Alphonse Lemerre (p. 11-14).
◄  III
V  ►

IV.


Cet homme était assis au bord de la rivière ;
Huit jours auparavant sa contenance fière,
Son langage énergique en parlant de ses fils,
Tous deux soldats, m’avaient frappée ; et je lui fis,
Croyant voir à son front des rides plus cruelles,
Tout bas cette demande : « Avez-vous des nouvelles ? »
Il me répondit : — « Non ! » d’un ton qui me glaça.
Le flot clair devant nous prit sa course, passa,
Et me sembla tomber au loin comme une larme.
Autour de nous l’automne empruntait plus de charme

Au matin mi-voilé de gris-rose et de bleu.
Le vent en soupirant s’élevait peu à peu,
Et le cœur se serrait à ce doux paysage.
Alors mon compagnon détournant son visage,
Évitant tout regard qui le pouvait troubler,
Lentement, sourdement se mit à me parler :

« Oui, j’ai deux fils là-bas, dit-il. Cette semaine
J’ai su que le second va bien. Dieu le ramène !
Moi, je ne l’attends plus depuis que l’autre est mort.
Oh ! ne m’allez pas dire : On ne sait pas son sort ;
Peut-être est-il blessé, prisonnier ? — Non, madame.
Je connais mon garçon, c’est une bonne lame,
Qui sait qu’on ne doit pas se rendre. Les meilleurs
Disaient : « Il nous vaut tous ! » J’en étais fier. D’ailleurs
Le journal l’a bien dit, et je l’ai lu moi-même,
Son régiment était à Wœrth. C’est le deuxième,
Celui dont il n’est rien resté — que le tombeau !
Vive Dieu ! quel lancier c’était, et brave, et beau !
Perdre un enfant pareil, voyez-vous, ça vous ronge.
Le cinq août, la veille (on dit songe, mensonge,
N’est-il pas vrai ? pourtant, écoutez donc ceci) :
Il est venu vers moi la nuit, il m’a saisi
Dans ses bras : « Adieu, père ! » — Il est sorti tout pâle.
Au jour, me rappelant cette scène fatale,
L’embrassade, le cri, j’ai compris la leçon
Qu’il me fallait comprendre, et j’ai dit : Mon garçon
Est flambé, c’est fini ! — Depuis, j’ai su l’affaire,
Et j’ai récrit trois fois. Mais rien ! Allez, un père

Ne peut pas s’y tromper. Il était si gentil ;
Pour plume il aurait pris le bout de son fusil ;
Avec ça, doux, rangé, soigneux comme une fille…
Que voulez-vous ? On est ainsi dans la famille.
Notre sang aime à voir le grand soleil. Il faut
Qu’on se batte. De père en fils c’est le défaut.
Le bisaïeul que j’ai connu dans mon enfance
Et centenaire, était à Denain. Notre France
Fut envahie alors comme aujourd’hui. — Le roi
Vaut l’empereur. — L’aïeul était à Fontenoy.
— Je crois qu’on s’en voulait pour de la politique. —
Le père était partout durant la République :
Sur le Rhin, en Hollande, — et c’était le grand temps !
Vint le premier empire, et j’avais dix-sept ans
Quand j’ai fait à mon tour ma première campagne.
L’ennemi nous passa sur le corps en Champagne
Pour entrer dans Paris, où jamais jusque-là
Nul n’avait pu venir. — Il nous coûtait cela,
Napoléon ! — Après mes douze ans de service,
Et beaucoup de travail pour peu de bénéfice,
Je me suis marié, les enfants ont grandi ;
Quand je les regardais, j’étais ragaillardi.
J’aimais à voir aussi près d’eux leur pauvre mère ;
Elle est morte, les fils sont partis pour la guerre,
Et je me suis fait vieux pour mourir le dernier.
L’aîné me ressemblait : l’autre, le pontonnier,
Tenait de ma défunte, il était blond comme elle.
Vous voyez cette eau bleue ? on dirait sa prunelle.
Quelque chose me dit qu’il restera là-bas,

Et celui-là non plus, je ne le verrai pas.
Plus de famille alors, plus de nom, plus de race.
La maison est à qui la veut ; car, à la place
Où leur sang a fumé, la terre le boira,
Et leur souvenir même avec moi s’éteindra.
— Oh ! je suis déjà vieux, et j’ai la tête blanche,
Mais si, trouvant enfin l’heure de la revanche,
Je tenais d’une main ces Prussiens haïs
Qui deux fois dans ma vie ont souillé mon pays,
Qui changent notre France en un champ de bataille ;
Et si, dans l’autre main, j’avais cette canaille
D’empereur, qui nous vole et nous égorge après,
Oh ! des deux mains, d’un coup, je les écraserais !

28 août 1870.