paysans vraiment saisis dans la naïveté de leurs occupations familières. Sur le champ plat qu’illumine doucement une lueur rosée du soleil, tombé là-bas, sous l’horizon, un paysan et une paysanne, debout, dressent, au milieu, un faisceau de gerbes, tandis que, sur le devant, deux jeunes filles se baissent pour ramasser à terre d’autres paquets d’œillettes (l’une de ces deux figures, celle de droite, tête nue, pieds nus, corsage flottant, est d’une poésie tout à fait charmante). A gauche, dans l’éloignement, quelques femmes plus âgées, coiffées de capelines, longeant le champ d’oeillettes, continuent la récolte. Quel plaisir on éprouve à sentir dans toutes ces attitudes, dans tous ces gestes, dans tous ces airs de tête, les charmes de la vérité simplement sentie et délicatement exprimée ! Et quelle joie de sensations saines donnée par l’exquise et savante résonance de toutes les notes de couleurs tendres et apaisées sous le doigté léger et savant du peintre-poète dans le calme grave de ce tiède crépuscule ! L’influence de M. Jules Breton sur les peintres campagnards, depuis quarante ans, n’a pas été moindre que celle de M. Français sur les paysagistes ; cette dernière œuvre n’est point faite pour en diminuer l’action. N’est-il pas naturel que cette action se soit exercée d’abord en famille ? Dans le groupe, de grandeur naturelle, peint par Mme Démont-Breton, A l’eau, une paysanne entraînant vers la vague un enfant nu qui pleure et qui résiste, on retrouve le goût paternel pour la fusion caressante de la lumière autour des formes, en même temps qu’une fermeté, toute masculine, dans le dessin des nus. On pourrait encore trouver, parmi les survivans de 1857 et de 1859, d’autres peintres dont le talent, grâce à une conviction soutenue, s’est mûri sans déchoir ; nous nous contenterons de citer M. Appian, de Lyon, le contemporain de M. Harpignies, avec son Commencement de Crépuscule.


II

C’est par les mêmes qualités de persévérance réfléchie dans leurs études et d’obéissance sincère et constante à leur tempérament que, dans la génération intermédiaire, celle qui a fait ses débuts entre 1860 environ et 1875, mais qui fut déjà plus troublée et plus incertaine, un certain nombre de peintres ont survécu au trop prompt naufrage de la plupart de leurs compagnons, victimes d’une versatilité stérile ou d’ambitions disproportionnées. Nous regrettons, cette année, de ne point trouver ici quelques-uns des meilleurs d’entre eux, MM. Cormon, Luc-Olivier-Merson, François Flameng, Morot, Maignan, par exemple, mais nous nous consolerons de ces absences momentanées avec MM. Fantin-Latour, Jules Lefebvre, Jean-Paul Laurens, Benjamin-Constant, Humbert et quelques autres.

Avec quelle modestie discrète et quelle patience convaincue, depuis ses débuts, si admirés des connaisseurs aux Salons de 1864 (Hommage à Delacroix) et de 1865 (le Toast), M. Fantin-Latour, l’un des premiers rénovateurs, avec Feyen-Perrin, du portrait collectif ou tableau de corporations, n’a-t-il pas poursuivi à la fois, dans la plus digne retraite, ses études de praticien érudit et raffiné et ses rêveries de lettré et de musicien ! C’est avec un art charmant qu’il mêle, dans ses petites fantaisies décoratives, les réminiscences de Corrège, de Prudhon, des Vénitiens, se montrant là dilettante aussi délicat qu’il reste dans ses portraits interprète honnête et scrupuleux de la réalité. Sa facture très particulière, piquée, hachée, pointillée, dont l’imitation, surtout en de grandes toiles, est si dangereuse, est maniée par lui avec une habileté extrême dans son Heure de Nuit, une petite figure allégorique et classique, très finement rajeunie. C’est aussi par des analyses heureuses de la lumière attendrie autour des formes vivantes, nues ou drapées, dont elles caressent et révèlent la grâce ou la beauté que se distinguent une étude de dame, en robe de chambre, assise, Auprès du feu, par M. Tony Robert-Fleury, et une étude de jeune femme se promenant dans un bois, Intimité, par M. Raphaël Collin, ainsi que sa petite Biblis. Le talent de ces deux artistes, en se condensant dans de moindres toiles, s’est assoupli chez le premier et raffermi chez le second. Auprès d’eux, M. Dantan, qui fut l’un des premiers à faire jouer, avec charme, la lumière franche et crue du plein jour dans la blancheur des murs, des marbres, des étoffes, des chairs, et en faire sortir mille accords subtils et inattendus, continue sur ce point, avec la même virtuosité, ses études ingénieuses dans ses Intérieurs d’atelier dont l’un est celui du sculpteur Aube. Toutefois, c’est à la section des pastels qu’on peut le mieux apprécier le développement de son talent en deux excellens morceaux, le Déjeuner et le Portrait de Mme E. . C

Ce n’est point par ces harmonies indécises ou subtiles de la lumière que sont attirés d’ordinaire MM. J.-P. Laurens, Detaille, Benjamin-Constant, praticiens plus virils et plus résolus, dont la vision est plus simple, la touche plus franche et plus nette, parfois même, chez les deux premiers, franche jusqu’à la rudesse et nette jusqu’à la sécheresse. Rudesse et sécheresse, c’est ce que des yeux accoutumés aux mollesses fondantes du paysage décoratif ou aux colorations joyeuses du paysage réel tel qu’on l’a compris en ces derniers temps, s’étonnent d’abord de trouver dans cette immense vue panoramique d’un coin du Lauragnais destinée par M. J.-P. Laurens à la salle du Capitole à Toulouse. Le peintre des Mérovingiens et des Albigeois a mis à détailler l’âpreté du paysage natal, avec la dureté de ses lignes rigides et de ses tons de cendre ou de sang dans les terrains brûlés, sous la brutalité de la lumière, toute l’énergie rigoureuse qu’il apporte dans ses restitutions historiques. Même conscience, même austérité, même indifférence pour le charme, même force aussi de caractère et d’exactitude qui s’impose par la fermeté implacable de l’exécution. Les laboureurs encapuchonnés qui, sur les premiers plans, poussent, avec une lenteur triste, leurs couples de grands bœufs dans la longueur monotone des sillons silencieux, sont des rustres du moyen âge. Le paysage aussi, avec ses partis pris naïfs et énergiques de plans superposés et de divisions régulières comme les sections d’un plan cadastral, et ses minutieuses exactitudes du détail végétal, est un paysage du moyen âge, une miniature agrandie avec tout le charme sain de cette maladresse émue et honnête que nous admirons chez les Van Eyck, les Limbourg, les Fouquet. Il est clair que M. J.-P. Laurens l’a voulu ainsi, car nous n’avons qu’à regarder le Portrait de son fils Pierre, par le même artiste, pour savoir combien sa facture, à l’occasion, peut devenir souple, brillante, libre, joyeuse. Ce jeune homme, au teint frais, aux yeux vifs, en vareuse grise, les jambes croisées, est un morceau remarquablement enlevé, avec une virtuosité franche et heureuse, qui est celle d’un bon naturaliste et non seulement celle d’un dilettante bien informé.

Combien cette virtuosité est moins étourdissante, mais combien elle est plus saine, plus féconde, moins dangereuse, que cette virtuosité littérale et quasi pédantesque dans laquelle s’enferme M. Roybet ! L’extraordinaire habileté de M. Roybet est hors de cause ; on peut même ajouter qu’en un temps où le métier est si fort négligé, il nous a rendu grand service en prouvant, par son exemple, ce que vaut un bon et savant ouvrier. Jamais même il ne s’est approché plus près de son dernier modèle, de Frans Hals, qu’il ne l’a fait cette année, dans son Porte-Étendard, et dans son Philippe Cluvier. Au premier abord, de loin, on croit apercevoir deux œuvres inédites du maître de Harlem, deux œuvres de son bon temps, de 1630 à 1640, un peu défraîchies, il est vrai, un peu baissées de ton, moins joyeuses et moins vives, mais savamment enlevées, avec les coulées de pâtes et les rehauts opportuns, par sa manœuvre accoutumée. Les têtes sont modernes, sans doute, des têtes connues (le Porte-Étendard est le paysagiste Guillemet), étudiées sur le vif avec une acuité remarquable, mais, en s’affublant de costumes hollandais, voici qu’elles ont pris aussi l’air hollandais, en sorte que tout cet appareil savant, et toute cette incroyable habileté n’aboutissent, en somme, qu’à des pastiches. L’élève, déjà célèbre, de M. Roybet, Mlle Juana Romani, tout en suivant les enseignemens de son maître dans ses figures costumées, Dona Mona et Faustolla da Pistoja, y ajoute, soit dans le caractère et l’expression des têtes, soit dans l’allure ou les ajustemens, une pointe de fantaisie et de liberté qui vivifie son dilettantisme. Toutefois, en fait de portrait ou de représentation de la vie moderne, tout ce qui ne sent pas la vérité immédiate, la réalité franchement interrogée, n’est plus guère de nature à nous séduire sérieusement ; aucun travestissement, aucun costumage historique ou mythologique ne vaut, désormais, la franchise d’une beauté sans déguisement ou l’honnêteté d’une laideur sans hypocrisie. M. Détaille est loin d’avoir, dans sa touche, le brio et l’entrain de M. Roybet ; mais ce qu’il y met de justesse et de sagacité lui appartient, du moins, en propre, et personne n’apporte plus visiblement dans ses analyses de la figure contemporaine cette vieille qualité française qui suffisait aux Clouet, aux Lépicié, aux RBilly, aux Meissonier, la loyauté. La précision des physionomies, la vérité des attitudes, donnent à tous les portraits groupés dans son petit tableau des Funérailles de Pasteur une valeur iconographique et historique qui grandira encore avec le temps ; il suffit d’admirer cette exactitude pour voir ce qui manque à la plupart des grands tableaux officiels, très nombreux dans les deux Salons, où des artistes, jeunes ou vieux, ont voulu grouper des personnages vivans ; la prestesse ou l’aplomb de la facture n’y ont pu remplacer l’autorité et le charme que donne seul le respect consciencieux de la vérité. MM. Benjamin-Constant et Jules Lefebvre ne sont pas, tant s’en faut, des artistes indifférens aux conseils du passé. On peut même dire d’eux, à leur louange, comme on a pu le dire de Reynolds, de David, de Prudhon, d’Ingres, de Baudry, de Ricard, de Delaunay, qu’ils ne cessent de retourner à l’école. L’admiration d’Ingres, depuis quelques années, a notamment apporté à M. Benjamin-Constant, d’abord plus exclusivement coloriste, des qualités nouvelles de force et de style ; mais si cette admiration se traduit chez lui, d’une façon marquée, par certaines parentés d’exécution, on n’y peut voir pourtant ni la soumission d’un imitateur servile, ni l’abnégation d’un pasticheur indifférent ; on y suit, au contraire, le travail personnel de l’artiste en progrès qui se complète chaque jour par l’assimilation et par l’observation. L’œuvre la plus importante de M. Benjamin-Constant, le portrait en pied de S. A. R. Mgr le Duc d’Aumale, excitait déjà la curiosité, avant que le crêpe funèbre déposé au pied du cadre n’y attirât chaque jour le pèlerinage des visiteurs respectueux. Aujourd’hui l’on croit voir une sorte de pressentiment dans le choix que le prince avait fait d’un paysage d’automne, sous un soleil pâle, pour s’y asseoir, muet et pensif, au retour d’une promenade ou d’une chasse, et dans cette expression générale de fatigue mélancolique qui, de son vivant, avait surpris jusqu’à ses familiers, tant elle semblait contraire à la vaillance toujours virile de cette âme fièrement accoutumée aux injustices du sort autant que résolue à n’en point laisser amollir son courage, ni troubler son intelligence, ni lasser sa bonté. C’est avec une émotion visible que le peintre a étudié cette noble figure, et cette émotion même semble avoir, en quelques parties, retenu la virtuosité habituelle de son pinceau ; l’aspect de son œuvre n’a pas, semble-t-il, d’un bout à l’autre, notamment dans la tenue du corps, dans l’accent de la physionomie, dans leur liaison avec le paysage, la résolution magistrale qu’on était en droit d’y chercher, Avec la figure plus familière et plus simple de M. Ernest Chauchard, à mi-corps, M. Benjamin-Constant a retrouvé toute sa décision. L’épanouissement du visage frais et ouvert, avec ses rougeurs franches, entre les blancheurs vives des cheveux courts et des longs favoris, la carrure solide et paisible du corps, la fermeté vigoureuse des mains grasses et souples, sont rendus avec la franchise assurée d’un excellent dessinateur et d’un beau coloriste. Le métier, chez M. Jules Lefebvre, n’est point si robuste, ni si riche, ni si éclatant ; il semble même qu’en analysant de plus près, avec une acuité de vision et une conscience d’analyse toujours croissantes, les visages et les gestes humains, cet honnête et fin portraitiste s’efforce d’alléger son dessin de toute surcharge et de tout éclat pouvant en compromettre la pureté. Cette façon grave et naïve, et dépouillée de tout artifice, de fixer légèrement sur la toile une silhouette à peine teintée, suffit d’ailleurs à M. Jules Lefebvre, en ses bons jours, pour tracer des figures inoubliables, tant cette silhouette est juste et vivante dans le rythme exact et précis de ses lignes, tant ces teintes sont délicates et fines dans la distinction de leurs accords discrets. C’est le cas, si nous ne nous trompons, pour cette charmante figure de jeune fille en blanc, dans une chambre blanche, Mlle B…, dont le profil est à la fois si candide et si décidé, et dont les mains sont d’un dessin si tranquillement hardi. Le portrait même de M. le comte B. de C…, en pied d’aspect plus froid, et plus mince, a des qualités de tenue et de sincérité qu’on ne trouve guère ailleurs. Pour admirer, avec un jeu de colorations plus savoureuses, de beaux portraits, d’un style moins fier et moins sobre, mais d’une allure bien vivante et d’une exécution particulièrement habile, on n’a qu’à passer dans la salle voisine, où M. Ferdinand Humbert (un exemple aussi de réflexion, de conscience laborieuse, de progrès incessans ! ) expose M. André H… en costume d’escrime, et Mme la comtesse de B… en vêtemens de soirée. Cette dernière figure possède la plus rare des élégances, l’élégance sans affectation, et l’orchestration assoupie des gris chauds, des bleus apaisés et des blancheurs tièdes y est conduite avec une expérience consommée.


III

L’audace sied à la jeunesse. Ce qui lui sied plus encore, c’est la fraîcheur d’imagination et la chaleur de l’âme. Fraîcheur ou chaleur, c’est, à vrai dire, ce qu’on trouve le moins dans la plupart des vastes toiles où nos jeunes peintres s’épanchent le plus librement. Une sorte de lassitude inquiète et de désenchantement précoce donne à leurs rêves l’apparence d’une combinaison, laborieuse et sans joie, de réminiscences voulues, quand elle ne les transforme pas en cauchemars excentriques ou grossiers. Entre leurs yeux déjà blasés et la nature qui les appelle, flotte on ne sait quel voile grisâtre, éternellement tendu, quel jaune brouillard qui ternit la splendeur des roses et qui attriste le sourire des femmes. Quand la beauté leur apparaît, cette beauté dont ils se proclament les prêtres, c’est presque toujours déjà fanée et flétrie, avec des imperfections si blessantes ou des raffinemens si pervers qu’elle ne mérite plus guère ce nom, ayant perdu, entre leurs mains maladroites ou fébriles, toute la grâce, douce ou superbe, qui lui assure, dans la vie, la séduction pour les yeux et la domination sur les cœurs. La jeunesse, pourtant, semblait sourire dans les sujets choisis. « Les Noces de Flore », chuchote M. Lavalley, « Poésie », nous dit M. Surand, « le Printemps », murmure M. Franck-Lamy, « Songe d’une nuit d’été », nous assure M. Gervais, et ainsi de suite. Nous ne parlons là que des bonnes œuvres, de celles qui indiquent une certaine maturité de science, de la réflexion et du progrès. Toutes d’abord sont trop grandes, soit parce que les figures, trop rares ou mal groupées, ne les remplissent pas, soit parce que la force ou l’éclat de la peinture ne correspond pas à la grandeur du cadre, et c’est déjà une impression fâcheuse. Les Noces de Flore, de M. Lavalley, sont d’assez tristes noces, tristes par la mélancolie terne du jour incertain autant que par la langueur anémiée des nudités flottantes. C’est dans le halo spectral d’une projection électrique que le Zéphyr ailé, souffle du printemps, descend d’en haut, offrant sa main à Vénus qui va l’unir à celle de la déesse des fleurs. Mariage aux lanternes, ou, tout au moins, mariage au théâtre, sous des lueurs artificielles qui décomposent formes et couleurs. Les fleurs en sont toutes jaunies, et les carnations transpercées. Quant au vieux soleil, démodé et méprisé, on le met au rancart, parmi les accessoires. Cette contradiction foncière entre l’annonce faite et le spectacle donné, cette inconsistance surtout, terne et confuse, des figures presque insaisissables dans une agitation d’accessoires non moins confus laissent à peine constater ce que l’artiste a réuni là d’études sérieuses et de recherches délicates, tout ce qu’il a perdu là d’effort et de talent.

Dans la Poésie au clair de lune, par M. Surand, la plastique est plus accentuée, plus banale aussi et plus scolaire, sans aucune de ces nuances personnelles qu’on estime chez M. Lavalley. Un jeune étudiant, un poète, un symboliste sans doute, le col engoncé dans une lourde cravate noire, est assis sous un arbre, la nuit, près d’un fleuve. Il rêve. Que rêve-t-il en ce bel âge ? Des anges, comme Vigny ? Des muses, comme Ronsard ? Des orientales, comme Hugo ? Des déesses, comme Leconte de Lisle ? De belles amoureuses, chastes ou passionnées, comme Lamartine ou Musset ? C’est beaucoup plus simple. Son imagination est satisfaite par la vue de trois modèles féminins qui, déjà mis à nu, se roulent à ses pieds, tandis qu’un quatrième, debout, enlève son dernier voile, j’allais dire sa chemise. Ce n’est pas un sérail en plein air, c’est un atelier. Nulle transposition, nulle exaltation, par conséquent, peu de poésie, et, ce qui est pis encore, dans l’exécution, peu d’entrain, pas de couleur, rien de pris sur tout ce vif qui semble mort. M. Surand avait débuté par des essais plus hardis, d’une facture inégale, mais souvent chaude et forte, d’une conception assez personnelle. D’où vient cette excursion inattendue dans le domaine académique ? N’est-ce pas que lui, comme tant d’autres, se laisse, hélas ! troubler annuellement par le dernier qui parle ou le dernier qui réussit ? Fragilité déplorable des convictions, instabilité stérilisante des esprits qui, depuis vingt ans, accumule les avortemens et les désespoirs. Buvez donc dans votre verre, sans tant regarder au verre du voisin ; liqueur forte ou douce, la nature et la vie y verseront toujours quelque chose ; à vous de savoir vous en contenter.

M. P.-Franck-Lamy et M. Gervais suivent leur voie avec plus de décision. M. Franck-Lamy, depuis longtemps, cherche l’accord de figures féminines, ni trop réelles, ni trop rêvées, ni trop déshabillées, ni trop costumées, avec un paysage assorti. Il apporte, dans cette recherche, où quelques-uns le suivent, quelques qualités fort appréciables : de l’élégance et de la chasteté dans le choix des formes, de la grâce et de la distinction dans l’indication des mouvemens et dans le goût des ajustemens, avec beaucoup de pauvretés et de timidités dans le rendu et dans la tonalité générale, d’un aspect d’ailleurs délicat, qui compromettent ces qualités. En vérité, ce Printemps nous paraît bien peu frais, peu fleuri, peu brillant, pour un printemps idéal, à nous qui avons, autrefois, connu l’ancien printemps. Mettons, après tout, que c’est un printemps à la mode de 1897, une sorte d’hiver tardif ou d’automne précoce, avec l’inquiétude d’une saison manquée et d’une espérance trahie ; le décor, dans ce cas, est vraisemblable, et les jeunes femmes (un peu clairsemées), nous sembleront, comme elles sont, d’aimables apparitions, qu’on ne serrerait pas de trop près sans doute sans les briser, mais qui ont du charme et de la jeunesse dans leurs allures fugitives. Dans sa Folie de Titania (le Songe d’une nuit d’été), M. Gervais, s’inspirant de Shakspeare, aurait pu, sans inconvénient, distribuer aux fées qui entourent leur reine quelques légers habillemens et objets de toilette ; c’eût été plus conforme à l’esprit de la Renaissance, et c’était, pour une fantaisie de peintre, l’occasion d’agrémenter et de caractériser toutes ces figures, groupées au clair de lune, entre les troncs des pins et des chênes verts. Rien de plus contraire, en général, au plaisir des yeux, que ces brutaux assemblages, trop naïfs ou trop provocans, de figures uniformément nues, sous un prétexte quelconque, auxquels se complaisent, en ce moment, les quelques peintres qui se piquent encore d’amour pour la beauté plastique. Les Grecs et les Italiens même avaient presque toujours compris qu’une draperie bien placée, un voile habilement ajusté, contribuent, au contraire, à faire valoir la grâce ou l’excellence des formes autant qu’à donner sa valeur au mouvement et à l’expression. En privant ses fées de leurs ajustemens coutumiers, M. Gervais s’est privé d’un moyen pittoresque de liaison entre elles et le paysage. Telles qu’elles sont, ces fées ou ces nymphes qui s’amusent de la folie de leur maîtresse (c’est l’instant où Titania, ensorcelée par ce farceur de Puck, couronne de roses la tête d’âne gigantesque qui surmonte les épaules du sot Bottom) sont pourtant d’assez belles filles. L’héroïne elle-même, avant de poser Titania, a posé la Source chez Ingres ; elle en garde l’attitude et s’efforce d’en rappeler le style ; M. Gervais a cherché parfois ses inspirations en moins bon lieu. De ses quatre suivantes, l’une, assise au pied d’un arbre, en face du couple grotesque, se cache le visage pour mieux rire ; la seconde, debout, se dissimule derrière l’arbre ; les deux autres, aux extrémités, sont accroupies sur le gazon. Toutes sont modelées, sous une lueur frisante, avec soin et finesse, dans un sentiment d’art plus délicat que les nudités précédemment présentées par le même artiste.

Avec M. Henri Martin, pas d’erreur. « Vers l’abîme » nous crie-t-il d’une voix énergiquement chevrotante. Et, sur la gauche de sa grande toile, semble en effet, au bout d’une longue steppe, s’ouvrir quelque précipice vers lequel roule, arrivant du fond de l’horizon, une grande foule entraînée par un monstre étrange. A le voir de plus près, ce monstre n’est qu’une créature abjecte, sortie de l’égout où elle va rentrer, fille de trottoir affublée de grandes ailes de chauve-souris, dont les nudités flasques et malsaines essaient de se raviver par les transparences funèbres d’un peignoir de crêpe noir et les sanglantes rougeurs de ponceaux piqués à sa ceinture et dans ses cheveux. C’est vers cette basse Luxure, suffisamment caractérisée, cette Luxure de barrière, que se précipitent, en se bousculant, se renversant, s’écrasant, des cohues haletantes de damnés de tout sexe, de tout âge et de toute condition, au-dessus desquels tourbillonnent de longs vols de corbeaux. A distance, dans l’harmonie habilement combinée et dégradée des sables jaunissans, des montagnes bleuissantes, des cieux rougissans, les taches que juxtaposent ces nudités piquées de haillons bizarres projettent une sensation vive d’entraînement irrésistible. Si une conception de ce genre pouvait se réduire à un effet surprenant et bizarre, disons même, agréable, de kaléidoscope, on devrait se déclarer satisfait. Mais le peintre ne cache point qu’il a eu d’autres intentions, des intentions morales et des intentions plastiques. Nous sommes donc bien obligés de lui demander si son intention morale est réalisée par la hideur répugnante de sa prétendue séductrice, et si ses intentions plastiques le sont par l’inconsistance papillotante de tous ces corps enchevêtrés. Bien que M. Henri Martin se soit efforcé de corser sa facture, et que la plupart de ses figures soient d’un mouvement juste et expressif, il leur enlève trop encore de leur vraisemblance par son procédé de pointillage laborieux, pour que cette grande toile semble autre chose qu’une illustration agrandie de journal satirique et un échantillonnage curieux de tenture décorative.

Le désir de poésie qui agite les jeunes peintres ne se traduit pas toujours par des rêveries aussi morbides ; néanmoins, il faut bien constater que les formes féminines, costumées ou nues, qui flottent dans leur imagination ne respirent guère, en général, ni la santé, ni la gaieté ; la plupart sont malingres, chétives, vaporeuses, ou d’une distinction maladive péniblement accentuée par le maniérisme de l’attitude et la tristesse du paysage environnant.

On ne saurait nier qu’il y ait un certain charme d’élégance et de délicatesse dans l’Eve diaphane et insaisissable du Paradis, de M. Lévy-Dhurmer, dans les femmes fuyantes et mystérieuses de l’Air tiède du soir, par M. Boyé, de l’Illusion, de M. Bellery, du Tombeau de Daphnis, de M. Rieder, dans Au bord de l’eau, de M. Ridel, dans la Sicile, de M. Laurent et dans la plupart des toiles décoratives où apparaissent, en se tortillant, quelques silhouettes allégoriques. Mais combien tout cela est mince, indécis, conventionnel, dépourvu d’un sentiment jeune et personnel de vie ou de beauté ! Il y a plus d’effort vers une exécution plus franche et plus complète chez quelques peintres de légendes, religieuses ou mythologiques, notamment chez M. de Richemont, Autour du berceau (un ange berçant l’enfant pendant le sommeil de sa mère), M. Berges (Saint Georges vainqueur), M. Etcheverry (Naissance de Pégase), le premier plus sensible et aussi plus naturaliste, les autres plus coloristes ; chez M. Godeby (Adoration des Bergers), chez M. Maxence (Chanteuses), chez M. Paul-Albert Laurens (Glaukè et Thaleia), chez M. Desvallières (Le Soir), etc. Plusieurs de ces artistes sont des élèves de M. Gustave Moreau ou tout au moins des admirateurs et imitateurs de ce talent noble et précieux. On ne saurait que les féliciter d’apprendre chez un maître d’une si merveilleuse imagination et d’un enthousiasme si ouvert le mépris du trompe-l’œil banal et le goût des raretés savoureuses. Il ne faudrait point cependant que cette intelligence avisée des maîtres primitifs et exceptionnels, que cette légitime horreur des réalités grossières dégénérât chez eux en un dilettantisme inquiet qui les détournât longtemps de la seule fidèle et seule nécessaire inspiratrice, de la nature, pour les livrer en proie à la passion stérile d’une incessante curiosité.

L’exemple de M. Desvallières, un artiste si bien doué, qui abandonnant les solides et sérieuses études par lesquelles il débuta, pour amonceler dans son Annonciation, d’un échantillonnage si amusant, mais d’une conception si factice, toutes sortes de naïvetés des vieux maîtres qui se transforment, chez un moderne, en conventions insupportables, a de quoi faire réfléchir. Plus avisés sont ceux qui, comme M. Béronneau (Dans l’atelier) et M. Morisset (l’Aqua-fortiste) appliquent leur délicatesse de vision et leur habileté de touche (à des études de lumière dans un milieu contemporain. M. Sabaté, dont les débuts, dans le portrait, avaient été si fort remarqués l’année dernière, en appliquant les principes de son atelier à l’étude de l’architecture, dans l’Intérieur de Saint-Germain-des-Prés, a peint un excellent tableau, d’une chaude et forte harmonie, d’une impression exacte et grave. Bien que M. Thaner soit élève de MM. Robert-Fleury et Bouguereau, c’est aussi du côté de M. Gustave Moreau et surtout de Rembrandt qu’il regarde. La Résurrection de Lazare, d’une composition presque nouvelle, très réfléchie et bien condensée, groupe, sous une lumière habilement distribuée, un certain nombre de figures expressives, en de justes attitudes, avec des physionomies très caractérisées. Malgré un certain aspect jaunâtre et vieillot, dû à l’abus des tons sourds et ombrés, c’est un début très remarquable. M. Thaner est Américain.

Les étrangers, comme d’habitude, sont assez nombreux, et nous leur devons quelques bons exemples de peintures aussi bien exécutées que conçues. Le tableau, si simple et si poignant, de M. Struys, Consoler les affligés, est déjà populaire, et prouve une fois de plus combien il est inutile d’aller chercher midi à quatorze heures, quand on sait voir, sentir, comprendre et peindre. Dans un intérieur flamand, un prêtre, en soutane noire, est assis sur une chaise de paille, près d’une femme du peuple dont il tient les mains et qui pleure. Les figures sont de grandeur naturelle, serrées à l’étroit dans le cadre. Comme accessoires, quelques objets de ménage, au fond, sur un meuble ; les visages, tournés ou cachés, sont à peine entrevus : et c’est tout. Mais on sait combien M. Struys excelle à exprimer les sentimens, surtout le sentiment de douleur, par l’attitude et par le geste, et aussi par la gravité robuste de sa touche flamande, grasse, généreuse, colorée. C’est un modèle de composition et d’expression concentrée. On remarque, avec moins d’expression, des recherches de même ordre dans le tableau voisin d’un Espagnol, Triste Antesala, triste antichambre, l’antichambre d’un Mont-de-Piété, par M. Bilbao, dont le compatriote, M. Sorolla, nous donne, au contraire, dans la partie supérieure de son groupe d’Ouvriers cousant la voile en plein soleil, un des rares, trop rares spécimens de belle peinture gaie, vive, lumineuse, dans ce Salon mélancolique, si abondant en grisailles ennuyées.

N’exagérons rien cependant et, si nous en avions le temps, nous pourrions, parmi nos jeunes artistes, parmi les peintres de mœurs contemporaines, les portraitistes et les paysagistes surtout, relever un assez beau nombre de praticiens qui ne doivent nous laisser aucune inquiétude pour l’avenir, si, profitant de l’exemple de leurs devanciers, obstinés à leur tâche, renonçant aux à peu près, poursuivant la perfection, indifférens à la mode et aux bavardages, ils suivent résolument et franchement la voie où les pousse leur tempérament. Déjà chez quelques-uns, comme chez MM. Henri Royer (les Communiantes et le Portrait du Docteur S…), M. Saint-Germier (Confrérie dans le Baptistère de Saint-Marc), Edmond Picard (Les Femmes et le Secret), Joseph Bail (La Ménagère), Buland (Devant les Reliques), Adler (Les Las), Triquet (Acte de Foi, communiantes), le progrès est si régulier et si évident qu’on peut attendre d’eux prochainement beaucoup plus encore qu’ils ne donnent, si intéressans que soient déjà leurs ouvrages. D’autres noms moins connus, comme ceux de MM. Bastet, Chahin, Cayron, de Mlle Dufau (Fils de Mariniers), Fouqueray (Trafalgar, 22 octobre 1805), dans le même ordre d’idées, méritent de se fixer dans la mémoire.

Quant aux bons portraitistes et aux bons paysagistes et animaliers, ils sont véritablement légion ; lorsque nous aurons cité, parmi les uns, presque au hasard de la rencontre, MM. Baschet, G. Ferrier, Maxime Faivre, Wencker, Umbricht, Lockhart, Duvent, Tardieu, Aviat, Amas, L.-Edouard Fournier, Paul Abram, Mlle Beaury-Saurel, MM. P. Blanchard, Boisson, Bonhomme, Gourse, Joannon, Mlle Guyon, MM. Chamson, Paul Leroy, E. Renard, Saint-Pierre, Tailleférié, Vigoureux, et parmi les autres, MM. Tattegrain (Sauvetage en pleine mer), Demont-Breton (Lever de l’une en hiver. — Nudus in nuda terra), Luigi-Loir (Souvenir du 7 octobre 1890 : Aspect de la place de l’Hôtel-de-Ville, le soir), Petitjean, Rigolot, Simonnet de Clermont, Marché, Cagniart, Gosselin, Ruellan, Wallet, Antin Lévis, Bosier, Quost, Paulin-Bertrand, Bouché, Barillot, Julien Dupré, Calvé, Lalobbe, Olive, C. Paris, Pezant, Marais, nous n’aurons pas énuméré complètement les artistes de valeur dont les œuvres, moins importantes ou moins caractéristiques que colles dont nous avons pu parler, se trouvent un peu perdues dans la multitude croissante des médiocrités. Ce n’est point dans le pêle-mêle des Salons, heureusement, que se font toutes les justes et bonnes renommées de peintres ; tôt ou tard, dans les musées et les collections, l’Art finit toujours par reconnaître les siens.


GEORGE LAFENESTRE.