Les Sœurs d’Amour

Théâtre completErnest Flammariontome 9 (p. 207-388).


LES SŒURS D’AMOUR
PIÈCE EN QUATRE ACTES
Représentée à la Comédie-Française, le 15 avril 1919


PERSONNAGES


MM.
Julien Bocquet 
Alexandre.
Monsieur Bocquet 
Léon Bernaed.
Dastugue 
Paul Numa.
Monsieur Ulric 
Dorival.
Monsieur de Villedieu 
Lafon.
Mercereau 
Polack.
Rozenne 
Alcover.
Fillon, secrétaire 
Saint-Marc.
Le Régisseur 
P. Bayle.
Le Domestique 
X.
Mmes 
Frédérique Ulric 
Berthe Cerny.
Éveline Martin 
Thérèse Piérat.
Madame Bocquet 
Kolb.
Madame Desroyer 
S. Devoyod.
Blanche Castel 
Lagrange.
Jeanne Castel 
Nizan.
Thérèse 
Lobry.
L’Aveugle 
Rémy.
Anna 
Even.
La Nurse 
Gaveau.



LES SŒURS D’AMOUR




ACTE PREMIER

Sur le haut d’une colline, le rond-point de quatre allées. À droite, une pergola récente. Les terres encore remuées de chaque côté des colonnes… Derrière les colonnes blanches, un horizon de forêts en contre-bas, des prairies. Et juste le toit d’ardoise d’un château derrière un repli de terrain. Au milieu du rond-point, un banc circulaire agrémenté d’une statue de Bacchus.



Scène PREMIÈRE


Au lever du rideau, FRÉDÉRIQUE, ULRIC, son mari, MADAME DESROYER sa mère, avec une sœur de charité ; à ses côtés, un voisin, MONSIEUR DE VILLEDIEU, JULIEN BOCQUET.

ULRIC, (désignant la pergola à droite.)

Vous voyez quatorze colonnes de chaque côté.

FRÉDÉRIQUE.

Mère, vous n’aurez pas froid ?

LA SŒUR, (s’approchant.)

Madame, il est déjà quatre heures.

MADAME DESROYER.

Jamais de la vie ! Il y a six mois que je ne me suis senti d’aussi bonnes jambes !

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

Vos douleurs vont disparaître avec l’arrivée du printemps, Madame Desroyer.

MADAME DESROYER.

Le printemps ! le printemps ! j’en suis revenue. Le printemps, c’est comme les enfants qui tarabustent les vieux et les font enrager en leur tirant les jambes. Si ce n’était mon accident d’il y a un an, je ne me serais jamais mieux portée et j’aurais pu envoyer cette bonne sœur au diable.

LA SŒUR.

Ne faites pas attention, Monsieur, je suis habituée aux rebuffades de Madame Desroyer. D’ailleurs elle a raison de ne pas me considérer comme sa garde ; je travaille au jardin potager, je sarcle, je bine.

MADAME DESROYER.

Elle bouchonne les chevaux et elle m’a appris à jouer au bésigue chinois… Il faut ça quand on vit seule…

FRÉDÉRIQUE.

Mère, ne vous plaignez pas de nous cette année ; jamais vous n’aurez eu vos petits-enfants aussi longtemps.

MADAME DESROYER.

Le fait est que vous m’avez gâtée !

ULRIC.

Vous les aurez eus trois grands mois.

MADAME DESROYER.

Jamais vous n’étiez venus avant les aubépines… mais, si vous avez devancé la date, cette fois-ci, c’était pour la construction de votre machine en bois, en pierre, en bouse de vache… je ne peux jamais dire ce nom auvergnat… pergo… perga…

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

Elle est vraiment réussie, votre pergola… élégante de proportion…

ULRIC.

Finie d’avant-hier, c’est Flemme qui en est l’auteur… Nous appelons Flemme Julien Bocquet… un surnom !… qui n’a aucun rapport avec la personne, car nul n’est moins flemme que lui !

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

C’est vous qui l’avez dessinée, Ulric ?

ULRIC.

Du tout. Je ne m’en suis même pas occupé… Je n’avais guère le temps, moi ! C’est Flemme, qui a pu venir plus régulièrement que moi à Vivières.

JULIEN.

Oh ! rien de moins sorcier ! Il n’y avait que la pente du terrain à calculer.

ULRIC.

Moi, je n’ai pu venir que les dimanches… ma présence est indispensable à Paris pour la construction du Splendid-Hôtel, qui est une grosse affaire.

JULIEN.

Enfin, j’ai mené ça rondement, avouez, Monsieur !… la pergola, le bassin, l’escalier ont été exécutés en un mois et demi, juste ! C’est formidable !… et avec une main-d’œuvre de paysans.

FRÉDÉRIQUE.

Ma sœur aussi a travaillé à la truelle.

LA SŒUR.

On s’est amusé comme des fous.

JULIEN.

Tenez, c’est la sœur elle-même qui a tourné la statue de « Bacchus ». Elle n’a pas voulu que sa face regardât le château, elle l’a tournée vers la porte de la forêt.

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

C’est beaucoup plus inconvenant… Ce qu’il nous montre maintenant, le petit Bacchus, quand on débouche de l’allée du château !

MADAME DESROYER.

C’est vrai ? Attendez donc, passez-moi mes lunettes… je ne l’ai jamais bien examiné, ce gamin-là. Il est d’ailleurs fort bien bâti…

(Les domestiques apportent les tables et un petit hamac.)
FRÉDÉRIQUE, (prenant le hamac et parlant à Monsieur de Villedieu.)

Et voyez, ma fille est tellement capricieuse qu’elle a voulu qu’on lui plaçât son hamac entre deux colonnes, comme si les vignes et les glycines avaient eu le temps de pousser déjà et de faire de l’ombre !

JULIEN.

Oh ! cela ira très vite. Dans six ou sept ans, vous pouvez compter avoir une légère ombre en haut des colonnes.

FRÉDÉRIQUE, (rit.)

Il est encourageant ! Ah ! il connaît la nature !

ULRIC, (à Villedieu.)

L’écart de niveau était de deux mètres dix… De l’autre bout, vous vous rendrez compte… Tenez, venez voir.

(Villedieu et Ulric montent les marches de la pergola et s’en vont par la droite.)
FRÉDÉRIQUE, (bas à Julien.)

Suivez-les, ne restez pas ici.

JULIEN.

Je veux vous parler… Il faut que je vous dise quelque chose que je n’ai pu vous dire ce matin !…

FRÉDÉRIQUE.

Pourquoi n’êtes-vous pas chez les Castel ? Pourquoi n’allez-vous pas chercher votre mère, puisqu’elles viennent prendre le thé toutes les trois ?

JULIEN.

Parce que je désire avoir, je vous le répète, une conversation sérieuse avec vous, aujourd’hui même.

FRÉDÉRIQUE.

Plus tard… allez…

MADAME DESROYER.

Tenez, ma sœur, mettez-moi cette chaise au soleil.

LA SŒUR.

Ah, vous avez froid, Madame, vous voyez bien !

(Julien est parti par la pergola ; Madame Desroyer s’est levée pendant que la sœur dispose la chaise à droite ; elle s’approche de Frédérique.)
MADAME DESROYER.

Fais attention.

FRÉDÉRIQUE.

Ai-je été imprudente, par hasard ? Avez-vous peur que je me trahisse ?

MADAME DESROYER.

Je ne sais pas au juste de quoi j’ai peur, mais, depuis quelque temps, je ne m’endors jamais tranquille… Il y a de la nervosité dans l’air… Surveille-toi.

FRÉDÉRIQUE.

Qu’ai-je fait ?… Pourquoi ?… Personne ne se doute de rien ?… Pas plus maintenant que l’année dernière.

MADAME DESROYER, (haussant les épaules.)

Ma pauvre enfant ! Jusqu’à cette sœur qui ricane un peu derrière toi… Qui sait même si la domesticité !…

FRÉDÉRIQUE, (très simple.)

Je ne fais rien de mal.

MADAME DESROYER.

Bien sûr, mais je songe à tout ce qui peut arriver d’un moment à l’autre. Je t’en prie, pendant les quelques jours que ton mari va passer ici, sois stricte !… Je voudrais tant m’en aller de ce monde avec le sentiment que le cœur va bien, que tu es sortie de là !… Je désire tant qu’après moi tu ne te mettes pas à souffrir, ma fille chérie.

FRÉDÉRIQUE.

Je suis heureuse. Je ne l’ai jamais été plus. C’est affreux à dire, n’est-ce pas ?

MADAME DESROYER.

La souffrance vient tellement vite !

FRÉDÉRIQUE.

Comme vous êtes bonne ! Comme votre cœur est une jolie chose ! Il ne faut pas vous effrayer d’un sentiment nouveau mais sans péril…

MADAME DESROYER.

Comment veux-tu ! ce qui est nouveau m’effraie fatalement… À mon âge, le nouveau est sans avenir, alors tout ce qu’on peut faire, c’est d’être poli et de réserver bon accueil à ce dont on ne connaîtra pas même le dénouement !

(Elle pousse un soupir.)
FRÉDÉRIQUE.

Maman, que je vous aime de garder si gentiment, pour vos prières du soir, des reproches que vous ne m’avez jamais faits, des inquiétudes dont vous m’épargnez l’oppression… Votre influence n’a rien empêché parce que j’étais trop démontée, mais je l’ai ressentie tout de même, soyez-en sûre ! Quand je vous vois faire le tour de l’allée circulaire aux mêmes heures, avec votre mante rouge, vous êtes pour moi la règle, la grande aiguille du jardin… qui tourne en rond… Vous donnez à mon trouble le sentiment de l’ordre. Si vous n’aviez pas été là, qui sait ce que je serais devenue, ce printemps-ci ! Je me serais perdue peut-être !… Ah ! vous ne savez pas comme il est bienfaisant, dans ces moments où l’âme prend toute sa liberté, de sentir des espèces de régulateurs à côté de soi. Oh ! des riens quelquefois, mais qui suffisent… Le soir, seulement, le bruit du train de six heures dix qui passe, ah ! pour une âme qui bat la campagne, c’est un bruit très calmant… Une fois, je me rappelle, rien que pour vous avoir vue de loin donner à manger aux poules, avec ce soin extraordinaire que vous y mettez tous les jours, j’ai rebroussé chemin, j’ai fui l’endroit où une voix m’appelait, et je suis rentrée à la maison, tout droit, comme un capucin de baromètre… Oui, j’ai l’air de divaguer, mais, moi, je comprends très bien ce que je veux dire !…

MADAME DESROYER.

Et tu m’aides aussi à comprendre bien des choses ! Par exemple, je me demandais souvent pourquoi je continuais bêtement à faire ce que je fais depuis soixante ans… Les mêmes gestes, presque les mêmes manies. Eh bien, tu viens de me l’expliquer : il n’y a jamais rien de perdu. Ça sert toujours à quelque chose de faire ce que l’on doit. (Elle se lève brusque, et, appelant la sœur qui se tenait un peu éloignée en lisant son livre de prières.) Ma sœur, hep ! J’oubliais… On va aller coucher les poules.



Scène II


Les Mêmes, plus ULRIC, MONSIEUR DE VILLEDIEU, JULIEN

ULRIC, (revenant de la pergola avec les autres.)

Vous nous quittez, mère ?

MADAME DESROYER.

Un petit remords, j’ai failli manquer à une de mes habitudes. C’est mauvais.

LA SŒUR.

D’ailleurs il ferait trop froid pour vous. Il se lève de l’Ouest un grand vent.

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

C’est une grosse affaire de construction que votre casino de Sinaïa ?…

ULRIC.

Oui, cela peut me rapporter au bas mot cinquante mille francs.

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

Oh ! vous n’avez plus besoin de cette misère.

ULRIC.

Mais si, mais si, on a toujours besoin d’économiser pour les enfants.

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

Bah ! vous gagnez ce que vous voulez, et cette immense propriété…

ULRIC.

Mon cher, la propriété est à ma belle-mère… On dépense à l’embellir, mais elle ne rapporte rien… Elle coûte même d’entretien à Madame Desroyer beaucoup d’argent…

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

Oh ! elle est si riche, Madame Desroyer !

FRÉDÉRIQUE, (du fond.)

Ah ! voilà enfin les demoiselles Castel !

MADAME DESROYER, (à la sœur.)

Alors, j’attends une seconde, je vais les saluer.

FRÉDÉRIQUE, (à Julien.)

Avec votre mère, Julien.

JULIEN.

Je vous l’avais annoncé, elle vient vous rendre visite. Ça ne vous gêne pas ?

FRÉDÉRIQUE.

Eh bien, allez au-devant d’elle.

JULIEN.

Est-ce nécessaire ?…

FRÉDÉRIQUE.

Ce sera au moins poli, mon cher. (Julien s’en va.) Il y va comme un chien qu’on fouette.

(Elle fait des signes de loin avec la main.)

ULRIC.

C’est un genre. Au fond, il adore sa mère ; seulement, comme tous les fils qui parviennent à un certain niveau social, il a un peu honte de son extraction. (Riant.) Madame Bocquet dit : votre dame, votre demoiselle. Mais il la vouvoie avec respect au moins devant le monde.

FRÉDÉRIQUE.

Je trouve ça très délicat. Elle est employée au Bon Marché… surveillante, je crois… Elle en a bien l’air.

ULRIC.

Le père est mieux, un ancien marin colonial… Je l’ai vu une fois… Julien ne t’a jamais montré sa photographie ?… Demande-la-lui. Tu verras. C’est un type.

FRÉDÉRIQUE.

Au fond, dis-moi, je n’ai pas encore compris ce que fait sa mère depuis huit jours, dans le pays ?

MADAME DESROYER.

Ni pourquoi il l’a installée chez les demoiselles Castel ?

ULRIC.

Moi, je comprends très bien. Il n’a pas voulu nous mettre dans la nécessité d’inviter sa mère. Et puis, j’aime mieux vous dire que je ne l’aurais pas invitée. Julien est tout de même encore mon employé.

MADAME DESROYER.

Il lui fait passer un congé administratif chez nos amis… Comme il répare en ce moment leur maison, les petites ont trouvé ce moyen de l’obliger… C’est ce que j’ai cru comprendre.

MONSIEUR DE VILLEDIEU, (de loin.)

Bonjour !… bonjour !… (Il se retourne.) Les deux demoiselles Castel sont vraiment peu élégantes, mais si braves filles !… Je les préfère à leur parente, la riche héritière… Elle marche comme un ramier.

FRÉDÉRIQUE, (regardant.)

… Cette petite Martin a quelque chose de positivement créole… On n’est pas de la Guadeloupe pour rien, n’est-ce pas ?

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

Au fond, les Castel ne doivent pas être fâchés d’héberger l’orpheline des colonies. Elles ne doivent pas rouler sur l’or…



Scène III


Les Mêmes, plus les DEMOISELLES CASTEL, MADEMOISELLE MARTIN, MADAME BOCQUET

FRÉDÉRIQUE.

Bonjour, Mesdemoiselles, bonjour. Madame !

JEANNE CASTEL.

Nous sommes un peu en retard…

BLANCHE CASTEL.

Bonjour, tout le monde.

JULIEN, (présentant à Monsieur de Villedieu.)

Ma mère.

FRÉDÉRIQUE.

Mademoiselle Martin, je ne sais pas si vous connaissez notre récent voisin, le marquis de Villedieu, qui a acheté le château des Cheminières…

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

J’ai déjà rencontré Mademoiselle à l’église.

MADAME DESROYER, (à Madame Bocquet qui se tient éloignée.)

Je ne voulais pas redescendre à la maison sans vous avoir serré la main. C’est pour vous que je suis restée.

MADAME BOCQUET, (timide.)

Oh ! vous êtes trop aimable.

MADAME DESROYER, (montrant la pergola.)

Voilà l’ouvrage de votre fils. Admirez.

BLANCHE CASTEL.

Ah ! tu vois, Jeanne, que j’avais raison, la première colonne est carrée. Nous ne nous en étions pas encore aperçu.

JEANNE CASTEL.

Vous permettez que j’aille jusqu’au bout pour regarder dans l’autre sens ?

ULRIC.

Mais je vous en prie, mes enfants… Votre intérêt me flatte.

FRÉDÉRIQUE.

Nous allons prendre le thé ici, naturellement.

JULIEN, (insistant, à sa mère.)

Accompagnez-les, maman.

MADAME DESROYER, (bas à Frédérique.)

Tu vas voir si je ne suis pas aimable pour l’employée du Bon Marché. (Haut.) Tenez, donnez-moi le bras, Madame Bocquet… J’irai jusqu’à la porte de la forêt avec vous. (À la sœur.) Je vous fais des infidélités. Allez bêcher les artichauts, ma sœur.

MADAME BOCQUET, (cherchant l’entrée en conversation.)

Alors, comme ça… vous avez des douleurs qui vous tiennent dans les jambes ?

MADAME DESROYER, (riant.)

Qui me tiennent, c’est une façon de dire… qui me tiennent assise, quelquefois couchée ; mais, enfin, vous avez raison, elles tiennent à moi plus que je ne tiens à elles…

(Elles disparaissent en suivant les demoiselles Castel, et Ulric et Villedieu qui inspectaient au loin les colonnes.)


Scène IV


LA SŒUR, FRÉDÉRIQUE, JULIEN

FRÉDÉRIQUE.

Enfin, Julien, je vous en veux un peu de n’avoir pas fait descendre votre mère ici.

LA SŒUR, (discrètement.)

Thérèse doit avoir fini son devoir. Faut-il aller la libérer, Madame ?

FRÉDÉRIQUE.

Merci, ma sœur, oui. Et dites en même temps à Juliette de monter bébé dans sa voiture.

JULIEN, (seul avec Frédérique.)

Elle aurait des attentions pour nous, cette bonne sœur, qu’elle n’agirait pas autrement.

FRÉDÉRIQUE.

Songez qu’elle ne le fait pas par charité chrétienne, mais peut-être par pudeur… J’aime encore mieux croire qu’elle ne se doute de rien ! Vous n’avez pas répondu à ma question.

JULIEN.

Quoi ?… Ma mère ?… ici, au château ! Elle en aurait été plus gênée que vous. Les Castel, c’est autre chose, c’est campagnard… Et puis, j’ai réparé leur toit… à l’œil… si j’ose dire… (Il rit.) Elles répondent à une amabilité par une amabilité.

(Un temps.)
FRÉDÉRIQUE.

Soyez sincère, votre mère sait tout de nous, n’est-ce pas ?

(Un autre temps.)
JULIEN.

C’est maman.

FRÉDÉRIQUE.

Mon Dieu ! Mon Dieu !

JULIEN.

Je ne lui ai confié que ce que je voulais ; mais je lui ai toujours tout raconté de ma vie. Elle a été si bonne ! Elle a fait de gros sacrifices pour moi, savez-vous ? Le produit de ses veilles a fourni l’argent de mon lycée, de mes études d’architecte…

FRÉDÉRIQUE.

Je voudrais que vous la laissiez parler un peu avec moi. J’éprouve un penchant, une sympathie naturelle pour elle, parce qu’elle est votre mère !

JULIEN.

Je vous en prie ! Cela me sera très désagréable.

FRÉDÉRIQUE.

Je ne ferai aucune allusion, je vous prie de le croire.

JULIEN.

Mais elle serait capable d’en faire. Non, après le thé elle rentrera et, dans deux jours, elle sera partie d’ici. Il faut qu’elle réintègre son poste.

FRÉDÉRIQUE.

Pourquoi la laissez-vous travailler ?

JULIEN.

Dame !

FRÉDÉRIQUE, (légèrement, sans avoir l’air.)

Vous savez que mon mari va vous parler de votre augmentation.

JULIEN.

Ne revenons pas là-dessus ! Vous me blessez ! J’ai tenu à honneur de ne pas être augmenté et jusqu’à ce que je quitte la place…

(Il a dit le mot la « place » visiblement exprès, d’un air rogue ou agacé, tout en repoussant un caillou du pied.)
FRÉDÉRIQUE.

Qae signifie cette phrase : « Jusqu’à ce que je quitte la place ? » Julien, qu’est-ce que vous avez ?… Allons, vous ragez à fond aujourd’hui ! D’ailleurs vous ragez tout le temps maintenant ! Vous ne voyez pas ! Devant les domestiques, devant les enfants même, vous me parlez quelquefois sur un ton !

JULIEN.

C’est bien possible.

FRÉDÉRIQUE.

Quel caractère ! Ah ! vous n’êtes pas Breton pour rien, vous ! Les voilà ! Qu’aviez-vous à me dire de si pressé que vous ne m’en parlez même plus ?

JULIEN, (après une hésitation.)

Je réfléchis tout à coup que j’ai bien le temps !… Plus tard !…

FRÉDÉRIQUE.

Alors, c’est moi qui vais vous dire quelque chose d’important.

JULIEN.

Quoi ?

FRÉDÉRIQUE.

Que je vous aime plus qu’hier et moins que demain. Je suis contente d’avoir eu juste le temps de vous l’apprendre.

JULIEN.

Mon susucre quotidien.

FRÉDÉRIQUE, (riant.)

Oh ! ne restez pas ainsi les bras ballants, je vous en prie. Aidez-moi à tirer ce hamac, voyons, dépêchez-vous… empoté !

(Ils se dirigent, en tenant le hamac, vers la première colonne.)


Scène V


Les Autres, revenant de la pergola, moins MADAME BOCQUET et MADAME DESROYER

LES CASTELS.

Voulez-vous que nous vous aidions ?

FRÉDÉRIQUE.

Pas encore. Vous m’aiderez, tenez, quand on apportera les plateaux du goûter. Où avez-vous laissé ma mère ?

ULRIC.

Elle s’est assise, avec Madame Bocquet, à la porte de la forêt et elles jaspinent toutes deux.

FRÉDÉRIQUE.

Eh bien, Mademoiselle Martin, vous ne venez guère me voir ? Je m’en plains.

JEANNE CASTEL.

C’est une petite sauvage.

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

Vous avez été complètement élevée à la Guadeloupe, Mademoiselle ?

MADEMOISELLE MARTIN.

Oh ! J’avais fait un séjour en France ! J’ai même été un an au couvent, à Bayonne.

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

Resterez-vous encore longtemps dans nos parages ?

MADEMOISELLE MARTIN.

Je crois que je vais bientôt délivrer mes parentes de ma présence.

JEANNE CASTEL.

Délivrer !…

MADEMOISELLE MARTIN.

Elles ont été vraiment si bonnes, si affectueuses, ces deux petites, dans mon chagrin !

BLANCHE CASTEL.

Nous sommes encore plus vos amies que vos parentes.

MADEMOISELLE MARTIN.

J’étais venue passer quinze jours avec elles. Et voilà bientôt deux mois que je les encombre.

BLANCHE CASTEL.

Ah ! le chérubin.

(Arrivent de l’allée de gauche la petite Thérèse, environ onze ou douze ans, et, derrière elle, une femme de chambre qui brouette dans sa petite voiture un enfant ensommeillé. Deux ou trois ans, pas plus.)
PLUSIEURS À LA FOIS.

Bonjour, Mademoiselle, bonjour, Thérèse !

THÉRÈSE.

Bonjour, bonjour, Mademoiselle.

(Baisers.)
FRÉDÉRIQUE.

Tu vois, j’ai fait apporter ton hamac.

THÉRÈSE.

Merci, mère, vous êtes bien aimable.

(On s’empresse autour du petit.)
ULRIC, (à Julien.)

Flemme ! mon petit, tout cela est très bien, tout cela a été enlevé de main de maître… Bravo ! Vous avez obtenu des maçons du pays une célérité invraisemblable ; nous allons travailler ferme à Sinaïa et je réitère mon offre : si vous voulez venir là-bas avec moi… vous n’aurez pas à le regretter… De toute façon, vous savez, je vous mets à huit cents francs par mois.

JULIEN.

Je vous remercie, Monsieur Ulric, mais je n’accepte pas cette augmentation.

ULRIC.

Ce n’est pas assez ?

JULIEN.

Je vous donnerai très prochainement la raison.

ULRIC.

Tiens ! tiens !

JULIEN.

Ce soir ou demain… si vous permettez… demain… après dîner… en vérifiant le mémoire de Landry, avec vous…

ULRIC.

Entendu, mon garçon…

MONSIEUR DE VILLEDIEU, (appelant.)

Monsieur Ulric ! Le régisseur…

LE RÉGISSEUR, (de loin.)

Monsieur, c’est la voiture qui amène les poissons.

MONSIEUR DE VILLEDIEU.

Tiens ! vous allez faire de la pisciculture. Des alevins ?

ULRIC.

Je vais peupler la pièce d’eau ; je fais venir cinq cents carpes et quelques truites.

MADEMOISELLE MARTIN.

Et elles arrivent en calèche ?

ULRIC.

Même en chemin de fer.

(Le régisseur est là. Il parle à Monsieur Ulric, le chapeau à la main.)
LE RÉGISSEUR.

Il y a douze bidons, Monsieur, faut-il les ouvrir et les faire vider tout de suite ?

LES DEMOISELLES.

Oh ! mais nous y allons. — Ça va être amusant. — Est-ce qu’il y a de grosses carpes ?

ULRIC.

J’en ai commandé de quatre à cinq livres.

BLANCHE CASTEL, (à Frédérique.)

Avons-nous le temps, madame, de descendre jusqu’à la pièce d’eau ?

FRÉDÉRIQUE.

Tout le temps que vous voudrez.

BLANCHE CASTEL.

Ils ne sont pas asphyxiés, les malheureux, dans leurs bidons ?

ULRIC, (s’en allant avec elles et leur expliquant.)

Non, tant que l’oxygène est renouvelé automatiquement par les mouvements de la voiture ou du train…

(Les demoiselles sont parties en courant avec Ulric. Frédérique et Julien ont maintenant installé le hamac entre les deux premières colonnes de la pergola.)
JULIEN.

Là… Ce sera solide. Mais le hamac est-il bien à votre hauteur, Thérèse ? Essayez…

(La petite Thérèse s’assied.)
FRÉDÉRIQUE, (bas, à Julien.)

Ayez l’air de descendre avec les Castel et revenez dans trois minutes. (Julien s’éloigne. Elle reste seule avec les enfants et la femme de chambre.) Je crois qu’il vaut mieux emmener bébé. L’air est trop vif ! Il a bien dormi après déjeuner ?…

LA FEMME DE CHAMBRE.

Très bien, Madame.

(Elle s’en va à gauche, poussant la voiture.)
THÉRÈSE.

Maman, je voulais vous demander. J’ai pris ce livre dans la bibliothèque, est-ce que je peux le lire ?

FRÉDÉRIQUE.

Fais voir ! (Elle s’avance et tend le livre.) Oh ! un roman, je n’aime pas beaucoup ça.

THÉRÈSE.

Si je ne dois pas…

FRÉDÉRIQUE.

Attends que je me rappelle ce dont il s’agit… Non, la fin n’est pas pour ton âge… Somme toute, je préfère que tu lises autre chose.

THÉRÈSE.

Bien, maman, je vais le remettre.

FRÉDÉRIQUE.

Tu peux lire, si tu veux, une nouvelle que j’ai commencée dans la Revue des Deux Mondes… tu trouveras le numéro dans ma chambre.

THÉRÈSE.

Merci, maman.

(Elle va s’en aller.)
FRÉDÉRIQUE, (la rappelant.)

Ah ! mon petit, dimanche nous allons à la messe de neuf heures à Villers-Cotterets.

THÉRÈSE.

Oui, c’est vrai… c’est dimanche de Pâques.

FRÉDÉRIQUE.

Nous ferons nos Pâques à Villers-Cotterets et, samedi, nous irons donc nous y confesser.

THÉRÈSE.

Pourquoi pas au village ?

FRÉDÉRIQUE.

Parce que je préfère Villers… (Un temps.) et le curé de Villers. Il est très bien, le nouveau curé de Villers, très intelligent, et, étant donné que, pour la première fois, je ne fais pas mes Pâques à Paris, avec l’abbé Loyer…

THÉRÈSE.

Bien, maman. Je lui ai envoyé une carte postale à l’abbé Loyer.

FRÉDÉRIQUE.

Tu as eu raison.

THÉRÈSE.

Je peux rejoindre les autres ?

FRÉDÉRIQUE.

Oui.

THÉRÈSE, (part en courant.)

Merci, maman.

(Elle demeure seule quelques instants sous le grand cèdre, puis Julien qui guettait revient.)


Scène VI


FRÉDÉRIQUE, JULIEN

FRÉDÉRIQUE, (s’asseyant sur le banc de pierre.)

Julien, il ne faut plus nous taquiner ainsi. Ne jouons plus à ce vilain jeu… Je veux avoir l’explication de vos sautes d’humeur brusques et froissantes ; vous me fuyez, nous nous boudons depuis une huitaine de jours, mais ce qui m’afflige, c’est qu’il n’est pas une de vos paroles ou un de vos silences qui n’ait le dessein de me faire de la peine. Vous sentez vous-même le besoin de me parler… Sérieusement, décidons-nous.

(Elle a pris un ton résolu et grave.)
JULIEN, (après un temps durant lequel il a gardé les yeux fermés.)

Une dernière fois… Frédér… j’allais dire madame, vous voyez où j’en suis !… une dernière fois, je vous demande et dans un état d’énervement que vous ne pouvez pas évaluer, s’il y a pour moi un espoir quelconque, fût-il dans le plus lointain avenir. Je n’en peux plus, je vous assure, Frédérique ! Je vous supplie d’avoir pitié de moi !

(Cette voix a un accent de tremblante sincérité.)
FRÉDÉRIQUE.

Je le voudrais. Vous ne savez pas à quel point je souhaiterais d’en être capable, mais je ne peux pas ! Soir et matin je remets tout en question ; ma conscience me répond toujours la même chose : jamais ! Et pourtant, que je voudrais en avoir le courage… ou la lâcheté !…

JULIEN, (agité.)

Ah ! quelqu’un qui nous entendrait n’en croirait pas ses oreilles ! Il y a sûrement ici, à Paris, autour de nous, des gens qui nous supposent amant et maîtresse, mais oui… mais oui… S’ils pouvaient connaître cette impayable vérité que, depuis deux ans, et deux ans d’amour réciproque, nous en sommes à l’innocence du début !… Il y a entre nous les signes évidents d’une vieille liaison, alors que nous ne l’avons pas même commencée !…

FRÉDÉRIQUE.

Julien, Julien, voilà que vous allez encore me torturer inutilement. Ce n’est donc pas assez que je vous aime à ce point, que j’aie fait bon marché de tous mes devoirs ! Oh ! si vous m’aimiez autant que vous le dites, cela devrait, sinon vous contenter, du moins tellement vous apaiser.

JULIEN.

En ai-je eu de la patience et des résignations ! Les ai-je comptés, les mois et les mois ! Il a fallu que je me donne des relais, des buts, car, sans espérance, je n’aurais pas supporté une telle vie ! Je me disais : au mois d’octobre, je serai son amant, je n’irai pas plus loin qu’octobre. Et puis, c’était janvier, et puis venait juin. (Avec emportement.) Mais en quoi êtes-vous faite ? Vous n’êtes pourtant pas pétrie de chair mystique ! Je vous ai tenue dans mes bras prête à vous donner ! Vous avez un visage qui m’a révélé cent fois que vous éprouvez tous les troubles de la femme !

(Il s’est approché d’elle.)
FRÉDÉRIQUE, (avec un peu de rouge au visage.)

Je vous en prie !

JULIEN.

Ah ! vos prêtres, cette religion, comme je les déteste ! Je me suis épuisé contre des ennemis invincibles… car vous ne me voyez plus, mais ma mère m’a trouvé changé à un point extraordinaire ! Je suis devenu nerveux, irascible. Je me sens positivement à bout de patience. Si vous m’aimez, faites attention, ma tendre amie ! Je ne devrais pas vous parler grossièrement comme je le fais, à vous qui êtes la délicatesse même et qui avez sur vous-même des pouvoirs et des dominations que je n’ai pas… mais il est nécessaire que vous sachiez où j’en suis…

FRÉDÉRIQUE, (dans une interrogation naïve et peinée, mais sans y croire.)

Alors vous ne m’aimez plus ?

JULIEN.

Mais si, mais si… je vous aime toujours et c’est bien ce qu’il y a de terrible ! Seulement, je déclare que ma vie n’est plus acceptable.

FRÉDÉRIQUE.

Et la mienne, donc, Julien qu’en faites-vous ? Et mes mérites, et mes épreuves, et mes tentations ?

JULIEN.

Mais non, vous n’en avez pas !

FRÉDÉRIQUE.

Hélas !

JULIEN.

Ce n’est pas vrai !… ou vous n’en souffrez pas, ce qui revient au même !…

FRÉDÉRIQUE.

C’est-à-dire que je suis une femme, une femme vieillissante qui n’avait plus rien à espérer ni à attendre de l’existence. En sorte que votre amour me donne une joie permanente ; ses contraintes mêmes valent mieux que la solitude, et il m’est devenu nécessaire comme l’air à respirer !… Tandis que vous avec vos vingt-huit ans, vous êtes là, piaffant, rageur. Vous êtes trop jeune pour savourer le bonheur d’être aimé et de répandre l’amour.

JULIEN, (s’asseyant près d’elle.)

Ne croyez pas cela ! S’il fallait, par une fatalité inexplicable, vous avoir à moi, tout en étant obligé de vous respecter, mais je le ferais, et avec quel cœur ! à la seule condition, par exemple, que nous vivions ensemble, même au fond d’une mansarde, sans un sou devant nous !… Songez que je n’ai pas une joie réelle, pas un droit sur vous et je ne vois pas se lever à l’horizon une issue quelconque.

FRÉDÉRIQUE.

Mais oui, Julien, je m’en fais assez de reproches ! Je compromets votre avenir et vous seriez en droit de me quitter. Tenez, une des raisons pour lesquelles j’ai gardé tant de reconnaissance à l’abbé Loyer, c’est que, justement, au lieu de vous accuser, dès le premier jour où je lui ai confié cette situation, il s’est écrié d’une façon si sincère et si touchante : « Oh ! le pauvre garçon ! » N’est-ce pas que c’est bien ?

JULIEN, (ricanant.)

Je le remercie infiniment, le bourreau plaignant sa victime ! Charmant ! Car, enfin, c’est à ce directeur de conscience que je dois ma défaite, que…

FRÉDÉRIQUE.

Ne le croyez pas ! Sans l’abbé Loyer qui a l’esprit si juste, si élevé, vous ne seriez pas ici à mes côtés… Il a été plus indulgent devant ma douleur que je ne l’étais moi-même. Cent fois il m’a répété : « Luttez… tâchez de lutter contre cette affection. Mais la tache est dans la faute, elle n’est pas dans le sentiment. C’est déjà très beau que de sortir victorieuse d’un pareil combat. » N’est-ce pas que c’est le langage d’un brave homme ?

JULIEN.

Ou d’un homme habile.

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! la religion doit être humaine, voyez-vous, sans quoi… sans quoi… (Elle pousse un gros soupir.) on ne pourrait pas !…

JULIEN, (sur le ton ironique des gens qui n’ont pas reçu d’éducation religieuse.)

Je ne connais rien à ces subtilités spéciales !… J’estime que vous êtes aussi coupable du sentiment que vous le seriez de la faute…

FRÉDÉRIQUE.

Vous n’entendez rien, mon ami, à la religion… Elle ne dit pas cela… J’ai peut-être tort de vous aimer, mais je ne suis pas coupable du péché mortel…

JULIEN.

Aux yeux des hommes, la complaisance morale est pire.

FRÉDÉRIQUE.

Alors, c’est que les hommes n’ont pas la cience aussi humaine que ceux qui ne sont pas des hommes !… Et puis, et puis, c’est tout ce que je peux, moi !… Et, comme dit l’abbé Loyer, je trouve que c’est déjà très beau comme cela !… (Et il y a une expression excédée de la voix qui en dit long sur les luttes secrètes.)

JULIEN.

À de pareils soupirs, on sent que vous avez le sentiment obscur que votre foi naïve n’est pas à la hauteur de votre intelligence et que votre sacrifice est une duperie…

FRÉDÉRIQUE, (se levant et grave.)

N’attaquez plus ma religion… il ne faut pas chercher à m’enlever cette foi-là, Julien… Ce serait de mauvais ouvrage… Et dites-vous bien que, même n’y eût-il pas la religion, votre ennemi le plus terrible serait encore ailleurs, dans ma conscience. Même sans religion, je suis sûre que je ne me donnerais pas encore à vous !

JULIEN.

Pourquoi ? Pourquoi ?

FRÉDÉRIQUE.

Parce qu’il y a encore cette chose : le devoir… Je suis une bourgeoise qui ai contracté des tas d’engagements, en me mariant, et j’y crois aussi, à ceux-là… Mon mari et moi nous n’avons plus guère de liens moraux… mais je ne romprai pas le pacte de fidélité… Je me dois à mes enfants… Que voulez-vous ? Ce serait le bouleversement de toutes mes idées, de toutes mes croyances… Je n’ai rien d’une mystique… Je suis une femme saine et bien de mon temps, que ne hantent pas les scrupules et les contritions exagérées, mais je demeure convaincue que la religion et la société nous interdisent la faute… Je suis aussi incapable d’y consentir de moi-même que de forcer un tiroir, de faire un faux… C’est instinctif… Cette malpropreté, si j’y cédais, aurait pour résultat que, dès le lendemain, je ne pourrais plus me regarder dans une glace… Ne le souhaitez pas !… Je vous jure que si cela arrivait, j’irais droit me jeter à l’eau…

JULIEN.

C’est exquis !… L’amour vrai ne parle pas ainsi. Sacrifiez-moi quelque chose de vous, votre salut éternel, ou vos devoirs d’ici-bas…

FRÉDÉRIQUE.

Ah ! autrefois, dans l’emportement de la jeunesse, qui sait ce que j’aurais fait ! Aujourd’hui, mon passé, toutes mes traditions me l’interdisent… Après un certain âge on ne peut plus se refaire une âme… Je vous aime, Julien ; je vous donnerais ma vie s’il le fallait, mais ne me demandez pas un corps auquel vous ne devriez déjà plus penser… (Soupir.) et que vous avez si peu de temps encore à désirer !

(Elle s’est approchée de lui, gentiment, tendrement, avec une coquetterie inconsciente, et lui a posé la main sur l’épaule.)
JULIEN.

Ah ! que vous regretterez plus tard, malheureuse !… quelles larmes vous verserez !…

(Il lui a pris cette main et l’appuie à ses lèvres, — et ses yeux ont l’air de se perdre dans l’avenir.)
FRÉDÉRIQUE.

Je sais bien que je me condamne… La seule chose qui me console, c’est de me dire que, si j’avais été votre maîtresse, c’eût été pire… lorsque vous m’auriez trompée, quittée !… Oh ! cela serait arrivé fatalement… alors… Ah ! tenez, j’aime mieux ne pas y penser ! Ça fait frémir !

JULIEN, (avec chaleur, essayant encore une fois de la tenter.)

Moi ! vous quitter dans ces conditions-là !… Comme vous me connaissez ! Essayez, et je vous serai attaché si solidement que je défierais quoi que ce soit de nous désunir, — même l’ultime vieillesse !… Non, vous ne savez pas ce dont j’aurais été capable pour vous !… Oh ! je suis sûr de moi, et…

FRÉDÉRIQUE, (se détachant de lui.)

Taisez-vous, alors… Ne faites pas luire tout le bonheur auquel j’ai renoncé ! Ah ! pourquoi ce revenez-y, aujourd’hui ?… Pourquoi renouveler ce débat qui nous a laissés si souvent épuisés et désolés… ici même… à cette place… sur ce banc ? Voilà près de six mois que vous sembliez avoir pris votre parti. Je vous en avais tant de reconnaissance !… Quand vous arriviez quelquefois, avec une figure épanouie, gentille, et que vous me disiez : « Tenez, je suis heureux quand même ! Je vous pardonne et vous êtes adorable, jusque dans vos refus », que c’était doux, Julien ! Que j’ai eu d’aise dans ces moments de paix, de compréhension intime !… Ces jours-là, que l’amour était beau ! Et maintenant, nous rabâchons ici de vilains remords…

JULIEN, (se levant avec un coup de colère subite et terrible.)

Mais savez-vous où vous allez, malheureuse… savez-vous ce que vous allez commettre ?

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! vous me faites peur… Pourquoi cette colère, ce visage courroucé ?

JULIEN.

Alors, c’est entendu, jamais ! jamais !

FRÉDÉRIQUE, (vivement, très vivement, cherchant par son élan à étouffer la sévérité du jamais.)

Oui, mais toujours, toujours !… Oh ! pour la vie, pour la vie entière… Dites-le-moi comme je vous le dis !… Ayez du courage, Julien… prenez patience.

(Mais cette fois l’habile persuasion n’a pas porté.)
JULIEN.

Imbécile ! Imbécile que j’ai été !… Niais !… Deux ans d’adoration pour aboutir à ça !… Sentir qu’on est jeune, en pleine force, qu’il y a dans cette poitrine de l’enthousiasme, de l’ardeur !… qu’on pourrait rendre une femme heureuse, en être justement fier et gâcher cette jeunesse-là, sans pouvoir même en faire le don… (Avec un jeune orgueil.) alors que tant d’autres la réclament, secrètement, et s’en trouveraient si épanouies… Ah ! tenez, je vous en veux ! Il me vient en ce moment un coup de rancœur !… J’en veux à la vie, à tout le monde !…

FRÉDÉRIQUE, (effrayée.)

Julien !

JULIEN, (continuant, de plus en plus fort.)

Imposer ce martyre à un homme, et avec cette impudence ingénue réclamer par-dessus le marché sa fidélité !… Il faut que vous soyiez d’une naïveté, ma pauvre Frédérique, vraiment désolante ou d’un égoïsme alors révoltant !… Oui, je le dis comme je le pense !… Je ne croyais pas que cela fût possible !… Oh ! sans quoi, je vous le garantis,… sans quoi, j’aurais fui au bout du monde !

FRÉDÉRIQUE.

Julien, mais c’est affreux ce que vous dites là ! Mais je ne vous avais jamais vu comme cela !… Si la fidélité vous est si lourde, je ne vous l’impose pas…

JULIEN.

Oh ! que j’en ai assez de vos scrupules, à la fin !… Il n’y a pas qu’eux sur la terre !… Vous leur sacrifiez notre joie, et vous n’aurez fait que deux malheureux ! Tenez ! vous êtes impardonnable !…

(Il va s’asseoir sur le banc circulaire sous la statue du Bacchus.)
FRÉDÉRIQUE, (le regarde, atterrée, craintive devant cette formidable explosion juvénile.)

Julien, vous souffrez tant que cela ?… C’est vrai ? Pauvre enfant !… Ah ! que vous me faites de mal ! (Elle s’approche et elle pleure, debout près de lui.) Mais que faut-il que je devienne, alors ?… Il n’y a plus qu’à mourir ! Mon Dieu !… Votre voix est sincère… votre colère, bien sûr, elle est trop juste ! Je suis folle d’espérer qu’un amour dans ces conditions soit possible !… Mon Dieu ! Moi qui étais si heureuse, il y a un instant !

(Un silence pénible, lourd et triste, chacun à sa douleur sincère.)
JULIEN, (la voix subitement changée, comme soulagé par l’explosion de colère.)

Pardon, ne vous affligez pas !… Je me suis laissé entraîner à une crise de désespoir qui m’est habituelle depuis quelque temps, mais que je n’aurais pas dû vous montrer !…

(Il lui a pris machinalement la main et la caresse.)
FRÉDÉRIQUE.

Quand je pense comme autrefois vous étiez peu exigeant !… La première année… vous m’aimiez pour le plaisir seul de m’aimer… C’était si touchant !… Vous ne réclamiez rien. Vous me disiez : « Ah ! si j’avais seulement le bonheur, un jour, d’être aimé de vous… » Et voilà, maintenant que c’est arrivé, ça ne suffit pas du tout !…

JULIEN, (se reprenant et calme.)

Je suis injuste… Vous m’avez comblé… Et vous avez toujours été la plus parfaite et la plus délicate des femmes… Vos chimères ont été respectables, comme mes exigences ont eu des excuses. Je vous aurai importunée, ma chérie. Ainsi le font la plupart des hommes qui ne savent pas se modérer… Et tout le bonheur que j’ai eu n’était pas dû à un garçon aussi vulgaire que moi, et sans prédestination aucune.

(La voix est maintenant résignée. Il a l’air de parler à une femme déjà dans le passé.)
FRÉDÉRIQUE, (sans se rendre compte du son irréparable de la voix — elle est au contraire gentille, encourageante.)

Mais enfin, les hommes ne peuvent donc pas supporter des contraintes dont tant de femmes ont, du jour au lendemain, le courage et la résignation !… Tenez, les veuves…

JULIEN, (interrompt cette candeur spécieuse avec un haussement d’épaules découragé.)

Ne discutons pas, voulez-vous ? Cette conversation tomberait dans la niaiserie ou l’enfantillage !… Vous ne pouvez pas comprendre, voilà tout… Vous parlez de l’amour avec une méconnaissance parfaite. La vie si régulière, si vertueuse que vous avez menée, vous a protégée au point qu’elle vous a laissé la pureté et l’ignorance des enfants… C’est un état de grâce qui vous est particulier. N’en parlons plus… (Il se lève.) Faites attention… D’un côté viennent les domestiques, de l’autre Madame Desroyer et ma mère… Remettons-nous…

FRÉDÉRIQUE, (qui veut clore tout de même sur un rapprochement une conversation dangereuse.)

Pas avant que vous ne m’ayez donné la main. (Julien la lui tend, en souriant. Frédérique la serre, ravale un sanglot de détente, puis avec un joli sourire qui est un remerciement confiant.) Ça va mieux tout de même. Merci. (Les domestiques apportent le thé. Frédérique, quand elle voit arriver Madame Desroyer et Madame Bocquet mère.) Flemme, aidez-moi à ficeler mieux ce hamac. Placez-ça là.

(Le dialogue qui suit a lieu sous la pergola.)


Scène VII


FRÉDÉRIQUE, JULIEN, MADAME DESROYER, MADAME BOCQUET

JULIEN.

Eh bien, vous n’êtes pas fatiguée, Madame ?

MADAME DESROYER.

Pas le moins du monde.

MADAME BOCQUET.

Quel beau point de vue on a de cette entrée en forêt.

FRÉDÉRIQUE.

Il serait prudent de rentrer, mère.

JULIEN.

Il vient beaucoup de vent, en effet.

FRÉDÉRIQUE.

Julien, voulez-vous, en l’absence de la soeur, conduire maman au château ?

MADAME DESROYER.

Je n’ai besoin de personne, je suis déjà assez grande pour y aller toute seule.

FRÉDÉRIQUE.

Restez avec moi, Madame Bocquet, je serai heureuse de faire plus ample connaissance avec vous.

JULIEN, (vivement.)

Mère, peut-être préférez-vous descendre à la pièce d’eau… Les carpes, c’est très intéressant.

FRÉDÉRIQUE.

Puisque j’ai prié Madame votre mère de me tenir compagnie, laissez-la-moi.

MADAME DESROYER.

Ma canne, mais pas votre bras, jeune homme, à moins que vous n’ayez besoin du mien…

JULIEN, (se retournant, à sa mère.)

Comme Madame Desroyer est alerte !

MADAME BOCQUET.

Elle est bien cons…

MADAME DESROYER, (riant.)

Allez, ne vous arrêtez pas… conservée… Vous comprenez qu’on me l’a déjà dit tant de fois ! Je me fais l’effet de ces pâtés que, tous les soirs, on recouche dans leurs serviettes. On regarde à chaque repas s’ils iront jusqu’au lendemain et, à la fin de la semaine, on en fait cadeau à l’office.

JULIEN.

Voici votre canne. (Il va chercher la canne et en profite pour dire bas à sa mère.) Tâche surtout de tenir ta langue.

(Quand il parle à sa mère, le ton est plus commun.)
MADAME BOCQUET.

Va donc, mon garçon !… Je sais me conduire, et tu as plus besoin de conseils que moi.

(Madame Desroyer et Julien disparaissent.)


Scène VIII


MADAME BOCQUET, FRÉDÉRIQUE, JULIEN

FRÉDÉRIQUE.

Je suis heureuse d’avoir l’occasion de faire un peu connaissance avec vous. Nous avons, je crois, beaucoup entendu parler l’une de l’autre.

MADAME BOCQUET, (froidement.)

En effet.

FRÉDÉRIQUE.

Et vous avez bien des titres à ma sympathie, dont le premier est d’être la mère de Julien… de Monsieur Julien, veux-je dire. Vous quitterez bientôt, malheureusement, le pays ?

MADAME BOCQUET.

Demain ou après-demain, je délivrerai les demoiselles Castel de ma présence ; il faut que je reprenne mon service.

FRÉDÉRIQUE.

Asseyez-vous… (Elle installe la table à thé et la rapproche du banc.) Vous êtes surveillante au Bon Marché ?…

MADAME BOCQUET.

Oui, Madame, c’est assez dur… Il faut beaucoup de tête…

FRÉDÉRIQUE.

Et d’autorité.

MADAME BOCQUET, (posément.)

Oh ! ce n’est pas cela qui me manque.

FRÉDÉRIQUE.

J’espère que, maintenant que nous avons fait connaissance, nous nous reverrons à Paris.

MADAME BOCQUET.

Je ne crois pas, Madame.

FRÉDÉRIQUE.

Comment l’entendez-vous ?

MADAME BOCQUET.

Oh ! je veux dire que nous ne sommes pas du même monde, et que nous n’avons aucune raison de rester en relations.

FRÉDÉRIQUE, (avec intention et courtoisie.)

Je viens de vous assurer que nous en avions au contraire plus d’une.

MADAME BOCQUET.

Passagères, Madame, passagères !…

FRÉDÉRIQUE, (riant devant la froideur de cet accueil.)

Mais dites-moi, vous n’avez pas l’air de nourrir pour moi des sentiments bien tendres !… Avouez, qu’au fond vous n’aimez guère cette Madame Ulric !

MADAME BOCQUET.

Je ne vous comprends pas, Madame. Je n’ai aucune raison d’avoir de l’antipathie pour vous. Mon fils m’a appris à apprécier les raisons qu’il a d’être reconnaissant à toute votre famille. Monsieur Ulric a été très bon pour lui, en toutes occasions…

FRÉDÉRIQUE.

Parfait ! Je saisis la nuance… (Un temps.) Mais s’il a su gagner l’affection de chacun ici, vous devez comprendre qu’on l’aime, vous qui lui avez donné cette nature sensible, délicate…

MADAME BOCQUET.

J’en suis fière… Mon petit bonhomme est une nature réussie… Malheureusement, il se gâte un peu dans ces derniers temps ; il est devenu paresseux, faible de caractère, il s’emporte pour un rien. Sa santé, sa nervosité m’inquiètent beaucoup, et je l’aime tant, que, depuis un an, ce changement m’a fortement inquiétée. Moi-même, mon travail s’en est ressenti… Je ne voudrais pas voir se gâter cet enfant-là !…

FRÉDÉRIQUE.

Vraiment, vous avez des façons de dire les choses, Madame Bocquet !… D’ailleurs, tout, dans votre attitude, dans votre expression, révèle une vieille rancune contre moi, et qui a dû souvent s’exercer bien à tort.

MADAME BOCQUET.

Vous vous trompez. Madame. Je sais rester à mon rang.

FRÉDÉRIQUE, (brusquement, se décidant.)

Allons, entre femmes, mettons cartes sur table… Voulez-vous que je vous dise ?… Vous vous imaginez que ce penchant très pur, très élevé (Elle insiste.), car de cela vous ne doutez pas ? peut être nuisible à l’avenir de Julien…

MADAME BOCQUET, (l’interrompt avec une tranquillité imperturbable.)

Non ! c’est passé maintenant ! Je suis rassurée… Dans les premiers temps, lorsque je me suis aperçue de cette intrigue…

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! Madame Bocquet !… Faites-moi la grâce d’un substantif moins lourd à supporter.

MADAME BOCQUET.

Si vous voulez que je parle, ne me reprenez pas… J’emploie les mots que je connais !… Sincèrement, j’ai eu très peur pour lui !… J’ai trouvé toute cette intrigue avec la dame de son bienfaiteur déplacée,… je lui disais : « Prends garde. Monsieur Ulric peut s’apercevoir du jour au lendemain de quelque chose… il te donnera ton congé sans tergiverser. Et il aura raison !… Tu peux nuire ensuite à la réputation d’une dame que tu paraîtras avoir courtisée pour t’élever au-dessus de ton rang… »

FRÉDÉRIQUE.

Pourquoi cela ? J’aime à croire que vous n’avez pas une fois douté de mes sentiments, et de la pureté de nos relations à tous deux.

MADAME BOCQUET.

Au commencement… Mettez-vous à ma place ! Je croyais bel et bien que mon fils me mentait. N’est-ce pas, avec ces jeunes gens, on ne sait jamais !… Et puis, j’ai compris… mais alors, je n’en ai pas moins déploré une liaison qui a miné mon fils petit à petit.

FRÉDÉRIQUE, (petit rire blessé.)

Je ne vais pas jusqu’à vous remercier de votre pitié !

MADAME BOCQUET, (se lève.)

Voyez-vous, Madame, il vaut mieux terminer là cette conversation qui ne peut nous mener à rien de bon, et que je n’ai pas recherchée.

FRÉDÉRIQUE, la fait se rasseoir.)

Mais non, je suis sotte d’ironiser… je vous en prie… Votre souci est si compréhensible, Madame ! Je ne sais jusqu’à quel point ont été les confidences de votre fils. Si vous connaissiez de quelle manière s’est glissé en moi ce sentiment, vous comprendriez qu’il n’y a rien à redouter pour Julien ! Il est paresseux, dites-vous ? Non, il est simplement distrait, et je confesse que j’ai pris trop de place dans sa vie, mais je suis décidée à l’aider mieux, à le faire travailler. Il est jeune encore… Eh bien, il restera encore probablement trois ou quatre ans auprès de nous. Je ne demande que le bonheur de ces quelques années ! Après, je commencerai à vieillir singulièrement, ses sentiments seront peut être émoussés… changés en amitié… on dit que c’est possible… Voyez, je vous fais des confidences bien intimes, bien osées, mais vous êtes femme, vous les comprendrez…

MADAME BOCQUET, (sans broncher.)

Je crains fort, chère Madame, que vous aussi, vous n’ayez fait fausse route. Vous vous êtes trop exagéré, non pas les sentiments du garçon, mais leur valeur… Hé ! oui, mon Dieu, ces jeunes gens, il ne faut pas les prendre tellement au sérieux ! Vous savez, comme on dit à la campagne, ils jettent leur gourme… Ça parle d’éternité, et puis, au fond, ce sont des étourneaux qui laissent bien des déceptions derrière eux.

FRÉDÉRIQUE.

Ah ! ça ! voudriez-vous me faire douter de l’affection de Julien ?

MADAME BOCQUET.

Non !… Seulement, j’ai peut-être plus d’expérience de la jeunesse que vous…

FRÉDÉRIQUE, (émue.)

C’est donc que vous avez reçu ses confidences ! Que voulez-vous insinuer ?

MADAME BOCQUET, (rudement.)

Il aurait mieux valu, Madame, pour vous, renoncer à l’affection de mon garçon, depuis longtemps déjà ! Si j’avais été à même de vous l’écrire, je vous aurais écrit, seulement, bien sûr, je ne me le serais pas permis de moi même… dans ma situation.

FRÉDÉRIQUE, (se lève, et pâle.)

Oh ! c’est mal ce que vous tentez là… c’est vilain, Madame ! Pour vous venger, ou par simple tactique, vous voulez enfoncer le doute en moi et vous y allez de plein cœur !…

MADAME BOCQUET, (rompant les chiens et se levant à son tour.)

Prenez-le comme vous voulez ! Après tout, ce n’est pas moi qui ai recherché cette conversation ! Je suis bien bête de me mêler de ce qui ne me regarde pas et de vous porter intérêt…

FRÉDÉRIQUE, (s’animant de plus en plus.)

Vous n’arriverez pas à me faire douter de lui ! Vous le calomniez parce que vous n’êtes que sa mère ! L’amour d’une mère n’est quelquefois pas le plus élevé !… Une vieille jalousie vous empoisonne. Eh bien, sachez-le, moi, je ne vous ai jamais jalousée, je lui ai laissé votre place dans son cœur, tandis que, depuis deux ans, je sens, entre lui et moi, votre influence sournoise, votre…

MADAME BOCQUET, (sarcastique.)

Je sais, je sais… « Ta mère, mon petit adoré, place son amour pour toi dans sa tête, moi, je le place dans mon cœur ! »

FRÉDÉRIQUE, (avec un cri.)

Oh ! une phrase de mes lettres !… Ah ! tout de même, il faut que vous ayez bien lu en effet ces lettres-là pour que vous les citiez par cœur !… Ce que vous faites est mal… impardonnable ! Ou bien alors vous savez des choses graves ?… Pas de réticences. Voyons, dites-moi la vérité.

MADAME BOCQUET.

Je me retire. Madame.

FRÉDÉRIQUE, (au comble de l’agitation.)

Non, non, vous n’avez pas le droit, maintenant, de vous en aller comme ça… non, non… restez… Ah ! nous allons bien voir !…

MADAME BOCQUET.

Vous perdez la tête ! Je vous certifie que, si nous étions à situation égale, je ne retiendrais pas les mots qui me brûlent la bouche !

FRÉDÉRIQUE, (menaçant presque.)

Qu’êtes-vous venue faire ici ?… Qu’êtes-vous venue faire ?

(À ce moment, Julien, qui a entendu les éclats de voix des deux femmes, accourt.)
JULIEN, (d’une voix coupante.)

Qu’y a-t-il… ? Maman, veux-tu t’en aller immédiatement ?

MADAME BOCQUET.

Je te prie de croire que je n’ai aucune envie de rester ici. J’ai été obligée pour toi d’entendre mes quatre vérités…

FRÉDÉRIQUE.

Auxquelles vous avez répondu par des mensonges !

JULIEN.

Madame, je vous en prie. (Bas, à sa mère.) Va, je te l’ordonne, cette fois.

(Madame Bocquet s’en va.


Scène IX


FRÉDÉRIQUE, JULIEN

FRÉDÉRIQUE, (se jetant dans les bras de Julien.)

Ah ! c’est bon de retrouver votre épaule !… Ah ! c’est vous !… C’est vous !… c’est toi !…

JULIEN.

Mais que s’est-il passé ?… Qu’a-t-elle dit ?…

FRÉDÉRIQUE, (dans ses bras, elle a une crise de détente.)

Ah ! elle est méchante, votre mère !… Je n’aurais jamais cru qu’elle essayerait de me faire autant de mal !… Elle a voulu m’enlever ma confiance en vous, mon amour… Elle aurait pu me dire mille choses plus terribles, je les aurais acceptées, mais il n’est pas de crime plus vilain que celui d’atteindre la foi dans l’amour… Julien rassurez-moi, mon aimé… dites-moi que, malgré nos ennemis, on ne parviendra pas à nous séparer, à…

JULIEN, (se dégageant et parlant lentement.)

Il faut que je sois franc, Frédérique. Je ne suis pas l’homme que vous croyez… Je suis un lâche… un malhonnête homme.

(Il passe et va vers le banc au premier plan.)
FRÉDÉRIQUE.

Un malhonnête homme ?… Vous ?… Allons donc !

JULIEN.

Oui, j’ai la conscience très lourde, et depuis quelques jours, depuis près d’un mois, je me donne des atermoiements pour vous avouer une action qui va vous inspirer le dégoût de moi.

FRÉDÉRIQUE.

Julien, qu’avez-vous fait ?… Vite, répondez-moi… Un malhonnête homme !… Comment !… Quoi ?… (Elle cherche.) Vous n’avez pas détourné d’argent… Vous ne vous êtes pas mis dans une situation scandaleuse… il faudrait me le dire…

JULIEN, (sans la regarder. )

Pas cela !…

FRÉDÉRIQUE, (après un soupir de soulagement.)

Tant mieux ! J’ai eu peur… Quoi que vous me réserviez, je respire !… Alors ?… Alors ? Pourquoi ce mot ? Ce n’est pas un malheur que vous m’annoncez, c’est une faute dont vous parlez même comme d’un crime. Le malheur, je vous dirais de suite que nous sommes deux à le partager.

(Les mots sortent de sa bouche, craintivement retenus.)
JULIEN, (un pied sur le banc, loin d’elle.)

Ma chère, ma grande, ma vraie amie !… Nous voici arrivés à un point de ma vie où il faut que je vous fasse une énorme peine ! Vous êtes toute délicatesse et toute âme, vous ne comprendrez pas cet égoïsme d’homme, et vous aurez raison de me mépriser comme vous allez le faire… Je ne suis pas un héros, Frédérique, je suis un parvenu, déplacé auprès d’un être de votre taille… Vous ne m’avez pas communiqué ces sentiments supérieurs qui vous animent.

(Il ne la regarde toujours pas.)
FRÉDÉRIQUE.

Allons, assez de mots embarrassés !… De quoi s’agit-il ?

JULIEN, (la tête dans ses mains.)

Pardon !… Pardon !… Je ne pouvais plus… J’ai trop souffert… Je ne pouvais plus vivre cette vie sans espoir… Cette privation de vous… Je suis fiancé…

(Le mot s’est échappé, voulu, rapide et terne, sans expression aucune. Silence.)
FRÉDÉRIQUE, (se reculant.)

Quoi ?… je ne comprends pas… je…

JULIEN, (alors il reprend, fiévreusement, ardemment.)

Voilà des mois et des mois que je vous supplie… il me fallait en finir, d’une façon ou d’une autre ! Puisque l’amour n’est pas possible, alors je me vends. Oui, je me vends, il n’y a pas d’autre terme, car c’est cela !… Je serai comme tout le monde, intéressé, médiocre, menteur… Ah ! ce que je vais faire payer à la vie les mécomptes de ma jeunesse !

FRÉDÉRIQUE, (répétant en s’appuyant à la table, la voix blanche, les yeux fixes.)

Quelle femme ?… Quelle est la femme ?…

JULIEN.

Elle est ici même.

FRÉDÉRIQUE, (elle a un tressaut de tout l’être.)

Alors, c’est vrai ? Ce n’est pas une épreuve ?… Mais qui ?

JULIEN, (après une hésitation.)

Mademoiselle Martin.

FRÉDÉRIQUE.

Mademoiselle… (Elle n’achève pas.) Ah ! je comprends, je comprends tout !… la présence de votre mère, votre attitude… vos… (Elle s’arrête.) Qu’est-ce que vous avez fait là ? Allez-vous-en ! Allez-vous-en !…

(Ce n’est qu’une sorte de gémissement, tout bas, tout bas.)
JULIEN.

Frédérique !…

FRÉDÉRIQUE, (elle demeure assommée, sans bouger, appuyée à la table. Ses lèvres balbutient.)

Vous êtes un monstre !… Vous êtes un monstre !

JULIEN, (véhément et lui prenant le bras tout à coup.)

Tenez, la voilà qui arrive !… Elle est là, avec les Castel, votre mari… Une dernière fois, Frédérique, vous n’avez qu’un mot à dire… un mot… Promettez-moi que vous serez ma maîtresse… je vous en supplie… un jour… ma chérie, ma chérie… Promettez que vous vous donnez à moi, et je vous jure à l’instant, à l’instant même, je romps et je lui dirai que je ne l’aime pas, que mon cœur est pris, que je l’ai donné pour toujours à une autre, que…

FRÉDÉRIQUE, (de plus en plus lointaine.)

Vous êtes un monstre !…

JULIEN.

Frédérique ! (Cette fois il lui prend violemment les deux mains, et, avec désespoir.) Vous ne voyez pas que vous aurez fait notre malheur à tous les deux ! (Frédérique se maintient péniblement debout. Son visage exprime une angoisse effrayante, le menton tremble, l’œil erre.) Frédérique ! Non ?… Non ?… (Elle ne répond pas. Elle semble partie dans un autre monde. Brusquement il lui lâche le bras.) Alors, vous l’aurez voulu !…

(Son geste, à la fois résolu et désespéré, marque que l’heure de leur destin est arrivée.)
FRÉDÉRIQUE.

Ce doit être cela qui s’appelle mourir !…

(On sent que les mots ne parviennent plus à sa bouche, Julien s’est écarté alors que tout le monde fait irruption de gauche, Mademoiselle Castel, Mademoiselle Martin, Monsieur de Villedieu, Monsieur Ulric.)


Scène X


JULIEN, FRÉDÉRIQUE, JEANNE et BLANCHE CASTEL, MADEMOISELLE MARTIN, ULRIC, VILLEDIEU

JEANNE CASTEL.

Oh ! ç’a été amusant comme tout. Madame ! Il y avait d’énormes carpes, vous savez !… Grandes comme le bras !…

BLANCHE CASTEL.

Tout ça brillait aux rayons du soleil, on aurait dit du vieil or qui tombait… de gros bijoux…

MADEMOISELLE MARTIN, (à Frédérique.)

Eh bien, la voilà peuplée, votre pièce d’eau !… J’en suis encore trempée !…

ULRIC.

Nous leur avons de suite donné à manger, mais je crois que l’émotion leur a coupé l’appétit.

BLANCHE CASTEL.

Tandis que nous, nous avons gagné à ce petit jeu une faim d’ogre… Oh ! mais il y a là toutes sortes de bonnes choses à manger !…

MADEMOISELLE MARTIN, (à Frédérique.)

Voulez-vous que nous vous aidions, Madame, à servir le thé et le chocolat ?

FRÉDÉRIQUE, (essaie de se dominer.)
(Elle baisse la tête pour dissimuler son visage.)

Volontiers, certainement.

MADEMOISELLE MARTIN, (gaiement.)

Tenez, Monsieur Julien, à vous !… D’abord, le plateau n’est pas assez grand, prenons chacune nos tasses.

BLANCHE CASTEL.

Le thé doit être trop fait.

FRÉDÉRIQUE.

Oui, sans doute, depuis le temps ! (Elle prend la théière, elle essaie de verser, mais sa main tremble de plus en plus.) Je ne peux pas !

(Elle laisse retomber la théière.)
JEANNE CASTEL.

Qu’avez-vous ? Vous vous êtes brûlée ?

FRÉDÉRIQUE.

Non… je ne suis pas très bien…

(Elle veut refaire l’effort.)
JEANNE CASTEL.

Oh ! mais, laissez, posez la théière… n’insistez pas…

FRÉDÉRIQUE.

Oui, excusez-moi… servez sans moi…

ULRIC, (s’approche.)

Tu es souffrante ?… Qu’éprouves-tu ?… Où as-tu mal ?…

FRÉDÉRIQUE, (toujours la tête basse.)

Je rentre à la maison… Ne vous occupez pas de moi… ce n’est rien.

MADEMOISELLE MARTIN.

Vous avez les mains glacées !… Oh ! Madame, nous sommes impardonnables !… Vous aurez eu froid en nous attendant ici.

FRÉDÉRIQUE.

Peut-être… oui…

BLANCHE CASTEL, (à sa sœur.)

Elle n’est réellement pas bien. Regarde comme sa figure est décomposée.

FRÉDÉRIQUE.

J’aime mieux qu’on me laisse seule… je rentre.

ULRIC.

Viens, tu vas t’étendre un peu au salon. D’où souffres-tu ?

FRÉDÉRIQUE.

Je t’en prie !… Je préfère me reposer seule dans ma chambre.

ULRIC, (à ces demoiselles.)

N’insistez pas… je la connais.

(Frédérique s’en va par la prairie sans se retourner. Tout le monde a les yeux sur elle.)
MONSIEUR DE VILLEDIEU, (à Ulric.)

Mais vous ne pensez pas que ce soit sérieux, mon cher ?

ULRIC.

Je ne sais pas… J’irai voir dans quelques instants… Pour l’instant, elle désire qu’on ne s’occupe pas d’elle. Servez le thé, mes enfants !

JEANNE CASTEL, (près du banc, au fond, regardant dans la direction de la prairie.)

Oh ! mais elle marche avec peine… elle s’arrête… (Poussant une exclamation.) J’ai cru qu’elle chancelait !… Ah ! la voilà qui repart.

(Tout le monde est de dos et regarde.)
ULRIC.

Ça m’étonnait. Voyez, elle trotte.

JEANNE CASTEL.

Mais elle traverse la prairie au plus court !

(Pendant ce temps, seul, Julien s’est tenu écarté, au premier plan, silencieux. Mademoiselle Martin se rapproche de lui avec vivacité, pendant que les autres regardent au loin.)
MADEMOISELLE MARTIN, (à Julien.)

J’espérais que vous viendriez nous prendre après déjeuner. J’ai griffonné dix lettres à des amis, ce matin. Je suis heureuse !… Et vous ?

JULIEN, (tristement et pensif.)

Chut !… C’est surtout cette phrase-là qu’il ne faut jamais dire !

MADEMOISELLE MARTIN.

Pourquoi ? Le bonheur est une sensation sur laquelle on ne se trompe pas ! Donc, lorsqu’on en est bien sûre…

JULIEN, (l’interrompt, l’œil tourné vers l’horizon où vient tout à l’heure de disparaître la silhouette chancelante de Frédérique.)

On sait toujours qu’on a été heureux, Mademoiselle… on ne sait jamais si on l’est encore !…


RIDEAU

ACTE II

Dans l’hôtel de Monsieur Ulric, à Passy. Un salon au rez-de-chaussée, assez vaste, style Régence vert et or, moderne, mais de goût simple, correct et très intime. Les fenêtres donnent sur la cour d’entrée. Au lever du rideau, Madame Desroyer est seule, approchée de la fenêtre.



Scène PREMIÈRE


MADAME DESROYER, seule, puis LE VALET DE CHAMBRE

MADAME DESROYER, (qui guettait.)

Ah ! les voilà !… On sonne ! (Elle va à la porte de gauche et appelle, mais à voix étouffée exprès.) Maxime ! Maxime ! Venez vite… (Le valet de chambre sur le pas de la porte.) Ce sont les personnes en question ?

LE VALET DE CHAMBRE.

Je ne sais pas… il m’a semblé reconnaître la dame… Je ne connais pas le monsieur qui accompagne…

MADAME DESROYER.

Faites-les entrer ici directement, et surtout, comme je vous l’ai recommandé, qu’on n’avertisse pas Madame, là-haut… Si par hasard elle demandait qui a sonné, répondez que vous ne savez pas… Dépêchez-vous.

(Le domestique sort, Madame Desroyer reste seule quelques instants, s’agite, va à la fenêtre, puis à la porte à droite comme pour écouter si sa fille ne descend pas. Finalement elle se poste, les mains derrière le dos, les lunettes hautes. Le domestique introduit Madame Bocquet, Monsieur Bocquet. Madame Desroyer ne leur tend pas la main.)


Scène II


MADAME DESROYER, MADAME BOCQUET, BOCQUET

MADAME DESROYER, (rapide, debout, et sans les inviter à s’asseoir.)

Madame… Monsieur… Vous êtes étonnés de vous trouver en ma présence quand vous vous attendiez à celle de Madame Ulric ? Elle ne peut pas vous recevoir.

MADAME BOCQUET.

Cela m’étonne, en effet, Madame. C’est elle-même qui nous avait donné ce rendez-vous.

MADAME DESROYER.

Oui, eh bien, elle s’est ravisée. Et d’ailleurs, elle est souffrante.

MADAME BOCQUET, (présentant du geste.)

Mais, avant tout, je ne crois pas que vous connaissiez mon mari.

BOCQUET, (s’avance.)

Si je me suis permis d’accompagner ma femme, c’est que nous désirons un entretien particulier avec Madame Ulric… de la plus haute importance, croyez-le… sans cela je ne serais pas aux côtés de ma femme.

MADAME DESROYER.

Je doute que ce qui vient de vous puisse avoir une importance quelconque aux yeux de ma fille… Et, d’abord, elle ne vous connaît pas, Monsieur ! D’autre part, je crois bien que, depuis quatre ans, elle n’a pas eu l’occasion de revoir Madame : elle n’éprouverait, je m’empresse de vous le dire, au cas où vous en douteriez, aucun plaisir à le faire !

MADAME BOCQUET, (en une attitude humble qui contraste avec celle du premier acte.)

Il y a, en effet, quatre ans, et presque jour pour jour, que vous avez eu la bonté de me recevoir à Villers-Cotterets ; il se peut fort bien que Madame Ulric n’ait aucune raison particulière de désirer revoir une femme sans importance, dont elle est bien aimable même de se souvenir, mais je suis persuadée que, lorsqu’elle connaîtra les motifs qui m’ont fait solliciter cette entrevue, elle ne regrettera plus de me l’avoir accordée.

MADAME DESROYER.

Je suis là pour la remplacer, et, si vous avez une communication quelconque à faire, je vous écoute.

(De la main elle les invite à s’avancer.)
BOCQUET, (en passant.)

Je vous remercie. (Une fois passé.) J’avoue être très embarrassé… Je n’avais pas prévu le cas… (À sa femme.) Qu’en penses-tu, mon amie ?… (De dos à Madame Desroyer, Madame Bocquet fait un signe négatif.) Je crois, tout réfléchi, que ce que nous avons à dire ne peut s’adresser qu’à Madame Ulric.

MADAME DESROYER.

Ah ! ah ! je m’en doutais un peu !

MADAME BOCQUET.

Pardon, puis-je vous demander si c’est bien Madame Ulric qui s’est ravisée après nous avoir donné rendez-vous ?

BOCQUET.

Car, Madame, vous me permettrez de m’étonner…

MADAME DESROYER.

Vous n’avez pas à vous étonner, Monsieur !… Et je n’ai pas à vous répondre. Madame Ulric ne vous reçoit pas, un point, c’est tout.

MADAME BOCQUET.

Enfin, Madame, ce matin, au téléphone, Madame Ulric a bien voulu, sur notre insistance, nous indiquer ce rendez-vous précis. Je n’ai eu qu’à lui dire que j’avais quelque chose de très grave à lui communiquer, elle n’a pas hésité plus de quelques secondes à nous convier, entre quatre et six heures… chez elle.

MADAME DESROYER.

Et quand bien même ce serait moi qui m’opposerais à cette entrevue ?

BOCQUET.

Ah ! vous voyez bien, Madame !… Je m’en doutais !…

MADAME DESROYER.

Je pressens encore quelque chose de mauvais. Pour que vous veniez réveiller, sous un prétexte quelconque, un passé qui est oublié et qui n’a laissé ici que de mauvais souvenirs…

BOCQUET, (l’interrompt.)

Mais, Madame, je ne sais pas à quoi vous faites all…

MADAME DESROYER.

Si, Monsieur, vous savez fort bien !… (Allant à eux et sur un ton plus confidentiel et plus ému.) Mais ce que vous savez probablement moins bien, c’est que ma fille, il y a quatre ans, a failli mourir de douleur ! C’est que j’ai été la seule à connaître de quoi elle mourait ! Les médecins l’ont traitée pour mille causes, eh bien, c’est moi, si vieille que je sois, qui, à la force du poignet, je puis dire, l’ai sortie de là… Maintenant, c’est la paix, ici, c’est le bonheur. Les enfants grandissent. Monsieur Ulric et sa femme forment le ménage le plus uni que l’on puisse voir, et je pourrai quitter ce monde avec une entière sécurité. (Avec force.) Je ne veux pas que l’on vienne troubler cette paix-là… Quand ma fille a prononcé ce matin votre nom, il m’a semblé que je sentais entrer le malheur dans la maison.

BOCQUET.

Mais, Madame, je vous assure…

MADAME DESROYER, (les bras croisés et face à eux tâchant à bien mettre en lumière toute son énergie.)

Nous sommes ici tous trois ; personne ne nous entend. Pas de gants à mettre !… Je veux que vous vous en alliez !… Je suis là de garde… et je vous garantis que, moi présente…

(Mais, à ce moment la porte de droite, au fond, s’ouvre. Frédérique paraît.)


Scène III


Les Mêmes, FRÉDÉRIQUE

FRÉDÉRIQUE, (de la porte.)

Mère, c’est inutile. (On s’arrête de parler. Haut.) Voulez-vous avoir l’obligeance de me laisser avec ces personnes ? Elles ont sollicité un rendez-vous, j’ai cru devoir le leur accorder, à tort ou à raison, mais, en tout cas, il n’y a rien là que de très naturel…

(Elle descend en scène.)
BOCQUET, (près de la cheminée.)

Madame Ulric, je vous remercie de vos paroles et de votre bienveillance.

MADAME DESROYER.

Un mot. (Elle parle bas à sa fille en l’entraînant à droite.) Prends garde ! Prends garde ! Je me méfie…

FRÉDÉRIQUE, (bas.)

Ils t’ont dit le motif de leur visite ?

MADAME DESROYER.

C’est à toi qu’ils veulent avoir affaire… Ah ! comme tu es pâle !

FRÉDÉRIQUE.

Allez-vous-en, maman. Ce sera bref et net, rassurez-vous.

MADAME DESROYER, (traverse la scène et s’adressant tout haut à Monsieur et Madame Bocquet.)

Je ne retire rien de ce que j’ai dit à l’instant, mais, puisque ma fille veut bien vous entendre, il ne me reste qu’à vous en exprimer… le regret… Je vous salue.

(Petit signe de tête. Elle sort à droite.)


Scène IV


MONSIEUR et MADAME BOCQUET, FRÉDÉRIQUE

(Un silence.)
FRÉDÉRIQUE.

Pourquoi êtes-vous venus ?… Que se passe-t-il ?… (Silence pénible.) Il est en danger ?… Il est…

MADAME BOCQUET, (prenant la parole.)

Non, Madame… En danger ?… Peut-être… mais nous ne sommes pas porteurs d’une funèbre nouvelle…

FRÉDÉRIQUE.

Tant mieux !… (Après ce soulagement elle reprend plus froide.) Alors, veuillez vous expliquer. J’attends.

(Elle leur fait signe de s’asseoir.)
BOCQUET, (une fois assis.)

Il faut en effet que la situation soit bien grave pour que nous ayons osé venir.

MADAME BOCQUET, (surenchérit.)

Il faut le malheur qui est sur la tête de Julien.

FRÉDÉRIQUE.

Le malheur !… Quel malheur ?…

BOCQUET, (éclatant.)

Notre fils est perdu ! Perdu !… Vous voyez de pauvres parents désespérés !

(Son accent est sincère. Sa voix peuple, mais plus délicate que celle de sa femme, est celle d’un homme en proie à une violente émotion et qui se contraint.)
FRÉDÉRIQUE.

Vous venez cependant de dire vous-mêmes…

BOCQUET.

Matériellement, moralement perdu… Il a, en quelques mois, descendu la côte avec une rapidité foudroyante… Et demain, c’est affreux à dire, demain nous n’aurons plus d’enfant ?

FRÉDÉRIQUE.

Plus d’enfant !… Voilà des termes bien équivoques… Que voulez-vous dire ? Il va se…

BOCQUET.

Non ! pas cela ! Pas même !… Mon fils n’a pas de ces résolutions héroïques… C’est un garçon plus dévoyé que cela !

FRÉDÉRIQUE.

Expliquez-vous à la fin !…

MADAME BOCQUET.

Oui… explique seul, mon ami, moi, je ne pourrais pas…

(Silence.)
BOCQUET, (après s’être maîtrisé.)

Avant toute chose, il faut que vous soyez bien persuadée que Julien ignore complètement que nous sommes venus vous trouver… C’est à son insu… S’il le savait !… Mais que voulez-vous, nous sommes dans un tel état de désespoir !… Vous vous êtes intéressée au garçon, autrefois ; il a été un peu l’enfant de la maison… Alors la détresse a été plus forte que tous les scrupules…

FRÉDÉRIQUE.

C’est bon, c’est bon, Monsieur, j’attends !

BOCQUET.

Il faut aussi que vous me fassiez une promesse… C’est que vous n’irez pas vous imaginer qu’en vous révélant l’effondrement matériel de Julien, nous avons je ne sais quelle vilaine arrière-pensée d’aide ou de secours.

FRÉDÉRIQUE.

J’avoue que cette idée ne me viendrait même pas !… Mais j’ajoute que votre probité m’est connue, Monsieur… C’est entendu, je vous le promets.

BOCQUET, (paraît soulagé d’une anxiété.)

Merci, Madame… (Il reprend.) D’ailleurs l’effondrement matériel n’est que peu de chose en comparaison de l’égarement moral… et du terrible dénouement qui se prépare… (Mouvemement d’impatience de Frédérique.) Oui, j’arrive au fait… Je résumerai comme je pourrai, en quelques mots… vous suppléerez facilement aux lacunes… Depuis son mariage, la vie de Julien est sans doute demeurée inconnue de vous, ou presque… n’est-ce pas, Madame ?

FRÉDÉRIQUE.

Je m’en suis complètement désintéressée… Il a fait quelques visites à mon mari ; je ne me suis jamais trouvée là… Je sais que Monsieur Ulric le rencontre de temps en temps dans les milieux d’affaires.

BOCQUET.

Le bruit ne serait-il jamais parvenu à vos oreilles que mon fils a mené par moments une vie de désordre ? Sa femme est certes charmante, mais froide, fermée, par son éducation de créole, à mille sentiments… comment dire… parisiens.

FRÉDÉRIQUE.

Ce mariage, cependant fort bien calculé, apportait à votre fils quelques garanties de bonheur, un peu d’aisance et, en tout cas, la sécurité…

BOCQUET.

Il n’a pas trouvé la compagne rêvée. Un désespoir ancien rongeait son âme. (Sursaut de Frédérique. Bocquet reprend posément.) Oui, Madame, j’ose le dire parce que je connais la vérité sur ce point. Bref, que ce soit pour cette raison ou pour d’autres, ce mariage n’a pas comblé une âme probablement trop avide. Il s’est jeté dans les affaires et dans la grande vie de Paris, tête baissée. Il a réussi rapidement…

FRÉDÉRIQUE.

J’ai le souvenir que votre fils était ambitieux.

BOCQUET.

Vous retenez sur les lèvres le mot arriviste !… Jugement sévère, mais parfaitement juste. Il s’est créé de grands besoins d’argent. Il a noué, à l’insu de sa femme, des relations bien regrettables avec une certaine dame du monde déclassé…

FRÉDÉRIQUE.

Cette fois, je vous prie d’aller au fait, Monsieur ! Je ne vois pas pourquoi j’ai à tolérer des confidences qui ne m’intéressent pas le moins du monde, qui me répugnent même, et que je vous prie de garder pour d’autres auditeurs !

BOCQUET.

Il faut bien que je vous indique les raisons qui l’ont amené où il en est ! Il s’est laissé prendre, il n’y a pas d’autres mots, par cette femme trop élégante, l’épouse divorcée, mais ruinée, d’un peintre célèbre qui conserve cependant encore son nom, et…

FRÉDÉRIQUE.

Peu importe ! Passez la désignation, je vous prie. Au fait !…

BOCQUET.

M’y voici… Avez-vous entendu parler, par Monsieur Ulric, de certaine importante affaire de lotissement à Montmartre… d’un groupe de maisons de rapport dont Julien a entrepris la construction ?

FRÉDÉRIQUE.

Vaguement, oui, Monsieur ! Mon mari a été étonné que cette affaire fût confiée à un jeune architecte.

BOCQUET.

Pour cette considérable affaire, dont il avait la direction, il a fait choix d’un entrepreneur, lequel… voulant obtenir cette grosse commande… oh ! sans conclure avec mon fils une tractation, à proprement parler… lui a avancé pas mal d’argent… une grosse somme… Je ne le sais que depuis huit jours seulement !

FRÉDÉRIQUE.

C’est joli !…

BOCQUET.

Cet entrepreneur véreux n’a pas pu faire face à ses engagements. À l’heure actuelle, c’est sa faillite qui va être déclarée ! Avec une mauvaise foi insigne, il accuse de son découvert les avances illicites faites à mon fils !… C’est très exagéré, mais il a des reçus, il va les produire pour se justifier et détourner les responsabilités. Enfin, vous entrevoyez la situation d’ici : elle n’est pas belle !… Je ne la jugerais pas désespérée, pourtant, car il ne serait pas impossible à mon fils, quelle qu’ait été sa légèreté, de démontrer qu’il fut un architecte un peu téméraire que sa jeunesse rendait inexpérimenté… Peut-être trouverait-il même un peu de pitié chez ses commanditaires qui sont contents de ses travaux… mais voici ce qu’il y a de pire…

FRÉDÉRIQUE.

Car, en effet, Monsieur, tout ceci est assez vil, malpropre ; je suis désolée de savoir que ce garçon, pour lequel j’ai eu de l’estime, en est descendu là… mais…

BOCQUET.

Mais, en effet, vous l’avez compris, s’il n’y avait que cela, nous ne serions pas venus vous trouver… Merci de n’en avoir pas douté… il y a plus douloureux !… Pressé par la faillite, entraîné peut-être par la femme qui le tient, mon fils, au lieu d’attendre, de lutter comme je le lui ai conseillé ces jours-ci, a pris la résolution la plus extrême… C’est un malheureux fou !… Il part ! J’ai appris inopinément par un domestique qu’il prenait demain la fuite pour l’étranger, avec cette femme. Parfaitement, Madame, la fuite !… La mauvaise conseillère tient sans doute à se l’attacher définitivement. Il va disparaître, passer la frontière, laisser derrière lui le déshonneur, une situation irréparable, abandonner sa pauvre femme, qui ne sait rien, qui ne se doute de rien et se trouvera du jour au lendemain devant cet effondrement !… Ah ! quand j’ai appris cela, je me suis précipité chez lui. J’ai parlé haut et dur !… Je ne lui ai pas mâché les mots, je vous prie de le croire ! Je lui ai représenté notre douleur à tous : « Rassure-toi, papa, je vais faire face à la situation. » Il mentait. Madame, il mentait !… À l’heure actuelle, je le sais par le domestique qui a entendu une conversation et qui prépare les malles, tout est combiné. Demain, ce soir peut-être, il partira pour Genève, il ne reviendra plus jamais… jamais… il…

(Madame Bocquet éclate en sanglots.)
BOCQUET.

Excusez son émotion, Madame. Depuis deux jours, elle passe par des transes si cruelles !…

MADAME BOCQUET.

Oui, ne faites pas attention, Madame !… C’est mon seul enfant ! J’ai tout espéré de lui, et sentir qu’il en est là… lui autrefois si brave garçon !…

BOCQUET.

Car c’est fini, nous n’avons plus sur lui la moindre influence ! Nous sommes à moitié fous, ma femme et moi, depuis que nous savons ça !… Que faire ?… Avertir qui ?… Sa femme ?… Avouez que ce serait trop cruel !… La malheureuse connaîtra toujours assez tôt sa situation ? Et cela n’empêcherait pas Julien, d’ailleurs, de partir avec cette aventurière. Donc, demain, peut-être ce soir, il faut nous attendre à apprendre que notre enfant s’est enfui, laissant derrière lui le malheur et le déshonneur !… Ah ! tenez ! que ne suis-je mort, Madame, pour n’avoir pas à juger tout cela !

(Il a une pauvre douleur, si sincère, qu’elle ne pourrait qu’inspirer du respect.)
FRÉDÉRIQUE.

Je conçois sans peine votre chagrin… L’exposé de cette situation est en effet bien lamentable… Je vous plains, mais qu’y puis-je, et en quoi ma personne peut-elle être mêlée à tout ceci ?… Pourquoi êtes-vous venus à moi ? Car, de toute évidence, vous aviez un but en venant me trouver ?

BOCQUET.

Un but ! Oh ! c’est beaucoup dire… Nous nous sommes rappelés que Julien avait pour vous un culte véritable… Vous êtes le seul être au monde qui ait eu de l’influence sur lui. Tout ce que vous disiez, pour lui c’était sacré !… Ah ! quand Madame Ulric avait dit quelque chose !… Un mot de vous, une phrase seulement le rappelant à sa conscience, à son devoir, et nous sommes sûrs qu’elle aurait, dans la circonstance, un poids extraordinaire… peut-être décisif. Tout n’est peut-être pas perdu dans ce cerveau brûlé !… L’empêcher de partir, mais ce serait déjà l’avoir sauvé ! Il faut qu’il se justifie, Madame, devant les actionnaires. Il faut qu’il lutte, qu’il parle, qu’il brave même !… Tout, mais pas ce départ affreux, cet aveu d’escroquerie… pas cela !… Un appel de vous, de Madame Ulric à sa conscience, au devoir, et…

FRÉDÉRIQUE, (se levant.)

Vous êtes prodigieux !… L’égoïsme des parents, vraiment, est une chose inconcevable !… Vous qui pleurez là, Madame, vous avez tout fait autrefois pour me briser net, quand d’autres combinaisons plus souriantes étaient en jeu !… C’est à moi que vous vous adressez maintenant, et avec quelle tranquille impudence ! La combinaison a manqué, tout s’effondre, et vous pensez à l’ancienne amie pour replâtrer le ménage… Bravo, Madame ! C’est signé, ça !… Je vous reconnais !

MADAME BOCQUET.

Nous ne venons pas dans un pareil dessein ! Nous osons seulement vous supplier de vous souvenir d’un enfant qui vous a beaucoup aimée, Madame, et qui va être perdu pour n’avoir pas écouté une parole de bon sens.

FRÉDÉRIQUE.

Ah ! vous ne crânez plus maintenant !… Naguère, on redoutait tout de moi, mais maintenant, en effet, que peut-on craindre ? La bonne âme, on va aller la trouver… Il n’y a qu’à faire appel à son cœur ! Peu importe la douleur qu’elle en ressentira, la mortification, l’humiliation… ça ne compte pas ! Eh bien, vous avez mal calculé, mes braves gens !… Je n’interviendrai à aucun titre. Cela jamais, jamais… Voulez-vous que je vous le répète une troisième fois, j’y suis prête !

BOCQUET.

Oh ! Madame… ne vous emportez pas !… (Il se lève, désolé, mais poli.) Nous n’avons pas l’intention d’insister le moins du monde ou de vous importuner… Viens, mon amie…

MADAME BOCQUET, (se lève à son tour.)

Il n’y a vraiment pas de quoi vous mettre en colère, Madame. Depuis quelques jours, mon mari et moi, nous vivons comme des corps sans âme ! Dans notre désespoir, excusez-moi de m’être souvenue de vous… de l’affection que vous avez éprouvée pour mon garçon !… (La douleur a aussi donné à cette voix autrefois revêche un accent humble et doux.) Songez donc que vous lui auriez dit simplement : « Julien, il ne faut pas faire cela, mon ami,… il faut essayer de vous sortir de là, Julien… Restez avec votre femme… » Je le connais, il se serait troublé !… Je suis certaine que son cœur vous aurait entendue, vous !… (Et dans ce vous il y a encore tout un monde de regrets.) Ah ! vous n’auriez pas eu à le dire deux fois, vous !… Tant pis ! Mais peut-être penserez-vous un jour, quand vous saurez que ce malheureux garçon est définitivement perdu, que vous auriez pu tout de même prononcer le mot qui l’aurait sauvé, empêché de partir… parce que… (Elle hésite.), s’il en est arrivé là, eh bien… c’est qu’il n’avait jamais pu vous faire sortir de son cœur !… Ça, tout de même, il fallait vous le dire !… »

BOCQUET, (inquiet, lui prenant la main.)

Non, non, viens, ma bonne amie… N’insiste pas ! J’espère que Madame ne nous en voudra pas de notre démarche. Allons, viens, je te dis…

(Il veut l’entraîner.)

MADAME BOCQUET.

Adieu… Madame… et mille excuses.

(Elle salue et passe. Au moment où ils vont sortir.)

FRÉDÉRIQUE, (avec force.)

Non, non, vous ne me ferez pas partager cette responsabilité ! Voilà, moi, ce que j’avais à vous répondre !

(Un temps, Monsieur et Madame Bocquet vont sortir par la porte de gauche.)

FRÉDÉRIQUE, (de loin, les arrêtant d’un geste.)

Une seconde encore ! (Nouveau silence, puis embarrassée.) Voyons, peut-être… indirectement… y a-t-il un moyen qui vous satisfasse ?… Je veux dire, une lettre, par exemple, que vous lui remettriez… vous suffirait-elle ? (Madame Bocquet fait un geste vague et dépité.) Naturellement non ! Vous jugez que ce n’est pas assez !… Vous escomptez des sentiments plus largement mesurés !… Ah ! si vous croyez que je ne comprends pas votre manège !… Je comprends sur quelle émotion vous spéculez pour stupéfier votre fils… C’est habile !… Seulement, mon émotion à moi, elle ne compte pas ?… Non ?… Ah ! les parents !… (Puis brusquement.) Tenez, asseyez-vous et laissez-moi réfléchir au moins quelques instants.

(Elle leur indique des sièges près de la table.)
BOCQUET, (radieux.)

Madame !…

FRÉDÉRIQUE, (sèche.)

Ne parlez pas !… (Elle reste alors sans rien dire, d’abord, arpentant la pièce, puis s’accoudant à la cheminée. Les deux parents se taisent, anxieux mais ravis. Au bout d’un moment de silence.) Ah ! je vous déteste !… Que vous saviez bien ce que vous faisiez en venant semer cette graine !… Vous saviez qu’elle devait germer et je vous en veux de n’en avoir pas douté !… Je ne vous en veux même que de cela !

(Elle tend le poing vers eux.)
BOCQUET, (va se lever.)

Madame, si vous permettez encore, je…

FRÉDÉRIQUE.

Non. Laissez-moi ! (Bocquet se rassied. Nouveau silence plus long. Frédérique se décide et changeant de ton, rapide et incisif.) Votre fils est-il à son bureau ou chez lui, à l’heure actuelle, Monsieur ?

MADAME BOCQUET.

Mon Dieu, Madame, je n’en sais pas plus que vous… Dans ce désarroi, je vous avouerai…

FRÉDÉRIQUE.

Il a le téléphone à son bureau, n’est-ce pas ?

BOCQUET, (vivement.)

Oui, Madame… Central 25-60.

(Elle va à droite à une petite table et s’empare du téléphone, puis le repousse.)
FRÉDÉRIQUE.

Non, non, pas ça !… Je ne veux pas ! (Alors elle va à la table à écrire et s’y installe.) Monsieur, veuillez avoir la complaisance de sonner trois coups… La sonnerie est là, près de la cheminée. (Monsieur Bocquet se lève, empressé, va à la cheminée et sonne les trois coups. Pendant ce temps, elle s’adresse à Madame Bocquet.) Le bureau, rue Saint-Lazare, n’est-ce pas ?

MADAME BOCQUET.

Oui, Madame.

FRÉDÉRIQUE.

Le domicile particulier… toujours rue Pierre-Charron ?

MADAME BOCQUET.

Oui, Madame… à deux pas…

FRÉDÉRIQUE, (que toute insistance agace.)

Je sais, je sais… (Elle continue d’écrire en silence. Le domestique entre. Au domestique.) J’ai mis sur cette enveloppe deux adresses. Vous allez dire au chauffeur qu’il porte immédiatement cette lettre au destinataire. Qu’il passe d’abord à la première, adresse rue Pierre-Charron, c’est à côté ; si ce Monsieur n’est pas là, qu’il se rende immédiatement à l’autre adresse… rue Saint-Lazare.

LE DOMESTIQUE.

Y a-t-il une réponse, Madame ?

FRÉDÉRIQUE, (après une hésitation.)

Dites au chauffeur d’attendre… Remettre personnellement, bien entendu.

LE DOMESTIQUE.

Et si la personne est absente ?

FRÉDÉRIQUE.

Qu’il rapporte la lettre. Allez, et faites vite.

(Le domestique sort.)
MADAME BOCQUET, (cette fois dans une explosion de remerciements comme si tout était sauvé de ce fait.)

Que je vous remercie ! que je vous remercie !

FRÉDÉRIQUE, (restant froidement au bureau.)

Oh ! je vous en prie, pas de remerciements ! cela surtout !… Maintenant, Monsieur, vous pouvez vous retirer… Je désire seulement deux ou trois éclaircissements plus précis et aussi rapides que possible, après quoi je vous rends votre liberté. D’abord, est-il sûr que l’entrepreneur en question soit déclaré en faillite incessamment ?

BOCQUET, (debout devant le bureau.)

Question d’heures.

FRÉDÉRIQUE.

Le nom de cet entrepreneur ?

BOCQUET.

M. Guillemot… 12, rue Caulaincourt…

FRÉDÉRIQUE, (prenant note au crayon.)

S’il entraîne Monsieur Bocquet avec lui, que risque votre fils, légalement ?

BOCQUET.

Si la société dont il est le mandataire veut agir, ce seront les poursuites correctionnelles… C’est la prison sûre.

FRÉDÉRIQUE.

J’ai compris… Maintenant quelle est la femme ?

BOCQUET.

Oh ! je n’ai pas de peine à la nommer…

MADAME BOCQUET, (vivement.)

C’est… une Madame Tessier.

FRÉDÉRIQUE, (avec un air indéfinissable, songeur et grave, comme si elle évaluait les raisons du péril et la difficulté de l’entreprise.)

Ah !… la belle Madame Tessier !… je la connais parfaitement !… D’après vos renseignements, j’avais eu l’intuition qu’il s’agissait d’elle. Le mari est plus que douteux ! Ah ! c’est Madame Tessier !… (Elle hoche la tête, réfléchit et évoque.) Vous croyez que cette femme-là quitterait définitivement Paris ?… Est-ce bien exact ?… Cela m’étonne. Il faudrait que ce fût une passion de sa part… bien puissante.

BOCQUET.

Je ne sais pas, Madame, si elle quitterait Paris définitivement… Pourquoi n’y reviendrait-elle pas, après tout ? C’est l’exil pour mon fils !… Pas pour elle. Elle le tiendra entre ses mains un temps, mais qui vous dit qu’elle ne l’abandonnera pas une fois que son caprice ou son intérêt auront été satisfaits ?

FRÉDÉRIQUE, (dans le même sentiment de songerie et d’évaluation mentale.)

Voyez-vous, plus j’y réfléchis, plus je doute qu’une intervention de ma part puisse empêcher quoi que ce soit… Au point où sont les choses !… Cette femme l’aime puisqu’en somme elle se compromet définitivement et brise sa vie, en partant avec lui… (Monsieur Bocquet fait un signe évasif.) Et l’autre, la malheureuse à laquelle il a donné son nom ?

BOCQUET.

Vit dans la plus complète sécurité.

MADAME BOCQUET.

Oh ! elle ne se doute de rien !

FRÉDÉRIQUE, (frappant sur ta table résolument.)

Donc, résumons… d’un côté la confiance la plus absolue, la droiture, l’honnêteté… je vois ! je vois !… de l’autre… (Elle se lève.) C’est tout, Monsieur ! Je n’ai pas besoin de plus amples renseignements… Bonsoir… Bonsoir, Madame…

(Elle passe devant le bureau.)
MADAME BOCQUET.

Quoi que vous fassiez — lettre ou démarche — et même si l’une ou l’autre ne servent à rien, — laissez-moi vous exprimer ma reconnaissance… de nous avoir aidés, de…

BOCQUET, (avec un élan gêné.)

Et moi aussi, Madame, je…

FRÉDÉRIQUE.

Je vous en dispense ! Vous n’avez pas plus à me remercier du peu que j’aurai fait que je n’ai au fond à vous en vouloir de vous être adressés à moi… J’ai réfléchi, en effet, qu’il pouvait y avoir une sorte de devoir, une compassion suprême, pour moi, à me joindre à tous ceux qui ont porté quelque intérêt à ce malheureux fou… mais si, pour une raison ou pour une autre, comme je le redoute, d’ailleurs, cette démarche n’a rien modifié aux événements, je désire que ce soit ici notre dernière entrevue. Tenez-vous-le pour dit, n’est-ce pas ?

MADAME BOCQUET.

Je n’en attendais pas autant de vous.

FRÉDÉRIQUE, (comme si elle était humiliée de la réflexion.)

Je n’en attendais pas autant de moi-même ! (Elle va à la porte de gauche et appelle un domestique.) Maxime !… reconduisez… Bonsoir… Ici, à gauche, puis vous tournerez à droite !… Monsieur !

(Salut vague. Poignée de main froide. Le couple sort, gêné, guindé et déférent. La porte se referme, elle reste seule quelques instants, méditant. La porte de droite s’ouvre. Madame Desroyer entre…)


Scène V


FRÉDÉRIQUE, MADAME DESROYER

FRÉDÉRIQUE, (de suite, coupant court habilement à toute explication.)

Maman, avant toute chose, je te prie de ne me rien demander. Je t’avertis que je ne répondrai même pas à tes questions.

MADAME DESROYER, (très surprise.)

Enfin, Frédérique, il me semble…

FRÉDÉRIQUE.

Tu ne comprendrais pas… Tu me gronderais inutilement. J’ai besoin de tout mon sang-froid. J’ai même besoin de me recueillir seule. Dans une heure, nous monterons chez toi ; mon mari ne revient que pour dîner, par conséquent, j’aurai le temps de t’expliquer ce qui s’est passé… et même ce qui se sera passé encore.

MADAME DESROYER.

Je pressens que tu viens encore de te laisser mettre dedans par ces gens !… Ah ! tiens, je suis furieuse !…

FRÉDÉRIQUE, (avec force.)

Si je refusais, mère, je ne serais pas digne de vivre !

MADAME DESROYER.

Ah ! voilà les grands mots lâchés !… Tu seras toujours dupe, toi !

FRÉDÉRIQUE.

Je vous en prie, mère, ne m’énervez pas au moment même où j’ai besoin de tout mon calme… (Exprès.) Si je me trouve en présence de lui, je ne voudrais pas qu’il perçût la moindre faiblesse. On a son orgueil, n’est-ce pas ?

MADAME DESROYER, (stupéfaite.)

Ah ! cette fois, ça dépasse tout !… Comment ? tu vas le recevoir ! Il s’agit de le recevoir ici ?

FRÉDÉRIQUE, (simplement.)

J’ai envoyé l’auto le chercher… Un simple mot : « Cher monsieur, j’ai quelque chose d’important à vous dire ; prenez l’auto que voici, je vous attends chez moi. » Si la voiture ne le trouve pas, on me rapportera la lettre.

MADAME DESROYER, (au comble de l’émoi.)

Pourquoi, pourquoi as-tu fait cela ? C’est tout mon travail de quatre ans qui est par terre… À la fin, pourtant, j’ai le droit de connaître les raisons mystérieuses qui te font non seulement accepter un rendez-vous, mais le solliciter toi-même !…

FRÉDÉRIQUE, (se retournant.)

Je n’aurais pas l’âme en repos, mère, si j’avais agi autrement… Mais… cette formalité accomplie, n’ayez pas peur !… Ma vie a retrouvé ses racines véritables… Bourgeoise je suis née, bourgeoise je resterai… appuyée sur mes assises domestiques : vous, mes enfants, ma religion, ma maison… Rien à craindre, d’ailleurs… On ne réclame de moi qu’une intervention raisonnable, où le cœur n’est pour rien… ou pour si peu. Et tout cela est misérable au possible !

(Agitée, elle passe et va à la table à droite.)
MADAME DESROYER.

Garde-les donc pour toi, tes mauvaises justifications… Je ne te demande plus rien, mais, Frédérique, ne nous illusionnons-nous pas toutes les deux ? Est-ce que cet amour est bien mort en toi ? Voilà la chose importante !

FRÉDÉRIQUE, (après un temps d’interrogation.)

Qu’est-ce qui meurt jamais tout à fait ?… L’amour passé, on ne le sent plus, mais, tout de même, il est là, sous la chemise, comme la médaille que l’on porte au cou. On n’en sent plus le contact, seulement, de temps en temps, dans les grandes occasions, on y porte instinctivement la main !… La question n’est pas là, voyez-vous !… Je suis sûre de moi, moralement… Je le suis moins physiquement !… Comment pourrais-je supporter sa vue, tout à coup, sans préparation ?… (Elle a l’air de constituer la chose à l’avance.) Quand on s’est dit pendant des années : « C’est fini, ce n’est plus qu’une image, un souvenir », et que, tout à coup, il y a devant vous la présence matérielle… ah ! dame !

(Elle regarde du côté de la porte comme s’il y avait quelqu’un devant elle.)
MADAME DESROYER.

Comme te voilà… comme te voilà !…

FRÉDÉRIQUE.

C’est juste ! Vous avez raison de me le reprocher… Ce qu’il faut calmer, ce sont les réflexes… il faut que je m’occupe au lieu de m’agiter… La règle, la méthode, comme nous disions autrefois, maman !

MADAME DESROYER.

Ma pauvre petite !

FRÉDÉRIQUE, (sourit avec effort.)

Mais non, mais non, ne me plaignez pas ainsi ! C’est agaçant… Voyons, d’abord, quelle heure est-il ?… avec tout ça… quelle heure est-il ?… Où sont les enfants ? Savez-vous où sont les enfants ?

MADAME DESROYER.

Le petit rentre de la promenade et Thérèse est revenue du cours. Elle étudie son piano.

FRÉDÉRIQUE.

Elle avait une composition d’histoire très en retard, cette petite. A-t-elle fait sa composition ?

MADAME DESROYER, (navrée.)

Qu’est-ce que tu vas chercher là ?

FRÉDÉRIQUE, (cherchant visiblement un point d’appui moral, va à la porte de droite et appelle.)

Thérèse !… Thérèse… Ah ! voilà Bébé !

(Sur le pas de la porte, le petit qui est maintenant un petit bonhomme et sa bonne.)


Scène VI


Les Mêmes, LA BONNE, L’ENFANT, puis THÉRÈSE, puis LE DOMESTIQUE

FRÉDÉRIQUE, (à la bonne.)

Vous êtes allés aux Champs-Élysées ? A-t-il goûté ?

LA BONNE.

Oui, Madame, nous sommes entrés chez le pâtissier !

FRÉDÉRIQUE.

Qu’a-t-il mangé ?

LE PETIT.

Oh ! une madeleine… grande comme ça !…

FRÉDÉRIQUE.

Ça suffit bien, mon coco chéri. (Se tournant de loin vers sa mère.) Il a bonne mine, n’est-ce pas, ce petit ?… Et puis, il est si comique… C’est un comique au fond, vous savez !

(Elle essaie de rire, mais elle est blême. Thérèse arrive.)
FRÉDÉRIQUE.

Et toi, Thérèse, as-tu repassé ton cours d’histoire religieuse ce matin ? Ce n’était pas brillant hier…

THÉRÈSE.

Oui, j’ai repassé les Croisades.

FRÉDÉRIQUE, (de plus en plus fébrile.)

Et ton piano ? Mademoiselle Chassaing a été contente de toi ?

THÉRÈSE.

Avec elle on ne sait jamais !… Elle ne fait jamais un compliment.

FRÉDÉRIQUE.

Eh bien, puisque nous avons une minute, nous allons repasser les dates ensemble. Voyons si tu seras plus forte qu’hier.

(Elle s’assied sur l’x du devant de la scène.)
MADAME DESROYER, (debout, regardant et secouant une tête désolée.)

Frédérique ! Frédérique !

FRÉDÉRIQUE, (lui adresse un pâle sourire contracté.)

Un peu de palpitation… Ce n’est rien… Voyons, tu n’as pas ton livre là ?

THÉRÈSE.

Je vais le chercher.

FRÉDÉRIQUE, (assise sur l’x et les yeux hagards.)

Sur quelle histoire travailles-tu ? Celle de Duruy ou celle de l’abbé Surger ?

(À ce moment on frappe à la porte de gauche.)
FRÉDÉRIQUE.

Entrez.

LE DOMESTIQUE.

C’est l’auto qui revient, Madame. (Silence.)

FRÉDÉRIQUE, (ne se retourne pas vers le domestique. Après un silence oppressé, elle articule péniblement avec angoisse.)

Il y a quelqu’un ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, Madame (La mère et la fille se regardent.) Dois-je faire attendre ?

FRÉDÉRIQUE.

Oui, je sonnerai quand il faudra faire entrer… (À Thérèse.) Va vite, une visite à recevoir.

(Thérèse s’en va par la droite. Le domestique est sorti. Frédérique reste seule avec sa mère.)
MADAME DESROYER.

Réfléchis ! Il est encore temps !

FRÉDÉRIQUE, (prenant les mains de sa mère et lui faisant tâter les siennes.)

Regardez comme c’est curieux, le pauvre cœur humain ! Je suis exactement dans l’état où j’étais quand il m’a appris son mariage… les mains froides… la gorge coupée… la salive qui ne veut pas venir… Alors qu’on parte, qu’on revienne, c’est donc toujours la même chose ?

MADAME DESROYER, (l’embrassant avec effusion.)

J’attends là-haut… avec quelle angoisse, moi aussi !… Et n’est-ce pas ?… quoi que tu dises… quoi qu’on t’ait demandé… souviens-toi de toi-même !

FRÉDÉRIQUE.

Oui… oui… mère… Sonnez, je vous prie…

(Madame Desroyer sonne, puis sort vivement, non sans avoir adressé à sa fille un dernier et long regard d’anxiété. Frédérique reste seule, les yeux clos. Julien entre. Frédérique et Julien ne se sont même pas regardés… Julien s’est appuyé tout de suite à la cheminée, de dos à Frédérique, et Frédérique regarde obstinément par terre. Ils sont pris ensemble d’une même crise de sanglots convulsifs qui a commencé légère, embarrassée, pour éclater violente, comme si les pleurs de l’un encourageaient ceux de l’autre. Un grand temps.)



Scène VII


FRÉDÉRIQUE, JULIEN

JULIEN, (toujours appuyé à la cheminée, sans se retourner.)

Se revoir ainsi ! (Un temps.) Je n’ose même pas me retourner, vous regarder.

FRÉDÉRIQUE, (sanglotant.)

Julien !

JULIEN.

Je n’aurais pas dû venir.

FRÉDÉRIQUE.

Vous avez bien fait.

JULIEN.

Oh ! votre voix ! (Alors il se retourne, mais lentement, craintivement. Ils se regardent.) Et votre visage !

FRÉDÉRIQUE, (elle pleure, très simplement, comme une créature faible, douce et qui a un grand chagrin, une immense émotion.)

Moi, je vous avais revu à une représentation au théâtre. M’avez-vous aperçue ?

JULIEN.

Oh ! je crois bien ! Vous étiez devant moi à l’orchestre… une ou deux fois vous avez regardé les loges à votre gauche, sans doute pour que je puisse voir tout votre profil. Je sentais que vous sentiez mon regard.

FRÉDÉRIQUE.

Et puis une fois dans la rue Boissière… vous étiez avec votre femme… Ç’a été tout.

JULIEN.

Pour vous… Mais, d’autres fois, je vous ai aperçue… Souvent, le soir, vers minuit, je suis repassé en flânant devant votre hôtel… Que de fois j’ai regardé votre chambre… les lamelles des persiennes… la lampe japonaise près de la croisée !

FRÉDÉRIQUE.

C’est vrai ?

JULIEN.

Par moments, Paris se réduit à deux choses : la maison que vous habitez et la mienne… D’autre fois on se sent séparé par des infinis !

FRÉDÉRIQUE.

Oui, n’est-ce pas ? Le souvenir est intermittent. Heureusement ! Cela vient sans doute de ce qu’on n’a pas toujours le courage voulu, ou l’imagination suffisante, pour recréer la vie de l’autre. Tenez, quand on me parlait de vous de cette manière générale, et qui, cependant, vous renseigne si exactement, quand on me disait, par exemple : « Il est heureux, il réussit, je crois qu’ils s’aiment bien… » je n’éprouvais rien ! Et, par contre, tout à coup, on me donnait un petit détail insignifiant… « Je les ai croisés à la gare de Toulouse à six heures du matin, ils prenaient leur café au lait, et je l’ai entendu qui lui disait : Dépêche-toi, dépêche-toi, qu’on ne nous prenne pas nos places… » alors, oh ! alors ! le cœur chavire… et l’on sait trop bien, pourquoi !

JULIEN, (retrouvant, dès les premiers mots prononcés par elle, cette extase admirative qui fut si longtemps la sienne.)

Ah ! vous êtes restée adorablement la même… Unique ! Unique !…

FRÉDÉRIQUE.

J’ai quatre ans de plus… ma fille a grandi… J’ai vieilli de cela.

JULIEN.

Pas d’une ride.

FRÉDÉRIQUE, (se lève.)

De mille ans ! (Maintenant ils se considèrent, face à face, avec un étonnement ému, de se trouver là, tout à coup, sans préparation.) Jamais je n’aurais cru que nous nous adresserions la parole un jour, et que nous pourrions le faire, sur ce mode tranquille… poli… Qui m’eût prédit cela ce matin, ?…

JULIEN.

En effet, pour que vous ayez surmonté l’émotion de nous revoir, il faut que ce que vous avez à me dire soit bien important !… (Inquiet pour elle.) Pas de mauvaises nouvelles nous concernant, au moins ? Je brûle de savoir…

FRÉDÉRIQUE.

Attendez une seconde… Je ne suis pas encore en état de vous dire… attendez…

(Silence. Elle s’assied sur un fauteuil près de la table. Elle essaie de se remettre, de rassembler ses forces.)
JULIEN.

Votre mari ne s’est jamais douté de rien ?

FRÉDÉRIQUE, (vague.)

De rien… Le prétexte de votre brouille a été très bien trouvé.

JULIEN, (s’avance vers elle.)

Frédérique, vous m’en avez voulu mortellement de mon égoïsme d’homme ?

FRÉDÉRIQUE, (elle lève la tête vers lui et doucement, posément.)

Pourquoi mettez-vous cette petite phrase au passé ?… Je vous en veux exactement comme au premier jour !…

JULIEN, (avec un mouvement nerveux qui trahit son désir d’aveu.)

Pourtant si vous saviez comme vous êtes vengée ! (Il se reprend vite.) Mais rien, rien. Je ne peux pas vous dire… Un jour vous saurez… bientôt… et vous comprendrez… le châtiment ! Vous ne soupçonnez pas la coïncidence étrange de votre lettre avec certains événements !… C’est extraordinaire !… Enfin, je ne peux rien vous dire pour le moment… Mais si on était superstitieux, vrai, on croirait à une fatalité !…

FRÉDÉRIQUE.

Avez-vous su que j’ai réellement failli mourir ? que j’ai été à deux doigts de la mort ? Quand j’ai cru que ça y était, j’ai éprouvé un soulagement bien extraordinaire !

JULIEN.

Mais maintenant vous ne regrettez pas d’être revenue à la vie. Vos enfants, votre intérieur…

FRÉDÉRIQUE, (souriant tristement.)

Ah ! vous aussi… Même vous, il faut que vous employiez cette phrase banale… Oui, je vis, oui, je ne vais pas mal du tout, je m’intéresse, je fais travailler les autres… En réalité, je dure… Que veut-on de plus ? À ce point mort de l’équilibre, on n’évalue même tout ce qu’on a souffert qu’à je ne sais quelle vague cendre qui est dans tout, dans tout, aussi bien dans la prière du soir que dans le pain que l’on mange… La nature entière est responsable à mes yeux du petit acte méchant que vous avez commis vis-à-vis d’une femme, Julien !… Vous avez tué la joie, Julien !… C’est un très grand crime, et je ne sais pas si ce n’est pas pire que de tuer la vie !…

JULIEN.

Alors vous n’avez même pas trouvé encore la paix ? On me l’avait assuré… Vous voyez, je ne pense pas à moi, puisque ma meilleure espérance est que vous ne m’aimiez plus du tout.

FRÉDÉRIQUE.

Qui vous dit que je vous aime encore ?… Non, je suis à cette période assez tranquille, quoique bien aride, où l’on classe les photographies qui n’ont pas assez de recul pour être émouvantes, cette période où, tout de même, on a peur que le souvenir nous échappe déjà… Tout cela est sec, ennuyeux, un peu machinal. Oh ! ce n’est pas comme autrefois, comme lorsque je me suis relevée de maladie ! J’avais retrouvé la blessure toute vive… Alors, je reconstituais, avec l’avidité du convalescent qui se précipite, je reconstituais, chaque jour, le bruit de votre trousseau de clefs, j’essayais de reproduire un petit toussement sec que vous avez quand vous êtes intimidé… Et à la campagne, donc !… Dans la forêt !… Je m’en suis souvent allée très loin toute seule, pour crier à l’aise : « Eh ! hop !… eh ! hop !… » et alors, les yeux fermés, j’imitais votre voix répondant : « Hep ! hop !… eh ! hop !… j’arrive ! j’arrive… » Oh ! je parvenais très bien à vous imiter… mais jamais, jamais je ne vous ai retrouvé…

(Elle fond en larmes à nouveau.)
JULIEN.

Et moi, moi, si je vous décrivais, Frédérique, ce qu’a été mon isolement, ma vie écœurée au milieu de l’activité… Mais je n’ai pas le droit de parler !… Et d’ailleurs, ce n’est pas pour m’écouter que vous m’avez fait venir… Sachez, en tout cas, Frédérique, que, malgré mon égoïsme, rien pourtant ne vous a remplacée… Vous êtes toujours en moi un souvenir sacré, une hantise ; j’ai essayé de m’en sortir, mais que tout m’a paru piètre à côté de vous ! Jamais je ne vous ai oubliée, mon amie !… Si j’en suis où j’en suis, et ce n’est pas brillant, je vous prie de le croire, c’est à cause de vous !… Je n’ai jamais aimé ma femme et, pas une minute, je n’ai même pu m’illusionner sur ce sentiment.

FRÉDÉRIQUE, (cette fois, a retrouvé sa décision. Carrément elle attaque.)

Heureusement, vous avez pris votre revanche avec Madame Tessier.

JULIEN, (décontenancé.)

Ah ! vous savez ?… Tant pis !… ou tant mieux ! Ah ! ma liaison est aussi célèbre que ça ?… Elle est parvenue jusqu’à vous… Je ne le croyais pas !

FRÉDÉRIQUE.

Au moins celle-là vous l’aimez, et il faut que ce soit très solidement. Avez-vous été heureux, au moins ?

JULIEN.

À quoi bon vous expliquer ? Vous ne comprendriez pas. Il faudrait avoir participé à toutes les minutes de ma vie pour deviner l’enchaînement des choses au milieu desquelles je me débats.

FRÉDÉRIQUE.

Le fait est que ce n’est pas brillant, comme vous dites.

JULIEN.

Qu’en savez-vous ?

FRÉDÉRIQUE.

Vous êtes très bas, Julien. Votre situation est déplorable.

JULIEN, (essayant de rire, de bluffer.)

Hé là ! Voilà maintenant que vous exagérez… Vous le souhaiteriez peut-être. Mais ce serait trop moral, Frédérique !…

FRÉDÉRIQUE.

Dans quelques jours, votre entrepreneur, Monsieur Guillemot, aura fait faillite… Peut-être demain cette faillite sera déclarée.

JULIEN, (stupéfait.)

Ah ! bah ! Cela aussi vous le savez ! Par qui êtes-vous renseignée ?

FRÉDÉRIQUE.

Entre confrères !

JULIEN.

Entre confrères ? Charmant ! Voilà qui me donne plus raison que je ne le pensais, encore !… Ah ! la chose est à ce point ébruitée !… (Se reprenant.) Eh bien, en quoi voulez-vous que je sois atteint ?… La faillite d’un entrepreneur n’est pas la mienne.

FRÉDÉRIQUE.

Vous êtes très bas, Julien !… Cette faillite peut vous compromettre… Cette faillite va entraîner votre perte.

JULIEN, (se lève, bouleversé cette fois.)

Qui vous a dit ?… ou qui vous a, cette fois, menti de la sorte ! un confrère trop pressé.

FRÉDÉRIQUE.

On ne m’a pas menti… Et vous allez commettre une plus grande bêtise encore, Julien… Vous avez pris le dernier moyen qu’il y ait à prendre… Vous allez partir, laisser votre femme dans l’effondrement de la révélation… et quelle !… Vous allez partir avec Madame Tessier.

JULIEN.

Ce sont mes parents que vous avez vus… ou qui vous ont écrit ! Qui d’autre vous aurait conté ces balivernes auxquelles vous avez cru naïvement ?

FRÉDÉRIQUE.

Ce ne sont point vos parents !… Vous partez, et vous allez laisser un passif lamentable, car vous devez beaucoup d’argent à cet entrepreneur… Pour ne pas affronter la situation et pour obéir à cette femme que vous aimez, vous allez commettre une nouvelle lâcheté… Vous allez faire de nouveaux malheureux. Et il y a quelqu’un par surcroît que vous allez perdre à tout jamais et qui vaut plus que le bonheur des autres…

JULIEN.

Ma femme ?

FRÉDÉRIQUE.

Vous !… Il ne faut pas que vous partiez. C’est pour m’entendre vous le dire impérieusement que vous êtes là… (Debout, au milieu de la scène, avec une grande autorité voulue.) Je ne le permettrai pas ! Il n’y a qu’un seul être au monde qui ait le droit de vous tenir ce langage : moi !

JULIEN.

Frédérique… Comprenez à demi-mot. Je ne peux pas agir autrement, ou alors il n’y a plus que la solution de me brûler la cervelle !… J’en suis là !… Vous me croyez toujours meilleur que je ne suis… Connaissez-moi une bonne fois… Je suis plus bas, plus dévoyé que vous ne pensez… Si je vous racontais certaine compromission louche…

FRÉDÉRIQUE.

Je la connais.

JULIEN.

Pas complètement ! ce n’est pas possible !

FRÉDÉRIQUE.

Complètement !… Elle est plus réparable que vous ne croyez… Seulement voilà, cette femme vous veut-elle à elle ?… Elle est dans la confidence, n’est-ce pas ? Elle est la maîtresse-associée.

JULIEN.

Elle connaît ma vie, c’est vrai !

FRÉDÉRIQUE.

Niais que vous êtes !… Parbleu ! Elle vous attire à l’étranger pour que vous deveniez ensuite sa chose !… Et puis, après, vous verrez ! Oh ! Julien !… Finir ainsi !

JULIEN.

Eh bien, la belle perte !… J’étais un médiocre !… Vous m’aviez bien jugé ! sans sévérité ! Vous voyez, la vie vous donne raison… Voilà ce que j’étais, Frédérique.

FRÉDÉRIQUE.

Seriez-vous un lâche, par surcroît ?

JULIEN.

Aussi !… Du reste, que faire ?… Il n’y a pas d’effort à tenter… je les ai tous épuisés.

FRÉDÉRIQUE.

Et vous avez tout tenté pour trouver la somme qui désintéresserait cet entrepreneur ?… Vous ne pouvez pas lui rembourser cette avance ?

JULIEN.

Trois cent mille francs ! Et il ne me reste plus un sou personnel.

FRÉDÉRIQUE.

Cette femme a de l’appétit.

JULIEN.

Je n’ai pas assez de crédit sur la place de Paris pour les trouver ! Je n’ai pas de garantie… On m’a offert des emprunts. Cinquante, cent mille francs.

FRÉDÉRIQUE.

Vous ne pouvez pas souscrire des échéances ? (Julien hausse les épaules.) Vous manquez de relations, voilà tout !… Trois cent mille francs, ce n’est pas le diable à trouver dans Paris… Vous rembourserez ensuite très facilement par annuités… Vous êtes un architecte de valeur !… (De l’air le plus naturel du monde.) Moi, je peux très bien m’en occuper, vous les trouver dans mes relations. Voulez-vous que je m’en occupe ?

JULIEN, (sortant de son effondrement dans un mouvement de protestation.)

Vous ! Non, Frédérique, je refuse catégoriquement.

FRÉDÉRIQUE.

Pourquoi refusez-vous ?

JULIEN.

Parce que c’est vous.

FRÉDÉRIQUE.

Mais on ne saura même pas que cet argent est destiné à un autre que moi-même… Je dispose d’assez d’influences et d’amitiés, j’obtiendrai un prêt pur et simple, sans explication.

JULIEN.

Précisément, je refuse.

FRÉDÉRIQUE.

Et si je vous mets en rapports avec… des gens… si je ne suis même pas votre intermédiaire ?… Tenez, je peux vous montrer par différentes lettres mes rapports avec la banque Elsen qui me propose un remploi et…

(Elle se dirige vers le bureau.)
JULIEN, (l’interrompant.)

Je vous remercie d’y avoir pensé, mais c’est chimérique. Cet argent a besoin d’être versé ou plus exactement remboursé dans vingt-quatre ou quarante-huit heures. Une fois la faillite prononcée, ou les livres soumis au syndic…

FRÉDÉRIQUE.

Mais on trouve de l’argent en quarante-huit heures.

JULIEN.

On le trouve quand c’est vous qui le demandez… quand c’est vous qui l’offrez, car avouez votre générosité et votre mouvement spontanés ! C’est vous qui voulez m’avancer cette somme ? C’est vous qui voulez me sauver. Vous aurez beau éluder le mot, il faudra bien en venir là !… Je serai votre débiteur… Et voilà pourquoi c’est absolument inadmissible, et pourquoi je refuse !… Dans des situations désespérées, on a vu des gens accepter de l’argent de celles qui furent leurs maîtresses. L’acte est déjà laid, vil, mais deviendrait inqualifiable lorsqu’il s’agit d’une femme qui n’a pas été même votre maîtresse et dont on a causé le malheur !

FRÉDÉRIQUE, (se montant, s’exaltant.)

C’est plus beau que tout !… Alors, pour un honneur de convention morale, chevaleresque s’il en fut, vous préférez faire le malheur de votre femme légitime après avoir fait, vous l’avouez, le mien ? Vous préférez atteindre vos parents dans leur vieillesse, avouer une escroquerie dont vous pourriez vous libérer du même coup, vous préférez l’exil de France, la honte, vous préférez perdre votre réputation à jamais, après avoir forfait à tous vos serments ! (Julien ponctue chaque phrase de : oui, oui énergiques.) Mais voilà… en balance, vous mettez un petit axiome d’honneur ! « On ne reçoit pas d’argent d’une femme ! » La loi salique de l’honneur !… L’argent ! quelle convention ! Ah ! parlons-en, en regard de ce que vous faites ! Laissez-moi hausser les épaules !… Vous trouvez plus propre, alors, ce que vous avez commis ?… Vous trouvez mieux cette dernière tractation, la salissure dont vous pourriez, dont vous devez à tout prix vous laver ! Vous entendez, vous le devez, pour tous. Il faut sauver toutes vos victimes !

JULIEN.

Il y a des fautes qui, socialement, sont très graves, Frédérique, qui entachent, si vous voulez, l’honneur commercial, mais laissent intact un honneur qui ne dépend que de notre propre conscience… Je ne veux pas de ce surcroît de dégradation.

FRÉDÉRIQUE.

Répétez-le, que je l’entende ! L’argent que vous devriez à moi, serait un poids trop lourd pour votre conscience ?

JULIEN.

Parfaitement !

FRÉDÉRIQUE.

Plus lourd que celui de causer le malheur de cette créature que vous avez choisie pour femme.

JULIEN.

Ah ! vous touchez le point sensible qui me bourrèle de remords.

FRÉDÉRIQUE, (son visage proche du sien en le regardant bien dans les yeux.)

Plus lourd aussi que ma peine, n’est-ce pas ?

JULIEN, (frémissant d’hésitation, puis résolu.)

Oui, oui, oui, Frédérique !… Oui !… mille fois !

FRÉDÉRIQUE, (avec éclat.)

Eh bien, alors, tant mieux !… Tant mieux ! À la bonne heure !

JULIEN.

Comment ?

FRÉDÉRIQUE.

Oui, tant mieux. Considérez-vous que vous avez contracté vis-à-vis de moi cette dette immense dont je parlais ? Je l’ai assez payée de mon désespoir !

JULIEN.

Oh ! je le reconnais sans peine !

FRÉDÉRIQUE, (fortement.)

Eh bien, alors, Julien, c’est un devoir pour vous de l’acquitter cher, très cher… plus cher qu’à prix d’argent ! Plus il vous sera difficile, insoutenable même, de me devoir à moi cette somme…

JULIEN.

Elle me brûlerait à recevoir ! C’est impossible ! Je proteste de tout l’être !

FRÉDÉRIQUE, (continuant avec flamme.)

Plus elle vous brûlera, plus je serai satisfaite !… Oui, il faudra acquitter vite, vite, aussi vite que possible ! Julien, on ne peut pas garder cela sur la conscience, je le reconnais !… Mais vous n’aurez qu’un but : réparer le mal et la nécessité où vous en êtes descendu, rembourser par le travail, effacer ce mauvais moment de votre vie. Je suis votre comptable et un comptable exigeant, je vous en avertis. Je serai un peu votre conscience… Vous vous acharnerez vers le devoir, un grand mot, un mot admirable, que vous avez trop méconnu.

JULIEN.

C’est justement pourquoi je ne peux pas le méconnaître davantage.

FRÉDÉRIQUE.

Il ne s’agit plus de ces distinctions dont vous n’avez pas le loisir ! Il faut payer mesure complète ! Nous sommes trop d’intéressés autour de vous ! Je ne vous laisserai partir, Julien, que lorsque vous m’aurez fait cette promesse, non pas seulement celle d’accepter une avance, ce n’est pas suffisant, mais celle de racheter tout en bloc !… en une seule fois !… de racheter vos mauvaises actions… Et alors, je vous jure qu’à mes yeux le marché sera léger !…

JULIEN.

Et moi, je vous répète, Frédérique, encore, que je ne le puis pas ! Non !… Non !…

FRÉDÉRIQUE, (continuant et se méprenant sur le sens de la négation.)

Oh ! rassurez-vous, je ne mets aucune condition à cette dette !… Je ne demande pas que vous rompiez avec Madame Tessier… Il ne s’agit pas de cela !… Il ne s’agit pas d’un pareil renoncement, ni chez moi d’un sentiment de cet ordre, ne le pensez pas, surtout !… Je crois être en ce moment dans un domaine pathétique, celui des âmes. Il existe un amour plus vaste, bien plus dégagé que celui que vous me supposez encore !… Ah ! la charité, la grande charité de l’amour, plus belle que l’amour lui-même ! L’amour d’autrefois est fini. Il se présente à moi sous une forme nouvelle, plus haute qu’autrefois, plus pure !… Il jaillit tout à coup d’une autre source, et me donne l’occasion d’être utile à ce que j’ai tant chéri, et qui allait sombrer dans l’infamie !… C’est une résurrection ! Hier c’était la mort, aujourd’hui c’est subitement la vie. Et voyez comme la Providence est charitable pour nous deux, puisqu’elle permet que nous nous retrouvions dans une région supérieure à nous-mêmes, un terrain inconnu de nous jadis, et où il ne peut être question de nos corps ni de ce qui nous a fait tant souffrir !… Il n’y a plus que nos pauvres âmes misérables, Julien !… ah ! oui, très misérables ! La Providence fait bien les choses ! (Elle s’approche, se penche, la main sur l’épaule de Julien.) Comprenez-moi. C’est relever votre âme et la sauver que je veux, Julien ! Si vous étiez croyant, vous comprendriez que plus le sacrifice est bas, plus l’âme y puise sa lumière !… Je crois à la vertu qui sauve, comme je crois en Dieu !

(Elle est là, près de lui, maternelle, persuasive.)
JULIEN.

Je comprends par quels chemins de remords vous voulez m’entraîner au bien !… Mais cette régénération comment l’atteindrais-je ? Tout seul !… (Timidement.) Ah ! si je pouvais compter sur une aide morale de votre part, si je pouvais vous voir, vous parler… si vous m’apportiez de temps en temps le secours de votre présence, de votre influence… Il ne s’agirait plus alors seulement d’une aide matérielle… En un mot, si j’étais encore votre élève !…

FRÉDÉRIQUE, (très simple.)

Mais ce n’est pas impossible !

JULIEN, (d’une voix changée.)

Vrai ?… Vous entreverriez la possibilité ?…

FRÉDÉRIQUE.

Peut-être… si cela doit vous aider… vous soutenir… Je me sens maintenant assez transformée pour pouvoir, de temps en temps, vous approcher… (Il se lève. Elle se dégage légèrement.) avec précaution du moins… Ce qui m’eût été impossible, il y a quelques années, ne l’est plus maintenant, avec un devoir grave, un but devant les yeux… Je peux être votre sœur d’âme… une sœur sévère et redoutable, Julien.

JULIEN, (maintenant les yeux animés, et avec élan.)

Vous feriez cela ?… Vous le feriez ! Ah ! dans ces conditions, ce serait tout autre chose !… Tout autre chose ! Elle me deviendrait légère, la dette la plus lourde, la plus infamante, si elle me rapprochait de vous ! Je gagne trop au change pour hésiter dans ce cas une seconde !… Mais le ferez-vous ? Le ferez-vous ?… Non, non, vous sentez que je n’accepterais pas votre proposition, s’il n’y avait cette entente à la base ! C’est un appât pour me faire accepter… J’ai compris le stratagème… Après, vous m’abandonnerez à moi-même… Pourriez-vous d’ailleurs, après cela, jeter sur moi un regard qui ne soit pas un regard de mépris ?

FRÉDÉRIQUE.

Le temps donne à l’amour des puissances qu’il n’avait pas auparavant.

JULIEN.

Encore autre chose !… Jurez-moi que cet argent, comme vous me le proposiez tout à l’heure, ne viendrait pas de vous directement, que vous me feriez accepter une garantie, le temps de me retourner, de passer cette dette en mon nom… de la racheter…

FRÉDÉRIQUE.

Je vous le promets… à condition que cela ne diminue en rien votre remords et votre responsabilité ! Ils me sont à moi les garants de votre rachat !

JULIEN, (exalté, joyeux.)

Frédérique ! Frédérique ! Que vous êtes bonne ! Que vous êtes belle !

FRÉDÉRIQUE.

Vous le verrez… nous serons des amis… Mais qu’il soit bien entendu, n’est-ce pas, que plus jamais il ne sera fait allusion à…

(Elle s’arrête, pudique.)
JULIEN.

À quoi ?

FRÉDÉRIQUE.

À ce qui nous a jadis séparés… à ce qui a fait notre chagrin… Ce sont nos âmes qui se retrouvent dans une seconde vie, toute de devoir.

(Elle attend la réponse sans le regarder.)
JULIEN.

Je vous le promets… gravement.

FRÉDÉRIQUE, (sourit, satisfaite, puis changeant de ton.)

Maintenant, maîtrisons-nous… Il faut que nous nous séparions… Il faut aussi que je voie mon banquier et Daniel, mon homme d’affaires… Pratiquement, allez trouver votre entrepreneur, qu’il prépare quittance de la somme nette… Prenez rendez-vous avec lui pour… demain soir, à six heures… Oui, demain soir… ce délai me suffira… Nous nous verrons d’ici-là ! Vous recevrez un télégramme concis demain matin. Vous le brûlerez, n’est-ce pas ?

JULIEN.

Bien entendu !

FRÉDÉRIQUE.

Je vous fixerai l’endroit où nous devrons nous rencontrer… Et de votre côté, Julien…

JULIEN, (la regarde fixement.)

Soyez tranquille !

FRÉDÉRIQUE.

Il faut que vous redeveniez un honnête homme, Julien, dans toute l’acception du terme.

JULIEN, (ferme à son tour.)

Je n’accepterais pas de votre part un sacrifice aussi lourd, si je n’avais senti, en réfléchissant, que je pouvais en assumer toutes les charges, et vous payer les intérêts de votre souffrance. Vous verrez !… En êtes-vous sûre ? Y a-t-il dans mes yeux la lueur de l’émotion profonde qui me bouleverse ?…

FRÉDÉRIQUE.

J’ai confiance en tout cas…

(Julien va à la cheminée, prend son chapeau. Au moment de partir, il se retourne.)
JULIEN, (comme s’il ne pouvait résister à une pensée obsédante.)

Je ne peux partir ainsi sans savoir !… Frédérique !… Ce que vous faites, le faites-vous par… par simple pitié ou, par un reste d’amour ?

FRÉDÉRIQUE.

Ne vous demandez donc rien… Emportez sans regarder ce qu’on vous donne !

JULIEN, (ravi.)

Ah ! vos yeux ! vos beaux yeux clairs, je les retrouve !

FRÉDÉRIQUE.

Chut !… Il ne faut plus parler ce langage-là.

JULIEN.

Si, parce qu’ils brillent d’un tel éclat d’enthousiasme !

FRÉDÉRIQUE.

Sans doute, parce que je suis plus heureuse qu’hier ? Ah ! rien ne peut être pire que le néant !… rien !… Quelle horreur que le néant !… Être utile, même souffrir pour quelqu’un, s’employer au bonheur des autres, mais faire quelque chose, enfin !… Vous vous rappelez, à la campagne, pour ne pas rester les mains inertes, je travaillais à faire de belles lessives blanches… Un de mes faibles… le linge blanc !…

JULIEN.

Vous m’avez toujours ébloui de cette candeur… Heureuse femme d’être si aisément admirable !…

FRÉDÉRIQUE, (avec un lourd soupir triste.)

Heureuse ? Évidemment… l’armoire en ordre, l’âme bien tenue… j’ai tout sacrifié à cela, mais cela ne donne pas non plus le bonheur ! La porte du paradis est une porte étroite !… Hélas !… je n’ai pas eu le bénéfice de mes vertus, Julien, je n’en ai même pas joui !… J’aurai été Marthe et Marie à la fois !… C’est trop.

JULIEN.

Vous êtes une grande vertueuse. Vous communiquez toutes les énergies dès qu’on vous respire.

FRÉDÉRIQUE.

Je suis une bonne ménagère… (Il va lui prendre la main comme pour l’embrasser.) Non… pas ce geste… je n’accepte rien qui vous diminue !… Une poignée de main, Julien, solide, loyale, d’homme à homme. (Ils se serrent les mains. Elle a, de nouveau, les yeux humides.) Allez-vous-en, tenez, allez-vous-en vite ! (Il sort rapidement d’un trait. Elle reste les deux mains sur les yeux quelques instants. Puis elle découvre un visage métamorphosé, joyeux, jeune, vivant. Elle reprend haleine, elle va à la porte de droite et appelle à voix haute et claire.) Thérèse ! Viens vite !



Scène VIII


FRÉDÉRIQUE, THÉRÈSE, puis MADAME DESROYER

FRÉDÉRIQUE.

Voyons, voyons, mon enfant, où en étions-nous ?

THÉRÈSE.

Vous m’aviez dit d’apporter mon cours… le voilà !

FRÉDÉRIQUE.

Eh bien, reprenons toute la série des dates depuis la première croisade, puisque tu les as bien repassées. Installe-toi là. C’est la page ?

THÉRÈSE.

Oui, maman, c’est là.

FRÉDÉRIQUE.

Parlait ! Voyons… d’abord, en quelle année la prise de Jérusalem par les Croisés ?

THÉRÈSE.

Mil quatre-vingt-dix-neuf.

FRÉDÉRIQUE.

Bien.

THÉRÈSE.

Urbain II, chef de l’Église romaine, vivait encore.

FRÉDÉRIQUE.

Et qui était empereur d’Orient ?

(À cet instant, Madame Desroyer entre de droite dans un vif état d’anxiété.)
MADAME DESROYER.

Eh bien ! eh bien ?

FRÉDÉRIQUE, (relevant la tête vers sa mère.)

Eh bien ?

MADAME DESROYER, (suffoquée, balbutiant.)

Comment ! Qu’est-ce que c’est ? Je croyais… Qu’est-ce que tu fais là ?…

FRÉDÉRIQUE, (gaiement.)

Eh bien, vous voyez, mère… nous travaillons !…


RIDEAU

ACTE III

Chez Julien Bocquet. La scène représente un bureau d’architecte. C’est un atelier nouvellement installé et transformé en bureau. Il donne directement par une vaste ouverture sur une salle à manger un peu de biais au public. Grande table d’architecte à tréteaux. Arrangement très jeune architecte dans le train. À droite, au fond, une porte d’entrée, près d’une niche à canapé. Au premier plan, à droite, porte du salon. À gauche la baie vitrée et, devant, le piano à queue. Au lever du rideau, on voit dans la salle à manger Éveline et Frédérique. Elles finissent de déjeuner. Un domestique les sert.



Scène PREMIÈRE


ÉVELINE, FRÉDÉRIQUE, UN DOMESTIQUE

ÉVELINE, (dans la salle à manger.)

Voulez-vous du raisin ?

FRÉDÉRIQUE.

Non, j’ai fini, merci… Votre nouveau service à dessert est fort bien choisi.

ÉVELINE.

N’est-ce pas ?

FRÉDÉRIQUE.

C’est du Weg-Wod.

ÉVELINE.

Oh ! je ne sais pas !… J’ai acheté ça dans un magasin avenue de l’Opéra.

FRÉDÉRIQUE.

C’est du Weg-Wod moderne, mais enfin vous êtes tombée sur quelque chose de goût.

ÉVELINE.

Ça m’étonne de moi ! D’instinct je me trompe toujours.

FRÉDÉRIQUE.

Pas du tout, je vous assure que la petite installation générale devient charmante.

(Elles quittent la table et entrent dans l’atelier.)
ÉVELINE.

Il n’y aura de vraiment bien que l’atelier de Julien.

FRÉDÉRIQUE, (rectifie.)

Le bureau.

ÉVELINE.

C’est vrai, il faut que je m’habitue à dire bureau… Ce n’est pas commode depuis le temps que je disais atelier.

FRÉDÉRIQUE.

Ça été vraiment une trouvaille d’abattre la cloison du couloir et de faire ainsi communiquer toutes les pièces… Cet appartement manquait de chic.

ÉVELINE.

N’est-ce pas ? (Au domestique.) Tenez, puisque Madame ne prend pas de café, apportez-moi seulement ma tasse ici… (À Frédérique.) Les meubles n’ont pas encore trouvé leur place, par exemple ! Tout est encore un peu de bric et de broc.

FRÉDÉRIQUE.

Ça se fait ! Ça se fait tout de même… il y a un grand progrès.

(Elle va regarder par la porte du salon, au premier plan.)
ÉVELINE.

Vous regardez le salon ? Oh ! il n’y a rien de changé depuis huit jours ; le salon, ce sera pour plus tard, quand on sera plus riche.

FRÉDÉRIQUE.

Mais il est très suffisant tel quel !… Et puis vous ne vous y tiendrez jamais… que lorsque Julien recevra dans son bureau. (Le domestique pose la tasse sur la bibliothèque tournante. Éveline y va.) Par exemple, je n’aime toujours pas le dessus de piano.

ÉVELINE.

Oh ! c’est en attendant… Au fait, et le papier de la salle de bains que vous disiez avoir trouvé boulevard Haussmann ?

FRÉDÉRIQUE.

Comment ! On ne vous a pas apporté les rouleaux ?

ÉVELINE.

Non.

FRÉDÉRIQUE.

On m’avait promis qu’on vous les apporterait hier ou ce matin.

ÉVELINE.

On ne m’a apporté ce matin que des chapeaux ! Je vous avertis même que je ne choisirai pas sans que vous m’ayez donné votre avis.

FRÉDÉRIQUE.

Mon avis est-il si précieux ?

ÉVELINE.

C’est-à-dire qu’il m’est devenu indispensable !

FRÉDÉRIQUE.

Je suis donc une firme de bon goût ?

ÉVELINE.

Vous acceptez, en tout cas, de me faire profiter de votre grande expérience et je vous en suis très reconnaissante. Je progresse depuis que vous avez bien voulu vous occuper un peu de nous… Je ne me faisais aucune idée, je l’avoue, et vous l’avez bien vu, de la direction d’un ménage !

FRÉDÉRIQUE.

Je n’ai pas eu de mal à le constater ! Et l’intérieur, pour un homme, c’est presque tout, ma petite.

ÉVELINE.

Maintenant, je suis en train de devenir épatante.

(Le domestique qui avait apporté le sucre s’en va.)
FRÉDÉRIQUE, (souriant.)

Évitez de dire ça devant les domestiques. Ne montrez pas que vous n’avez pas l’habitude.

ÉVELINE.

C’est juste. Comme il y a cinq jours à peine que j’ai un valet de chambre, vous comprenez, je manque d’aplomb. Devant une femme de chambre on a moins à se surveiller.

FRÉDÉRIQUE, (riant.)

Vous êtes un amour !

(Elle regarde à son poignet.)
ÉVELINE.

Vous regardez l’heure ?

FRÉDÉRIQUE.

Oui.

ÉVELINE, (appelle le domestique dans la salle à manger.)

Dites-moi, François ?

LE DOMESTIQUE, (de la salle à manger.)

Madame !

ÉVELINE.

Lorsqu’il a téléphoné, Monsieur n’a pas dit à quelle heure exactement il rentrerait ?

LE DOMESTIQUE.

Non, Madame. Monsieur m’a téléphoné simplement ce que j’ai répété : «Avertissez Madame et Madame Ulric que je suis retenu par l’inauguration, que je ne viendrai pas déjeuner, mais tout de suite après le déjeuner. »

ÉVELINE.

C’est bien !… Que Marie m’apporte les cartons à chapeaux qui sont dans ma chambre. (Le domestique sort.) Cette inauguration ! J’aurais voulu y être… C’est un véritable triomphe pour Julien ! Ah ! il en a eu du mal !… Je suis sûre que le conseil d’administration, à l’heure actuelle, se confond en félicitations…

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! moi qui ai plus que vous l’habitude de Paris, je puis vous assurer que les conseils d’administration ne se confondent jamais en remerciements.

ÉVELINE.

Comme je suis contente aujourd’hui ! Comme je suis contente, depuis quinze jours que nous nous sommes décidés à augmenter notre train de vie, notre personnel ! Je ne vous ai pas toujours confié la vérité, mais à certains moments, je sentais bien que Julien avait des ennuis d’argent. Vous avez dû constater, du reste, des gênes sérieuses dans la maison quand vous veniez… Mais si… mais si… Julien avait une dette importante, paraît-il… Il fallait rudement restreindre, et au moment même où il commençait à gagner beaucoup d’argent ! Pas de chance ! Je sais bien que je suis, de ma nature, très dépensière.

FRÉDÉRIQUE.

Ce ne sont pas les dépenses de votre toilette qui ont dû pourtant charger le budget !… Et puis, vous avez les revenus de votre fortune personnelle (Avec intention.) à laquelle on n’a pas touché, je pense, dans aucun cas ?

ÉVELINE.

Non, évidemment. Mais j’ai quinze mille francs de rente, pas plus… Ce sont les revenus des propriétés de la Guadeloupe… À un moment, figurez-vous, on n’avait qu’une bonne. Est-ce que vous vous en êtes aperçue ?

FRÉDÉRIQUE.

Cela prouve que votre mari devenait pratique… Et ce n’était pas trop tôt…

ÉVELINE.

Enfin, maintenant, avec les deux dernières commandes, le succès de nos immeubles… De tous côtés on court à lui !…

FRÉDÉRIQUE.

Oui, c’est à cause de cela même que j’ai tant insisté pour que vous changiez votre train de vie… Et puis il y avait des réformes urgentes à faire. À quoi rimait d’avoir un bureau séparé de son appartement, et dans un autre quartier, par-dessus le marché ?… Je ne sais pas comment vous tolériez ça !… On n’a pas idée de laisser une liberté pareille à son mari !

ÉVELINE.

N’est-ce pas ?… Je me demandais quelquefois s’il ne protégeait pas un peu plus que sa liberté… (Fréderique se lève négligemment.) Vous vous levez !… Vous n’êtes pas pressée !

FRÉDÉRIQUE.

Pas le moins du monde.

ÉVELINE, (désignant le canapé.)

Tenez, mettez-vous là. Plus tard, j’oserai me confier toute à vous !… Je n’oserais pas encore… Je n’ai pas d’amies et Julien m’a toujours tenue à l’écart moralement. Sentez-vous la grande sympathie que j’éprouve pour vous, Madame ?… Ah ! c’est que vous êtes tellement autre que celle que j’avais vue à Villers-Cotterets, avant mon mariage. Vous paraissiez hautaine, distante…

FRÉDÉRIQUE.

Vraiment ? Tant que ça ?

ÉVELINE.

Par la suite, je n’ai pas insisté. Je me rendais bien compte que Monsieur Ulric était brouillé avec Julien, à cause de mon mariage.

FRÉDÉRIQUE.

Pourquoi cela ?

ÉVELINE.

Oh ! Monsieur Ulric aurait désiré garder Julien encore quelques années comme employé… Ça l’a gêné !… Enfin bref, avouez que je vous étais à tous deux franchement antipathique ?

FRÉDÉRIQUE.

Je ne vous connaissais pas assez.

ÉVELINE.

Et même depuis, quand Monsieur Ulric et Julien ont repris leurs relations, vous ne vous y êtes aventurée que lentement, avec des chauds et des froids… Il n’y a guère que cinq ou six mois que vous vous êtes décidée, et alors si gentiment, si franchement !

FRÉDÉRIQUE.

Je suis prudente dans mes amitiés… Quand j’ai compris que ce petit sauvageon méritait sérieusement d’être heureuse, alors je n’ai plus hésité à me livrer, à user d’influence sur un ménage que votre maladresse réciproque était en train de compromettre. Il faut que vous soyez heureuse et que vous sachiez prendre, sur votre mari, un ascendant que vous avez négligé par indifférence peut-être.

ÉVELINE.

Oh ! par orgueil aussi… Je suis orgueilleuse et timide comme une femme élevée sur une terre étrangère… Alors souvent ça donne l’apparence de la froideur et… (La femme de chambre arrive de la salle à manger avec les cartons à chapeaux.) Ah ! voici les chapeaux ! posez les cartons là. (La femme de chambre pose les cartons sur le canapé et sort.)

FRÉDÉRIQUE, (à Éveline qui essaie un chapeau.)

Celui-là vous ira très bien… Vous verrez que Julien vous trouvera charmante. Avec cette jolie tête, il ne vous manquait en somme qu’un peu de chic parisien !… Et l’autre ?

ÉVELINE.

L’autre a beaucoup de plumes !

FRÉDÉRIQUE.

Il est trop vieux pour vous, celui-là… Mais celui-ci est charmant.

ÉVELINE.

Il faudra aussi que vous m’indiquiez une nouvelle couturière qui ne soit pas pourtant trop exorbitante. Je ne peux pas encore aller dans les premières maisons !…

FRÉDÉRIQUE.

Je vous ai parlé de Clotilde Boudreau ?

ÉVELINE.

Elle n’est pas trop chère ?

FRÉDÉRIQUE.

Pas trop !… D’ailleurs laissez-moi vous suggérer quelque chose : s’il vous arrive d’être, dans votre petit budget, un peu gênée parfois, alors sans le dire à Julien…

ÉVELINE, (l’interrompant.)

Merci de la pensée… Mais non, maintenant tout va aller très bien, j’en ai le pressentiment !… (Essayant toujours les chapeaux.) Alors je crois que c’est celui-là ? On demandera à Julien son avis !

FRÉDÉRIQUE.

En attendant, mettons un peu d’ordre !… Depuis huit jours que je n’étais pas venue, il n’y a pas beaucoup de progrès dans le rangement de la table de travail et des livres ! Vous méritez 12 sur 20… Je voudrais faire aussi un répertoire des livres avec vous… Je viendrai samedi !… (Elle va à l’armoire derrière la grande table d’architecte et l’ouvre.) Tenez, un tesson… un godet !… là-dedans…

ÉVELINE.

Ça regarde le secrétaire.

FRÉDÉRIQUE.

Mais non… ça vous regarde aussi !… Il faut mettre la main à la pâte !…

(Entre Mercereau.)


Scène II


Les Mêmes, MERCEREAU

MERCEREAU, (tête d’élève des Beaux-Arts. Barbiche rousse, chapeau mou à la main.)
ÉVELINE.

Nous étions en train de travailler, Madame Ulric et moi ! Je ne sais pas si vous connaissez Monsieur Mercereau, un ami de mon mari.

MERCEREAU.

Madame… Eh bien, vous êtes contente, j’espère ? Bocquet vous a raconté ?…

ÉVELINE.

Mais non ! Quoi ?… Il n’est pas encore rentré.

MERCEREAU.

Comment, il n’est pas là ?

ÉVELINE.

Non… il devait venir après l’inauguration, mais il nous a téléphoné qu’il était retenu.

MERCEREAU.

Mais j’y étais à l’inauguration ! Ça a fini à midi et demi !… Je suis parti avec Lehmann et avec Nénot. Justement je venais lui rapporter leur impression et lui annoncer des choses espatrouillantes !…

ÉVELINE.

Eh bien, il n’est pas encore là.

FRÉDÉRIQUE.

Il aura sans doute été retenu par un de ces Messieurs à déjeuner… En affaires…

ÉVELINE.

Il ne saurait tarder…

MERCEREAU.

Je n’ai pu résister au plaisir de venir lui annoncer que Nénot lui-même ira trouver le ministre… Il va lui désigner Bocquet pour la restauration du château d’Hardricourt !… Si ça réussit, ce sera un peu chic !… Quant à Lehmann, il est tellement enthousiasmé de l’agencement de tous ces immeubles qu’il va simplement confier à Julien la construction du casino de Saint-Tropez et les villas sur les terrains dont il est propriétaire là-bas !… Qui est-ce qui est contente ?

ÉVELINE, (radieuse.)

Allons, tant mieux ! tant mieux !

FRÉDÉRIQUE, (qui a continué à ranger l’armoire.)

En attendant, regardez ce qu’on trouve dans les armoires, Monsieur Mercereau… Des vieux godets cassés, une collection de…

MERCEREAU.

Les vrais artistes, vous savez, sont des bohèmes !…

FRÉDÉRIQUE.

Ils ont tort.

(À ce moment entre Julien en chantonnant, le cigare à la bouche. Il a encore changé d’aspect depuis le deuxième acte. Il a l’air plus important, plus arrivé. Jaquette noire. Taille de cheveux plus correcte. Le beau visage exprime la pleine satisfaction d’un homme sain et robuste qui jouit de ses trente ans.)


Scène III


Les Mêmes, JULIEN

MERCEREAU.

Le voilà !

JULIEN, (très gai.)

Tiens, je te retrouve là, Mercereau. Je te trouve partout ! Demain, je te trouverai dans mon chocolat du matin !…

MERCEREAU.

Voilà comment on est reçu ! Quel ingrat votre mari !… A-t-il l’air heureux, l’animal !

ÉVELINE.

Embrasse-moi ! il paraît que c’est un triomphe sur toute la ligne.

JULIEN.

Ça n’a pas été mal, je crois… Très gentil… Bon accueil !…

ÉVELINE.

Pourquoi n’es-tu pas venu déjeuner ? On aurait sablé la camomille en ton honneur.

JULIEN.

Je suis parti avec Lehmann… On a mâchonné le cigare ensemble.

ÉVELINE.

Comment avec Lehmann ? C’est Mercereau qui l’a accompagné ?

MERCEREAU.

Oui, justement j’étais venu te dire que…

JULIEN, (faisant un signe à Mercereau.)

Je suis parti avec André Lehmann… André… le frère… Oui, il était là aussi… Il attendait son frère… Il m’a conduit jusqu’à son hôtel et je ne pouvais pas refuser à déjeuner… Je suis abruti !… Je n’ai même pas pris mon café.

ÉVELINE.

Oh ! Tu n’as pas pris ton café ?… C’est indigne ! Une maison où on n’offre pas le café !… Ces Lehmann, voyez-moi ça ! Quels pignoufs ! J’espère qu’il en reste une tasse.

MERCEREAU.

Allons ! on va te servir, grand homme !… Un café pour Monsieur, un ! Tiens, ça me rappelle l’atelier… les déjeuners au « Vieux Satyre » ! Tu étais déjà le beau Julien, mais tu n’avais tout de même pas alors cette belle prestance, ce chic, ni une jaquette aussi bien coupée !…

JULIEN.

Du café, mon vieux, du café !

(Éveline est allée chercher le café dans la salle à manger, suivie de Mercereau.)
FRÉDÉRIQUE, (rangeant la table et bas à Julien.)

Beaucoup de mensonges, trop !… Une autre qu’elle eût déjà compris !

JULIEN, (exalté.)

Regardez-moi, Frédérique… Savez-vous ce que je viens de faire ? Je viens d’épurer ma vie ! Je m’étais donné ce jour comme le dernier de ma lâcheté ! J’ai été féroce, cruel, mais cela ne m’a rien coûté !… En sortant, je sifflais de joie !… Ouf !… C’est fini !… fini !… Je suis plus léger.

FRÉDÉRIQUE, (les yeux baissés.)

Tant mieux, Julien, si vous devenez un honnête homme !… Tant mieux si vous retournez à votre femme !… Mais… pourquoi tenez-vous à me faire même la confidence de cette rupture ?

JULIEN.

Je lisais toujours un reproche au fond de vos yeux. Vous saviez que j’avais des rechutes… Je sentais que je n’obtiendrais votre estime que le jour où cette liaison serait rejetée absolument de ma vie… Eh bien, aujourd’hui, c’est chose faite !… Il fallait vous l’annoncer !… Je suis libre le jour même où je m’étais promis de le devenir ! Patronne, êtes-vous contente de votre élève ? (À Mercereau qui lui apporte sa tasse.) Deux morceaux, mon vieux !… Et puis tiens, pose ça sur le piano.

ÉVELINE, (qui est allée vers le canapé où tout à l’heure elle a posé les cartons à chapeaux.)

J’ai aussi essayé des chapeaux ravissants, tiens, veux-tu les voir ?

JULIEN.

Nous avons bien le temps.

(Il s’est assis sur le tabouret de piano et fredonne en tapotant un air d’opérette.)
ÉVELINE.

Tu ne vas pas te mettre au piano.

JULIEN.

Tu me connais, quand je suis de bonne humeur, j’ai toujours envie de chanter.

(À ce moment la porte s’ouvre ; entre le secrétaire.)


Scène IV


Les Mêmes, FILLON, puis DASTUGUE

JULIEN, (le cigare toujours aux dents en chantonnant.)

Ah ! vous voilà, Fillon… Bonjour ! (Présentant.) Vous connaissez Fillon, mon petit secrétaire… Vous arrivez de là-bas pour me féliciter, vous aussi, bien entendu ?

FILLON.

Mais oui, Monsieur Bocquet.

JULIEN.

Et le concierge n’est pas là !… Le concierge devrait être là, cependant !… Tiens, le voilà ! (Entre derrière le secrétaire, par la porte restée ouverte, Monsieur Dastugue qui est un homme âgé, vieux beau, d’aspect sobrement élégant. Julien étonné.) Vous ? (Il va vivement à Dastugue.)

FRÉDÉRIQUE, (à Éveline, bas.)

Quel est ce Monsieur ?

ÉVELINE.

Un ami de Julien, je crois.

JULIEN, (présentant du fond, haut.)

Celui-là vous ne le connaissez certainement pas… un de mes bons amis du cercle Volney, Henri Dastugue.

DASTUGUE, (bas à Julien.)

J’ai à vous parler… très grave.

JULIEN, (bas.)

Dites que vous venez me féliciter.

DASTUGUE.

De quoi ?

JULIEN.

Ça n’a pas d’importance.

(Éveline arrive juste pour lui tendre la main au-dessus de la table.)
ÉVELINE.

Enchantée de vous revoir, Monsieur ! Depuis la soirée de Madame Picquart…

DASTUGUE.

Ne soyez pas étonnée de ma visite imprévue et peut-être importune, je viens féliciter Monsieur Bocquet.

ÉVELINE.

Vous aussi ?… Pas possible !… Comment, Monsieur, un Parisien tel que vous, qui partage sa vie entre les cabarets à la mode et les bals du faubourg Saint-Germain, a-t-il le temps de s’intéresser aux péripéties d’une simple vie d’architecte ?

JULIEN, (riant.)

Mais Dastugue est un homme universel… Nous nous voyons souvent au cercle et, comme c’est un garçon très poli, il s’intéresse à tout ce qui touche ses amis, voilà !… (Se tournant vers sa femme.) Veux-tu faire visiter à Mercereau les nouveautés inappréciables de ta chambre à coucher… J’ai quelques notes urgentes à dicter à Fillon, l’affaire de cinq minutes ! Je suis à vous !…

ÉVELINE.

Il nous renvoie !

FRÉDÉRIQUE.

Heureusement que nous ne sommes pas susceptibles !

MERCEREAU.

Je serai d’ailleurs enchanté de connaître les nouveaux arrangements.

ÉVELINE, (à Frédérique.)

Emportons les cartons à chapeaux.

JULIEN.

Cinq minutes, pas plus ! (Il va à la table d’un air faussement préoccupé. À son secrétaire.) Tenez !

(Il s’installe.)
ÉVELINE, (dans le fond en s’en allant, avec les autres, par la salle à manger.)

Tout communique, sauf le salon.

JULIEN, (parlant très fort.)

Le Mémoire de Parmentier est inacceptable !… Il faut le mettre au prix de série… (Julien fait signe à Dastugue de demeurer et de loin crie à sa femme.) Je le garde ! (À son secrétaire.) Maintenant, descendez quatre à quatre, Fillon, portez ce pli à la poste et, de là, allez où vous voudrez… aux immeubles… Je vous y rejoindrai tout à l’heure !…

(Le secrétaire s’en va par la porte de droite.)


Scène V


JULIEN, DASTUGUE

DASTUGUE, (confidentiel, et jetant des coups d’œil de temps en temps derrière lui, pour constater qu’on n’écoute pas.)

Mon cher, c’est grave, très grave ! Je franchis le seuil de votre domicile conjugal pour vous avertir du danger que vous courez… Ce que vous venez de faire est de la folie !… Le hasard a voulu que j’arrive chez elle au moment même où vous veniez d’en sortir. Mon cher, je n’ai jamais vu une femme dans un état de désespoir comparable… Permettez-moi de vous dire, avec ma vieille expérience, que vous venez de rompre comme un gamin, comme on le fait à vingt ans !…

JULIEN, (froid, continuant de tracer quelques barres au crayon, sur la table.)

Pardon, mon cher, je vous arrête tout de suite… Venez-vous de sa part pour me rappeler que je n’ai pas d’usages… Dans ce cas je vous avertis…

DASTUGUE.

Mon petit, ne le prenez pas sur ce ton. Je vous jure que c’est amicalement, affectueusement, que je viens.

(Il essaie de lui prendre la main.)
JULIEN.

Si c’est dans l’espoir d’une dernière reprise, votre intervention restera inutile… Deux fois j’avais rompu : en octobre dernier, nous avions par faiblesse repris nos relations. Ma décision est cette fois irrévocable… (Il lui tend son porte-cigarettes ouvert.) Cigarette, Dastugue ?

DASTUGUE.

Vous ne la connaissez pas, mon cher ; je vous assure que c’est une femme dont le sincère attachement ne peut être mis en doute… Oui, je sais que vous avez fait pour elle de gros sacrifices et que vous avez peut-être conclu à un attachement intéressé… eh bien…

JULIEN.

Pardon… là encore, je vous arrête… J’ai fait, autrefois, je le reconnais, pour cet être de luxe, quelques folies de jeunesse… Vous le savez, puisque vous avez été un de ceux auxquels, à un moment angoissé de ma vie, j’ai cru devoir m’adresser.

DASTUGUE.

Et croyez, mon cher, que si je vous ai refusé la somme que vous me demandiez, c’est que j’étais moi-même à un tournant…

JULIEN.

Oui… Ne revenons pas sur ces douloureux et stupides souvenirs… Si j’y fais moi-même allusion, c’est pour vous assurer que pas une seconde je n’ai accusé cette femme d’éprouver pour moi un attachement intéressé. Elle m’a donné les preuves de sa sincérité. Nous avons été plus que des amants ordinaires, nous avons failli nous coupler au point de tout briser autour de nous. Et ceci vous ne l’avez pas su… Depuis lors, quand elle a connu les embarras d’argent où j’ai failli sombrer, elle fut d’un désintéressement absolu. Je lui rends cette justice devant vous, bien volontiers, vous qui êtes son meilleur ami. Sachez que le produit de mon travail assidu et qui fut très lourd, depuis bientôt un an, a passé intégralement d’abord à refaire mon ménage et aussi à éteindre en partie les dettes auxquelles je tiens à faire honneur !… Que voulez-vous ? Je suis un autre homme. L’âge a modifié mes fièvres… Je redeviens le petit bourgeois que j’aurais dû toujours rester… Jeunesse usée !…

DASTUGUE.

Et ce n’est pas moi qui vous contredirai. Votre charmante femme vaut bien cette rentrée au bercail. Ne me considérez pas, je vous en prie, comme un compagnon de débauche ; mais croyez que j’ai été impressionné tout à l’heure ! Retournez chez elle dès ce soir… Elle était si belle, toute frémissante dans une robe d’argent à moitié déchirée !… Heureux l’homme qui fait couler des larmes de ce style !… Regardez-moi dans les yeux. Je la connais. Prenez garde !

JULIEN, (coupant court et se remettant au piano.)

Je verrai… Je vous remercie en tout cas de votre démarche. À part quoi je n’ai nulle intention de me frapper, je vous en avertis…

DASTUGUE.

Allons, je vais lui faire espérer votre visite… Elle avait un grand dîner ce soir, il ne faut pas qu’elle le décommande…



Scène VI


JULIEN, DASTUGUE, ÉVELINE, FRÉDÉRIQUE, MERCEREAU, MARIE

ÉVELINE, (du fond.)

On peut rentrer ?… Du moment que tu joues du piano !

JULIEN.

Oui, oui, je viens de renvoyer mon secrétaire et je potinais avec Dastugue…

MERCEREAU, (à Julien.)

C’est très bien aménagé, très bien arrangé, tout ça !… J’avais envie instinctivement de dresser un mémoire !…

JULIEN, (se tournant vers sa femme qui est revenue chapeautée.)

Ah ! tu n’as pas pu résister ! Il faut que tu me montres tes chapeaux. Eh bien, celui-ci est ravissant.

ÉVELINE.

N’est-ce pas ?… Tu ne désapprouves pas la bride… On en reporte.

JULIEN, (agacé.)

Je crois bien, la bride symbolique…

(La femme de chambre entre au fond et tend un plateau.)
ÉVELINE.

Qu’est-ce que c’est ?

MARIE.

Une lettre qu’on apporte pour Madame.

JULIEN, (continuant de parler avec les autres.)

Oh ! à propos de chapeaux, le Cronstadt du père Péreire !…

MERCEREAU.

Was ist das un Cronstadt ?

DASTUGUE.

Il ne sait pas ce que c’est qu’un Cronstadt ? Cet enfant !

JULIEN.

Tu es trop morveux pour connaître ça !

FRÉDÉRIQUE.

Moi, je dois connaître, certainement, mais je ne me souviens pas très bien ce que vous appelez ainsi.

JULIEN.

C’est un petit chapeau de forme cubique… un haut de forme qui serait devenu un moule et qui…

ÉVELINE, (lisant la lettre dans le fond pendant que la femme de chambre lui relire son chapeau, et poussant une exclamation.)

Ça, par exemple !

JULIEN, (qui causait avec les autres près du piano, se retournant.)

Quoi ?

ÉVELINE.

Mais qu’est-ce que c’est ? Marie, qui a apporté cette lettre ?

MARIE.

Un chauffeur, Madame… il est redescendu.

JULIEN.

Une lettre de qui ?

ÉVELINE.

Non, non, rien, ne t’en occupe pas… continuez…

JULIEN, (aux autres, reprenant.)

Eh bien, le chapeau Cronstadt a eu le don de plaire à toute une génération d’hommes mûrs que son port rajeunissait… C’est la coquetterie des hommes graves !

MERCEREAU, (prenant son chapeau sur le piano.)

Je vais de ce pas m’en acheter un !

JULIEN.

Ça ne t’ira pas du tout, je t’avertis ! Celui-ci est bien plus fait pour toi.

MERCEREAU.

Mais c’est une manière de prendre congé de vous !… Je me sauve, ne vous dérangez pas… Je viendrai te voir dimanche, dans la matinée, si tu le veux bien !

JULIEN.

Entendu !

MERCEREAU.

Ta femme te racontera ma conversation avec Lehmann et Nénot. Épatant ! (Il remonte.) Au revoir. Madame !

(Éveline, plongée dans la lecture de sa lettre, ne répond d’abord pas.)
ÉVELINE.

Ah ! pardon, Mercereau ! Attendez, je vous accompagne…

MERCEREAU.

Oh ! ne vous donnez pas la peine !

ÉVELINE.

Si, si !

JULIEN.

Tu t’en vas ?

ÉVELINE.

J’accompagne Mercereau et je reviens.

(Elle sort avec Mercereau par la porte de droite au fond.)


Scène VII


JULIEN, FRÉDÉRIQUE, DASTUGUE puis MARIE

JULIEN, (à Frédérique.)

Alors, vous ne connaissez pas Monsieur Dastugue ?… On dit de lui : c’est un homme universel.

FRÉDÉRIQUE.

Pourquoi ? Est-ce parce qu’il connaît l’univers ?

JULIEN.

C’est une encyclopédie… Il connaît toutes choses… tous les numéros d’autos, l’adresse de tous les bons fournisseurs, le Gotha sur le bout des doigts, les recettes de la vieille cuisine française, toutes les mères d’actrices… Demandez-lui ce que vous voudrez.

DASTUGUE.

Allons, mon cher, vous m’avez assez charrié. Ne me faites pas payer de trop de plaisanteries ma petite visite d’aujourd’hui…

FRÉDÉRIQUE.

Il faut que je m’en aille, moi aussi. (À Dastugue.) Ma fourrure, voulez-vous, Monsieur ?

JULIEN.

Non attendez encore un peu, nous ne nous sommes pas vus… Éveline d’abord n’est pas là ; vous ne pouvez pas partir maintenant…

FRÉDÉRIQUE.

Mais où est-elle Éveline ?

JULIEN.

Je ne sais pas… elle doit donner un ordre, une réponse…

DASTUGUE, (lui passant son col de fourrure.)

Voilà, Madame…

FRÉDÉRIQUE.

Merci.

(Elle va à la petite glace sur le piano et commence à mettre son chapeau.)
DASTUGUE, (à Julien.)

Alors, mon ami… du calme, pas d’histoire, une sagesse très grande, au moins d’apparence…

JULIEN.

C’est promis !

DASTUGUE.

Votre résolution me stupéfie.

FRÉDÉRIQUE, (s’est approchée de la baie.)

Je pense que mon auto doit être là… Je l’avais commandée pour deux heures… Oui, elle est là… Tiens ! (Elle demeure à la fenêtre un instant.) Julien… Venez voir… cette auto marron à la porte ?

JULIEN, (y va, puis nerveux, appelle.)

Dastugue !… Dastugue !…

DASTUGUE, (s’approche à son tour.)

Sa voiture !… Qu’est-ce que j’avais dit !… Elle doit vous guetter. (Il se reprend devant la présence de Frédérique.) Je veux dire…

JULIEN, (nerveux de plus en plus.)

Oh ! vous pouvez parler devant Madame Ulric… qui connaît ma vie. Voyons, voyons, ce n’est pas possible !…

FRÉDÉRIQUE, (inquiète.)

Que voulez-vous dire tous les deux… C’est la voiture de…

JULIEN.

De Madame Tessier.

FRÉDÉRIQUE.

Voyez-vous quelqu’un dans l’auto ?

JULIEN.

Non, elle est vide.

DASTUGUE.

Sapristi !… Elle n’aurait pas osé !… Non… mais elle vous fait guetter… Cependant à la porte de chez vous ! Ah ! combien j’avais raison !… Je descends quatre à quatre.

JULIEN.

Oui, c’est ça… Allez voir… (Dastugue sort précipitamment par la droite, Julien appelle lui-même dans l’antichambre.) Éveline ! Éveline !

FRÉDÉRIQUE.

Je suis extrêmement inquiète pour vous, Julien !… Vous avez été ce matin probablement imprudent ! Les quelques mots que vous m’avez dits me donnaient cette impression…

JULIEN.

Éveline !… Marie !… Voyons, Marie, où est Madame ?…

MARIE, (à la porte.)

Je ne sais pas, Monsieur.

JULIEN.

Eh bien, allez voir !… Allez dans la chambre… vite !… Qui a apporté la lettre, tout à l’heure ?…

MARIE.

Un chauffeur, Monsieur.

JULIEN.

Avec une livrée marron ?

MARIE.

Oui, Monsieur.

JULIEN.

Appelez Madame tout de suite !… (Marie passe par la salle à manger.) Ce n’est pas croyable !… Peut-être a-t-on remis à Éveline par erreur une lettre qui m’était adressée.

FRÉDÉRIQUE.

Par erreur calculée, peut-être !…

JULIEN.

Ah ! on ne sait jamais !

FRÉDÉRIQUE, (nettement.)

Écoutez, Julien… quoi qu’il arrive par la suite, donnez-moi votre parole qu’il n’y a pas possibilité que la boue vienne jusqu’à moi… que cette personne ignore tout de nous !… Votre parole d’honneur !

JULIEN.

Vous êtes absolument en dehors de cette rupture, je vous le jure ! Comment pouvez-vous en douter ?…

FRÉDÉRIQUE, (rassurée.)

Tant mieux !… Car j’ai la sensation très nette que vous vous trouvez en face d’une espèce de chantage…

JULIEN.

Ah ! si elle avait osé ça, par exemple !

FRÉDÉRIQUE, (montrant Marie qui revient.)

Prenez garde !…

MARIE, (rentrant.)

Non, Madame n’est pas ici…

JULIEN.

Pourtant elle n’est pas descendue… Vous ne l’avez pas vu descendre ?

MARIE.

Madame a accompagné, je crois, Monsieur Mercereau jusqu’à la porte d’entrée… Je vais aller voir… Je vais demander à François.

JULIEN.

C’est bon… J’y vais moi-même.

(Marie s’en retourne par la salle à manger.)
FRÉDÉRIQUE, (retenant Julien.)

Voulez-vous que je ne quitte pas Éveline ?

DASTUGUE, (paraissant tout à coup à droite et hors d’haleine.)

Descendez vite, très vite ! Elles sont toutes les deux, en bas, dans le vestibule d’entrée… Quand je suis passé, Madame Tessier m’a interpellé…

FRÉDÉRIQUE, (à Julien.)

Courez vite, malheureux !…

DASTUGUE.

Votre femme a eu la curiosité de savoir qui avait apporté cette lettre… Elle a dû s’avancer jusqu’à l’auto, en accompagnant Mercereau…

FRÉDÉRIQUE, (à Julien.)

Peut-être est-il préférable que je descende, moi, et que vous restiez ici… Il faut redouter un esclandre.

DASTUGUE.

Oui, Madame a certainement raison… Ne vous affolez pas… Ce n’est peut-être qu’une manœuvre… un coup de tête…

(À cet instant Éveline paraît. On se tait subitement.)


Scène VIII


Les Mêmes, ÉVELINE

ÉVELINE, (s’adressant à Dastugue.)

Je vous chasse, Monsieur… Vous étiez le complice, l’émissaire !… J’ai entendu ce que vous a crié cette femme dans l’escalier.

JULIEN.

Éveline !

ÉVELINE, (montrant la porte ouverte.)

Tenez, écoutez-la, d’ici… Elle s’acharne comme une bête…

JULIEN.

Venez, Dastugue ! Soyez témoin de ce que je vais faire. Venez !

(Ils se précipitent tous deux dans l’antichambre.)


Scène IX


ÉVELINE, FRÉDÉRIQUE

FRÉDÉRIQUE.

Éveline, que se passe-t-il ?… Vous avez l’air de sortir d’une catastrophe…

ÉVELINE, (s’est appuyée un instant à un meuble, puis se jetant dans ses bras.)

Vous le saviez !

FRÉDÉRIQUE.

Mon pauvre enfant… quoi ?… Que voulez-vous dire ?

ÉVELINE.

Oui, vous le saviez… tout le monde le savait, qu’il avait une maîtresse !… J’étais trop jeune, trop peu au courant de la vie, pour m’imaginer qu’il ne m’aimait plus… Après si peu d’années de mariage !…

FRÉDÉRIQUE.

Mais il vous aime, il vous aime !

ÉVELINE.

Ah ! ce qui s’abat sur moi tout à coup… en une seconde. Ce que je viens d’entendre ! Oh ! Madame, Madame… vous n’avez pas idée de ce que cette femme nous jette à la figure !… car vous aussi, elle allait jusqu’à vous accuser !…

FRÉDÉRIQUE.

Moi, moi ? Pourquoi m’accuser ?… Que suis-je là dedans ?

ÉVELINE.

Est-ce que je sais ? Elle était en bas dans sa voiture, et, comme pour toutes celles qui font un crime, une voilette cachait son visage. Je voulais savoir qui était la dénonciatrice… Ah ! je l’ai vite reconnue… je l’avais aperçue dans des salons, à des soirées… Je l’ai prise par le poignet, forcée à descendre. C’est sans doute ce qu’elle souhaitait, car, alors, dans le vestibule, elle s’est mise à m’entasser dans les mains ces choses-là, des papiers… des papiers… Elle disait : « Vite, vite, prenez Madame !… » Elle accumulait les mots comme si elle avait peur de n’avoir pas le temps de tout révéler en une fois, et votre nom revenait sans cesse, mécaniquement… comme celui de Julien… Madame Ulric… Madame Ulric…

FRÉDÉRIQUE.

Par exemple ! C’est un peu fort !

ÉVELINE.

Elle était peut-être jalouse de vous, cette femme !… En parlant elle avait le maquillage barré de larmes ! Des larmes pour Julien ! Ah ! doit-elle l’aimer pour en arriver là !… En une seconde apprendre tout !… Tenez, j’ai trop de chagrin ! Qu’est-ce que je vais devenir, moi !

(Elle se jette sur un fauteuil, en proie à un accès de désespoir.)
FRÉDÉRIQUE.

Pauvre petite !…

ÉVELINE.

Quelle tristesse ! ma bonne, ma seule amie !… Car je n’ai que vous comme amie dans cette vie stupide et lâche de Paris… Maintenant que je vais être écroulée, que je n’ai plus une branche de salut, vous serez bonne, dites ? Vous me donnerez du courage ? Dites ! dites !… Qu’est-ce que je lui ai fait de mal à cet homme-là ?

(Elle se rejette dans ses bras et pleure, enfantinement ses premières larmes d’amour brisé.)
FRÉDÉRIQUE.

Voyons, petite… Ne soyez pas ainsi désemparée ! S’il y avait une aventure ancienne dans la vie de votre mari, au moins vous en voilà complètement délivrée… Et c’est la preuve même qu’il vous aime, puisque vous prétendez qu’il a rompu, qu’il vient de rompre… peut-être imprudemment, parce qu’il était sincère et qu’il a été véhément.

ÉVELINE.

Au fait, vous n’avez pas besoin de le trahir ! Je saurai tout maintenant. (Elle montre les lettres qu’elle n’a pas lâchées.) Dans ce paquet il doit y avoir de quoi m’instruire !… Je peux m’en rapporter à la main qui me l’a donné !

FRÉDÉRIQUE.

Mais ne lisez pas cela ! Ce ne peut être qu’un amas de mensonges, de perfidies abominables !… Vous ne savez pas ce dont ces femmes sont capables, lorsqu’elles se vengent ! Que de foyers ont été détruits par elles !

ÉVELINE.

Oh ! je ne me laisserai pas égarer. Je distinguerai la part des vérités et la part des mensonges… Malgré tout, j’espère encore !… Oui, j’ai un fond d’espoir !… Elle mentait tellement… puisqu’elle allait jusqu’à clamer que nous vivions de votre argent !… Comme ça nous ressemble, n’est-ce pas ?… C’est trop bête !… Vous accuser, vous ! Je l’aurais griffée ! Je…

(Julien entre lentement et referme la porte derrière lui. Un silence immédiat s’établit, terrible. Éveline s’est levée, sans regarder Julien. Frédérique aussi a un mouvement d’écart.)


Scène X


Les Mêmes, JULIEN

JULIEN, (s’avance dans le silence, puis gravement.)

Éveline, maintenant que cette femme est partie, et pour jamais, je te dois une franchise que j’aurais voulu peut-être t’épargner ; je ne crois pas qu’il faille, devant l’infamie à laquelle tu as été mêlée, essayer d’atténuer ma responsabilité par des équivoques et des mensonges… à quoi bon !… J’ai à m’accuser et je m’accuse… (Il fait un grand geste résolu.) Je vais te dire quand j’ai connu cette femme… et dans quelles circonstances… (Mais il s’arrête, étonné de voir précisément sa femme se reculer jusque dans le fond de la pièce.) Où vas-tu ? Que fais-tu ?…

ÉVELINE, (glacée, métamorphosée tout à coup.)

Sois tranquille, je reste !… Mais je regarde de plus loin… j’ai besoin de voir de loin ta figure… l’expression pour moi si nouvelle de ton visage… (Elle le fixe avec des yeux avides. Puis sur un ton froid.) Tu peux parler…

JULIEN.

J’ai connu Madame Tessier chez Madame Picquart, il y a environ deux ans et demi. Son mari m’ayant appelé chez lui pour une affaire, je me suis trouvé tout de suite en présence de la femme ; elle a déployé à mon égard toute une stratégie de séduction…

ÉVELINE, (l’interrompant.)

Mais, comment se fait-il que tu oses parler de tout cela devant Madame Ulric ? Tu n’as donc pas une pudeur qui te retienne ? Un autre homme serait couvert de honte… Et vous-même, Madame Ulric, comment se fait-il que vous écoutiez cet aveu comme si vous en aviez déjà été la confidente… depuis longtemps ?

FRÉDÉRIQUE, (vivement et troublée devant l’accent de l’interrogation.)

Mais, Éveline, n’est-ce pas vous qui venez d’exiger de moi que je demeure à vos côtés ?… Vous avez réclamé mon aide, ma présence… Il m’était déjà pénible de vous obéir, mais votre cri de souffrance m’a retenue

ÉVELINE.

C’est possible !… Enfin, je marque pourtant qu’il y a dans votre attitude à tous les deux un manque de surprise bien étrange. Ce qui est une chose nouvelle pour moi est une chose ancienne pour vous ! Vos voix ont eu je ne sais quel accord dans le péril qui vient de me frapper !… N’importe !… Julien, écoute : voici différents papiers dont deux lettres, regarde !… L’une est déjà ouverte, je l’ai lue ; l’autre est cachetée… Elle montre le paquet qu’elle a tenu tout le temps dans sa main crispée. Elle vient de lire la suscription de la lettre par elle désignée, et depuis lors son expression est encore plus émue.

JULIEN, (de suite.)

Tu vas jeter ces ordures au feu !… Je t’ordonne, si tu m’as jamais aimé, de les détruire sans t’humilier à les discuter ou à t’en salir…

ÉVELINE, (le repoussant d’un petit geste dédaigneux et imperceptible.)

Laisse !… La première m’était adressée. Elle est vague… mais d’une netteté pourtant assez terrible dans son imprécision… De plus, elle t’accuse d’avoir forfait à l’honneur. Cela, je le méprise ! Je t’en sais incapable… (Elle froisse la lettre intentionnellement et la jette à terre.) Mais voilà, voilà… Il y a une autre lettre !… Regardez bien !… (Elle s’adresse à tous les deux et épie leurs expressions.) Il y a une autre lettre ! Celle-ci est cachetée et voilà ce qu’on a écrit sur l’enveloppe… voilà ce que mes yeux viennent de lire à l’instant… Mémento de l’affaire Ulric ! Sais-tu ce qu’il y a dedans ? (Frédérique ne peut pas réprimer un haut-le-corps.) Je te certifie que je vais l’ouvrir ! Tu vas donc me dire auparavant si ce qu’il y a dedans est vrai ou faux ?… Le sais-tu d’abord, ce que contient cette lettre ?

JULIEN, (après avoir hésité.)

Oui… je le sais !

ÉVELINE.

Tu le sais !… Et vous, Madame ?

FRÉDÉRIQUE, (troublée, appuyée au piano, et essayant de se maîtriser.)

D’abord pourquoi, Éveline, dites-vous « Madame » sur ce ton de reproche, d’accusation ?

ÉVELINE.

Répondez !

FRÉDÉRIQUE.

Mais non, je ne sais rien, je ne sais rien ! Comment voulez-vous que je sache !…

ÉVELINE.

Quelle molle dénégation !… Après tout, vous ne savez peut-être pas ce qu’il y a là-dedans, mais vous avez l’air d’en avoir terriblement peur !… Vous regardez cette lettre et lui ne s’en occupe pas ; il y a une nuance !… Lui, sait certainement ce qu’il y a là-dedans… (Elle s’apprête à décacheter.) Allons parle, avant que j’ouvre.

JULIEN, (du geste, lui commandant d’attendre.)

Oui, je vais parler… (À voix pleine et forte.) Madame Ulric est insoupçonnable, d’abord ! Sa vertu et son honnêteté sont hors de cause !… Elle a été ma bienfaitrice, elle m’a sorti de l’ornière, elle m’a remis dans le droit chemin, sans que, pour cela, nous ayons eu, elle et moi, à nous reprocher l’ombre d’une faute… Sache donc ce que je t’ai toujours caché, que j’ai failli sombrer dans la faillite Guillemot… J’étais perdu, condamné d’avance à la prison ; Madame Ulric ne l’a pas voulu… Elle m’a, avec une charité admirable et toute pure, sauvé du désastre… Cela, d’honneur, je ne pouvais pas te le dire, non… je ne le pouvais pas !… Il y a des silences qui sont sacrés ! À l’heure actuelle des trois cent mille francs avancés, cent mille ont déjà été remboursés. Je tiens à ce que tu connaisses l’état des chiffres… Mais ce que cette femme, dans sa haine, a omis de te dire et ce qu’elle sait pourtant, c’est que je ne dois rien, à l’heure actuelle, à Madame Ulric… pas un sou !… Sur le moment, elle a couvert la somme énorme, mais à l’heure actuelle la créance est cédée à un autre… C’est, correctement à un bailleur de fonds, qui a accepté mes propres garanties, que je rembourserai petit à petit… Madame Ulric n’est plus en cause… Je ne lui dois que ma vie et mon honneur, tout simplement… C’est peu ! Et maintenant… de ce côté du moins… tu sais tout.

FRÉDÉRIQUE, (a écouté, suffoquée, atterrée.)

Je ratifie ce que vous venez d’entendre… Quand vous le voudrez, je vous confierai loyalement le détail de ce sombre passé… Je n’ai pas cru devoir refuser mon aide à un homme qui avait fait partie de notre vie intime, qui…

ÉVELINE, (repoussant un fauteuil, la voix stridente tout à coup.)

Savez-vous ce que criait la femme échevelée à mon oreille ?… « Vous avez chez vous l’hypocrite, la pire des hypocrites, celle qui, sous des dehors de vertu austère, est, depuis six ans, la maîtresse du mari, l’éminence grise du foyer !… »

FRÉDÉRIQUE.

Mais vous ne croyez pas une si misérable calomnie ?

ÉVELINE.

Savez-vous ce que j’ai répondu à cette femme : « Jamais, jamais !… Vous pouvez me faire douter de mon mari, vous me feriez douter de moi-même à la rigueur, pas de celle-là !… » Allons-y…

(Elle décachète la lettre et se met à la lire.)
JULIEN, (près d’elle, et à deux doigts de lui arracher la lettre.)

Tu es libre de tes actes… Évidemment, tu peux te repaître de cette infâme écriture, mais je te supplie d’achever le mouvement spontané que tu viens d’avoir, le mouvement de négation. Achève ta révolte, déchire tout !… Si tu savais ce que cette misérable a comploté contre toi…

ÉVELINE, (lisant.)

C’est net !… C’est très net !… Oh !…

FRÉDÉRIQUE, (s’adressant à tous les deux, avec une hauteur qui dissimule mal la terrible angoisse.)

Mais qu’y a-t-il dans cette lettre, que je ne connais pas ? J’ai le droit de savoir !… Qu’y a-t-il, qui abuse de moi à ce point ? Qu’on me le dise, à la fin, je l’exige !

JULIEN, (vivement.)

Je devine à peu près ce que doit contenir cette enveloppe !… J’ai été la proie de ce chantage, déjà… Deux documents dérobés, émanant, l’un de l’entrepreneur Guillemot, l’autre d’un banquier. Ce sont des documents qui reconnaissent tout simplement ce que je viens d’avouer et ce que je me fais fort d’avouer : le prêt que vous avez consenti si généreusement…

ÉVELINE.

Tu te trompes !… Il n’y a pas que cela !… On m’avait réservé autre chose… une autre lettre volée sans doute et qui devait s’adresser à Madame Ulric…

JULIEN, (incertain.)

Qui dit ?

ÉVELINE.

Oh ! c’est très simple ! Il est trop évident que je n’aime pas ma femme, que je ne l’ai jamais aimée. Elle n’a été dans ma vie que l’incident le plus banal, une diversion au chagrin qui a rongé ma jeunesse.

(Elle s’arrête, elle ne peut plus.)
FRÉDÉRIQUE, (éperdue devant son propre désastre.)

Éveline ! Éveline !… De pareils mots sont faits pour vous égarer. Je vous supplie de croire, en ce qui me concerne, à mon honnêteté la plus absolue !…

JULIEN, (avec non moins de précipitation.)

Oui, tu as le droit de me reprocher bien des choses, mais de ce côté-là, au moins, il n’y a pas d’équivoque possible ! Tu te trouves en face d’un chantage pur et simple !

(Ils parlent tous les deux presque en même temps.)
ÉVELINE.

Taisez-vous tous les deux !… Je crois tout… J’ai parfaitement compris : celle qui s’en va cède la place à celle qui reste !

FRÉDÉRIQUE.

Quelle folie !… Alors, vous admettez une pareille accusation ! Vous supposez que je serais là à vos côtés, ou face à vous, si j’avais cette boue sur la conscience !

ÉVELINE, (d’un geste navré.)

D’ailleurs, qu’importe !… Qu’il ait été votre amant autrefois, qu’il ait été celui de cette femme maintenant… qu’importe l’histoire de ce roman, qui n’est pas le mien !… Il tient bien plus de malheur que ça dans la petite phrase que j’ai là entre mes mains !… « Je n’ai jamais aimé ma femme… » Jamais !…

(Elle n’ose achever et ferme les yeux, parce qu’elle a mal jusqu’au fond de l’âme.)
FRÉDÉRIQUE.

Songez dans quelles circonstances il a pu être amené à écrire ces folies.

JULIEN.

Oui, tu ne sens donc pas tout de suite que ce sont des phrases lâches, misérables, qu’on écrit sans les penser, dans des occasions où la honte d’avoir à les écrire vous étreint…

ÉVELINE, (sans même prêter l’oreille à d’aussi pâles arguments.)

La confiance que j’avais en vous deux !… Il y a de ces femmes-là. J’ai cru en vous et à fond, Madame !… Il suffisait d’être bon avec moi…

FRÉDÉRIQUE.

Mais, Eveline, vous ne soupçonnez pas à quel point on vient de travestir la vérité simple !… Il vous racontera ce passé lointain… Je vous raconterai… Je n’ai pas l’ombre d’une faute à me reprocher…

ÉVELINE, (éclatant.)

Et vous disputiez son cœur à la maîtresse lâchée !… Comme elle avait raison !… Des deux, vous êtes la plus vile… Elle ne me devait rien, cette femme, je ne la connaissais pas… elle m’a pris mon mari : c’était de bonne guerre si l’on veut ! Mais vous, vous !…

(Elle fonce presque sur elle, visage contre visage.)
FRÉDÉRIQUE, (desespérée et sentant d’avance toute l’inanité des mots.)

Julien, ne restez pas ainsi… faites-lui comprendre ! Moi je n’y arriverai jamais dans l’état d’émotion où je suis ! Demandez-lui, au contraire, Éveline, si, depuis que je me suis mêlée de votre vie à tous les deux, j’ai eu d’autre souci que celui de votre bonheur ?

JULIEN.

C’est exact !

FRÉDÉRIQUE.

Après avoir permis un jour que ce garçon, au lieu d’un failli et d’un condamné, devienne un honnête homme, j’ai exigé par ma présence, par la dette contractée, qu’il achevât sa régénération. J’ai voulu le rapprocher de vous, le ramener à vous !

ÉVELINE.

C’est vrai !… Parce que vous saviez qu’il ne m’aimait pas !… C’était contre votre rivale que vous poussiez la femme légitime.

FRÉDÉRIQUE.

Ma rivale ?… Mais jamais, jamais, je le jure, je n’ai été la maîtresse de Julien.

ÉVELINE, (partant cette fois d’un grand éclat de rire amer.)

Ça, par exemple ! Vouloir me faire croire ça. Alors, c’est à rire !… Il est vrai que je vous avais ouvert un tel crédit de naïveté !… Mais, maintenant, vous passez la mesure ! Prétendre que vous n’avez pas été sa maîtresse !…

JULIEN ET FRÉDÉRIQUE, (ensemble.)

Jamais !

ÉVELINE, (outrée.)

Mais, vous ne comprenez donc pas que ce sont des lettres de Julien lui-même que je viens de lire, que j’ai là entre les mains !… Une lettre de Julien, interceptée ou non, avec votre nom sur l’enveloppe… datée même de l’année dernière… du mois de juin… une lettre pleine de mots d’adoration… Tenez ! tenez, lisez !

(Elle les lui met sous le visage.)
FRÉDÉRIQUE, (faiblissant, déconcertée.)

Mais, j’ignore, Éveline… Je ne l’ai jamais reçue, cette lettre !

JULIEN.

Et puis après ?… Que j’aie aimé respectueusement Madame Ulric, je ne m’en défends même pas… Ce n’est pas un sentiment inavouable ! C’est un sentiment qui date de bien avant notre mariage, Éveline, mais tu as la preuve même de son honnêteté formelle, dans ses lettres que t’a montrées Madame Tessier et que je savais qu’elle possédait ! Il n’y a pas, j’en réponds, une formule qui témoigne d’autre chose que de mon respect, à moi, et de son innocence à elle.

ÉVELINE.

Mais c’est trop bête, vous dis-je !… Est-ce qu’on prête trois cent mille francs à un homme qui n’a pas été votre amant ? À d’autres !… Il faut rudement aimer quelqu’un pour se dépouiler d’une pareille somme !… Ce n’est pas une signature de commerce, ça, c’est une signature de passion !… Et il faut être un héros ou un bandit pour l’accepter. Tu as le choix, mon cher !…

(Elle le regarde bien dans les yeux et passe. Frédérique veut la suivre.)
JULIEN, (à Frédérique, s’interposant.)

Laissez, Madame Ulric !… Ce n’est pas à vous de vous disculper ! (à Eveline.) J’attends que ta colère soit apaisée pour te fournir la justification d’un acte dont tu ne peux guère apprécier la valeur sans avoir les éléments sous les yeux… Je dois à Madame Ulric, je te l’ai dit, non seulement peut-être la vie, mais encore une résurrection, faite de remords et de dégoût de moi-même.

ÉVELINE.

De plus en plus fort !… Où nous arrêterons-nous Résurrection !… Celle de l’homme qui soutire l’argent d’une femme pour payer les dettes qu’une autre lui a fait faire !… Tu raconteras ton beau roman à d’autres, avec ces documents en mains, quand je ne serai plus là, quand j’aurai fui, car je te les laisse, tiens, les preuves de ta résurrection ! Je n’en veux même pas… (Elle jette le paquet sur la table.) Pour moi, tu n’es qu’un criminel !… Oui, pas autre chose, un criminel !… Ah ! tu es étonné ? Tu n’attendais pas certainement qu’au jour voulu ce petit être-là dût se rebiffer ? Tu comptais sur des pleurs seulement… eh bien, regarde, je t’en prie… je viens de sécher ma dernière larme… Et pourtant, c’est toute ma vie qui s’écroule là, et tu n’entendras plus parler de moi, de celle que tu n’as pas aimée… la seule que tu n’aies pas aimée !… Je te le disais, que ces natures timides, ou froides en apparence, savent se réveiller, quand on les fait souffrir, et alors, on se trouve en présence d’un être lucide, fort, et très résistant, comme toutes les choses droites !…

FRÉDÉRIQUE, (sous l’outrage, dans une révolte d’orgueil humilié.)

Je m’insurge contre l’accusation, à la fin !… Je n’accepte pas la vulgarité des sentiments que vous me prêtez. Je crois avoir plus de distinction morale que vous ne le supposez !… Il y a des femmes qui ne sont ni de la race des amantes, ni de celle des amoureuses… La langue est pauvre… Il devrait exister un mot qui les désigne… Ce qu’elles connaissent de l’amour humain, c’est sa charité, le dévouement, dans sa forme la plus haute. Je le jure sur mes enfants !…

ÉVELINE.

Vos enfants !… Comment osez-vous évoquer une pareille image ? Tenez, c’est abominable !

FRÉDÉRIQUE.

Que je meure si je mens !

JULIEN.

Oui, Éveline, elle a dit la vérité. Une femme admirable et digne de tous les respects !

ÉVELINE, (exaspérée de cette unique et inlassable défense de Frédérique, qui sort de la bouche de Julien.)

Car c’est propre, en effet, ce que vous avez osé vis-à-vis du mari, vis-à-vis de moi !… Vous avez raison de parler de l’admiration qui vous est due à tous les deux !… Car j’oubliais même que je vivais de votre argent… que nous en vivions, depuis des années !…

JULIEN.

Ça n’est pas vrai !

ÉVELINE, (s’indignant à mesure, d’argument en argument.)

Et quand je songe que, tout à l’heure encore, tout naïvement, je vous racontais les progrès du petit ménage… que vous m’offriez de l’argent pour mes emplettes, oui, mon cher, pour mes chapeaux, et « sans le dire à Julien surtout » sans le dire à Julien ! Le pauvre garçon, il aurait trouvé cela indélicat ! Ah ! tenez, c’est à vous lever le cœur ! Si je n’ai pas le courage, après ça, de m’en sortir, eh bien, vraiment, c’est que je ne suis pas digne d’être roulée par vous !…

FRÉDÉRIQUE.

Je vous en supplie, ne perdez pas votre vie à tous deux… Vous vous égarez, je vous assure… Croyez-moi !… Ne me reprochez pas ce geste qui l’a sauvé autrefois et que je pouvais faire loyalement, parce que jamais je n’ai été sa maîtresse !… Voulez-vous que je vous le jure à genoux ! Oh ! Je n’en suis pas à une humiliation près.

(Elle se met à genoux aux pieds d’Éveline. Julien se précipite pour la relever.)
ÉVELINE.

Mais vous le répétez indéfiniment : « Je n’ai pas été sa maîtresse. » Eh ! Madame… que voulez-vous que ça me fasse que vous ayez été sa maîtresse ou non ! Il me suffit que vous vous soyez aimés et que vous vous aimiez encore ! Il est possible que, vous, vous attachiez beaucoup d’importance au fait de vous être donnée ou pas, mais si vous saviez, à moi, comme ça m’est égal ! Allez raconter ces distinctions-là à votre confesseur. Vous avez peut-être mis votre conscience et votre salut à l’abri des tourments éternels, mais si vous croyez que, vis-à-vis de moi, vous n’avez qu’à crier : « Je n’ai pas été sa maîtresse ! » pour que la face des choses soit bouleversée sur la terre, il faut vraiment que l’habitude du confessionnal vous ait brouillé la cervelle jusqu’à l’aberration !…

JULIEN, (cherchant la preuve la plus décisive.)

Si j’avais aimé Madame Ulric, au sens où tu l’entends, et si elle m’aimait de la manière dont tu l’accuses, aurais-je eu une liaison avec Madame Tessier ? Voyons ! cela tombe sous le sens !…

ÉVELINE.

Qu’est-ce que cela prouve ?… Tu t’es jeté par dépit dans un autre amour, comme tu t’étais jeté, sans doute, dans le mariage ! Oh ! la rage, la rage que j’éprouve !… Après tout je serais trop bête de vous abandonner ces papiers. Il me faut le grand jour, maintenant !

(Elle reprend rageusement les lettres sur la table et se dirige vers le rebord de l’armoire.)
JULIEN.

C’est-à-dire ?… Que veux-tu faire ?…

ÉVELINE.

Laisse… Une personne à convoquer. Un coup de téléphone de toute urgence à donner… J’appelle, entre nous et sur nous, la lumière, toute la lumière !…

JULIEN.

Éveline… prends garde… Prends bien garde ! Ah ! si par hasard tu projetais cette cruauté…

ÉVELINE, (à l’appareil.)

Passy 42-60… donnez-moi le Passy 42-60 !

FRÉDÉRIQUE, (éperdue.)

Oh ! pas cela !… Oh ! je vous en supplie, ne faites pas cela ! Ce serait trop afîreux !… Ayez pitié de moi…

(Julien se précipite. Elle met le récepteur derrière son dos et le défie du regard.)
ÉVELINE.

À quoi bon ? Même si tu m’empêches présentement, tu n’auras fait que reculer l’échéance, tu le sais bien.

FRÉDÉRIQUE.

Mais c’est qu’elle va le faire comme elle le dit, mon Dieu !… Empêchez-la, Julien… Quoi ?… Qu’est-ce que vous faites ?… Vous reculez, maintenant ?… Vous la laissez faire… Qu’est-ce qui vous prend ?

(Elle demeure abasourdie devant le recul de Julien, Éveline reporte le récepteur à l’oreille.)
JULIEN, (dans une soudaine et formidable inspiration.)

Oui… Après tout qu’elle soit libre et décide de notre vie à tous ! Puisqu’elle veut toute la lumière, qu’elle vienne ! Qu’elle s’abatte entre nous ! Laissez-la faire !…

(Il maintient Frédérique avec une autorité sans réplique.)
FRÉDÉRIQUE, (affolée, suppliante.)

Oh ! non ! non ! Ce ne sera pas cette chose affreuse !…

ÉVELINE.

Passy 42-60 ? C’est vous-même, Monsieur UIric ?… Madame Bocquet, oui…

FRÉDÉRIQUE, (appelant au secours.)

Julien ! Pitié !…

(Julien lui tient le bras.)
ÉVELINE, (à l’appareil.)

Je viens d’avoir une révélation assez sinistre…

FRÉDÉRIQUE.

Madame, Madame !

ÉVELINE.

Deux coupables, deux complices… mon mari et votre femme…

FRÉDÉRIQUE, (se débattant dans une crise de désespoir impuissant.)

Qu’est-ce qu’elle dit ?

ÉVELINE, (continuant.)

… Nous ont trahis pendant des années, odieusement trahis !

FRÉDÉRIQUE, (elle crie.)

Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !

ÉVELINE.

Venez, Monsieur… Par moi vous connaîtrez la vérité !

FRÉDÉRIQUE.

Mais, c’est à se casser la tête contre les murs !

ÉVELINE.

Je vous attends ! Venez, Monsieur, venez !

(Elle a raccroché précipitamment l’appareil.)
JULIEN, (menaçant.)

Ah ! tu as vite appris comment on se venge, toi !

ÉVELINE.

J’ai tout à coup l’inspiration de l’amour, mon cher !

FRÉDÉRIQUE.

C’est fini, tout s’est écroulé !… J’étouffe !… J’ai mal… J’ai mal !…

(Elle essaie de se lever, de marcher, chancelle et s’abat contre un fauteuil, presque sans connaissance.)
JULIEN.

Tiens, regarde la pauvre qui s’évanouit !

ÉVELINE.

Soigne-là à ton aise, ton amour adoré qui défaille… mais soigne-la vite, car dans cinq minutes le mari sera chez nous, et pour ce moment-là il faut que nous ayons retrouvé chacun toutes nos forces ! Soigne-la, toi qui n’as pas eu un mot qui fût pour moi !… Oh ! vous fuir, fuir vos têtes rapprochées, tes yeux de haine… C’est un spectacle insoutenable ! Je ne peux plus ! Je ne peux plus !

(Elle s’enfuit, comme devant une place en feu. Elle disparaît par la salle à manger, et, la porte du fond refermée, on entend encore un instant sa clameur de rage et de douleur.)


Scène XI


JULIEN et FRÉDÉRIQUE, seuls

JULIEN, (frénétique.)

Il le fallait !… Il fallait en finir !…

FRÉDÉRIQUE, (surmonte sa faiblesse.)

Vite ! donnez-moi mon chapeau ! Que je parte. Que je parte tout de suite.

JULIEN, (changeant de ton et avec une grande autorité, presque calme, tant il s’efforce à la rendre puissante.)

Non, Frédérique, vous ne partirez pas !… Non, Frédérique, vous ne rentrerez pas chez vous !

FRÉDÉRIQUE.

Mais si, il faut que je m’en aille tout de suite ! Puisque vous n’avez pas voulu empêcher cette catastrophe quand vous le pouviez, eh bien, toute seule, seule au monde, j’essayerai de la conjurer encore ! Il faut que j’arrive à temps, que je parle à mon mari, que je devance le danger… que…

JULIEN.

Vous ne devancerez rien ! D’abord, Ulric est déjà en route !… Frédérique, vous ne reviendrez plus jamais chez vous ! (Elle reste béante devant l’affirmation catégorique.) Vous aurez beau me regarder avec cet air égaré, je vous dis que ma résolution est prise. Et vous-même, vous en avez le pressentiment. C’est à deux que nous allons partir, que nous allons quitter nos foyers brisés !

FRÉDÉRIQUE.

Mais, c’est impossible, Julien !… C’est impossible !…

JULIEN.

Nous devions fatalement en arriver là, un jour ou l’autre. La vie nous réunit, malgré tout, et malgré toutes les forces que nous lui avons opposées.

FRÉDÉRIQUE.

Mais je n’y consens pas, Julien !… Jamais je ne vous en ai donné l’espoir !… Il n’a jamais été question que nous pussions un jour nous réunir, ni que je doive vous appartenir !… Vous m’aviez promis de ne plus faire qu’un seul effort, celui d’aimer votre femme !… Pourquoi abusiez-vous de ma crédulité ?… À quoi donc vouliez-vous m’amener ?… Comment, vous saviez que cette femme possédait des armes aussi terribles et vous ne m’avertissiez pas du danger ! C’était votre devoir… Vous avez mal agi !…

JULIEN.

Et si je vous disais maintenant que depuis un an, depuis l’époque où je vous ai retrouvée, cent fois j’aurais rompu, si la crainte pour vous de ce qui vient de se réaliser, ne m’avait toujours fait capituler ! Comprenez maintenant la raison de ma lâcheté apparente !… Ah ! mais, tant pis, je n’en pouvais plus ! Tant pis si j’ai secoué le joug ce matin, ou plutôt, tant mieux ! Voyez-vous, dans la vie il y a toujours un être, un être vulgaire, généralement une femme, qui surgit au milieu d’existences tourmentées, et, d’une lettre dévoilée, d’un mot, déclanche un drame effroyable. Seulement, cet être vague déclanche aussi des événements supérieurs, graves, tragiques, que toutes les consciences en jeu n’avaient pas la force d’appeler à leur secours. Frédérique, malgré tout et malgré nous-mêmes, nous touchons au but !

FRÉDÉRIQUE.

Non, cela ne sera pas… ! En ce moment, il y a dans une voiture quelqu’un qui serre les poings et son cœur bat ! bat !… quelqu’un qui voudrait déjà être là… qui va monter l’escalier… qui va… (D’épouvante elle ferme les yeux.)

JULIEN.

Vous ne le verrez pas… C’est moi qu’il trouvera en face de lui. Ma décision est prise.

(Il sonne.)
FRÉDÉRIQUE.

Oue faites-vous à votre tour ?…

JULIEN.

Vous le verrez bien.

FRÉDÉRIQUE, (balbutiant des supplications.)

Julien… soyez raisonnable… il est indispensable que je parte ou que je sois là pour me trouver en présence de mon mari dès qu’il arrivera… Il faut que je me défende de toute mon énergie…

JULIEN.

Silence !

(Le valet de chambre entre. Ils se taisent.)
JULIEN.

Monsieur Ulric va sonner d’une minute à l’autre. Tenez-vous à l’avance dans l’antichambre… Sans perdre une minute vous le ferez entrer directement au salon. (Il réfléchit.) Laissez la porte d’entrée ouverte, de façon que Monsieur Ulric n’ait même pas à sonner. J’y tiens. Vous viendrez me prévenir immédiatement une fois que vous l’aurez introduit dans le salon…

FRÉDÉRIQUE, (quand le domestique est sorti.)

Julien !… Qu’est-ce que vous projetez ?… Que prétendez-vous faire ?

JULIEN.

Loyalement, sans entrer dans de longues explications, déchirer le voile, dire enfin la grande vérité, celle-ci : que depuis des années nous nous aimons d’un amour irrésistible, que vous êtes l’épouse sans reproche, mais que votre résolution, désormais, est prise, comme la mienne, que c’est avec moi que vous voulez terminer vos jours… et que je vous garde !

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! avec quelle autorité soudaine vous parlez, maintenant !… Vous n’êtes plus le même !… (Suppliante, affolée.) Voyons, ce sont des bouleversements impossibles !

JULIEN.

Nous avons eu beau faire pendant des années, cette vérité-là est plus forte que tout ! Elle est éclatante !… Elle est dans tous nos actes… Elle est dans vos yeux.

FRÉDÉRIQUE, (avec force.)

Non ! non ! Ce n’est pas vrai ! Je ne vous aime pas ! Je ne vous aime plus !

JULIEN, (triomphant.)

Mais vous le criez comme un remords vivant… Trop fort, ce cri-là ! Je suis tranquille !

FRÉDÉRIQUE.

Laissez-moi me trouver, la première, en présence de mon mari… avant vous… avant votre femme !…

JULIEN.

Non pas ! J’irai seul !… Je prends les rênes de notre vie !… Vous m’avez converti au courage, au sentiment des responsabilités. Vous m’avez fait celui-là qui ose… qui veut… et qui…

LE DOMESTIQUE, (brusquement.)

Monsieur Ulric est là.

JULIEN.

Bien ! Vous l’avez fait entrer ? (Il désigne la porte de droite.) J’y vais.

(Le domestique sort, Julien se dirige vers la porte du salon.)
FRÉDÉRIQUE, (appelant tout bas.)

Julien, Julien ! Je vous en supplie… Laissez moi !… Attendez ! attendez encore !…

(À partir de cet instant ce n’est plus qu’un colloque à voix étouffée, un chuchotement agité.)
JULIEN.

Ne vous interposez plus ! Laissez ces deux hommes disputer de votre vie ! Je vous défends d’ouvrir cette porte entendez-vous pendant que je serai là !… Je vous le défends… J’ai charge d’âme, maintenant.

FRÉDÉRIQUE.

Mais c’est inique, abominable !… Je suis devenue la proie des autres, une loque entre toutes vos mains !…

JULIEN.

Frédérique, le bonheur ! Plus que lui ! Le bonheur gagné !… Enfin !

(Il la repousse. Au moment d’ouvrir il se retourne vers Frédérique écrasée de peur, subjuguée par cette mâle autorité ; tendrement il la relève, la presse sur son cœur et l’embrasse avec émotion.)
FRÉDÉRIQUE, (à bout d’effroi et de résistance.)

Julien !…

JULIEN.

Ma femme… De toute mon âme, de toute la force de ma tendresse et de mon secours… et pour toujours… ma femme !…

(Il l’enveloppe de ses bras, dans une grande étreinte de pitié et d’amour, puis se dirige vers la porte. Il l’ouvre lentement, entre et referme, pendant que Frédérique recule jusqu’au fond de la pièce, les mains aux oreilles comme pour ne pas entendre le bruit d’une catastrophe.)

RIDEAU

ACTE IV

Une chambre dans une vieille maison bretonne. C’est une chambre paysanne très simple, élémentaire, avec quelques meubles exprès réunis là. Il fait nuit. Des lampes, des bougies sur la cheminée. Au fond, une fenêtre qui donne sur la campagne. À droite, une alcôve avec un lit ancien, assez riche. Il fait une tache un peu disparate, un peu cottage dans cet ensemble rectangulaire et paysan. Chaises de paille. Vieux fauteuil à dossier haut. Un escalier intérieur, quatre marches de pierre, conduit à une porte basse qui ouvre sur un palier.

Au lever du rideau, Julien avec un fermier arrange le lit. On est dans la maison natale de Julien, au Huelgoat, la maison où Monsieur et Madame Bocquet viennent encore passer les vacances lorsque l’emploi de Madame Bocquet le leur permet. Aux murs blanchis à la chaux quelques assiettes chinoises, des œufs d’autruche, des éventails de vétiver, etc… Au plafond, un goéland, les ailes ouvertes ; sur la cheminée, deux bateaux sculptés… Une lampe posée sur la rampe de pierre de l’escalier.



Scène PREMIÈRE


JULIEN, ROZENNE, ANNA

ROZENNE.

Je l’ai encaustiqué comme j’ai pu. En vingt-quatre heures, ce n’était pas très commode !… Le temps d’aller l’acheter dès que j’ai eu votre dépêche, au château de Mahiel, de discuter avec le vieux marquis, puis de le faire traîner par l’âne qui va sur sa fin… Le vieux a essayé d’en tirer trois cents francs, mais j’ai tenu bon…

(Anna entre.)
JULIEN, (qui va et vient, en sortant de la malle différents objets, nécessaire, flacons, pendulette,)

Anna, mettez les draps que j’ai sortis de la malle… Ils sont là sur la chaise… Et madame ?

ANNA.

Madame ?… Elle avait soif, elle a bu une bolée de cidre… Monsieur Julien ne veut pas que je ferme la fenêtre ?

JULIEN.

Non, j’ai ouvert exprès pour aérer un peu. D’ailleurs la soirée est si douce ! Dépêchez-vous tous les deux…

ANNA.

Monsieur, n’est pas trop fatigué du voyage ?

JULIEN.

Il n’y a jamais que huit heures de Paris à Huelgoat… ce n’est pas le diable…

ANNA.

Ça fait combien de temps que Monsieur n’était pas venu au Helgoat ?

JULIEN.

Dix ans… J’ai compté, dix ans déjà !

ANNA.

Pardon, Monsieur Julien, lorsque Madame Bocquet viendra au mois d’août, est-ce qu’il faudra lui raconter que Monsieur est venu, ou est-ce qu’il faudra tenir caché…

JULIEN, (interrompt.)

Ne t’inquiète pas, Anna. À ce moment-là, ça n’aura plus grande importance !… As-tu promis son pourboire à la femme de la poste si elle me remet les télégrammes à leur arrivée ?

ANNA.

Oui, Monsieur Julien, je n’ai pas manqué de lui dire !… Si le bureau est fermé le soir, elle vous les fera parvenir par son gamin.

JULIEN, (interrompant son travail et allant à la porte.)

Tiens, il y a donc quelqu’un dans la maison ? J’entends parler. Quoi !… Qui est là ?… Qui parle avec vous, Frédérique ? Ah ! oui, qu’elle monte !… Va l’aider à traverser le couloir.

ROZENNE.

Qui ?

JULIEN.

Margareck. Elle est à la cuisine.

ROZENNE.

Ah ! j’en étais sûr qu’elle n’attendrait pas demain matin pour venir trouver Monsieur… Elle est presque complètement aveugle… Elle habite toujours la même maison… au coin de la rue.

JULIEN.

Pauvre nourrice, va !

ROZENNE.

Oh ! en longeant le mur du couloir, elle s’en tirerait bien toute seule. Elle a l’habitude.

(Il sort.)


Scène II


JULIEN, ANNA, puis MARGARECK et ROZENNE

JULIEN.

C’est tout ce que tu as trouvé dans le jardin ?

ANNA.

Il n’est pas riche le jardin en ce moment.

JULIEN, (cherchant à disposer des fleurs.)

Ah ! voilà… Tiens, maman a conservé son grand vase en verre de couleur !… Comme tout s’use lentement à la campagne !… Veux-tu que je t’aide, Anna ?… Qu’est-ce que doivent penser tous les meubles de ce gros crapaud de lit qui est entré chez eux, tout à coup ?

ANNA.

Et Madame Bocquet se porte bien ?… Est-ce qu’elle viendra pour le commencement d’août ?…

JULIEN.

Je pense, oui… comme d’habitude…

ANNA.

Nous voulions lui écrire, Rozenne et moi, pour avoir deux mètres de fumier, parce que, en somme, le fumier de l’âne, maintenant…

(À ce moment, une vieille femme entre en cape de deuil, c’est la vieille nourrice de Julien.)
JULIEN.

Te voilà, Margareck !… C’est moi…

(La vieille ne dit rien ; elle s’avance.)
ROZENNE.

Ça lui fait de l’émotion… elle pleure.

JULIEN, (va à elle.)

On s’embrasse ? (La vieille l’étreint.) Alors, tu ne vois plus, ma pauvre Margareck ? (La vieille secoue la tête.) Pauvre ! Moi aussi j’ai une grande émotion de te revoir !… Demain, j’irai causer avec toi, parce qu’aujourd’hui nous ne sommes en état ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ?… Et puis, tu devrais être couchée à cette heure-ci. (Bas à Anna.) Que fait-elle toute la journée ?

ANNA.

Rien… Elle reste seule sur le seuil de sa maison. Quelquefois, je vous dis, elle va tout de même aux champs… Quand on lui demande si elle s’ennuie, elle répond : « Non, je réfléchis !… » Elle revoit sans doute dans sa tête… Elle est gênée… Je crois qu’elle voudrait s’en aller.

JULIEN.

Eh bien, va, Margareck… Demain, je m’assoirai devant ta maison. Nous causerons du passé… Et puis j’ai quelques petites choses pour toi dans ma valise.

(L’aveugle ne parle pas et se détourne en pleurant. Elle sort guidée par Rozenne.)
ANNA.

Monsieur n’a plus besoin de rien ?

JULIEN.

Non, laisse les lampes allumées au salon… et couchez-vous comme d’habitude… sans tarder… Veux-tu dire maintenant à Madame qu’elle peut venir si bon lui semble ?…

(Il reste seul. Il met la dernière main aux détails négligés, il chantonne ; il va à la porte ouverte, la lampe à la main.)


Scène III


FRÉDÉRIQUE, JULIEN, puis ROZENNE

JULIEN.

Voilà ma chambre d’enfant… On l’a un peu égayée.

FRÉDÉRIQUE.

Elle est très belle, très claire… et simple comme devaient être vos yeux de petit Breton de six ans… J’aime ces salles de rez-de-chaussée bien paysannes, avec les murs peints à la chaux, l’alcôve… la longue fenêtre à caissons… donnant sur la route… (Elle va à la fenêtre.) Il doit y avoir une forêt par là, n’est-ce pas ?… Je la respire…

JULIEN.

On a réquisitionné les lampes et les bougies… J’ai un peu honte de vous introduire dans cette ferme humide et délabrée, mais c’est vous qui l’avez exigé !… Habituée à tant de luxe, à votre château, aux délicatesses du home, vous allez être choquée, attristée de cette misère…

(Il a posé la lampe sur la table ronde du milieu.)
FRÉDÉRIQUE.

Mais non, je suis très heureuse, Julien, de me sentir ici… dans ce pays qui vous a formé !… je tenais à connaître la source de vous-même… De la diligence, je regardais ces vallées tortueuses. Je comprends mieux certains atavismes en vous… Le pays vous ressemble… agité, sommaire… et pourtant sans méchanceté… Je suis attendrie à l’idée que vos premières années se sont passées ici, que vos yeux d’enfant se sont portés sur tous ces objets…

JULIEN.

Mon père était capitaine au long cours… La maison est pleine de ses souvenirs exotiques…

FRÉDÉRIQUE.

Pour la première fois depuis quinze jours, vous me croirez, Julien, je respire à l’aise… Je ne me sens plus la prisonnière.

JULIEN.

Quelle affligeante expression ! Passe pour les trois premiers jours, dans la chambre d’hôtel en plein Paris, tout ce temps où j’ai séché vos larmes, calmé vos désespoirs… Ce n’était pas gai, je le reconnais, de vivre cloîtrés dans un hôtel avec la sensation qu’au dehors s’agitaient tant de drames provoqués !… (Gaiement.) Et, du reste, j’accepte cette expression de prisonnière ! Je ne déteste pas vous avoir capturée et conquise !… Vous voyez, Frédérique, maintenant comme j’ai bien fait de vous chambrer malgré vos terreurs, vos battements d’ailes… Qui sait ce qui serait arrivé !… Où seriez-vous ? Nous avons écouté l’écroulement se faire derrière nous, un peu comme des complices qui tendent l’oreille au bruit de leur méfait. À présent les ruines sont calmes !… Il n’y a plus que le bonheur qui se lève comme je l’avais prévu… J’ai envie de courir, de chanter, de vous faire fête par toute la maison !

FRÉDÉRIQUE.

Vous êtes jeune !…

JULIEN.

Bah ! pourquoi ne serais-je pas gai et fou de joie ! En somme, je crois que tout le monde a éprouvé le minimum de souffrance souhaitable… Votre mari a supporté avec orgueil et je le reconnais, avec une certaine hauteur, cette séparation qui aurait pu entraîner des péripéties beaucoup plus navrantes…

FRÉDÉRIQUE.

Vous voilà encore parti dans vos estimations !

JULIEN.

Quant à Éveline, la dernière lettre de Mademoiselle Castel indiquait que, confinée dans ce courage brusque qu’on lui connaît et…

FRÉDÉRIQUE, (l’interrompant en souriant.)

Avec quelle cruauté tranquille vous parlez d’elle !… Ah ! on est bien certain que vous ne l’avez pas aimée, celle-là ! Et, comme tous les gens pressés d’être heureux, vous voulez croire avec un optimisme féroce au bonheur des autres ? Vous parlez comme celui qui a gravi un sommet dangereux et qui établit le bilan de sa victoire.

JULIEN.

Il faut bien finalement qu’il y ait toujours un vainqueur !… En toute sincérité, de ceux que nous laissons derrière nous, je ne vois d’intéressant que vos deux petits. Je vous le garantis encore, nous allons arranger au plus vite leur situation pour qu’ils soient à nous, bien à nous. Je comprends que votre cœur saigne… C’est la grosse inquiétude… Mais, ce soir, n’y pensons pas, voulez-vous ? Il ne faut pas que vous pleuriez ce soir…

FRÉDÉRIQUE.

Je ne pleure pas !… Je suis apaisée, détendue, au contraire !

JULIEN.

Imaginez l’émotion qui peut être la mienne ! Je n’ai vécu toute ma vie, toute, que pour aboutir à ce jour-là !… Vous avez été si cruelle dans vos refus, Frédérique !… Autrefois, ils étaient bien compréhensibles, je les ai respectés, subis… Mais maintenant depuis que nous vivons ensemble… l’énergie, l’obstination, avec laquelle vous vous êtes refusée me faisait même douter de votre amour !… Un jour tenez, lundi dernier, il m’a semblé vous sentir défaillir,… prête à vous abandonner… Ai-je bien fait de respecter vos derniers scrupules ? Vous me disiez : « Non ! là-bas, là-bas… » Et ce là-bas était murmuré comme une plainte, un gémissement.

FRÉDÉRIQUE.

Que voulez-vous ! On n’a pas été impunément plus de vingt ans une honnête femme… il vous en reste une habitude effrayante !… il faut ce soir que je fasse table rase de tout mon passé, de mes luttes d’autrefois, de mes idées, de mes pudeurs, même de ma religion… Songez donc !…

JULIEN.

C’est un grand soir, ma chérie… Comme il est émouvant pour nous deux !… Quelle date !… Six ans ont passé… oui… de lutte, de reniement, de faiblesse… tout le roman inutile du refus… et nous voici, dans cette chambre, aussi naïfs, aussi gauches et tremblants qu’au premier jour, qu’au premier rendez-vous !… Tenez, au fond, vous aviez raison : dans l’atmosphère de Paris, de cet hôtel, un pareil moment eût été gâché… À quoi bon avoir attendu six ans et voler à la vie tout à coup quelques minutes précipitées ? Vous êtes trop délicate pour ne pas l’avoir senti. C’est navrant, en effet, les hôtels… avec des bruits dans les couloirs, des gens pressés, des domestiques, des bagages !… Ici, nous sommes maîtres de nous, des heures, des choses !… Nous rentrons dans la nature, tout simplement en nous aimant.

(Il veut la saisir.)
FRÉDÉRIQUE, (doucement.)

Laissez !… Laissez-moi encore… un peu… quelques instants…

(Elle s’appuie à la cheminée, la tête exprès baissée, dans un sentiment de gêne que l’heure soit arrivée et ne puisse plus être reculée. Il l’embrasse sur la nuque.)
JULIEN.

N’ayez pas honte, mon amour… Nous n’allons rien offenser ! Toutes les étreintes sincères sont belles !… Pourquoi en avez-vous si longtemps douté ? À l’instant même avant que vous entriez, j’ai été enveloppé par deux bras… ceux de ma vieille nourrice maintenant aveugle… Ses pauvres mains de paysanne cherchaient à reconnaître l’enfant qu’elle avait tenu dans ses bras ; elle ne me voyait pas, mais je la sentais heureuse de me presser si grand, si fort, si robuste… Et cette étreinte, au seuil de la maison, au moment où vous alliez pénétrer, m’a paru — ne souriez pas — comme une espèce de bénédiction involontaire.

FRÉDÉRIQUE.

Je ne souris pas ! Je l’ai vue, en effet, tout à l’heure, votre première servante d’amour… Julien !… Ah ! non, je n’ai pas envie de sourire ! Jamais vous ne m’avez parlé si doucement… Jamais vous n’avez trouvé des mots plus tendres, plus choisis… Julien. Je ne vous connaissais même pas ce langage !… Vous êtes autre… comme je vous espérais…

(On frappe à la porte.)
JULIEN.

Qu’est-ce que c’est ?

ROZENNE, (entrant.)

La diligence de Loc-Maria, Monsieur Julien… Il y a le panier.

JULIEN.

Entrez, entrez… Pose-le sur la table.

FRÉDÉRIQUE.

De quoi s’agit-il ?

JULIEN.

Des fleurs que j’avais commandées à Morlaix. J’avais peur que le pauvre petit jardin fût saccagé ou défleuri… Je voulais quelques gaietés dans la maison.

FRÉDÉRIQUE.

Pourquoi avez-vous renié les fleurs paysannes ?

JULIEN.

On va même les remplacer.

ROZENNE.

Il y a aussi le courrier, Monsieur… deux dépêches…

JULIEN, (vivement.)

Donne ! (À Rozenne.) Maintenant, toi et Anna, allez vous coucher. J’éteindrai au salon et dans la cuisine… Tiens, tu remettras cela au cocher ! (Rozenne sort de la chambre. À Frédérique.) La vôtre et la mienne ! (Ils lisent silencieusement la dépêche près de la lampe.) Rien de particulier ?

FRÉDÉRIQUE.

Non… Les enfants… Lisez !… Ils me croient encore à Paris. J’avais donné l’ordre à l’hôtel qu’on m’expédie télégraphiquement les dépêches… Je vous l’avais dit, n’est-ce pas ?

JULIEN.

Mais oui !

FRÉDÉRIQUE.

Comme vous voyez, c’est peu de chose : « Bonjour, maman, je t’aime. »

JULIEN.

Thérèse aurait pu tout de même trouver autre chose !

FRÉDÉRIQUE.

On ne pouvait pas trouver mieux… Et vous ?

JULIEN.

Moi ?… une dépêche de Jeanne Castel qui me décrit en peu de mots l’attitude d’Éveline.

(Il lui tend la dépêche.)
FRÉDÉRIQUE.

Ça vaut mieux ainsi… Nature crâne, dure, mais droite et saine d’esprit !… Elle méritait d’être heureuse. Qui sait ? C’eût peut-être été la femme qu’il vous fallait…

JULIEN.

Jamais de la vie !… Et pour elle-même cette séparation est préférable à tout…

FRÉDÉRIQUE.

Et puis, il n’y avait pas d’enfants !…

(Silence.)
JULIEN.

C’est la première fois que vous recevez une dépêche ou des nouvelles de vos enfants sans que vous pleuriez.

FRÉDÉRIQUE.

Vous voyez bien… tout arrive ! (Comme elle a défait le paquet de fleurs et qu’elle les arrange dans le vase, il passe derrière elle et, brusquement, la saisit. D’un mouvement habile il la fait avancer vers le lit. Elle le repousse légèrement avec effroi et pudeur.) Oui, oui, je suis à vous, Julien ! Je vous demande simplement, pour la vieille et honnête femme que je suis, de ne froisser aucune pudeur en moi… Une ancienne vertu qui s’écroule exige tant de ménagements !… Il faut que ce soir j’aie l’impression que c’est un soir comme les autres. (La demie sonne.) Le timbre de l’horloge de votre village !… Comme il est sympathique et doux !… Oui, oui, en vérité, c’est un soir comme les autres !… Julien, retirez-vous quelques instants encore dans ce brave salon que j’ai entrevu… avec ses housses et son odeur de moisi… Vous ouvrirez un livre et attendrez sagement que cette horloge ait sonné l’heure prochaine. Julien, quelque chose de nous va mourir aujourd’hui !… Donnez-moi votre front que je vous embrasse gravement, comme si la tendresse allait finir ! (Elle l’embrasse sur le front. Mais du front la bouche glisse jusqu’à la bouche, et c’est alors une grande étreinte réciproque et passionnée, — un long et défaillant baiser ; on devine que c’est le premier de cette sorte qu’ils échangent. Puis elle se détache, haletante, et murmure.) Allez, allez… mais… j’ai votre promesse… d’ouvrir le piano que j’ai vu dans un coin du salon… J’entendrai bien si vous jouez…

JULIEN, (gaminement.)

Oh ! la tristesse, ce que vous me demandez là, ma chérie !… Le son d’un piano de campagne à travers les cloisons…

FRÉDÉRIQUE.

Je ne vous demande que de témoigner de votre présence… Faites comme si j’allais m’endormir !…

JULIEN.

Je respecte toutes vos délicatesses et toutes vos pudeurs…

FRÉDÉRIQUE.

Les fermiers sont bien couchés, n’est-ce pas ?

JULIEN.

Oui, je viens de les entendre monter (Désignant la porte de droite au haut des marches.) par l’escalier.

FRÉDÉRIQUE.

C’est vrai, il m’a semblé… À tout à l’heure… l’heure qui sonnera entre toutes les heures !…



Scène IV


FRÉDÉRIQUE, (seule.)
(Elle reste seule, éteint une lampe comme si elle trouvait la chambre trop allumée. Elle écoute. Elle entend quelques notes aigres de piano. Alors elle prend la lampe, se dirige vers la fenêtre qu’elle ouvre doucement, jette un coup d’oeil au dehors. Elle se penche, exécute un signal en levant deux fois la lampe, puis, au bout d’un certain temps, fait un signe et parle très bas au dehors.)
FRÉDÉRIQUE.

Oui… Vous pouvez… À droite n’est-ce pas ?… Une seconde. (Quelques instants encore où elle écoute si le piano n’a pas cessé. Elle se repenche à la fenêtre.) Vous avez bien la clef ? Maintenant, faites vite !… (Elle va à la porte de droite, en montant les quatre marches ; elle l’ouvre toute grande, la lampe à la main. Elle s’avance et éclaire le palier. Elle redescend ensuite, pose la lampe sur la table et l’on voit alors entrer un homme chapeau baissé et le col de pardessus relevé.) Il y a longtemps que vous êtes arrivé ?



Scène V


FRÉDÉRIQUE, BOCQUET

BOCQUET.

Une heure environ !

FRÉDÉRIQUE.

Tout s’est passé comme il fallait ?

BOCQUET.

Tout !… J’ai trouvé l’auto à Morlaix… à l’heure convenue. Merci.

FRÉDÉRIQUE.

Où est-elle ?

BOCQUET.

À deux cents mètres du village, lanternes éteintes, à droite de la maison, naturellement… de ce côté…

FRÉDÉRIQUE.

Vous croyez qu’il ne peut vous avoir entendu ?

BOCQUET, (montrant la clef.)

Impossible !… J’ai l’habitude de la serrure.

FRÉDÉRIQUE.

Les domestiques sont couchés, je crois ?

BOCQUET.

Oui, j’ai vu de la lumière là-haut, dans la chambre des vieux.

FRÉDÉRIQUE.

Attendez que je ferme, par prudence, cette porte à clef.

(Elle ferme la porte par où est sorti Julien.)
BOCQUET.

Alors, Madame ?

(Silence.)
FRÉDÉRIQUE, (faiblement.)

Oui.

BOCQUET.

Vous avez bien réfléchi ?… Vous n’avez pas changé d’idée ?

FRÉDÉRIQUE, (secouant la tête.)

Non, Monsieur, non !

BOCQUET.

Et vous êtes sûre que vous ne le regretterez pas ?

(Sans répondre à la question elle sort une lettre de son sac qu’elle tend à Monsieur Bocquet.)
FRÉDÉRIQUE.

Voici la lettre de mon mari.

(Un temps. Il lit au-dessus de la lampe.)
BOCQUET.

Évidemment !

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! c’est sa manière… c’est net, c’est froid !… Ce qu’il m’offre, c’est la vie grise, morne, sèche, sans espoir !… Vous voyez, il n’est question que des enfants !… Et, d’ailleurs, de quoi voulez-vous qu’il soit question ?

BOCQUET.

C’est évidemment la raison principale, la meilleure ! Peut-être la seule.

FRÉDÉRIQUE.

La seule ? Oh ! non, Monsieur !… À mon âge… à mon âge, voyons, c’était impossible !… Regardez mes cheveux blanchissants !… Allez, c’est déjà beaucoup pour moi d’avoir été aimée sans avoir rien réalisé ! C’est un doux souvenir qui me servira à me cacher mon amertume, ma vieillesse… Il me faut ça, d’ailleurs, car quelle sera ma vie, désormais, à côté de ce mari lassé qui regardera mourir en moi, par devoir, un amour qu’il avait ignoré ?

BOCQUET.

Vous aurez vos enfants !

FRÉDÉRIQUE.

C’est vrai, ils ne sont pas encore à l’âge de l’ingratitude !

BOCQUET.

Encore une fois, Madame, avez-vous bien réfléchi ?… Le bonheur de Julien eût été là !… Ah ! j’en réponds !… Et il va beaucoup souffrir… Au moment même où il croyait atteindre le but de tous ses espoirs…

FRÉDÉRIQUE.

Ne dites pas cela ! ne dites pas cela ! J’aurais tellement voulu le rendre heureux !… Et c’est moi, moi-même, qui ai tout fait pour le sauver, moi qui vais l’abandonner ainsi… être si cruelle… si décevante !… Mais c’était impossible, Monsieur !… Voyons ! Il ne faut pas qu’une histoire comme la nôtre ait été gâchée en sa fin. À quoi servirait de m’être conservée pure, intacte, pendant tant d’années, avoir lutté si désespérément, pour abîmer tout cela à l’heure de la vieillesse, du départ !… Ah ! je vous certifie bien que, si j’avais seulement quinze ans de moins, j’aurais eu tous les courages !… Trop tard maintenant ! Je m’en rends compte, je l’ai d’abord espéré de moi-même, j’ai obéi à Julien… mais un respect de moi… oh ! égoïste… m’interdit d’affronter la honte qui m’attendrait demain. Voyons, Monsieur, les gens riraient !… Et puis, Monsieur, je suis croyante… et un divorce… avec une pareille différence d’âge… et des enfants !… Tout ce que j’insulterais de raisonnable et de sacré !… On me montrerait du doigt !… Comme on aurait raison !… Folie, vous dis-je ! Et quand bien même je supporterais ce reniement de moi, quel avenir ? (Elle secoue la tête.) Non, il faut que cette dame s’en aille emportant sa vertu qui peut paraître inutile et un peu ridicule… C’est le dernier soir… Seulement, si j’ai voulu venir ici, si loin, pour l’abandonner, pauvre petit, dites-lui bien qu’il n’y a pas eu comédie de ma part, pas de cruauté calculée… Il fallait mettre de l’espace tout de suite entre nous, qu’il ne se lançât pas à ma poursuite dès le lendemain… et puis, j’ai voulu qu’il eût les bras de son père… l’atmosphère de l’enfance… sa chambre, les meubles… Je connais ça, c’est apaisant !… Il ne se sentira pas tout seul ainsi auprès de vous et au milieu des choses familières… Tandis que moi je serai dans le train à grelotter, lui entendra avec douceur, malgré tout, les bruits du matin qui auront l’air de lui dire tristement bonjour… le cri du coq, la rue du village… Alors il comprendra ma pensée et me trouvera moins cruelle !… Mais comme il va souffrir, tout de même, mon pauvre petit Julien !… Quelle nuit vous allez passer tous deux !… (Elle sanglote.) Songez qu’il est là à deux pas et que je ne reverrai plus jamais, jamais son visage !… (Elle se lève.) Où est mon chapeau ?

BOCQUET.

Vos mains tremblent.

FRÉDÉRIQUE.

Et mon manteau. (Pendant qu’il lui met le manteau.) Est-ce qu’il n’a pas appelé ?

BOCQUET.

Oui, oui !

FRÉDÉRIQUE.

Il s’impatiente !

BOCQUET.

Répondez-lui… c’est plus prudent !

(Elle avance prudemment et parle, la porte à peine entr’ouverte.)
FRÉDÉRIQUE.

Qu’y a-t-il ?… Je ne vous entends plus jouer… (Elle revient.) Oh ! voilà qu’il s’en va sagement. Tenez, écoutez son pas… comme un écolier… Et surtout n’allez pas lui dire de mal de moi pour le consoler !… Rien que du bien, parce que c’est très dur, vous savez, ce que je fais là… C’est dur !…

(Elle ne peut pas retenir son désespoir.)
BOCQUET.

Comment voulez-vous que je lui dise du mal de vous… moi qui humblement vous remercie de tout ce que vous avez fait pour lui, Madame ?

FRÉDÉRIQUE, (avec une énergie farouche.)

Oui, n’est-ce pas ?… Dites-moi que je l’ai sauvé tout de même ! Dites-le-moi, j’en ai besoin, dites-le-moi pour étouffer le remords de m’être refusée à lui, — moi qui lui aurais tout donné, tout, et qui préfère m’enfuir, intacte, sachant bien que, demain, je ne partirais plus, si je n’avais pas la force, ce soir, de m’arracher à ses bras !… Dites que je lui ai été utile, nécessaire, malgré tout, que, de cet enfant au cerveau malade, j’ai fait un homme maintenant !… Plus de tache dans sa vie… Il a la route devant lui !… Ah ! il a fallu saper beaucoup de branches !… Mais ça donnera… L’arbre repartira… de la cime !

BOCQUET.

Oui, Madame, vous vous êtes occupée d’un enfant et vous me rendez un homme, comme vous dites !… Pour qu’il le devienne tout à fait, il lui manquait la douleur : la voici, elle arrive, terrible… amère… Mais, après ce baptême, je vous garantis, et j’en réponds, il se relèvera plus fort, plus retrempé, il travaillera, il deviendra quelqu’un… il l’est déjà ! Moi, Madame, je vous bénirai toujours !…

FRÉDÉRIQUE.

Et plus tard, quand il sera consolé… car il se consolera… il est très jeune… il fondera un autre foyer… c’est fatal… il sera encore aimé… il sera heureux… vous voyez, j’ai la force de le souhaiter… alors moi, je serai toute seule, toute vieille… j’assisterai de loin à cette métamorphose… Elle ne l’aimera pas autant que j’ai pu l’aimer, parce que ça c’est impossible !… Oh ! oui, c’est impossible !… Mais ce sera une consolation pour moi de savoir qu’il est heureux, même avec une autre que moi. Je vivrai avec cette idée et ce souvenir, jusqu’à l’heure terrible où les yeux se ferment, jusqu’à ce jour où il recevra, dans des années, une petite lettre de deuil qu’il ouvrira et qui lui apprendra qu’une âme est partie en pensant à lui. Car vous lui direz cela : «Au dernier moment, c’est son image qui sera devant mes yeux… c’est son nom que je prononcerai, je le lui promets : Julien ! Julien !… » (Monsieur Bocquet s’avance vers Frédérique et lui embrasse la main.) Au revoir ! Monsieur, ou plutôt adieu !… Alors, l’auto…

BOCQUET.

Tenez, Madame, à deux cents mètres à peu près… à droite, au bout du village. Je vais vous indiquer… Une fois sortie, vous tournerez à droite… Vous serez à Morlaix dans une heure… Vous aurez une vingtaine de minutes à attendre le train de nuit, pas plus.

FRÉDÉRIQUE.

Merci, Monsieur.

BOCQUET.

J’ai laissé la porte d’entrée ouverte… Ne la refermez pas, c’est inutile.

FRÉDÉRIQUE.

Et je vous recommande bien… de la douceur, beaucoup de précaution !…

BOCQUET.

Et de la fermeté.

FRÉDÉRIQUE.

Aussi, Monsieur, aussi !… C’est cela ! (Elle va partir. Elle jette un dernier coup d’oeil vers la porte par où est sorti Julien. Son regard en passant se pose sur le vase de fleurs. Elle hésite à cause de la présence du père, puis tout de même elle cède à la tentation qui vient de l’effleurer. Elle prend les roses dans ses bras et les dépose sur le lit. Elle ne les éparpille pas. Elle les dépose presque pieusement comme sur un lit mortuaire. Cela fait, voûtée par les sanglots, elle monte les marches et entr’ouvre la porte. Du haut de l’escalier, elle se retourne vers Bocquet.) Vous lui répéterez textuellement ceci, retenez-le : « Elle m’a dit de te dire qu’il faut que tu aies beaucoup de courage, afin d’être un jour heureux… qu’elle t’a aimé plus que tout au monde… et qu’elle te demande pardon… de n’avoir pu t’accompagner jusqu’au bout du voyage ! »

BOCQUET, (qui, du bas de l’escalier, a écouté et répété à voix basse chaque membre de phrase.)

Je le lui dirai mot pour mot.

FRÉDÉRIQUE.

Ah ! j’ai le cœur qui bat, qui bat !… Voyez-vous, il me semble, quand je vais fermer cette porte, que ce sera son dernier battement !… (Un doigt sur la bouche.) Et de la douceur, n’est-ce pas ?… de la douceur…

(Elle referme la porte. Elle est partie.)
BOCQUET, (demeure immobile. Il écoute les bruits extérieurs, puis il va à la fenêtre, se penche pour la regarder s’en aller. Il fait un geste d’adieu. Quand il s’est assuré qu’il n’y a plus personne sur la route, il referme les battants. On entend le piano. Un temps se passe. Bocquet se défait de son pardessus qu’il jette sur un meuble. Il va à la porte de gauche, l’ouvre et appelle d’une voix haute, énergique.)

Julien ! Julien !…

(Il redescend vers le milieu de la pièce, posté dans une attitude ferme et grave. Le piano a cessé brusquement.)


Scène VI


BOCQUET, JULIEN

(Quelques secondes : Julien accourt. Sur le seuil, il reste stupéfait. Il regarde son père, la chambre, murmure quelques mots inintelligibles.)
BOCQUET.

Elle m’a dit de te dire qu’il faut que tu aies beaucoup de courage… afin d’être un jour heureux… qu’elle t’a aimé plus que tout au monde et qu’elle te demande pardon de n’avoir pu t’accompagner jusqu’au bout du voyage !


FIN