Les Flambeaux (Bataille)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Les Flambeaux.
Théâtre completErnest Flammariontome 9 (p. 5-206).


LES FLAMBEAUX
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois le 26 novembre 1912,
au théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Reprise le 18 mars 1926,
au théâtre de la Porte-Saint-Martin.


PERSONNAGES



Théâtre de la
Porte-Saint-Martin
novembre 1912
Théâtre de la
Porte-Saint-Martin
mars 1926
MM. MM.
Laurent Bouguet 
Le Bargy. Francen.
Blondel 
Huguenet. Arquillière.
Hernert 
J. Coquelin. J. Coquelin.
Pravielle 
Etiévant. Ph. Damorès.
Pélissier 
Collen. Gouget.
Mairesse 
Harment. Jacquelin.
Hervé 
Savry. Glénat.
Directeur du réveil 
J. Christian. M. Walter.
Bonvallet 
Person. Person.
Talloires 
Mernet. Clavaud.
Barattier 
Richaut. Chanot.
Un journaliste 
Donry. Chevallier.
Mmes Mmes
Madame Bouguet 
Suzanne Desprès. Suzanne Desprès.
Edwige Voroditch 
Yvonne de Bray. Germaine Rouer.
Marcelle 
Simonne Frévalles. Cath. Jordaan.



LES FLAMBEAUX




Le mot « flambeaux » désigne ici les savants, les esprits consultants du domaine intellectuel. Pourtant, dès les premières scènes, il apparaîtra nettement que l’allégorie du titre se prolonge par delà ces têtes laurées et que les Flambeaux signifient aussi et surtout, en l’occasion, les Idées, les grandes Idées, qui éclairent, en la précédant, la marche de l’humanité dans le dédale de ses ténèbres, les idées presque indépendantes de nous-mêmes, dont nos actes sont les tributaires ou les satellites empressés. Fouillée, dans une vieille formule qui n’est pas exempte de justesse, les nomma idées-forces…

Sereines lumières en cours d’évolution qui nous emportent ou se projettent hors de nous-mêmes (nous ne pouvons même plus en faire le départ !), agrégation merveilleuse de la pensée humaine dont rien ne se perd et qui, émanant de toutes les directions, semble former, de siècle en siècle, un noyau de plus en plus compact, une sorte de nébuleuse emportée, comme les autres, vers des fins de clarté ou de néant.

Ces entités, si lumineuses soient-elles, ne constitueraient en elles-mêmes que des personnages de théâtre bien incertains, bien chétifs, et presque chaque fois qu’on les a portés à la scène, ce n’a été que pour leur dresser, de façon un peu romantique et vaine, des autels avec leur cortège de sacrificateurs ou de martyrs nouveaux, comme dans la belle pièce de Monsieur de Curel, la Nouvelle Idole ! Ici, il s’agira d’un débat autrement précis, et, me semble-t-il, autrement éternel. J’ai voulu retracer quelques phases actuelles d’une bien grande et bien ancienne bataille : la lutte entre le fait et l’idée, la lutte de la matière et de l’esprit, celle même du corps et de l’âme… selon, du moins, les anciennes classifications. Vous verrez, dans les Flambeaux, le conflit entre l’interprétation supérieure du fait et son interprétation instinctive ou relative…

Mon savant a commis une action qui, à ses yeux, n’a pas du tout la valeur que lui attribue la société : il se comporte donc selon les données de sa conscience, et entraîne, de ce fait, un conflit terrible. « Je n’ai point perdu le sens des responsabilités, gémit-il, dans un aveu naïf et douloureux. Mais je l’ai soumis, comme je le sentais, à des idées ou à des morales supérieures : sans doute ai-je trop présumé de mes forces ou de la clémence de la vie, et ne suis-je pas arrivé à mettre d’accord la vie et la pensée… Utopiste ! Ah fatal utopiste !… Savant naïf, mauvais critique, qui crois tenir les fils de la vie entre les quatre murs de la chambre où tu travailles en reclus !… »

Un savant peut-il manquer de sens critique ?

Mais est-ce bien le lieu et l’heure d’épiloguer sur une pièce qui n’est pas encore jouée ? Ici, sous la plume, le fatal cortège des mots apparaît tout de suite, pédantesque et livresque… Il faut écouter les mots, mais seulement lorsqu’ils sont à leur place.

Il y a, dans mon drame, cette fois, un personnage invisible… L’Idée-Force passe, subjugue et terrasse. Quelque nom qu’on lui donne en tout cas, c’est une de ces émanations supérieures du cerveau et de la conscience, telle qu’elle se dresse en face des codes éternels de la nature et de la société. Un jour lointain, ces forces contradictoires de la nature et de l’esprit se joindront-elles en une pacifique harmonie ? Qui sait ? Qui peut le nier ou nous en interdire la magnifique et douloureuse espérance ? Espérance certes, et seulement cela ; grand soupir de l’âme humaine, encore si loin de son but !… Nous sommes une humanité de transition.

Mais permettez-moi d’ajouter que, si ce personnage, à la fois invisible et tangible, enveloppe les autres personnages de la pièce et plane au-dessus d’eux, durant le cours des trois actes, il demeurera, pour les spectateurs, tout facultatif… Ils pourront, s’ils le veulent, suivre une toute petite historiette et se donner le loisir de ne pas penser… Ce n’est pas affaire de concession. C’est un devoir que m’impose la conception que j’ai du théâtre, celle que je proclame depuis quinze ans. Le théâtre, art vivant par excellence, doit se soumettre entièrement à la vie et à sa représentation exacte… Si nous y ajoutons des idées, elles doivent être incluses dans l’œuvre même. C’est à nous de manier ou de coordonner les faits pour les joindre aux idées, mais jamais, au grand jamais, celles-ci ne doivent s’interposer d’elles-mêmes. Elles peuvent faire partie intégrante de l’ouvrage, jamais partie extérieure. Il peut donc y avoir, à côté du drame humain, un drame de pensée, mais lié à l’autre à ce point qu’il se dégage de manière toute facultative, selon l’esprit et l’interprétation du spectateur.

Ce point de vue n’a rien de personnel. Il est peut-être à la base de tout art, même purement plastique. Cet enseignement se retrouve dans les classiques.

Je contemplais, l’autre jour encore, la Victoire de Samothrace. L’Idée est là, — en elle. Qui peut prétendre qu’elle n’emplit pas tous les plis enamourés de la tunique vers l’azur et en pleine marche ? Mais regardez… par contre, pas trace d’emphase, pas de draperies lyriques ou balancées selon le caprice de l’artiste, ainsi que se le permirent les artistes du XVIIe siècle français !

Non ; la vérité la plus stricte, la plus réaliste est devant nous, combinée comme le serait une froide et méticuleuse recherche. Chaque pli est structuré, et se lie à l’autre, presque photographiquement. Quel enseignement ! Un génie a écrit la Prière sur l’Acropole. Que n’a-t-il écrit la prière à la Victoire de Samothrace ! L’exactitude dans le mouvement égale l’improvisation lyrique. Il ne manque, à cette statue éducatrice, que ce qui doit virtuellement lui manquer aujourd’hui, ce que le temps a bien fait de mutiler : le visage et les mains. Le grand destructeur a volontairement, dans cette statue vivante, supprimé ce qui ne correspondait plus à notre âme moderne, et il nous a donné la déesse acéphale…

Car elle nous paraîtrait probablement bien froide et bien glacée, maintenant, l’expression de la tête à jamais disparue ! Il nous faut aujourd’hui sur ce corps tendu une face baignée de plus douloureuse angoisse, chargée de plus de rêves séculaires et tournée aussi vers des mystères plus étoilés.

Donc, pour en revenir à la pièce sur laquelle vous m’interrogez, la donnée est celle-ci : un savant, un grand esprit encyclopédique, philosophe et biologiste, à force de considérer la chose en soi, perd le sens des relativités et même le sens critique ; habitué aux abstractions, il s’égare hors de l’humanité et de la société, avec la meilleure foi du monde.

Mourant, il fait appel à une interprétation plus généreuse et plus compréhensive de la vie, il prophétise un temps où l’esprit aura une place prépondérante et se fondra harmonieusement avec les lois de la matière au lieu de leur être opposé.


Le destin est immuable. C’est un axe. Les consciences qui gravitent autour sont éternellement variables. Examinez les rapports permanents de ces deux personnages : Destin et Conscience, l’un fixe et pareil à lui-même, l’autre mouvant et varié. Vous aurez la base merveilleuse du théâtre : c’est cela qu’il faut rendre. Je ne saurais assez le répéter !

Et qu’on ne dise pas que le cadre de la scène est trop limité pour y faire tenir un modèle aussi considérable. Nous avons, dans le passé, l’exemple rassurant de Shakespeare.

Le théâtre c’est l’art le plus large ; ce doit être la nature intégrale. C’est lui seul qui peut et doit réunir cette indissoluble trinité : l’émotion de fait, de sentiment et de pensée.

Voilà la nouvelle règle des trois unités.


Cette note a été antérieurement publiée par Henry Bataille dans le volume intitulé Écrits sur le théâtre (Crès, éditeur).


ACTE PREMIER

Le cabinet de Laurent Bouguet à l’Institut Claude-Bernard. Vaste verrière donnant sur les jardins de l’Institut. Devant, table de travail. À droite, la table, avec les tubes, les instruments de biologie, le microscope, etc. Vitrine. Simples chaises de paille. Au fond, à droite, porte aux verres dépolis, accédant à une petite antichambre, qui sépare le cabinet de Bouguet des couloirs de l’Institut.



Scène PREMIÈRE


BOUGUET, MADAME BOUGUET, BARATTIER, EDWIGE, PRAVIELLE, MAIRESSE, BONVALLET, PÉLISSIER, HERVÉ, TALLOIRES et TOUCHET, BLONDEL, MARCELLE.

(Au lever du rideau, on entre de gauche, c’est-à-dire de l’appartement des Bouguet. Le déjeuner vient de prendre fin.)
PÉLISSIER.

C’est prodigieux, ce que vient de nous communiquer Bouguet !

BONVALLET.

Je suis dans la stupéfaction.

MAIRESSE.

Quel pas en avant et quel bouleversement de toutes les théories !

PÉLISSIER.

Mon cher Bouguet, tu as résolu de nous étonner toujours.

BONVALLET.

Et notre vénération pour vous deux ne sera jamais excessive.

BOUGUET.

Mais non. Comme d’habitude, ma part. (Avec intention.) Notre part, à ma femme, à Blondel et à moi, n’est qu’une contribution au hasard…

MAIRESSE.

Pas de mots pareils entre nous, Bouguet ! Vous nous avez dit vous-même, à déjeuner, combien de recherches patientes il a fallu pour arriver à reproduire, en partant de cultures, des lésions cancéreuses caractérisées…

BONVALLET.

C’est un résultat merveilleux, inattendu, et qui va être formidable de conséquences !…

BARATTIER.

Il y a encore quinze jours, on m’aurait affirmé qu’on pourrait les provoquer sans inoculation de fragment de lésion, ça m’aurait paru du domaine de la fantaisie ! Du Jules Verne pour première page de journaux !

MAIRESSE.

Nous savions pourtant que, depuis longtemps, vous étiez sur la question, mais nous ne nous doutions pas que vous touchiez au but…

PÉLISSIER.

Et tu le tenais bien caché !

BOUGUET.

Naturellement. Ce que je ne vous ai pas dit, pendant le déjeuner, ce sont nos transes, nos espoirs successifs et nos hésitations finales, lorsque nous avons enfin obtenu ce résultat d’isoler le bacille. Ce résultat-là, voici trois ou quatre mois que nous aurions pu le faire connaître.

MADAME BOUGUET.

Oh ! oui, facilement trois ou quatre mois… n’est-ce pas, Blondel ?

BLONDEL.

Environ.

BOUGUET.

Mais j’ai horreur de publier trop vite.

PÉLISSIER.

Oh ! toi, lorsqu’on entend dire que tu vas t’atteler à une question, c’est que tu as déjà résolu le problème aux trois quarts.

BOUGUET.

Non, mais, sous prétexte de prendre date, que de conclusions prématurées sont répandues chaque jour, n’est-ce pas ?… Enfin, maintenant, je crois pouvoir, sans aucune réticence, révéler le résultat que nous tenions si soigneusement caché, dans la crainte de nous avancer trop tôt. Et c’est lundi que je lirai, à l’Institut, la note que je puis qualifier d’officielle.

PÉLISSIER.

Quel retentissement elle va avoir !

BOUGUET.

Je n’ai plus qu’une crainte, celle dont je vous faisais part à déjeuner, que, si le fait nouveau s’ébruite ou se répand trop rapidement, le public ne se méprenne et n’appelle guérison du cancer ce qui n’est, à tout prendre, qu’un premier pas… définitif, je veux bien, mais seulement un premier pas.

PRAVIELLE.

Vous avez raison. C’est un besoin pour le public de découvrir des bienfaiteurs de l’humanité.

BONVALLET.

Et il se paie d’illusions…

PRAVIELLE.

Et puis, ton nom est aimé, ta personnalité trop célèbre, l’Institut que tu diriges trop populaire, par conséquent trop guetté… Mais quel couronnement de carrière si vous pouviez tous deux attacher votre nom à une pareille découverte !… En tout cas, l’Institut Claude-Bernard va être rudement à l’honneur, dès lundi !

HERVÉ.

Du petit au grand, du simple préparateur que je suis à la collaboratrice merveilleuse du maître, tous, ici, nous sommes dans la fièvre.

LE DEUXIÈME PRÉPARATEUR.

Oui, tous.

MADAME BOUGUET, (souriant.)

Allons, allons !… Du calme, Hervé… et pas de grands mots.

PÉLISSIER.

Enfin, c’est l’espoir presque sûr, désormais, de la guérison du cancer !…

BOUGUET, (restrictif et posément.)

La seule chose certaine, c’est que nous avons l’agent spécifique du terrible mal et que nous pouvons l’inoculer aux animaux à volonté, c’est tout… Il s’agit maintenant de voir comment les immuniser.

MADAME BOUGUET.

Et c’est là le cœur du problème.

PÉLISSIER.

Évidemment.

BARATTIER.

Comme c’est bien de nous avoir prévenus ainsi… avant les autres !

BOUGUET.

J’y tenais.

BONVALLET.

Mon cher ami, en descendant, tout à l’heure, serait-il indiscret de vous demander à voir un animal en expérience ?

BOUGUET.

Du tout. Nous avons un singe qui est en train de succomber à une véritable cachexie…

BLONDEL.

Puis, nous avons encore un cheval porteur d’un cancer de l’estomac. Vous verrez.

MADAME BOUGUET, (frappant sur l’épaule de Pravielle.)

Enfin ! c’en est fait des théories sur la pathologie des tumeurs, et, quoi qu’on en ait dit, il faut bien, cette fois, s’incliner devant l’évidence et en revenir à la théorie bactérienne… Je l’ai toujours dit !… Nous l’avons toujours dit ici !

BONVALLET.

C’est vrai !… Il y a dix ans que vous l’affirmiez… Quand on songe au nombre infini de gens de valeur qui ont cherché le parasite sans l’atteindre… Ce que Doyen va être furieux !…

PRAVIELLE.

Ah ! Bouguet !… mon cher, mon vieil et admirable Bouguet !… Quelle belle chose si vous nous apportez le sérum du cancer !

BOUGUET, (frappant la table de son lorgnon.)

Ah ! pardon, pardon, ne donnez pas le ton au public. Ne m’en faites pas dire plus que je n’en dis. Vous voyez, vous-même vous prononcez des mots terribles et qui m’épouvantent. Nous en sommes encore diablement loin ! D’ailleurs, pour bien vous fixer sur le point exact où nous en sommes, pour bien vous montrer que je ne veux pas m’égarer, je vais vous lire la note que j’ai préparée pour la séance de l’Institut… Vous verrez, elle est sobre et très courte.

MAIRESSE.

En somme, vous prenez date.

BOUGUET.

Exactement.

MADAME BOUGUET.

Le sérum, c’est l’X mystérieux… la tâche ardue de demain.

BOUGUET, (cherchant sur son bureau.)

Mais où est donc la dactylographie de la note ?

MARCELLE.

Je crois, sur la table, papa.

(Elle se lève.)
EDWIGE, (se précipitant.)

Attendez. C’est moi qui l’ai rangée. Oui, je l’ai enfermée dans le carton de gauche.

(Elle va au cartonnier.)
MARCELLE, (sèchement.)

C’était bien inutile.

EDWIGE, (après avoir pris le papier.)

Voilà, Monsieur.

(Marcelle le lui prend des mains et le passe à son père.)
BOUGUET, (lit. Les gens sont groupés autour de lui.)

« J’ai entretenu, l’an dernier, l’Académie des travaux poursuivis, en collaboration avec Madame Bouguet, sur certaines techniques nouvelles relatives aux procédés de culture et de coloration des bactéries. Ces méthodes de travail nous ont permis d’isoler récemment des lésions néoplasiques, un bacille dont la spécificité à l’égard des tumeurs malignes ne saurait être mise en doute, puisqu’on l’y retrouve constamment et que, par inoculation, il peut reproduire les lésions originelles… » (Continuant, sur le ton de la conversation.) C’est tout. Le reste n’est que le développement. D’ailleurs, contrôlez et pesez les termes.

(Il leur passe le papier.)
MADAME BOUGUET.

Pélissier, j’ai là justement quelques lames, regardez-les. (S’adressant au préparateur.) Les colorations de ce matin ont-elles bien donné ?

LE PRÉPARATEUR.

Les premières sont un peu pâles, mais la seconde série est parfaite.

MADAME BOUGUET, (préparant les lames dans le microscope.)

Vous verrez ! L’une est un cancer du pancréas chez un de nos singes, l’autre une pièce d’autopsie chez une femme. Distinguez-les… Allez-y !…

(Pélissier va au microscope et le met au point.)
BARATTIER.

Mais, ce fameux bacille, comment se présente-t-il au microscope ?

MADAME BOUGUET.

Il n’a rien de remarquable, si ce n’est sa spore. (Elle s’approche du bureau et dessine.) Tenez, voyez-vous, là, à l’extrémité, cette partie renflée que je dessine, c’est la spore.

(On l’a entourée.)
BOUGUET.

Oui. Voilà, au bout de deux à trois jours, l’aspect du bacille en culture.

PRAVIELLE.

C’est curieux, il ressemble au bacille du tétanos.

BOUGUET.

Mais il serait d’ailleurs bien plus simple de vous montrer le bacille. Si vous disposez d’une minute encore, quelqu’un va avoir l’obligeance d’aller au laboratoire nous chercher ce qu’il faut.

(Hervé, le préparateur, fait le mouvement de s’y diriger.)
EDWIGE, (le devançant avec empressement.)

J’y vais. Monsieur, j’y vais.

BOUGUET.

Oui, rapportez-moi quelques préparations… J’en ai coloré des lames ce matin. Vous les trouverez sur ma table.

EDWIGE.

Oh ! je les connais bien.

(Elle sort rapidement.)


Scène II


Les Mêmes, moins EDWIGE

MAIRESSE.

Quelle est donc cette petite ? Elle paraît intelligente et pleine d’attentions.

PRAVIELLE.

Pendant le déjeuner, elle n’a dit que deux ou trois choses, mais assez intelligentes.

BOUGUET.

C’est une amie de la maison. Une compatriote de ma femme. Une petite Hongroise que Marcelle a rencontrée, en faisant ses études en Allemagne. Elle est pleine de bonne volonté, en effet. Elle se destinait aux études scientifiques, alors nous l’avons aidée.

MADAME BOUGUET.

Elle est plutôt secrétaire. Au laboratoire, elle fait quelques travaux…

PRAVIELLE.

C’est vrai qu’on oublie toujours que Madame Bouguet est d’origine étrangère !… Mais elle est tellement Française de cœur et d’esprit.

MADAME BOUGUET.

Et vous ne vous trompez pas. (De loin, à Pélissier, au microscope.) Eh bien, vous avez vu ?

PÉLISSIER.

Oui, c’est frappant. Il y a identité.

PRAVIELLE.

Vous permettez que je regarde à mon tour ?

(Il s’approche.)
EDWIGE, (rentre, elle rapporte une lame.)

Voici les lames.

MADAME BOUGUET.

Parfait… Donnez.

(Mouvement de curiosité.)
PÉLISSIER.

Alors, voilà le fameux bacille…

MADAME BOUGUET.

Oui… Nous aurions pu d’ailleurs passer au laboratoire.

BOUGUET.

Mais cela va très bien ainsi puisqu’il y a ici un microscope… Du reste, à la première occasion, nous ferons un tour détaillé, si vous le voulez bien… Pour aujourd’hui, je n’ai voulu que vous réunir, vous qui avez été les compagnons de ma jeunesse. Oui, je vous devais cette conversation ; il m’aurait paru que je faisais une offense à notre amitié, si vous aviez appris par la note de l’Institut un résultat de cette importance, et je vous ai réunis pour vous dire simplement, entre deux tasses de café : Voilà où j’en suis. Et cela ne va pas, je l’avoue, sans une petite émotion… pour Jeanne, pour moi… (Se tournant vers Blondel.) et pour Blondel aussi.

MADAME BOUGUET.

Je crois bien… (Mettant la lame qu’a apportée Edwige dans le microscope.) Voilà, regardez.

BOUGUET.

Car, maintenant, il faut rendre à Blondel ce que nous lui devons… Ce n’est pas peu.

BLONDEL.

Oh ! moi, je suis le collaborateur.

BOUGUET.

Non, mon cher, non, n’essaie pas de te déguiser modestement. Tu fais partie de la trinité.

BLONDEL.

Voilà, voilà le mot : nous sommes une trinité. (Il se met à rire.) Diable ! des scientifiques qui se mettent à parler de trinité !…

PRAVIELLE.

Et votre grand livre de philosophie, où en est-il ?

BOUGUET.

Ah ! mes amis, ça, c’est autre chose… mais une chose qui n’est pas moins importante à mes yeux. Oui, ce livre résumera mes essais de métaphysique en même temps que toute ma pensée scientifique. Voilà cinq ans que j’y travaille. Le manuscrit est là, dans ce tiroir… il a peut-être la valeur de trois à quatre cents pages. C’est le fils de mes entrailles !

PRAVIELLE.

Trois cents pages ! Mais, alors, il est prêt à être publié.

BOUGUET.

Que non ! J’ai encore, sur l’évolution, de gros chapitres à écrire. Pour l’instant, je me dois à notre nouvelle découverte.

PRAVIELLE.

Le monde n’oubliera pas, pendant ce temps, que vous êtes, mon cher ami, celui qui imprime à la philosophie moderne une orientation nouvelle, celui qui a donné à la métaphysique une valeur presque expérimentale.

MADAME BOUGUET, (qui a fini de placer la lame dans le microscope.)

Tenez, regardez.

PÉLISSIER, (appelant Madame Bouguet.)

Madame Bouguet, nous allons vous être désagréables, mais, tant pis, je ne résiste pas à l’envie de vous en parler et de vous avouer notre joie… J’ai lu ce matin qu’on allait décerner le prix Nobel à Bouguet…

BOUGUET, (vivement.)

Mais non. Rien n’est moins sûr et rien n’est moins utile. D’ailleurs, le prix sera décerné, je crois, à un littérateur, Hernert, le poète belge… Ne nous occupons pas de ces vétilles.

PRAVIELLE, (au microscope.)

Mais, j’ai beau regarder… à moins que j’aie la berlue… voilà qui est bien loin de ce que j’avais compris…

MADAME BOUGUET, (inquiète, se rapproche de l’instrument.)

Qu’est-ce que cela, Edwige ? Voyons, vous vous moquez du monde ? Que m’avez vous apporté là ?…

(À ce moment, Bouguet s’est approché de ta table et a regardé au microscope.)
BOUGUET.

Il y a erreur.

MADAME BOUGUET.

Je vous demande pardon, Messieurs !…

EDWIGE.

C’est vrai ? Oh ! mon Dieu ? Quelle absurdité !

MADAME BOUGUET, (sèchement.)

Elle nous a apporté le bacille de Doyen.

(À ce moment, Edwige pleure de confusion.)
PÉLISSIER.

Le bacille de Doyen… c’est assez drôle !…

MAIRESSE, (riant.)

La gaffe est amusante, mais ne pleurez pas, Mademoiselle, il arrive à tout le monde de se tromper…

MARCELLE, (se retournant brusquement vers les deux préparateurs qui parlaient à voix basse.)

Plaît-il ?

MADAME BOUGUET, (se retournant.)

Qu’est-ce qu’il y a, Edwige ?

MARCELLE, (sèchement.)

Ces messieurs faisaient une observation. Vous disiez. Messieurs ?

TALLOIRES, (gêné.)

Mais, rien du tout, Mademoiselle. Vous avez mal entendu ou mal compris.

MARCELLE.

C’est bien ce que je me disais.

EDWIGE, (s’excusant comme elle le peut.)

Je suis navrée, véritablement, Messieurs.

BOUGUET.

Elle a pu confondre… J’avais sur ma table des lames de comparaison. Du reste, je vous en prie, passons au laboratoire, je vous montrerai des préparations authentiques… et puis, nous descendrons voir les animaux… Venez tous.

BARATTIER.

Sauf moi, cher ami. Je prends congé.

BOUGUET.

Alors, au revoir, et à bientôt, Barattier. Après la séance de l’Institut…

MADAME BOUGUET, (à Edwige.)

C’est intelligent, ce que vous venez de faire là ! (À sa fille.) Toi, tu vas à l’ouverture du cours de Bamberger ?

MARCELLE.

Je mets mon chapeau. Je serai à la Sorbonne bien à temps.

EDWIGE, (en sortant, se ravise et s’approche, timide, de Marcelle.)

Marcelle, vous m’en voulez de ma bêtise ?

(Marcelle lui tourne nettement le dos.)
MADAME BOUGUET, (aux autres, sur le pas de la porte.)

Je vous rejoins.

BLONDEL, (appelant Edwige.)

Allons, allons, ce n’est pas bien grave. Et puis, quoi, nous avoir apporté le bacille de Doyen, il y a des gens qui trouveraient cela très spirituel ! Sacrée gosse…

(Il lui envoie une taloche et la pousse devant lui.)


Scène III


BARATTIER, MADAME BOUGUET, MARCELLE

BARATTIER, (seul avec Madame Bouguet et Marcelle.)

Je vois que votre amie, Mademoiselle, fait joujou avec les choses sérieuses.

MADAME BOUGUET, (vivement.)

D’ailleurs, elle n’est pas destinée à en faire sa carrière. Ce n’est là qu’un bien petit incident…

BARATTIER.

Et vous, Mademoiselle, vous allez passer votre thèse ?

MARCELLE.

Je commence déjà à rédiger…

BARATTIER.

Voulez-vous que nous descendions ensemble… ?

MARCELLE.

J’ai à dire deux mots à ma mère. Excusez-moi.

BARATTIER.

Mademoiselle… Madame…

MADAME BOUGUET.

Bonjour, Monsieur.



Scène IV


MADAME BOUGUET, MARCELLE

MADAME BOUGUET, (prête à s’en aller.)

C’est pour ne pas descendre avec Barattier ? Ça t’ennuie d’aller avec lui au cours d’ouverture ?

MARCELLE.

Non, je ne cherchais pas un prétexte le moins du monde… J’ai à te parler.

MADAME BOUGUET.

Pas maintenant, mon petit… Tu sais bien qu’il faut que j’aille retrouver ces messieurs et leur serrer la main.

MARCELLE.

Ils peuvent attendre et se passeront de toi.

MADAME BOUGUET.

Quelle mouche te pique ? Pourquoi ce ton impératif ?

MARCELLE.

Je n’ai pas de ton impératif du tout… J’ai un ton impatienté peut-être.

MADAME BOUGUET.

De quoi ? Ah ! bon… j’y suis !… la bourde de la petite ?… Dame ! nous sommes du même avis. Devant des personnalités comme celles qui sont présentes aujourd’hui, des enfantillages de ce genre sont regrettables. Elle a témoigné d’un zèle imbécile ! Il faudra la reléguer à des besognes de sa compétence et la limiter. Elle n’est pas forte, décidément.

(Elle range les instruments.)
MARCELLE.

Pas forte ?… C’est toi qui le dis… Elle est peut-être la plus forte de nous trois… mais sur d’autre matière que sur la biologie. Là-dessus elle n’atteindra jamais le niveau d’un garçon de laboratoire…

MADAME BOUGUET.

N’est-ce pas toi-même qui as voulu, la première, l’intéresser à ces matières, la protéger ? Tu l’as encouragée.

MARCELLE.

J’assume ma part de responsabilité… Il y a maldonne, voilà tout…

MADAME BOUGUET.

Elle avait une âme d’institutrice allemande. Elle restera puérile… C’est une femme-enfant.

MARCELLE.

C’est une femme, un point, c’est tout. Être une femme, ce n’est pas donné à tout le monde, sais-tu bien ?

MADAME BOUGUET.

Ah bah ?

MARCELLE.

Être une femme, c’est un don, une qualité spéciale.

MADAME BOUGUET.

Tu en as de bonnes ! Et tu dis cela en me jetant un regard de mépris supérieur !… C’est bien de ton âge… Morveuse ! Allez… au cours ! Enfile l’escalier !

MARCELLE.

Je n’ai pas dit quelque chose d’extraordinaire… Tu n’es pas une femme, maman.

MADAME BOUGUET.

Merci pour ta mère…

MARCELLE.

Heureusement !… Tu es un être à part, une espèce de sainte laïque, un cerveau exceptionnel, que je vénère, que nous vénérons tous, mais, enfin, à force de vivre dans les idées démonstratives et dans les recherches, il y a mille choses de la vie courante qui t’échappent… C’est du reste très beau… J’ai déjà vu des gens te lancer des choses désagréables en pleine figure, et toi tu souriais… Tu ne comprenais pas. Tu es admirable !… Ainsi, tout à l’heure, tu n’as pas remarqué les sourires que cette petite scène grotesque, qui ne devrait pas avoir lieu à l’Institut Claude-Bernard, a fait naître sur les lèvres de Pélissier et de Mairesse… Non, tu n’as rien vu !…

MADAME BOUGUET.

À qui la faute, alors ?… À nous tous. Et puis, qu’est-ce que ça peut nous faire ?

(Elle hausse les épaules.)
MARCELLE.

Tiens, tu es en or, décidément !

MADAME BOUGUET.

Ah ! mais, où veux-tu en venir, à la fin ?

MARCELLE.

Eh bien, moi, j’ai entendu pour deux, et ce n’est pas la première fois, et ce ne sera probablement pas la dernière que mes oreilles seront blessées, si cela ne change pas ici.

MADAME BOUGUET, (croisant les bras.)

Et qu’as-tu entendu ? Quoi, quoi ?

MARCELLE.

Une plaisanterie à voix basse, grossière, révoltante.

MADAME BOUGUET, (avec hauteur.)

Qui s’est permis ?

MARCELLE.

À quoi bon désigner ?… Tu m’as appris à ne pas rapporter. Style de carabin, c’est possible, mais style très net.

MADAME BOUGUET, (méprisante.)

Ah ! bon, je vois qui…

MARCELLE.

Si tu exiges que je répète l’expression, je l’ai retenue mot pour mot. Accorde-m’en la permission et j’oserai…

MADAME BOUGUET.

Oh ! cette pudeur !… Va donc… Ose, va !…

MARCELLE, (baissant la voix.)

Eh bien, ils ont dit que papa et Edwige…

MADAME BOUGUET, (l’interrompant.)

Assez !

MARCELLE.

Ah ! tu vois bien… tu vois bien que tu avais parfaitement compris !

MADAME BOUGUET.

Jamais de la vie !… J’ose à peine… Comment peux-tu répéter une pareille saleté qui devrait te faire honte.

MARCELLE.

Parce que je l’ai entendue… Puis, il y a six mois, maman, que cela se chuchote dans les coins… Cela devient même une manière de plaisanterie très courante dans les laboratoires… « Ah ! le patron fait de la physiologie appliquée. »

MADAME BOUGUET.

Quelle turpitude ? Et c’est toi qui oses porter une pareille insinuation sur ton père, toi qui…

MARCELLE.

Non, maman… Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Tu vas trop vite, maintenant. Tu devances mes paroles. Je cafarde seulement ce qu’on murmure, dans nos salles, entre deux portes, et je m’empresse de t’assurer que je n’en crois pas le premier mot… (Simplement.) Voyons, est-ce que je t’en parlerais, à toi !

MADAME BOUGUET.

C’est juste.

(Elle s’éloigne, songeuse.)
MARCELLE, (se rapprochant.)

Seulement, le danger est flagrant. Il faut que cela cesse. Nous sommes ridicules, ou, du moins, papa est ridicule, ce qui est bien plus grave… Ah ! s’il ne s’agissait que de nous deux !… Mais, réfléchis, la situation d’Edwige est devenue anormale. C’est nous qui l’avons encouragée, soit ; décrétons alors qu’il y a une limite à toutes les bêtises.

MADAME BOUGUET, (haussant les épaules.)

Ah ! ma pauvre fille… Nous sommes au-dessus de ces misérables potins, et ce ne serait pas la peine d’être ceux que nous sommes…

MARCELLE.

Vous parvenez au plus beau moment de votre existence, à votre apogée. Dans trois jours papa ne deviendra pas seulement une gloire nationale, mais l’humanité entière le revendiquera. Son nom, déjà célèbre, sera désormais immortel. Je crois fermement qu’il touche au but. Eh bien, vous avez des ennemis… Papa, qui a déjà suscité tant de haines, est parvenu au moment de sa vie où il va sentir cruellement les morsures de tous ces vilains chacals… Moi, je le sens, qu’est-ce que tu veux ? Je le sens de toutes parts… je devine des campagnes de presse, des trahisons, et je te dis, maman, qu’il est temps de t’éveiller. Il ne faut pas que sa gloire soit entachée du plus petit ridicule, et si tu avais entendu tout à l’heure la grossièreté que j’ai entendue, tu m’excuserais de m’adresser, comme je le dois, à la gardienne de la maison… Il est impossible que l’on puisse dire que papa ici même a des complaisances douteuses et que tu les tolères…

MADAME BOUGUET.

Marcelle !…

MARCELLE.

Je vois, à ton cri d’indignation, que tu commences à saisir la portée du préjudice moral que nous subissons et que la bonté ou la faiblesse de papa…

MADAME BOUGUET.

Ah ! pour le coup, je n’en tolérerai pas davantage ! Je ne te permets pas d’employer de pareilles expressions à propos de ton père !

MARCELLE.

Si ce ne sont pas des faiblesses, je voudrais bien savoir de quel nom il faut parer le sentiment dont il fait preuve ? Mais, tu n’as pas vu, tout à l’heure, quand il a réclamé les pages de la communication… Edwige s’est précipitée en même temps que moi.

MADAME BOUGUET.

Ce n’est que très gentil.

MARCELLE.

Je l’ai devancée et lui ai pris les feuillets… Papa, à qui rien n’échappe, même dans les moments où il paraît le plus étranger, n’a pas manqué, deux minutes après, de lui donner l’occasion de sa revanche.

MADAME BOUGUET.

De sa revanche ?

MARCELLE.

Au lieu de s’adresser à son préparateur, car c’était à Hervé ou à Tronchet d’aller au laboratoire, il lui a donné l’occasion de briller, d’en être… Ah ! elle a été jolie, la revanche !… Et c’est papa qui a été puni de sa faiblesse (car il n’y a décidément pas d’autre mot) et…

MADAME BOUGUET, (fronçant les sourcils et sur un ton sans réplique.)

Pour la dernière fois, pour la dernière, tu entends, je te défends de parler ainsi… tu ne dois pas te conduire vis-à-vis de tes parents comme une petite échappée de la Sorbonne.

(Silence.)
MARCELLE.

Je parle comme une fille très tendre et très respectueuse ; quand tu auras réfléchi, tu verras que la situation d’Edwige est véritablement impossible. Il faut lui trouver une fin. Il faut la caser.

MADAME BOUGUET.

Si tu le prends sur ce ton, à la bonne heure ! Admettons ! Mais encore ne pouvons-nous pas jeter à la rue, au bout de trois ans, une jeune fille à laquelle nous n’avons rien à reprocher, qui est ton amie la plus intime, que nous avons fait venir de Hongrie, en la détournant de son avenir normal, et que nous aurions eu tort d’encourager, si c’était pour l’abandonner de la sorte !…

MARCELLE.

Mais, maman. Je ne demande pas de l’éloigner de nous complètement, je propose un changement de situation.

MADAME BOUGUET.

C’est simple ! Comme ça, du jour au lendemain… Trouve ! Si tu as une idée… fais-m’en part.

MARCELLE.

Mais, le moyen est tout trouvé ; il est dans la maison même… S’il n’était pas là, à portée de la main, je ne t’aurais pas parlé, je ne t’aurais pas divulgué les potins.

MADAME BOUGUET.

De quoi s’agit-il ?…

MARCELLE, (simplement.)

Eh bien ! Blondel l’aime… Qu’il l’épouse !…

MADAME BOUGUET.

Ah çà ! par exemple ! Tu n’y vas pas de main morte !… Blondel l’aime ?… Qu’en sais-tu ? Voilà qui est nouveau ? D’où sors-tu ça, tout à coup ?…

MARCELLE.

J’en suis sûre, maman… Il me l’a dit…

MADAME BOUGUET, (après un vif étonnement, médite, et, avec un sourire un peu triste.)

Et moi, il me l’a caché !… Du reste, c’est logique… Tu as prétendu, tout à l’heure, que je n’étais pas une femme, par conséquent, pas une confidente. Et il t’a fait cet aveu, à brûle-pourpoint… sans raison ?

MARCELLE.

Non, bien sûr… Tu connais sa manière… moitié riant, moitié sérieux… un peu farce, mais très sincère.

MADAME BOUGUET.

Il l’aime. Bien. Cependant, t’a-t-il laissé entendre qu’il l’épouserait ?…

MARCELLE.

Pas de façon précise, mais ce sont des choses que l’on sent.

MADAME BOUGUET.

Ah ! parfait I Tu disposes les pions à ta guise… Je me disais aussi !… (Songeuse.) Car, enfin, il y aurait des objections, de graves objections, mon enfant, à ce mariage.

MARCELLE.

Lesquelles ?

MADAME BOUGUET, (après une hésitation.)

Au fait, oui, lesquelles ?… Mais que tout cela est donc extraordinaire ! Je m’étais bien aperçue de quelques bizarreries… une sympathie qui éclate à tout bout de champ, des grosses taloches sur les épaules, son rire grave et joyeux, quand elle est là… (Elle hoche la tête.) Ah ! évidemment, ce serait là une solution qui changerait bien des choses… et… si elle pouvait jamais se réaliser… quelle situation inespérée pour cette petite !

MARCELLE, (vivement.)

N’est-ce pas ? Justement, si je me suis permis de parler aujourd’hui, c’est que tout coïncidait, la certitude que j’ai de l’amour de Blondel pour Edwige, la nécessité où nous sommes de nous en séparer, l’injurieuse calomnie et…

(La porte qui va au laboratoire s’ouvre, entre Blondel.)


Scène V


Les Mêmes, BLONDEL

BLONDEL.

Eh bien, Madame Bouguet, venez-vous ?… Ces messieurs se retirent. Pélissier est obligé d’aller au Muséum, et Laurent va les faire passer par la salle Richet…

MADAME BOUGUET.

Excusez-moi, Blondel, auprès d’eux. Dites que j’ai du travail à terminer.

BLONDEL.

Convenu… (Il revient.) Dites-moi… vous avez savouré la petite ?… Croyez-vous ?… Satanée gourde !…

(Il rit.)
MADAME BOUGUET, (le fixant.)

Elle n’en fait jamais d’autres !…

BLONDEL.

Il y a des jours… il y a des jours… Vous savez, c’est comme quand on commence à casser une assiette, on en casse vingt, trente… Elle larmoie dans tous les coins, parole !… Je lui dis de ne pas prendre les choses trop dramatiquement…

MADAME BOUGUET.

C’est ça… faites-la rire, si vous avez du temps à perdre.

BLONDEL.

J’ai essayé… Je l’ai appelée Madame Baggessen… vous savez le clown ahuri… mais ça n’a pas eu l’air de porter beaucoup !… Alors, vous ne venez pas ?

MADAME BOUGUET.

Impossible.

BLONDEL.

Excusez-moi de vous avoir dérangée. Au revoir, petite Marcelle. Amusez-vous, au cours de ce vieux raseur…

(Il sort gaiement.)


Scène VI


MADAME BOUGUET, MARCELLE

(Les deux femmes restent silencieuses un grand temps.)
MARCELLE, (regarde sa mère et avec un sourire malin.)

Eh bien, tu vois !… Que te disais-je ?… À quoi penses-tu, que tu ne réponds rien ?

MADAME BOUGUET.

Comme c’est étrange !… Et je n’avais rien vu !…

MARCELLE.

Alors ?

(Nouveau silence.)
MADAME BOUGUET.

Tiens… Tu m’as troublée… Tu m’as dérangée dans ma quiétude… je t’en veux… Et je suis triste que cela vienne de toi.

MARCELLE.

Maman !

MADAME BOUGUET.

J’étais tranquille. Voilà que tu viens frapper ma sérénité, là, en plein cœur… Je t’en veux…

MARCELLE, (émue.)

Maman, je serais désolée que tu ne m’aies pas comprise, que tu interprètes…

MADAME BOUGUET, (continuant.)

Aller son chemin, tout droit, même sans rien voir, comme c’était bien !… Je pense à cela, en regardant, sur ce papier, cette petite bête à bon Dieu entrée par la fenêtre. Elle est toute dépaysée… elle court sur la crête du feuillet, mais elle cherche son chemin… droit devant elle… toujours devant… (Elle donne une pichenette sur le papier et fait tomber la bestiole.) Il ne faut jamais ouvrir les yeux à personne, Marcelle.

MARCELLE.

Maman, maman, si je t’ai fait de la peine, je t’en demande pardon.

MADAME BOUGUET, (relevant fièrement la tête.)

Oh ! pas de la peine… Je suis trop orgueilleuse ! Et puis, aussi, trop pratique… Je n’ai de la peine que lorsque je m’y autorise et, véritablement, tout ce que tu viens de dire est trop misérable, oui, ma foi, trop misérable… (Sèchement.) Allons, va à la Sorbonne, je t’en prie, tu seras en retard… D’ailleurs, j’aimerais bien savoir ce que Bamberger va dire sur les réactions secondaires des sérums. C’est autrement intéressant que des potins de ménage… Prends garde. Voilà ton père.

(Entre Bouguet.)
BOUGUET.

Qu’est-ce que m’annonce Blondel ? Tu ne viens pas ? Pourquoi ?

MADAME BOUGUET.

J’ai à nettoyer l’objectif… et je vais mettre un peu d’ordre dans ces préparations…

BOUGUET, (à sa fille, qui met sa serviette d’étude sous le bras.)

Pas encore prête, toi ?

MADAME BOUGUET.

Je ne cesse de lui répéter qu’elle va se mettre en retard !

MARCELLE, (s’approchant, bas à sa mère.)

Au revoir, maman… tu m’en veux, encore ?

MADAME BOUGUET.

Ça passera.

(Marcelle sort.)


Scène VII


MADAME BOUGUET, BOUGUET, UN GARÇON DE LABORATOIRE

MADAME BOUGUET.

Dis-moi, Laurent ?

BOUGUET.

Quoi ?

MADAME BOUGUET.

Tu les congédies ?

BOUGUET.

Mais oui, ils mettent leurs chapeaux.

MADAME BOUGUET.

Veux-tu revenir tout de suite ?

BOUGUET.

Pourquoi ?

MADAME BOUGUET.

Cinq minutes… Une chose importante.

BOUGUET.

Importante ? Diable ! Je reviens… Je les confie à Blondel…

(Il sort.)
MADAME BOUGUET, (restée seule, appelle un garçon de laboratoire.)

Arthur ! Tenez, avec une goutte de xylol, nettoyez-moi ces lames soigneusement et portez-les sur ma table… J’irai à la salle Broca, tout à l’heure… Est-ce que l’œdème du chien a diminué, ce matin ?…

LE GARÇON.

Ça n’a pas changé, Madame.

MADAME BOUGUET.

Bien. Je verrai moi-même.

(Il s’en va. Madame Bouguet, avec une serviette, nettoie quelques instruments.)


Scène VIII


MADAME BOUGUET, BOUGUET

BOUGUET.

C’est fait. Je crois qu’ils partent sous une forte impression… Alors, il y a quelque anicroche ? Tu parais soucieuse ?…

MADAME BOUGUET, (rapide, franche et très simple.)

Non, je suis simplement en train de penser qu’il faut prendre, mon ami, une détermination au sujet d’Edwige.

BOUGUET.

À cause du petit incident de tout à l’heure ? Mon Dieu, quelle histoire ! Elle pleure, on la gronde ! Eh bien, grondons-la en chœur et que ce soit fini.

MADAME BOUGUET.

Non, Laurent, je crois que sa dernière manifestation est concluante… Trop de complaisance de notre part à la faire évoluer dans une voie à laquelle rien ne la prédestinait deviendrait une bêtise. Passe encore si c’était la deuxième ou la troisième fois, mais des bévues de ce genre arrivent à tout bout de champ. Enfin, il n’y a plus d’illusion à se faire, elle ne montre pas la moindre aptitude.

BOUGUET.

C’est un peu vrai. Ma foi, sans la froisser, rétrogradons ; c’est facile. Il n’y a qu’à la ramener peu à peu à son emploi premier… Elle fera ce qu’elle faisait à son entrée dans la maison… Elle lira, traduira, copiera… Ce n’est pas l’ouvrage qui manque… mon livre, et tout ce qu’il comporte de bibliographie !…

MADAME BOUGUET.

Cela ne constitue pas une carrière… Il faut lui trouver une situation plus définie… Tiens, on vient de monter, de la photographie, le cliché en couleur de l’autopsie… tu ne l’as pas vu ? Regarde-le.

(Elle prend le cliché et le lui donne.)
BOUGUET, (va à la fenêtre et regarde le cliché.)

D’ailleurs, cela ne durera qu’un temps. Elle se débrouillera bien d’elle-même… elle peut se marier…

MADAME BOUGUET.

Justement, c’est à quoi je voulais en venir… Je lui ai trouvé un parti.

BOUGUET, (sans se retourner.)

Ah !

MADAME BOUGUET.

Quelqu’un qui l’aime.

BOUGUET.

Qui ça ?… (Madame Bouguet ne dit rien.) Les couleurs sont bien, n’est-ce pas ?

MADAME BOUGUET.

Pas aussi nettes que j’aurais souhaité.

(Silence.)
BOUGUET, (toujours de dos.)

Alors, qui ça ?

MADAME BOUGUET.

Blondel.

BOUGUET, (posant ses clichés et se retournant.)

Qu’est-ce que tu me racontes ?…

MADAME BOUGUET.

Il l’aime.

BOUGUET.

Qu’en sais-tu ?

MADAME BOUGUET.

C’est lui-même qui me l’a dit.

BOUGUET.

Ah ! bah ! il te l’a dit ?… c’est différent.

MADAME BOUGUET.

Oh ! j’ai l’air de ne m’apercevoir de rien. Et puis, tout de même, je suis une petite femme de ménage. Rien ne m’échappe de ce qui se passe chez moi.

BOUGUET.

Tiens ! tiens ! le cachottier. Et il l’épouserait ?

MADAME BOUGUET.

Puisqu’il l’aime !

BOUGUET.

Ce n’est pas toujours une raison !

MADAME BOUGUET.

Écoute, Laurent, s’il a une chance de réussite, il faut que nous nous employions à réaliser ce mariage… Il m’apparaît logique… Ce serait pour lui une femme charmante, et, pour elle, songe donc, quel avenir merveilleux !… quelle élévation subite !… Enfin… elle doit y penser elle-même depuis longtemps va, sans nous le dire et sans oser l’espérer.

BOUGUET.

Ah ! si tu es certaine que Blondel… mon Dieu, évidemment… c’est tout à fait le genre de femme qu’il lui faudrait, en principe… (Un temps.) Marieuse, va !… Je ne te connaissais pas cette manie !… Mais Blondel a peut-être des visées plus hautes. S’il ne t’a pas confié qu’il l’épouserait, où prends-tu que… Se sont-ils parlé, approfondis ?… La petite connaît-elle cette affection ?…

MADAME BOUGUET.

Nous le lui demanderons. Je t’assure, ce mariage s’impose par sa logique, dès qu’on y réfléchit… et il doit se faire… Il ne se présente qu’un mais à l’horizon…

BOUGUET.

Tu vois !… Lequel ?

MADAME BOUGUET.

Ce que nous avons caché à tout le monde, que nous savons seuls, toi et moi, et que Blondel ignore, fort probablement.

BOUGUET.

Peuh ! Si ce n’est que ça !… Blondel est au-dessus des préjugés comme nous tous. Vieille histoire, et qui s’est passée dans son pays… (Vivement.) Toutefois, tu as raison d’y songer… Tous les scrupules sont possibles.

MADAME BOUGUET.

Oui, je ne vois guère que ce point délicat, car, pour ce qui est d’elle, nous ne doutons pas de la joie qu’elle ressentirait, n’est-ce pas ?

BOUGUET, (souriant.)

Marieuse, va !… Nous en reparlerons… Allons au laboratoire !

MADAME BOUGUET.

Non pas ! Liquidons cela tout de suite. Puisque tu m’approuves… je vais aider et précipiter les choses.

BOUGUET.

Du calme, du calme, diable !… Qu’est-ce qui te prend ?… Un conseil, même. Ne nous mêlons pas de ces affaires-là… Il faut laisser les gens se débrouiller eux-mêmes dans leurs histoires sentimentales. Nous deux, nous avons des choses plus sérieuses sur la planche… On s’occupera de ce rapprochement durant les vacances.

MADAME BOUGUET.

Pourquoi pareille échéance ? Mon projet ne te contrarie pas ?

BOUGUET.

Et en quoi veux-tu qu’il me contrarie ?… Nous le discuterons seulement un autre jour. Ce sont des préoccupations subalternes. Viens travailler…

(Il va sortir.)
MADAME BOUGUET.

Laurent !

BOUGUET, (surpris du ton.)

Qu’y a-t-il ?

MADAME BOUGUET.

Promets-moi que tu vas répondre franchement, loyalement, à ma question.

BOUGUET.

Mais oui, mais oui.

MADAME BOUGUET.

Peux-tu t’engager sur l’honneur à y répondre ?…

BOUGUET.

Certainement.

MADAME BOUGUET.

Tes hésitations me forcent à te poser une question, Laurent…

BOUGUET.

Parle, je t’écoute, ma bonne amie.

MADAME BOUGUET.

À une époque de ta vie présente ou passée, n’as-tu pas cédé à un caprice… Enfin, n’y a-t-il rien eu entre Edwige et toi ?…

BOUGUET.

Mais, jamais de la vie, par exemple !

MADAME BOUGUET.

Je te demande de m’éclairer en cette minute. Tu sais bien que je saurais supporter cet aveu, surtout fait dans des conditions pareilles… Non, laisse-moi parler. Je tiens à ce que tu connaisses toute ma pensée…

BOUGUET.

Je t’écoute sans broncher. Va !

MADAME BOUGUET.

Quoique absorbé par notre travail, un homme de ta sorte peut avoir éprouvé des entraînements que j’ignore ou auxquels je ne me suis pas assez attachée, non par dédain, certes, mais par supériorité peut-être… Ce qu’il y a de beau, d’admirable et de suprême, c’est notre union indissoluble. Laurent, notre collaboration d’âme, jour à jour, heure à heure, qui a fait de nous un bloc, je crois qu’on peut le dire, une véritable unité… Ça, c’est intangible… Mais tu es un homme recherché, encensé… si, si, je sais la séduction que tu imposes à ton cours… Enfin, si cette séduction a été pour toi, à quelque heure que ce soit, un entraînement, si la chair a été tentée, si tu as éprouvé des désirs… eh bien, il faut me le dire, Laurent. Je suis de taille à supporter cet aveu, à condition que rien n’entame par exemple notre belle union et notre amour ! Ce ne serait pas la peine d’être la compagne de tes idées, ni une scientifique plus élevée que ne le sont les bourgeoises vulgaires, pour ne pas donner leur exacte valeur à des gestes secondaires… Et puis, tu es un homme !… Les femmes ont toujours, tu le sais, du mysticisme, du fanatisme qui limite leur champ de conscience… toi, pas : ta force a quelque chose de vraiment terrien, et parce que tu es plus profondément enraciné… qui sait ?… Sois sincère, à cette minute… je l’exige de toi… Oh ! je ne récriminerai pas en ce cas… je n’entrerai pas dans des détails oiseux… Si tu as eu avec Edwige une aventure que j’ignore, eh bien, devant un état de choses nouveau, nous chercherions à deux une solution très nette, et avec de la volonté nous y parviendrons. Ce serait très simple, tu verrais, très simple… On l’éloignerait sans avoir l’air de rien… on lui chercherait une situation sortable en dehors d’ici. (Elle s’arrête gênée.) Eh bien, voyons… aide-moi… parle, parle !

BOUGUET.

Ma bonne amie, tu m’as demandé de me taire, je me suis tu résolument !… Et que veux-tu que je réponde, d’ailleurs.. Je demeure abasourdi… abasourdi est le mot !…

MADAME BOUGUET.

Ce n’est pas vrai, alors ?… ma supposition était absurde ?…

BOUGUET.

Mais elle frise la folie, simplement ! Plaisanteries de carabins entre eux… sur le patron. Ce sont des blagues d’étudiants. Qui a pu te faire douter… et à quel propos, d’abord ?

MADAME BOUGUET.

Ah ! c’est qu’aussi, Laurent, à certaines heures de mon existence, je me suis demandé si j’avais toujours été la femme qu’il te fallait… C’est très beau d’être ta compagne, ton associée, et tu daignes faire de moi ton égale… mais je n’ai peut-être pas satisfait pleinement tes ambitions, tes rêves… À force d’être simple, d’être nature, de dédaigner soi-même son apparence physique, on se dépouille d’un charme peut-être nécessaire. Je sais bien, j’ai mon front. (Elle le relève fièrement.) Mais, tu vois, je n’ai même plus mes mains… tout abîmées par les réactifs, les acides… Tu as peut-être caché d’autres désirs, des exigences masculines que tu as préféré ne pas m’avouer…

BOUGUET, (brusquement se lève.)

Allons, allons, en voilà assez !… Tu m’émeus et tu m’irrites à la fois. Je dis non ; c’est non… et voilà tout. Une pareille conversation sort de nos habitudes et ne doit pas y rentrer.

MADAME BOUGUET, (avec joie.)

C’est non, bien non ? Ah ! mais, alors, cela ne va pas se passer ainsi !

BOUGUET.

Que veux-tu dire ?

MADAME BOUGUET.

Que toute ma colère, mon indignation, vont éclater, cette fois… Tu veux le savoir ? On t’accuse de toutes parts. On insulte mon mari… La maison entière, paraît-il… est remplie de cet écho… Oui, on en parle et on nous en éclablousse…

BOUGUET.

Et c’est aujourd’hui que tu m’avertis, aujourd’hui seulement !

MADAME BOUGUET.

Oui, parce que jusqu’ici j’avais repoussé la moindre insinuation avec dégoût ; mais, aujourd’hui, sais-tu qui me l’a crié, pour ainsi dire, en pleine figure… ta fille, ta fille elle-même.

BOUGUET.

Marcelle ?

MADAME BOUGUET.

Avec une voix sifflante que je ne lui connaissais pas… Oh ! il faut enrayer au plus vite… au plus vite !… C’est grave !… Je ne veux pas qu’une pareille misère te salisse…

BOUGUET.

Mais on dit ça de nous tous ! Tout homme qui a dans son service une femme couche avec elle !…

MADAME BOUGUET.

Vois-tu, la solution pratique serait là !… Son mariage avec Blondel… Nous agissons avec elle, selon les lois de la bonté, et cela permettra, en effet, de ne pas commettre une action injuste en la renvoyant. Toutes les médisances se tairont du coup… Tu vois, le remède est là, à côté de nous… et c’est notre grand principe à nous deux : le remède au mal immédiatement ! Sans compter que nous allons faire deux heureux, tout en nous débarrassant de ces vilaines préoccupations !… Ah ! tu le dis, nous n’avons guère l’habitude de ces discussions-là !… Qu’elles sont laides !… Tu ne peux pas imaginer leur effet et leur poids sur ma conscience. Au travail, Laurent ! Quant à Edwige, je vais lui parler de suite, sonder le terrain.

BOUGUET.

Mais il me semble, à tout le moins, que c’est à lui que tu devrais t’adresser en premier lieu.

MADAME BOUGUET.

Pas le moins du monde. Je veux savoir, moi, femme, ce qu’elle va dire et comment elle va envisager le projet. Nous savons qu’il l’aime, mais sais-je si elle l’aime ou si elle est susceptible de l’aimer…

BOUGUET.

Tout cela est idiot, idiot !…

MADAME BOUGUET.

Ah ! mais, à la fin. Pourquoi cette résistance opiniâtre ?… Sais-tu bien qu’elle devient inquiétante ! Tu t’opposes à ce que je lui fasse part de ces espérances ?

BOUGUET, (levant les bras.)

Moi ? Du tout. Ça m’est absolument égal.

MADAME BOUGUET.

M’autorises-tu alors à le faire dès maintenant ?

BOUGUET.

Tout de suite, grand Dieu, tout de suite ! Je vais l’appeler. (Il va à la porte du laboratoire.) Elle doit être encore au laboratoire !… (Il appelle Edwige plusieurs fois, puis revient.) Je vous laisse.

MADAME BOUGUET, (vivement.)

Ne t’en va pas… Je tiens à ce que tu sois là… je veux que nous paraissions d’accord. (Bouguet fait un geste d’assentiment.) Sois tranquille, d’ailleurs… j’aborderai le sujet délicatement, d’une façon générale, sans entrer dans aucun détail d’avenir !…

BOUGUET.

J’y compte bien !

MADAME BOUGUET, (insistant.)

Je veux voir ce qu’elle répondra.

BOUGUET.

Je consens, par bonhomie, à cette épreuve étrange… mais, par grâce, n’ayons pas l’air d’un conseil de famille… Passe-moi cette revue…

(Il prend une brochure et la feuillette.)


Scène IX


Les Mêmes, EDWIGE

EDWIGE, (timide.)

Vous m’avez appelée ?

MADAME BOUGUET.

Oui, nous avons à te parler.

EDWIGE.

Oh ! je ne peux pas vous dire à quel point je suis confuse de ma maladresse… Elle ne se renouvellera plus, Madame…

MADAME BOUGUET.

Mais non, Edwige, cette maladresse n’a qu’une importance très minime et qu’un rapport indirect avec ce que j’ai à te dire… Seulement, nous pensons, mon mari et moi, que te voilà familiarisée avec la vie de Paris, mêlée à tout un groupe d’hommes et de femmes supérieurs qui te feront, dès demain, un noyau de relations… tu es jolie, tu plais… le mot n’est même pas suffisant, tu fais des conquêtes…

EDWIGE, (vivement.)

Oh ! Madame, j’ai trop peur de deviner à quoi vous voulez en venir !

MADAME BOUGUET.

Et à quoi donc ?

EDWIGE.

Vous me jugez incapable, vous désespérez de moi et vous désirez que je vous quitte.

MADAME BOUGUET.

Pas le moins du monde, Edwige, tu es ici chez toi, mais on m’apprend à l’instant certaines choses et je veux te les communiquer. Si un parti superbe se présentait pour toi, que dirais-tu ?

EDWIGE.

Mon Dieu, Madame, vous m’embarrassez beaucoup… Je ne sais ce que je dois répondre.

MADAME BOUGUET.

Ce que tu penses exactement… (À son mari qui découpe une revue.) N’est-ce pas, Laurent ?

BOUGUET, (levant la tête.)

Pas autre chose.

EDWIGE, (après un silence.)

Eh bien, dans ce cas, je répondrais que le mariage n’entre pas dans mes idées… du moins, pour l’instant.

MADAME BOUGUET.

Peut-on connaître les raisons ?

EDWIGE.

La première, c’est que je suis bien jeune… Ensuite, je n’y ai jamais songé… non, véritablement… Je préfère mon indépendance.

MADAME BOUGUET, (sèchement.)

Mais, tu ne l’as pas ici, mon enfant.

EDWIGE.

Je vis au milieu d’êtres chers qu’il me peinerait atrocement de quitter, que je ne quitterai que dans le cas où l’on m’en prierait… mais, s’il le faut, je peux m’élever par mes propres moyens…

MADAME BOUGUET.

Cependant, si le parti était, comme on dit, inespéré, mon enfant… si, au contraire, sans avoir à t’éloigner de nous, la vie t’apportait les plus éclatants bonheurs ?…

EDWIGE.

Je ne comprends plus du tout !… Sans m’éloigner de vous ?… comment serait-ce possible ?

MADAME BOUGUET, (souriant.)

Déchiffre cette énigme.

BOUGUET, (intervenant.)

Je m’empresse d’ajouter que ce sont de pures suppositions… et Jeanne…

MADAME BOUGUET.

Nullement des suppositions… Un homme t’aime et il n’est pas loin d’ici…

EDWIGE.

Pas loin ?

MADAME BOUGUET.

Mais laissons la personne de côté… Ce que je voulais connaître avant tout, ce qu’il m’importait de savoir, c’est ta résolution intime préconçue… Ainsi, quel que soit le parti, tu le refuses d’avance ? Non, non, laisse-la, Laurent… Réponds en toute indépendance.

EDWIGE.

En principe, oui, Madame… Je ne puis pas dire autre chose.

MADAME BOUGUET.

Je ne suis pas chargée d’ailleurs de t’en parler… Je me livre à des hypothèses séduisantes, voilà tout. Pourtant, si je te nommais la personne, sans y être autorisée le moins du monde, peut-être ta résolution changerait-elle.

BOUGUET.

Mais tu t’avances beaucoup, ma chère amie.

MADAME BOUGUET.

Encore une fois, je ne fais luire à ses yeux qu’une espérance et non une certitude, mais quelle espérance !… L’homme le meilleur, le plus haut placé, un esprit de première valeur, notre collaborateur…

EDWIGE.

Monsieur Blondel ?

MADAME BOUGUET.

Eh bien, tu ne dis plus rien ?… Je n’affirme pas… remarque-le… et, de toutes façons, je te prie de garder pour toi ce que je viens de t’apprendre… Je compte sur ta discrétion, n’est-ce pas ?

(Silence.)
EDWIGE.

J’étais au courant de cet amour.

MADAME BOUGUET.

Ah ! bah ! J’ignorais qu’il t’en eût parlé ?

EDWIGE.

Il ne m’en a pas parlé, mais je le connaissais tout de même. Ce mariage est impossible. Monsieur Blondel ne peut pas m’épouser.

MADAME BOUGUET.

L’obstacle ?

EDWIGE.

Je ne suis pas épousable, vous le savez bien.

MADAME BOUGUET.

Blondel est-il au courant ?…

EDWIGE.

J’ignore… Pas par moi en tout cas.

MADAME BOUGUET.

Et si, malgré cette faute, qu’il est un esprit trop supérieur pour appeler ainsi, il passait outre… Oui, suppose que je t’apporte la nouvelle ainsi, à brûle-pourpoint, et que je te dise : cela ne dépend plus que de toi… je veux savoir à quoi tu te résoudrais, Edwige… Car, si je m’entremets, je ne veux pas faire un pas de clerc.

EDWIGE.

Eh bien, même dans ce cas, Madame, je dirais non.

MADAME BOUGUET.

Une chance aussi inespérée !… Tu refuserais ? Mais il y a une raison !…

EDWIGE.

Je ne veux pas me marier… De grâce… je désire qu’on ne me parle plus de cela… Le mariage n’entre pas dans mes idées, voilà.

MADAME BOUGUET, (se levant et la regardant avec méfiance.)

Il doit y avoir une raison à un refus aussi catégorique et aussi invraisemblable !

EDWIGE.

Aucune, Madame, que celle-là.

MADAME BOUGUET.

N’importe… Dans ce cas, je regrette d’autant plus ta réponse et ta détermination que, si ce mariage est impossible (et j’aurai fait tous mes efforts pour qu’il se réalise), il faudra que tu nous quittes.

EDWIGE, (tremblante d’émotion subite.)

Que je vous quitte, Madame ? Vous voyez bien !… Mais pourquoi, pourquoi ?

MADAME BOUGUET, (se lève et gravement.)

Il me serait extrêmement pénible et infiniment difficile de te l’expliquer, mais ces raisons qu’il ne me plaît pas d’énoncer (Avec attention), dont ma dignité ne me permet pas de parler, mon mari va te les donner… N’est-ce pas, Laurent ?

BOUGUET, (qui lisait une revue, surpris.)

Comment, moi ?

MADAME BOUGUET.

Je suis sûre que, lorsque tu les lui auras dites, tu l’auras, du même coup, convaincue. (Elle insiste, du regard, de toute l’attitude, à la fois sincère et contrainte.) Je t’en prie.

BOUGUET, (hochant la tête.)

Si tu veux.

MADAME BOUGUET.

Ton influence sera certainement plus persuasive que la mienne, et je m’en vais, très sûre que, tout à l’heure, elle verra les choses autrement et qu’elle reviendra sur sa première appréhension… En tout cas, j’ai posé un dilemme… Si cette planche de salut est écartée pour elle… tant pis !… c’est décidé… elle partira…

(On la voit disparaître dans les couloirs.)


Scène X


EDWIGE, BOUGUET

(Ils restent seuls.)
EDWIGE.

Oh ! vous ne voulez plus de moi… vous ne voulez plus de moi !…

BOUGUET.

Ce n’est pas cela… Il se passe ici quelque chose d’anormal. Tu n’entends pas le ton de ma femme ?

(Elle va à lui, essaie de lui baiser les mains.)
EDWIGE, (éperdûment.)

Maître, mon bon maître, ne m’abandonnez pas !

BOUGUET, (se dégageant.)

Laisse. Il se passe quelque chose d’anormal et de décisif évidemment… Je ne sais pas d’où vient le coup, mais on a jasé. Ta situation est précaire, Edwige, très précaire… Demain, elle ne sera plus tenable. Tout le monde, ici, t’accuse d’être ma maîtresse.

EDWIGE.

Qui, mais qui ?… Dans la maison, ici, personne ne m’a fait la moindre allusion, jamais.

BOUGUET.

Et Marcelle ?

EDWIGE.

Marcelle moins qu’une autre ! Pourquoi ?

BOUGUET.

Parce que… pèse mes paroles… c’est Marcelle qui réclame ton départ et nous accuse… elle qui a fait partager son soupçon à ma femme !…

EDWIGE.

C’est donc ça ? Je ne comprenais pas !… Tout s’éclaire !…

BOUGUET.

Et c’est intolérable… Cela passe en gravité ce que je pouvais redouter. Le repos de ma femme avant tout… Sa quiétude et notre chère intimité dominent toute question. Il n’y a pas à se faire d’illusions, mon enfant… c’est l’heure, c’est l’heure… Il va falloir prendre un parti.

EDWIGE.

Mais, c’est atroce, simplement atroce !

BOUGUET.

Des choses trop grandes sont en jeu pour hésiter. Il ne faut même pas tarder, car, parvenus à ce point, les bavardages vont s’aggraver… Je connais ces phases-là… Edwige, arme-toi, non de courage, mais de ferme et douce résolution.

EDWIGE.

Mais je ne peux pas !… Je ne suis pas préparée moi !… Je ne pourrai jamais supporter ce coup, maître… Songez donc… vous êtes tout pour moi… Vous régnez sur ma vie, sur mes plus petits instants… Je n’ai en moi que votre pensée… Que pourrais-je faire, privée de ce soleil ?…

BOUGUET.

Oh ! de ce soleil !… Mais, tiens, en me servant de ton image, je dirai que tu as vécu dans un plan trop rapproché de ce soleil… C’est comme pour le germe : trop près du foyer qui l’illumine, il se brûle au lieu d’éclore… Tant pis ! Trop tard !… C’est ma faute, à moi, d’avoir autorisé ce rapprochement et supprimé les distances nécessaires…

EDWIGE.

Oui, tant pis, comme vous dites ! Car j’ai vécu de cette chaleur-là deux années d’un bonheur dont vous ne pouvez pas même vous douter. La journée commençait trop tard pour moi !… Mon Dieu, que j’ai été heureuse ici !… C’est mon bonheur qui m’a empêché de profiter plus de votre enseignement, tant j’étais préoccupée de le savourer. Mais, même maladroite, il me semblait que ma maladresse me faisait plus humble à vos côtés. Cette joie de l’humilité, mais c’était toute ma vie, tout mon avenir !… Et voilà… fini tout à coup !… Il me semble que je suis déjà malheureuse depuis des années.

(Elle fond en sanglots.)
BOUGUET.

Je te laisse pleurer, puisque toute larme soulage, mais je ne vois pas du tout les choses de la sorte. Rien n’est perdu, au contraire… La vie s’inaugure pour toi si ce mariage est possible. Mais voilà, est-il possible ?…

EDWIGE, (sursautant.)

Quoi ?… Vous… c’est vous qui dites cela ?

BOUGUET.

Pourquoi pas ?… Crois-tu que ce soit d’aujourd’hui que j’aie songé à ce mariage ?… En voyant l’affection de Blondel grandir au fur et à mesure, j’y avais souvent pensé. Je me disais avec amertume : quel dommage pour cette petite ! C’était la vérité pour elle !…

EDWIGE.

Vous, vous, qui me dites cela. Faut-il que vous m’ayez peu aimée tout de même et que je ne sois rien dans votre vie !… C’est désespérant… tenez !

BOUGUET.

Mais, au contraire, c’est parce que je te porte une affection très certaine que j’envisage ton avenir pratiquement. Tu n’es pas un être dédaignable. Tu mérites de devenir heureuse. Je vois une chance harmonieuse se lever sur ta vie… Je me range à l’opinion de ceux qui souhaitent pour toi ce mariage. Évidemment, tout à l’heure, quand ma femme a posé ce dilemme, ton mariage ou ton départ, j’ai éprouvé une répugnance instinctive, je l’avoue, mais je m’en suis blâmé de suite, il faut songer à toi d’abord. Et si tu pouvais passer tes jours à côté d’un homme parfait, bon, foncièrement bon, quelle réussite inespérée pour toi !… Oui, ma foi, la logique de cette union semble avoir frappé tout le monde aussitôt qu’on en a émis l’hypothèse… Seulement, ce que tu considères comme un désastre et les autres comme une gloire… voilà… est-ce réalisable ? Ne s’abuse-t-on pas ?… Voyons, ne perdons pas de temps en paroles vaines ! Tu connaissais, dis-tu, cet amour… En réalité, nous le connaissions tous deux, mais Blondel t’en a-t-il fait la confidence ou l’aveu comme il paraît qu’il l’a fait à ma femme ?

EDWIGE, (étonnée.)

À Madame Bouguet ? Ce ne doit pas être exact ?

BOUGUET.

Enfin, à toi, s’est-il déclaré ?

EDWIGE.

Oui et non.

BOUGUET.

Pas de réponse trop féminine, je t’en prie.

EDWIGE.

Une fois, il m’a embrassée dans un couloir brusquement, et puis il est devenu tout rouge. Il s’est enfui… Je ne vous l’avais pas dit parce que je n’aime pas parler de ces choses-là. Une autre fois aussi… un livre…

BOUGUET.

Un livre ?…

EDWIGE.

Non. À quoi bon !… Ne me torturez pas… Tout ce qui n’est pas vous m’horripile.

BOUGUET.

Enfin, crois-tu, comme nous tous d’ailleurs, à un amour durable, fondé, profond ?

EDWIGE.

Je le crois, oui… peut-être… mais cela n’a aucune importance, car, grâce à Dieu, ce mariage est impossible. Le voudrait-il, le voudriez-vous, une chose vous empêcherait de triompher.

BOUGUET.

Quoi donc ?

EDWIGE.

Je l’ai dit tout à l’heure devant Madame Bouguet.

BOUGUET, (haussant les épaules.)

Ta faute ?… Baliverne ! Quelle méconnaissance du monde où nous vivons !… Si jamais un clan d’hommes a tenu peu de compte et avait le droit de tenir peu de compte de ces relativités, c’est bien le nôtre !… Et Blondel, esprit fort et sain, ne te rendra pas responsable du fait que tu aies vécu avant lui… ! Tiens, regarde autour de toi, Charlier a épousé aussi une étudiante qui n’était pas, elle, de la première fraîcheur. Hermann… Bref, regarde la plupart des médecins… Ils ont épousé des compagnes de métier, des sages-femmes, surtout des sages-femmes… Cette chance inespérée t’empêchera de devenir la vague employée, l’obscure besogneuse…

EDWIGE, (l’interrompant.)

Quel mépris dans toutes vos paroles ! Chaque mot que vous prononcez est une cruelle estimation de ce que j’ai été dans votre existence ! Vous arrangez mon avenir comme on arrange celui d’une lointaine cousine pauvre ! (Rageusement.) Mais vous oubliez une chose, c’est que si je n’ai été qu’une vague comparse d’occasion, je vous ai, moi, appartenu de chair, de corps et d’âme !

BOUGUET, (la regardant froidement, sans sourciller.)

Eh bien, après ?

EDWIGE, (un instant stupéfaite.)

Comment, après ? Ah ! il est possible que ce soit là pour vous un détail oublié… mais, moi, j’en vis encore, voilà la différence ! Car, malgré mon silence, il faut que vous sachiez tout de même que rien n’est apaisé en moi… Oh ! je me doute bien du peu qu’occupe, dans votre souvenir, cette possession passagère. Pour moi, je puis dire que vous l’avez faite totale, et elle n’est pas encore près de finir…

BOUGUET, (contrarié, avec un plissement des lèvres.)

Quels souvenirs évoques-tu ? Et de quel front viens-tu prétendre que quelques minutes d’entraînement, aujourd’hui bien effacées, ont pu modifier la face des choses et enchaîner tout l’avenir… Je le nie ! Je le nie !… Je ne sais si tu es sincère ou habile, ma fille… Mais il faut te persuader que tu es singulièrement dans l’erreur ! Passe encore si tu avais été une jeune fille. Ce n’était pas le cas… Ce secret, ou ce souvenir déjà lointain, ne dépend que de nous deux, et il est enfoui dans l’oubli… L’idée qu’un acte de conjonction engage la vie des êtres à jamais est une idée de primaire !… Tu en as la preuve dans l’oubli même que tu éprouves de ta première faute ! Tiens, tu me fais hausser les épaules ! Moi, je juge les choses de plus haut, j’ai l’équité d’un homme habitué à scruter tous les jours et à manipuler le phénomène de la vie… Deux êtres se sont étreints… Un geste, rien qu’un geste !… dans notre cas, ignoré de tous, donc réduit à sa moindre proportion. Ç’a été cela… Une minute belle, que je ne renie pas, mais rien de plus, tu entends, rien de plus !

EDWIGE.

Pour vous peut-être, pas pour moi, et cela, je vous le crie encore de toutes mes forces !

BOUGUET.

Pour toi, comme pour moi… Pour la nature entière.

(Il sourit avec sérénité.)
EDWIGE.

Quel mépris vous avez de l’amour !

BOUGUET.

Nullement ; quelle vénération, veux-tu dire ! Je le respecte, mais je le juge… Je suis trop près de lui à toutes les heures de travail… Il est trop près de moi pour que j’en méconnaisse à la fois la simplicité et la splendeur… Je le vois tel qu’il est, comme une belle lumière. Il ne doit rien éteindre dans les êtres. Il doit au contraire tout exalter en eux… La vie, comme la conscience, est une évolution créatrice. À ton tour d’évoluer… d’entrer dans de nouveaux domaines, d’où tu sortiras modifiée, agrandie.

EDWIGE, (agacée.)

Oui, vous parlez toujours en philosophe, là-haut, sur la montagne !… Vous êtes au-dessus des préjugés, c’est entendu, mais savez-vous ce qui ressort clairement de votre logique ? Ce qui est lumineux comme le jour, c’est que vous ne m’aimez plus du tout… Alors, vous me rejetez de votre vie comme ce tube qui n’est plus bon à rien, même à vous servir.

(Elle jette le tube par terre avec violence.)
BOUGUET, (plus doucement.)

Eh bien, tu te trompes, mon enfant, et tu t’égares méchamment. Ne crois pas qu’il ne me sera point mélancolique et un peu triste même de ne pas t’avoir là à mes côtés… mon enfant… J’aurai un regret de ne plus entendre ton pas ici, quand je dictais le soir, ton rire encore dans les couloirs… Une paix qui était bien à nous deux… C’est cela, vois-tu, et non le reste qui mérite le nom d’amour !

(Au-dessus de la table, il lui caresse paternellement la main.)
EDWIGE.

Oh ! merci… c’est si doux de vous entendre parler ainsi !… Devant la fatalité qui me sépare de vous, je suis contente que vous m’ayez comprise malgré tout… que vous ayez compris de quelle façon je me réchauffais à votre génie compatissant et merveilleux… Si je n’avais plus les autres caresses, il me restait au moins les caresses de la pensée. C’était tout de même une petite possession journalière. Ah ! nos bonnes heures… nos bonnes heures… finies… pour toujours !

(Elle pleure.)
BOUGUET.

Ne regrette rien, elles étaient arrivées à leur terme… Tout a un temps. Tu sentais bien qu’elles allaient être interrompues complètement par mes travaux et notre découverte. Il faut même que j’interrompe la dictée de mon livre, et peut-être pour des années ! Ma vie ne sera plus désormais qu’un problème actif… où tu n’aurais plus pesé que comme un fétu… Allons, allons, petite fille, malgré tes protestations, au fond, tu es d’accord avec moi. Ah ! mon enfant ! fasse la vie que tu aimes cet excellent homme et que son esprit t’apporte une nouvelle et définitive culture… Quel avenir heureux… magnifique… Et, nous deux, nous aurons la joie de demeurer, songes-y, des amis proches, mais désormais sans remords… Car cela aussi compte… il y a eu des remords… ceux d’avoir menti… ou du moins faussé la réalité de nos rapports… Tu verras !… Tu peux être heureuse !… Deviens la bonne, loyale et simple femme que tu dois être un jour !…

EDWIGE.

Oh ! vous savez bien qu’au fond je suis résignée d’avance à tous vos ordres… Vous me diriez d’épouser n’importe qui, pour ne pas vous perdre, je le ferais. Que ne ferais-je pas ?… Je suis prête à toutes les lâchetés. Je serais heureuse de toutes les complicités, mais, ce qui m’exaspère, c’est que je ne l’ai même pas votre complicité. Je le sens bien ! Nous allons faire un crime à nous deux… et je resterai seule à en traîner le boulet !…

BOUGUET, (se retournant.)

Comment, un crime !

EDWIGE.

Et de quel nom voulez-vous appeler ce que nous allons faire ? Car je n’aime pas Blondel, et s’il m’épouse je l’aimerai encore moins. Je ne l’aimerai jamais.

BOUGUET, (avec un geste d’énergie souveraine.)

Tu l’aimeras ! Il y a des arbres qui refusent le sol où on les plante. Passe par là, deux ans après, ma fille, et regarde, à leurs ramures et à leurs racines, s’ils n’ont pas puisé tous les échanges, toutes les richesses de la vie !…

EDWIGE, (perdant patience.)

Alors, cela vous est parfaitement égal, que je mente à cet homme pendant des années, à votre meilleur ami, à votre associé… Vous trouvez ça bien, propre… J’aurai des désirs et je les cacherai…

BOUGUET, (vivement.)

Tais-toi ! Je te défends !

EDWIGE.

J’aurai des dégoûts, je les cacherai. Si, si, par exemple, il faut que vous le sachiez ! Oh ! c’est très beau de raisonner en philosophe, en homme supérieur aux choses de la terre ; mais, moi, j’en suis, de la terre, et vous allez me river à un mensonge et à une hypocrisie de tous les jours, dont je frémis, qui me révolte ! J’ai tout de même en moi quelque chose de naïf, d’impulsif, qui me fait vous crier cela !… Je suis prête à tout comme l’esclave est prête, c’est entendu, mais vous, qui allez me donner à cet homme, sachant ce que vous savez de moi et de quelle façon je vous appartiens, vous, qui allez, avec votre belle sérénité coutumière, accomplir froidement et posément cette action, comme si vous partagiez votre pain aux disciples… ah ! non ! voulez-vous que je vous dise… je trouve cela monstrueux !

BOUGUET.

Petite sotte, pauvre tête bornée ! qui ne voit pas l’avenir avec sa moisson de joie et de vérité…

EDWIGE.

De mensonge, vous voulez dire ?

BOUGUET, (frappe sur la table.)

Non, non, de vérité !

EDWIGE.

Comment pouvez-vous prononcer ce mot, vous qui allez frustrer votre ami, vous qui allez…

BOUGUET, (éclatant tout à coup.)

Ah ! puis, assez… tu m’ennuies, à la fin !… J’ai voulu ton bien, ton bonheur. Va, ma fille, va crever la misère ! J’étais trop bête de m’intéresser à ton avenir !… Va vivre avec tes cachets à trois francs !… Va vivre, loin d’ici !… au diable !… Arrange-toi !

EDWIGE.

Maître, maître ! j’ai eu tort !

BOUGUET.

Tu as mille fois raison !

EDWIGE, (éperdue devant la fureur de Bouguet.)

Ayez pitié de moi… Tout, j’accepte tout… J’ai dit cela dans un mouvement de colère.

BOUGUET.

C’était le bon !

EDWIGE.

Je vous ai insulté, vous si parfait ! Mon Dieu !

BOUGUET.

Tu partiras, cette fois… Tu partiras, je te le jure bien !…

EDWIGE.

Maître, maître, ne m’abandonnez pas… ne m’en veuillez pas… de vous avoir offensé dans ma folie… Vous comprenez, c’est mon amour qui divaguait. Mais je suis prête à tout… j’étais résignée d’avance… Ordonnez… je ne veux pas disparaître… Dites… dites ?…

BOUGUET.

Ne criaille pas…

(Il va à la porte, l’entr’ouvre, comme pour voir si personne n’écoutait, puis la referme. Un très long silence oppressé.)
EDWIGE, (quand Bouguet se rapproche d’elle et à voix basse.)

Je vais aller trouver Madame Bouguet, je vais lui dire que j’accepte avec joie, que…

BOUGUET, (du geste, la faisant se rasseoir. Son ton est subitement changé.)

Non, mon enfant, non reste… Cette fois, c’est moi qui dis non. Tu viens de prononcer de très graves paroles, très graves… tu ne les as pas dites à la légère… Elles ouvrent tout à coup en moi, dans leur brutalité, un jour qu’il faut que je considère.

EDWIGE.

Je les disais sans les penser, ces paroles de colère.

BOUGUET.

Allons donc ! On pense toujours ce qu’on dit… Et qui sait si ce n’est pas toi qui as raison ? Qu’en sais-je, après tout ?… Oui, ai-je le droit de pousser à ces événements et d’imposer, au plus cher de mes amis, un avenir qui ne se réalisera peut-être pas ?… Pourtant, ma parole, je ne croyais rien faire d’injuste, rien de mal !… Mais, voilà… le problème du mal n’est pas pour moi le même que pour la plupart des hommes. Le mal, je le vois dans la vie, je le poursuis de toutes mes forces, je le traque. (Désignant sa table de travail.) Mais ce n’est pas le même adversaire !… De la meilleure foi du monde, je suis peut-être un malhonnête homme.

EDWIGE.

Quelle folie ! Vous, le meilleur de tous !

BOUGUET, (simplement.)

C’est toi qui viens de le dire, mon enfant !…

EDWIGE.

Qu’ai-je fait !…

BOUGUET, (s’interrogeant avec étonnement et une simplicité d’homme qui n’a pas l’hahitude de ces analyses de conscience.)

À force de considérer la réalité comme un phénomène biologique pur et simple, à force de scruter les causes et les effets, je perds peut-être le sens moral… Mon point de vue est plus haut sûrement, plus juste, les actions humaines m’apparaissent situées dans l’espace, dans l’absolu, avec leurs véritables proportions, tandis que les autres gens sont là, ils sont là, les autres gens… avec leurs petits débats de conscience autour du fait et de l’acte… Ah ! mon enfant, tu me troubles infiniment, tu ne sais pas à quel point !… Car tu peux rétracter tout ce que tu voudras, il n’empêche que tu as poussé ton cri du cœur… C’est une indication !

EDWIGE.

Vous avez dit comme toujours des paroles admirables. C’est moi qui, stupide, n’ai pas su les comprendre. Vous avez dit tout l’amour et toute la vie !

BOUGUET, (avec force.)

J’ai dit, et je le jure, qu’il faut vénérer les puissances confondues de l’amour et de la vie, et que tout est dans l’explication physiologique, mais cette vérité que je possède a comme conséquence le renversement des valeurs habituelles… Je m’en rends compte ! Et le respect des seules lois naturelles, mais c’est déjà un peu la négation de la morale !… C’est effrayant ! Pourtant, voyons… je me sens sain, émerveillé de la création, attaché à détruire l’erreur, parce que la science veut la mort de l’erreur… mais, à force d’étudier la vie, voilà… je suis peut-être hors de l’humanité !…

(Il se considère, ému, d’un œil intérieur, presque naïf, et son poing au menton.)
EDWIGE.

C’est fini !… Brute que je suis, je viens de donner mon coup de grâce !…

BOUGUET.

D’ailleurs, je vais me fixer moi-même là-dessus. Il faut que je cause avec Blondel…

EDWIGE, (sursaute.)

Vous allez lui révéler ?… Vous allez…

BOUGUET.

Jamais de la vie ! Je resterai dans les généralités les plus grandes. Mais ces généralités m’éclaireront. D’elles se dégagera manifestement le parti que je dois prendre. Je vais le voir ; je crois qu’il partage mes idées… mais je puis me tromper !… Peut-être sommes-nous à mille lieues l’un de l’autre… Nous ne parlons jamais ensemble de ces questions d’amour et de sentiment… Peut-être n’est-il dégagé d’aucun préjugé… Peut-être est-il attaché aux traditions. Je ne crois pas… c’est un simple, un véridique et un sain… Je verrai. En tout cas, ce qui m’importe, maintenant, c’est de me répondre à moi-même !… Je vais lui parler, j’éclairerai en même temps ma conscience, et, d’ici un quart d’heure, je saurai si je dois ou non autoriser ce mariage. (Il sonne.) J’appelle.

EDWIGE.

Tout de suite ?

BOUGUET.

Immédiatement. Pour l’instant, descends retrouver ma femme. Tu vas la rassurer, quoi qu’il advienne de toi par la suite, en lui disant à peu près ceci : « J’ai réfléchi. J’accepte, Madame, de grand cœur. Et je suis toute joyeuse. » Trouve un prétexte à ton humeur et à ton changement contradictoire… Mais, j’exige de toi, tu entends bien, (Avec force.) ceci est indispensable… que ma chère femme soit délivrée de tout soupçon, dans le même temps que j’aurai conversé avec Blondel… Arrange-toi… c’est ton affaire… Je me fie à ton intelligence et à ton cœur !

EDWIGE.

Je le promets…

(Entre le garçon de laboratoire.)
BOUGUET.

Arthur, voulez-vous prier Monsieur Blondel de venir à la minute dans mon bureau… (Il sort.) Plus un mot !… Va !…

EDWIGE.

Je serai soumise, obéissante… (Triste.) La part la plus belle de ma vie est désormais terminée. Le reste est dans vos mains. (Avec timidité.) Mais puis-je savoir ce que vous allez dire à Monsieur Blondel…

BOUGUET.

Non. Tu n’as plus à intervenir dans ce qui va être dit par nous deux… La partie de conscience qui se joue et se consomme autour de toi ne te concerne plus… Laisse faire et va… Pour l’instant, tu es une entité !…

(Elle sort, respectueuse, humble.)


Scène XI


BOUGUET, BLONDEL

(Blondel entre quelques instants après.)
BLONDEL, (gai.)

Tu as besoin de moi ?

BOUGUET.

Pas précisément, mais je serais heureux de parler un peu avec toi de ce déjeuner, d’avoir tes impressions…

BLONDEL, (épanoui.)

Mon cher, je viens de les accompagner. Ils sont littéralement épatés, épatés, je ne trouve pas d’autre mot… sauf Barattier.

BOUGUET.

Pourquoi Barattier ?

BLONDEL.

Il est jaloux… (Ils rient tous deux.) Mais je suis bien content… bien content, va !… Et comme nous avons eu raison d’attendre, comme nous sommes plus forts de notre dernier mois de travail. Nous voilà sur le premier palier. On peut se regarder en riant, hein !

BOUGUET.

Eh oui, mon cher Blondel, ce n’est pas mauvais de s’imposer, de temps en temps, une espèce de dimanche, un septième jour où l’on juge la situation, où l’on peut, sur le palier, comme tu dis, jeter un coup d’œil d’ensemble sur sa vie, sur son effort. Cela donne du cœur pour la dernière ascension.

BLONDEL.

Je ne peux que te répéter une chose cent fois dite : nul, lundi prochain, ne sera plus content que moi de votre bonheur à tous deux…

BOUGUET.

À tous trois, Blondel, à tous trois.

BLONDEL.

Oh ! moi… ne crois pas que ce soit par modestie que je tienne à mon rang de collaborateur… Je désire rester derrière le couple… Ce que j’éprouve, moi, c’est le plaisir intrinsèque de la recherche pour elle-même, comprends-tu ? Je n’ai pas dans ma vie un coefficient réel de bonheur.

BOUGUET, (saisissant l’occasion.)

Que veux-tu dire par là ? Tu veux insinuer que plus jeune que moi, tu n’en es pas encore à cette période du coup d’œil terminal sur la vie réalisée…

BLONDEL.

Oh ! non, ce n’est pas ce que je veux dire, car je ne suis guère plus jeune que toi, Bouguet…

BOUGUET.

Oui, mais un célibataire a toujours l’avenir devant soi… la route ! En principe, mon ami, c’est moi qui dois disparaître le premier et toi qui devras continuer la tâche, la nôtre, toi qui seras directeur de l’Institut Claude-Bernard…

BLONDEL.

Allons, allons, fichue conversation ! Ne nous attendrissons pas sur nous-mêmes ! Nous allons dire des bêtises larmoyantes, ce n’est pas notre genre.

BOUGUET.

Mais, au fait, puisque tu viens de prononcer instinctivement le mot de bonheur et que tu nous désignes, Jeanne et moi, avec une petite nuance de regret, justement, ne crois-tu pas que tu ferais bien de nous imiter et de t’adjoindra une compagne ?

BLONDEL.

Me marier ?… Ouff !… je resterai toujours un vieux célibataire. Je suis né dans la peau du célibataire type. Regarde ma tête, c’est le célibataire congénital… Tu ne m’as jamais vu marié, avoue !… Il y a des gens qu’on ne voit pas mariés… Je suis de ceux-là.

BOUGUET.

Tu ferais le meilleur des époux.

BLONDEL.

C’est possible, d’ailleurs.

BOUGUET, (essayant d’amener la conversation à son point décisif.)

Après tout, je dis le meilleur des époux, et tu acceptes cette hypothèse… mais, qu’en sais-je ? Car nous ne parlons jamais, mon cher Blondel, au milieu de toutes nos idées fixes, de ta vie privée, de la façon dont tu la conçois, dont tu l’organises.

BLONDEL, (rit.)

Ah ! il est de fait que nos conversations ne sont point remplies d’histoires de petites femmes !

BOUGUET.

Et c’est peut-être un tort, Blondel, de ne pas s’avouer plus profondément… Il faudrait aller jusqu’au bout de sa sincérité. Renan, Berthelot pensaient, en amitié, le contraire ; ils avaient tort. On s’apprécierait mieux en ne laissant pas dans l’ombre la plus petite part de soi-mêmes.

BLONDEL.

Je t’en prie, je t’en prie. Ta femme m’a rasé quelquefois avec ces histoires de mariage…

BOUGUET.

Pourtant, tu y as pensé quelquefois ! Quelle conception te fais-tu de la femme… du moins de l’épouse, de la femme d’intérieur ? Je serais curieux de la connaître.

BLONDEL, (d’abord étonné, puis sincère, cherchant en lui-même.)

Quelle conception ? Celle de tout le monde… Oui, quelquefois, j’ai songé à la femme… comme un bouquet dans une maison, une chose parfumée, très douce… Pas plus… Oh ! je ne me fais pas une conception pathétique de l’amour, non ; mais quelquefois on rêve de cela, le soir. Je n’ai jamais ambitionné une compagne admirable et qui ne se retrouve pas, comme la tienne… Pas d’associée… Mon Dieu, je n’aurais pas été difficile, évidemment ! Un petit bout sous la lampe… qui cause, qui brode, qui vous apporte un peu sa gaieté du matin, de la journée… Peuh ! il ne faut pas y penser… Trop tard !…

BOUGUET.

Mais, sais-tu bien que c’est une très jolie conception de la femme et fort juste… Je pensais bien que telles étaient tes idées. Ceci ratifie cela.

BLONDEL.

Impressions de bourgeois et l’on a tort de les éprouver. C’est mesquin.

BOUGUET.

Pourquoi donc ?

BLONDEL.

Si, l’on a tort… mais on les éprouve tout de même devant le grand bonheur des autres, quelquefois devant le tien que j’ai parfois envié, bien qu’il ne fût pas à ma taille… et, quelquefois aussi, simplement, dans la rue, par certains soirs de printemps comme ceux-ci, tiens… où l’on voit sur des bancs, dans les squares, sous les arbres, des couples enlacés… les couples des grands simples, des ouvriers, ces couples perdus dans leurs baisers appuyés, qui ne se retournent même pas pour vous voir !… Oui, on est toujours un peu grisette, vois-tu ? Mais c’est très court, très furtif, ces vagues regrets. J’ai toujours été babitué à ma chambre d’étudiant, devenue aujourd’hui un peu plus spacieuse, et, vrai, je ne m’aperçois du vide que lorsque je rentre le soir, parce qu’il n’y a pas de coussins, parce qu’il n’y a jamais de fleurs sur la table.

BOUGUET, (lui frappant sur l’épaule.)

Eh bien, il faut prendre femme, Blondel. L’heure est arrivée. Il le faut. Je te le conseille, moi, vivement. Pourquoi pas ?… Cette créature, dont tu parles, tu l’as ici à la portée de la main.

BLONDEL.

Je l’ai sous la main ?…

BOUGUET.

Edwige.

BLONDEL.

Hein !… tu en as de bonnes… (Il sourit, goguenard.) Pourquoi Edwige ?… Ça, par exemple !…

BOUGUET.

Je ne vois pas ce qu’il y a d’extraordinaire… ou de risible dans ma proposition… Tu n’y as jamais songé ?

BLONDEL.

Jamais, fichtre !… Edwige est très gentille, certes, mais je n’ai pas plus pensé à elle qu’elle n’a jamais pensé à moi.

BOUGUET.

Est-ce sûr ?

BLONDEL.

Absolument. J’en mettrais ma main au feu.

BOUGUET.

Et si elle avait au contraire songé à toi ?

BLONDEL.

Allons, bon ! Je t’ai averti que nous n’allions dire que des bêtises ! Edwige n’a pas plus pensé à moi que, je te le répète, je n’ai pensé à elle.

BOUGUET.

Pas plus ! mais peut-être autant…

BLONDEL, (gêné devant cette insistance.)

Ah çà ! mais qu’est-ce qui te prend ! Tu voudrais m’éclairer sur mes propres sentiments ? Que prétends-tu insinuer tout à coup ?

BOUGUET.

Blondel, on s’est aperçu dans la maison que tu éprouvais un sentiment de prédilection très gentil, très touchant, pour Edwige.

BLONDEL.

Et on en a conclu à de l’amour ! Tas d’imbéciles !… Je l’aime bien, comme une gosse qu’elle est, comme une enfant. Elle me fait tordre… rien de plus !…

BOUGUET.

Elle correspond exactement à la conception que tu te fais de la femme.

BLONDEL.

C’est possible !…

BOUGUET, (net.)

Toutefois, il se présenterait un obstacle.

BLONDEL.

Ah !… (Se reprenant.) Je dis : ah ! tu sais… par simple curiosité…

BOUGUET.

Un obstacle, d’ailleurs, qui n’aurait dépendu que de toi-même, de ton propre jugement… Peut-être es-tu au courant ?

BLONDEL, (hésitant.)

De quoi ?… Je ne comprends pas.

BOUGUET, (lent, en le fixant attentivement.)

Eh bien, as-tu connaissance qu’il y ait eu, dans le passé d’Edwige, autrefois, oh ! une histoire simple, très banale, un amour trahi… (Blondel le regarde.) Un jeune officier…

BLONDEL.

Ah ! oui !… Je connais… Oh ! ça, ça n’aurait eu, à mes yeux, aucune espèce d’importance. Oui, je sais, une erreur de jeune fille. Oh ! mon Dieu, je ne suis pas de ceux qui attachent au mot de virginité cette sorte de vénération exclusive…

BOUGUET, (soulagé.)

À la bonne heure ! Voilà qui est encore très bien pensé et très digne de toi. Je ne m’illusionnais pas sur tes propres sentiments. Alors, pourquoi ce mariage ne se ferait-il pas, du moment que tu as la supériorité, dont je te félicite, de n’être point l’esclave d’un préjugé ?…

BLONDEL, (nerveux.)

Mon cher, ne prolongeons pas cette conversation oiseuse, je t’en supplie…

BOUGUET.

Blondel, tu aimes cette petite… c’est clair comme le jour… et elle admet cet amour.

BLONDEL.

Ah ! pour le coup, tu te moques de moi ! Pourquoi d’abord songerait-elle à moi ?

BOUGUET.

Qu’importe la raison ? Je te certifie… nous y avons tous réfléchi… Ton bonheur est là, et le sien par-dessus le marché !…

BLONDEL.

Lui aurais-tu fait part de ces idées saugrenues ?…

BOUGUET.

Ma femme l’a fait à mon défaut…

BLONDEL.

Ça, c’est admirable !… Ta femme s’occupe de moi, comme une mère !… (Incrédule.) Et Edwige a admis ce projet ?…

BOUGUET.

Certainement.

BLONDEL, (méfiant.)

Voyons… alors, comment Madame Bouguet ne m’en aurait-elle jamais parlé ?…

BOUGUET.

L’aveu est peut-être récent, très récent.

BLONDEL, (hausse les épaules.)

Ta femme s’est fichue de toi… ou de moi, ce qui est plus naturel !… (Puis, revenant à la charge.) Elle t’a vraiment dit ça ?

BOUGUET, (souriant.)

Tu vois bien que nous sommes documentés… Ma femme m’a dit qu’elle connaissait depuis longtemps ton affection pour Edwige et qu’elle le tenait de toi-même.

BLONDEL, (après une hésitation.)

De moi-même ?… Ça, par exemple !… Une seconde. Veux-tu sonner Arthur, s’il te plaît, un ordre à donner.

BOUGUET.

Que fais-tu ?

BLONDEL.

Laisse, laisse… (Arthur paraît à la porte. Après avoir écrit, Blondel s’approche du garçon, lui parle à voix basse et lui remet sous enveloppe le mot qu’il vient d’écrire. Blondel, brusquement, changeant de ton.) Laurent, tu te joues de moi. Peut-être imagines-tu un sentiment que je n’éprouve pas, et tu t’amuses à le taquiner… Comme tu aurais tort de te livrer à ce jeu !…

BOUGUET.

Je n’ai jamais été plus sérieux… Pourquoi pas ce mariage plein de promesses, d’un bonheur raisonnable ?

BLONDEL, (se décidant tout à coup à parler.)

Voyons, si jamais cette petite a éprouvé un penchant ou une attraction, c’est pour toi… toi seul… Nul n’en doute ici…

BOUGUET, (sans sourciller.)

Oui, je suis pour elle le maître, elle a travaillé à mon livre. Elle est un peu de la maison… C’est là tout le secret de cette attraction, de ce fétichisme…

BLONDEL, (moitié riant, moitié sérieux, d’un ton gaillard et lui poussant le coude.)

Voyons, mon cher Bouguet, d’homme à homme, ici, entre nous… personne ne nous entend… ta femme est loin…

BOUGUET.

Eh bien ?…

BLONDEL.

Eh bien, voyons !… voyons !…

BOUGUET.

Je ne saisis pas.

BLONDEL.

Elle a été plus ou moins ta maîtresse… Tu as…

BOUGUET.

Je t’affirme que non. Tu entends bien, je t’affirme que non.

BLONDEL.

Allons, allons !… Bouguet ! entre nous… Es-tu bête de redouter mon indiscrétion ?…

BOUGUET.

Je te répète, Blondel, que ce n’est pas vrai, que tes suppositions sont purement démentes… Et un point c’est tout.

BLONDEL.

Ce n’est pas vrai ?… En effet, ta voix est sincère. Tu ne mentirais pas, d’ailleurs… Pourquoi ? (Un temps.) Eh bien, par exemple… tu m’excuseras de t’en avoir parlé aussi franchement… eh bien, Bouguet, je l’ai cru, figure-toi !… Oui, figure-toi, par moments, je m’étais mis ça dans la tête ! Tu m’assures le contraire, donc, je te crois… Mais, sapristi… mais, sapristi… c’est qu’alors… tout est changé !

BOUGUET.

Comment, tout est changé ?…

BLONDEL.

Dame !… Songe donc, moi, qui m’imaginais… Attends, attends, laisse-moi reprendre pied.

BOUGUET.

Tu vois bien que tu l’aimes !

BLONDEL.

Mais parbleu, je reconnais que c’est l’évidence… Je la trouve charmante, cette petite… tout à fait délicieuse. Seulement, avec une pareille idée en tête, je n’y pensais même pas ! Et note que je ne t’en faisais aucun blâme, Laurent, non… aucun… tu aurais parfaitement pu avoir une curiosité, dame ! Je me bornais à éloigner de moi toute pensée d’affection ou de rapprochement possible. Mais maintenant, tu viens d’ouvrir une fenêtre en moi… c’est de l’air qui entre.

(Il paraît radieux.)
BOUGUET, (avec un grand trouble.)

Pourtant, si j’ai bien compris tout à l’heure ta profession de foi, tu n’attaches pas à l’acte physique une importance primordiale ? Tu m’as dit que tu l’acceptais avec la tache de son passé…

BLONDEL.

Ah ! ça, c’est tout autre chose ! Tu es bon !

BOUGUET.

Tu trouves ?

BLONDEL.

Tiens, parbleu !

BOUGUET.

Mais, cependant, Blondel, tu viens de soulever une objection à mes yeux cent fois plus grave ! Tu viens de dire : elle a pour toi une affection passionnée. Tu as employé même, je crois, le mot ! Et cela voulait me faire entendre : « Tu es son maître, tu pèseras sur cette imagination longtemps encore de tout le poids de ton influence. » Eh bien, c’est cela qui pourrait légitimement t’inquiéter, Blondel !… Voilà la marque, l’empreinte réelle… mille fois plus importante, si elle se présentait, que ne l’eût été un caprice des sens !

BLONDEL, (l’interrompant.)

Ah ! par exemple ! Mais ça n’a aucun rapport ! Aucun. Qu’elle garde son affection pour toi, même son admiration exaltée à ton égard, qu’importe ! c’est trop naturel ! Je n’en serais pas jaloux. J’en ferais mon affaire !… (S’approchant de lui avec tendresse.) Est-ce qu’on ne doit pas t’admirer ?… N’est-il pas légitime qu’on t’aime ?… N’avons-nous pas tous un fétichisme pour le grand homme que tu es. Tandis que si elle t’avait appartenu… si…

BOUGUET, (lui posant la main sur l’épaule.)

Mais, l’acte physique, Blondel… ce n’est rien !

BLONDEL.

Mais c’est tout !… c’est tout !…

BOUGUET, (poussant une exclamation étouffée.)

Quels abîmes peuvent séparer deux êtres qui vivent côte à côte, du même travail, du problème de la recherche identique !

BLONDEL.

Bouguet, écoute. Je comprends ton scrupule. Il est exquis. J’apprécie la délicatesse de ta réserve ; oui, tu veux me faire comprendre, par un excès de précaution, qu’il existe certaines possessions intellectuelles, des influences morales, qui ont une importance presque égale à une possession physique, et tu redoutes, si j’épouse cette enfant (et rien n’est moins sûr que cette hypothèse), que je puisse me sentir atteint dans l’avenir par cette influence. Tu t’abuses. Si Edwige devient un jour ma femme, et je le répète, c’est infiniment douteux, je serai heureux et fier que tu gardes sur elle ton autorité et qu’elle conserve le culte même ardent qu’elle a pour toi. Quoi que tu en dises, il n’y a pas de comparaison possible ! Elle n’a pas été tienne et ce serait à moi, dès lors, de savoir me faire aimer. C’est une tâche, mais pleine d’attraits… Si je n’y réussissais pas, eh bien… cet échec me concernerait seul et prouverait que je ne suis qu’un imbécile. Seulement, je m’emballe… je m’emballe… Tu viens tout à coup d’ouvrir une écluse inattendue, et le flot se met à couler en tumulte. Il s’agit de savoir maintenant si ce n’est pas en vain. N’est-on pas en train de me monter, de bonne foi ou non, un de ces bateaux gigantesques ?…

BOUGUET.

Le fait est que je suis interdit ! Je soupçonnais bien de l’affection, un désir manifeste, mais jamais je ne me serais douté d’un pareil amour ! Car enfin, dès le premier mot, te voilà révolutionné, ému, comme un enfant. Tu as commencé la conversation en disant : « Jamais je ne me marierai ! » et à peine ai-je admis la possibilité du mariage, que tu as bondi sur elle et viens de révéler un tel flot de sentiments cachés que, maintenant, si ce mariage n’aboutissait pas, je serais désolé d’avoir fait luire à tes yeux un espoir…

BLONDEL.

Ah ! tu vois, tu vois, tu canes, maintenant ! Tu vois que tu t’es trop avancé ! tu vois que ce n’est pas elle qui t’a parlé de moi !… Alors, oui, tu n’aurais pas dû me faire avouer cet amour, aveu qui se changera, pour moi, en une gêne insupportable et de toutes les secondes. Bouguet, je viens d’être un imbécile…

(La porte s’ouvre. Entre Arthur. Il remet un papier à Blondel.)
ARTHUR.

Monsieur Blondel, voici la réponse.

(Blondel ouvre l’enveloppe et lit. Arthur s’en va.)
BLONDEL.

Mais non, je ne suis pas… (Il s’interrompt et éclate presque de rire.) Ah ! mon vieux, je ne te cacherai pas que je tombe des nues, mais que je suis ravi comme un gosse !…

BOUGUET.

Qu’est-ce que cela ? Et quel rapport ?…

BLONDEL.

J’étais tellement persuadé que vous me montiez un bateau… alors j’ai voulu en avoir le cœur net. J’ai griffonné, tu l’as vu, un mot à ta femme : « Oui ou non, avez-vous assuré à Laurent qu’Edwige ait pensé, d’elle-même, à devenir un jour ma femme ? » Et voici la réponse au dos : « Laurent vous a dit la vérité. Edwige, qui est en ce moment auprès de moi, vient de me la confirmer elle-même… » Je suis stupéfait… Si vite… comme cela !… Si vite, d’ailleurs, c’est une façon de dire, parce qu’au fond je suis un timide… j’ai toujours été un timide avec les femmes, mais, sans quoi, il y a déjà quelque temps que je m’étais aperçu… mais oui, parfaitement… je le voyais bien à sa réserve, à des gênes charmantes, de petites réticences… Seulement, je ne voulais pas comprendre, j’avais peur… Je suis rudement content tout de même !

BOUGUET, (effrayé.)

Réfléchis… réfléchis à ce mariage malgré tout ! Tu vas trop vite, maintenant… Il ne faut pas s’abandonner à la légère… comme tu le fais… Quelquefois, ce que l’on prend pour le bonheur n’est qu’une maladresse réalisée. Sais-tu si vous devez vous accorder ?… Sais-tu si vos caractères… Il s’efforce de rire.

BLONDEL.

Ah ! non, mon cher, non, tu ne vas pas m’empêcher d’être heureux, maintenant ! Je connais ta précision scientifique et mathématique ! Laisse-moi tout à la joie de cette découverte. Je vais aller parler à ta femme. Je vais aller parler à Edwige, je vais aller…

BOUGUET.

Mais, mon ami, ton exaltation m’effraie… De la réflexion… de la méthode…

BLONDEL.

Tu es admirable, avec ta méthode, toi ! On voit bien que tu n’es pas amoureux !…

(La porte s’ouvre. Un préparateur entre presque en courant.)


Scène XII


Les Mêmes, HERVÉ, LE PRÉPARATEUR

LE PRÉPARATEUR.

Monsieur Bouguet, je vous demande pardon d’entrer à l’improviste, sans frapper, mais il faut que je vous annonce la nouvelle tout de suite. C’est vraiment trop beau !

BOUGUET.

Qu’est-ce que c’est ?

LE PRÉPARATEUR.

L’écrivain Hernert a écrit spontanément une lettre au jury du prix Nobel à La Haye, lettre que publie le Temps de ce soir. Écoutez. Écoutez ça, Monsieur Blondel : « Au cas où les membres du jury auraient l’intention de me décerner le prix, comme il en a été question, je tiens à dire ici que je déclinerais cet honneur. Je ne saurais supporter la pensée d’avoir été désigné par vous avant Laurent Bouguet, un des plus grands bienfaiteurs de l’humanité, savant et philosophe, un des cerveaux consultants de l’âme contemporaine… »

BLONDEL, (l’interrompant avec élan.)

Oh le brave homme !

BOUGUET, (rêveur.)

Un des cerveaux consultants…

LE PRÉPARATEUR.

Je ne me serais pas permis de vous déranger pour cette publication, mais l’on vient de nous téléphoner de La Haye que le prix, comme il fallait s’y attendre, vous est décerné ! Nous avons demandé une seconde confirmation.

BLONDEL.

Et voilà une belle journée !

LE PRÉPARATEUR.

Madame Bouguet me suit : elle demandait elle-même la confirmation à l’appareil. Tenez, la voilà.

(Madame Bouguet entre.)


Scène XIII


BOUGUET, BLONDEL, MADAME BOUGUET, LE PRÉPARATEUR, puis HERVÉ, ÉLÈVES

MADAME BOUGUET.

Thuillier est en train de converser avec La Haye. Je lui ai passé l’appareil, mais je suis venue tout de suite, car je crois qui’il n’y a pas de doute possible, mon ami.

BLONDEL.

Et je ne peux pas vous exprimer la satisfaction qui m’emplit le cœur…

BOUGUET.

Je suis confus de cet honneur.

MADAME BOUGUET, (radieuse.)

Et moi très fière pour toi, Laurent.

(Elle lui serre la main.)
BOUGUET.

Ce qui me paraît inappréciable, c’est que l’événement précède la séance de lundi. Ma communication à l’Institut apparaîtra une réponse sérieuse à l’honneur qu’on me fait.

BLONDEL, (se précipitant sur la main de Madame Bouguet.)

Ma chère et bonne camarade…

MADAME BOUGUET.

Mais je suis heureuse d’un autre bonheur aussi… qui vient s’ajouter en même temps à celui-ci… C’est donc vrai que vous aimiez cette enfant !

(Elle sourit, attendrie maintenant, et ne pensant plus qu’à la joie.)
BOUGUET.

Jeanne ! Jeanne ! il ne faut pas précipiter le bonheur des autres. Parlons de nous. Soyons égoïstes aujourd’hui… Nous le pouvons.

MADAME BOUGUET.

Je ne suis jamais égoïste. Blondel, ne trouvez-vous pas comme moi cette journée merveilleuse ? Et comme il est bien que ces choses mutuelles se soient précipitées, confondues !…

BLONDEL.

Mais je crois rêver, en vérité… Edwige vous a bien dit franchement qu’elle souhaitait ce…

MADAME BOUGUET, (se tournant vers le corridor.)

La voici, tenez, avec les autres qui arrive pour féliciter le maître. Elle va vous faire part de sa décision.

BLONDEL, (presque avec terreur.)

Non, non, je vous en supplie… Je ne vais jamais oser lui parler, je suis timide comme un enfant. Pas un mot de cela… pour l’instant ! Occupons-nous de féliciter celui que nous aimons de tout notre cœur et qui devrait nous en vouloir de nous occuper d’un autre que de lui-même.

(Entrent trois élèves. Edwige se dissimule derrière eux. Ils parlent ensemble.)
LES TROIS ÉLÈVES.

Confirmé ! ça y est !… Bravo, Monsieur Bouguet… Permettez-moi de vous féliciter et de vous exprimer toute ma satisfaction… On est là dans la cour. Tout le monde voudrait vous faire une ovation.

BOUGUET.

Mes amis, il y a quelqu’un auquel nous devons penser en ce moment, c’est ce littérateur de génie, c’est Hernert qui a tenu, sans raison valable, à s’effacer devant moi.

UN ÉLÈVE, (entrant.)

Le télégramme à votre adresse est parti. La nouvelle sera ce soir dans tous les journaux.

(Tumulte.)
TRONCHET.

Et ce n’est pas à dédaigner, après tout, deux cent mille francs !

BOUGUET, (réclamant le silence.)

Eh bien, j’entends que ces deux cent mille francs soient répartis ainsi : un tiers à l’Institut Claude-Bernard ; un tiers à ma chère femme… et un tiers à Blondel.

BLONDEL, (suffoqué.)

Mon ami, je refuse.

BOUGUET.

Tu n’as pas à refuser.

(Approbation générale.)
BLONDEL.

Je suis fier de ta pensée, Bouguet, mais je ne veux pas d’argent.

MADAME BOUGUET, (interrompant.)

Il ne s’agit pas d’un don, il s’agit d’un honneur à partager simplement et à répartir, car c’est l’Institut lui-même qui est distingué par ce prix, et l’attribution que me fait mon mari de cette somme bien exagérée pour sa collaboratrice, je l’emploierai d’une part à la fondation d’une clinique… et de l’autre part à doter Edwige !…

EDWIGE.

Madame Bouguet, que dites-vous là ?

UN ÉLÈVE, (à Madame Bouguet.)

Comment, une dot ?

DEUXIÈME ÉLÈVE.

Mademoiselle Edwige se marie ?

MADAME BOUGUET, (riant.)

Tout simplement. Mais ceci c’est un autre chapitre… On vous expliquera.

HERVÉ.

Quel est ce bruit dehors ?

DEUXIÈME ÉLÈVE.

Venez voir.

HERVÉ.

On se réunit dans la cour… on veut faire une ovation au maître.

(Ils se précipitent à la fenêtre.)
BOUGUET, (a pris Edwige à part sur la droite.)

Arrange-toi pour différer. Je viens de causer avec Blondel… tu avais raison. Ce mariage serait imprudent. Il ne faut pas qu’il se fasse.

EDWIGE.

Ce mariage est nécessaire et il se fera. Moi aussi j’ai réfléchi.

BOUGUET, (impérieux.)

Il ne se fera que si je le veux.

EDWIGE.

Trop tard maintenant !… Trop tard. D’ailleurs, vous aviez raison, il n’y avait que l’obstacle d’un souvenir, et de nous deux seuls connu. Il est à jamais aboli. Donc… laissez faire…

BOUGUET.

Edwige !… Pourquoi ce revirement ?… Pourquoi ces yeux pétillants de triomphe !… J’interviendrai, je t’avertis…

EDWIGE.

Ce serait du bel ouvrage !…

BOUGUET.

Et immédiatement si je le veux !

EDWIGE.

Osez donc !

(À ce moment, nouvelle irruption d’élèves.)
MADAME BOUGUET, (crie par la fenêtre.)

Nous allons nous réunir : faites-les monter tous à l’amphithéâtre.

UN ÉLÈVE, (entrant encore.)

Maître, permettez-moi… de tout mon cœur…

UN AUTRE ÉLÈVE, (qui le suivait.)

Madame Bouguet, excusez ce mouvement ridicule, mais je n’ai pu résister à vous apporter ces quarante sous de violettes.

MADAME BOUGUET.

Merci, Cormeaux. Il n’y a pas de plus joli geste que celui d’apporter des fleurs à une joie ou à un bonheur, merci, merci !

UN ÉLÈVE.

Les voilà tous dans le couloir. Empêchez-les d’entrer.

(Pendant qu’on ferme tout au fond, la porte de l’antichambre qui donne sur le couloir, Madame Bouguet, qui s’est détachée du groupe, appelle Blondel.)
MADAME BOUGUET.

Tenez, Blondel… Dépêchez-vous, grand enfant, dites-lui un mot…

(En s’éloignant, elle jette à Edwige le bouquet de violettes qu’on vient de lui donner.)
BLONDEL, (s’approchant d’Edwige, très ému.)

Edwige, je n’aurais jamais osé espérer une joie aussi subite, ni aussi grande. Je ne peux vous dire mon émotion, n’ayant même pas eu encore l’occasion de vous dire mon infinie tendresse, et c’est une chose admirable que de recevoir une récompense pareille avant même de l’avoir souhaitée.

EDWIGE.

Merci, Monsieur Blondel…

BOUGUET, (qui de loin, dans la seconde entrée, causait avec le groupe, se détache et revient visiblement exprès.)

Blondel, veux-tu leur dire de m’attendre un instant ? nous allons à l’amphithéâtre. Deux mots auparavant à dire à ma femme. (Blondel remonte et Edwige s’éloigne. On voit Blondel haranguer au loin le groupe pressé des étudiants. Bouguet entraîne sa femme dans un coin.) Jeanne… Je veux te dire…

MADAME BOUGUET, (l’interrompant.)

Embrasse-moi… C’est moi qui veux te demander profondément pardon d’avoir douté de toi une seconde, même une seconde, Laurent. Je suis ineffablement heureuse, aujourd’hui… et quelle honte j’éprouve de mon soupçon de tout à l’heure ! Jamais je n’ai senti la beauté de notre union comme aujourd’hui où, d’une part, elle est acclamée, et, de l’autre, on voulait la ternir… Comme je t’aime mieux… et plus fort !

BOUGUET, (à voix étouffée.)

Et comme je te vénère !

MADAME BOUGUET, (essuie brusquement une larme et se retournant.)

Regarde-les… ce sont de vrais enfants. Tu vois, ils n’osent même pas se parler. Edwige ! Blondel ! Venez ici ! Fermez la porte… (Blondel ferme définitivement la porte du couloir, sur les élèves assemblés, et s’avance, seul, gêné, avec Edwige. Hervé reste au fond à maintenir la porte.) Allons, mes enfants, regardons-nous bien en face, et vous, Blondel, ne souriez pas ironiquement de mon émotion. D’ailleurs, nous n’avons pas envie de sourire. C’est très beau… c’est très bien qu’une telle journée puisse avoir lieu. Je ne vous souhaite qu’une chose, c’est que vous formiez (Elle regarde son mari, puis s’appuie doucement sur son épaule.) un couple comme le nôtre, indissoluble, sans une tache, sans une ombre. Que la vie soit pour vous, mes enfants, une route droite et claire… comme a été la nôtre… comme elle le sera jusqu’au bout… Ce bonheur-là, c’est la plus grande beauté !

HERVÉ, (criant de loin.)

Pas moyen de les empêcher… Ils forcent la porte…

(Tous les élèves font irruption en criant : « Vive le Maître ! Vive Madame Bouguet !… »)

RIDEAU

ACTE DEUXIÈME

Le jardin de l’Institut Claude-Bernard. Le soir. Une vieille orangerie Premier Empire illuminée à droite, avec arcades. Grands arbres séculaires au premier plan. Un pavillon à un étage à gauche mais un peu dans le fond. Ce pavillon a une porte de face au public.



Scène PREMIÈRE


HERVÉ, DEUX ÉLÈVES, CORMEAUX, BELLANGER, TALLOIRES, UN JOURNALISTE, HERNERT.

HERVÉ, (à une petite table dans le jardin, sous une lampe, avec deux élèves.)

En résumé, il reste vingt exemplaires de la médaille à distribuer.

TALLOIRES.

Vingt juste.

HERVÉ.

Tiens, voilà l’exemplaire de Maurel… Il est là, Maurel, je l’ai vu… Ballandier, cherchez Maurel, dans la salle, vous la lui remettrez… Alors, effacez Maurel de la liste afin qu’il n’y ait pas d’erreur… Elle est à jour, notre liste, comme ça ?…

TALLOIRES.

Je vais vérifier encore.

HERVÉ.

Bien.

CORMEAUX, (des marches de l’orangerie.)

Chut ! ne faites pas de bruit.

HERVÉ.

Pourquoi ?

CORMEAUX.

Il y a encore un speech.

HERVÉ.

À cette heure-ci ?

CORMEAUX.

Mais oui, il y a l’Institut de puériculture qui a tenu à déléguer sa directrice et deux ou trois légumes… Elles n’ont pas pu prendre la parole pendant la soirée et elles se vengent maintenant.

On entend une voix dans la salle.
HERVÉ.

Qui est-ce qui parle ?

CORMEAUX.

Je ne sais pas, je crois que c’est la directrice. Le speech en l’honneur de Madame Bouguet, bien entendu.

Entre au fond, à droite, un journaliste.
HERVÉ, se levant et emportant la lampe.

Mettez-vous là, vous ne gênerez personne !

Ils s’installent sur une table plus au fond, à gauche.
BELLANGER, arrivant.

Ma médaille à moi ?

HERVÉ.

L’exemplaire de Bellanger ?

TALLOIRES.

On allait te l’expédier avec les autres, mais puisque tu es là, mon vieux…

Pendant ce qui suit, on entend la voix de la femme qui prononce son discours : « Madame, c’est un honneur pour la France de pouvoir inscrire votre nom en lettres d’or sur… etc… »
UN JOURNALISTE, étranger, s’approchant d’Hervé.

Pardon, Monsieur, c’est pour une communication à l’Académie de Berlin ; puisque vous êtes un chef de laboratoire, pourriez-vous me donner quelques noms ? Je représente le groupe des médecins allemands qui ont souscrit à la médaille offerte à Monsieur Bouguet.

HERVÉ.

Volontiers. Voyons : Monsieur Pélissier, professeur au Muséum, le célèbre médecin Pravielle. (Il nomme de souvenir quelques personnes.) Tous ont tenu à se rendre à l’invitation des Bouguet et, voyez, ici, tournant le dos, c’est Hernert, le grand écrivain, vous savez, celui qui a refusé le prix Nobel, en faveur de Monsieur Bouguet.

LE JOURNALISTE.

Auriez-vous l’amabilité de me présenter à lui, je vous prie ?

HERVÉ.

Si vous voulez, Monsieur, comment ? Ah ! oui, Hoschfield. Monsieur Hernert, permettez-moi de vous présenter Monsieur Hoschfield, représentant d’une très importante revue scientifique de Berlin.

HERNERT, s’approchant.

S’il ne s’agit pas d’une interview, car je suis assez rebelle à ce genre de sport…

LE JOURNALISTE.

Non, Monsieur, je serais simplement heureux de dire, dans une revue scientifique étrangère, les raisons pour quoi vous vous êtes effacé devant Bouguet.

HERNERT.

Oh ! des raisons de préséance et d’admiration, simplement. On ne sait pas assez, dans le public français, que Bouguet est l’homme le plus extraordinaire de notre époque. Le goût des spécialités que l’on a, en France, empêche d’embrasser l’envergure de cet homme universel. Bouguet eût été un dilettante de génie, si la vie, l’expérience, les découvertes n’avaient pas capté et spécialisé, momentanément, cet homme qui était né pour être un grand amateur distrait. L’énormité de ses trois ou quatre grandes découvertes, nous l’a ravi !… La vie humaine est trop courte ! Vous ne le croiriez pas, mais nous ne nous étions même jamais serré la main avant ce soir. J’ai appris, comme tout le monde, que Bouguet, en installant les nouveaux pavillons de l’Institut, avait tenu à remercier, dans une fête intime, les amis qui lui ont offert la médaille commémorative à propos du prix Nobel, et, pour mon plaisir personnel, j’ai accepté l’invitation… (On entend applaudir dans la salle.) Vous permettez, Monsieur…

(Il serre la main du journaliste. Les Femmes de France sortent à ce moment avec Edwige et Blondel, qui les dirige. Pélissier les accompagne.)


Scène II


Les Mêmes, BLONDEL, EDWIGE, LA DIRECTRICE, MADAME DURUY, puis MARCELLE.

BLONDEL.

Nous vous remercions encore. Vous avez dit des mots qui auraient touché toutes les féministes de France.

LA DIRECTRICE, (à Edwige.)

Madame Blondel, auriez-vous l’amabilité de me conduire jusqu’au manteau que j’ai laissé tout à l’heure chez vous. Je ne m’y retrouve pas.

EDWIGE.

Mais, certainement, Madame. Voilà… notre pavillon est juste en face. Vous voyez… c’est là que je vous ai conduite tout à l’heure.

LA DIRECTRICE.

C’est juste…

EDWIGE.

Je vous précède.

PÉLISSIER.

J’ai mis aussi mon vestiaire dans votre salle de billard. Vous permettez ?

(Edwige entre dans le pavillon de gauche dont on voit les fenêtres éclairées suivie de Pélissier et de la directrice.)
UNE DAME, (à Blondel.)

Vous habitez ce pavillon ?

BLONDEL.

Lors de mon mariage, il y a deux mois, Bouguet a eu l’amabilité d’affecter ce pavillon à mon ménage. Ma femme est toujours un peu délicate de santé. Il lui a été très agréable de demeurer dans les jardins.

LA DAME.

Mais ce sont d’admirables jardins. Monsieur. Nous ne nous attendions pas à en trouver d’aussi beaux à l’Institut Claude-Bernard.

BLONDEL.

Toute cette partie sont les vestiges du vieil hôtel de Chevigny. Oh ! il en reste très peu de chose, mais elle est considérée comme partie historique… et là où nous avons organisé cette petite cérémonie c’était l’ancienne orangerie.

LA DAME.

Monsieur et Madame Bouguet habitent dans l’Institut Claude-Bernard lui-même ?

BLONDEL, (montrant au loin les murs du bâtiment.)

Oui, là, de ce côté-ci. C’est un institut autonome. Le directeur pouvait s’y loger.

(Edwige sort du pavillon avec la directrice.)
LA DAME, (à la directrice.)

Vous venez, Madame Duruy ?

MADAME DURUY.

Certainement.

BLONDEL.

À droite, il y a la grille de sortie sur la place des Invalides… Voulez-vous que je vous accompagne ?

MARCELLE, (venant de la salle et courant à la directrice.)

Oh ! Madame, il faut que je vous remercie. Ces gentilles paroles que vous venez de prononcer, la façon dont vous avez parlé de ma mère… je vous assure que j’étais très émue !…

MADAME DURUY.

Je vous souhaite, Mademoiselle, de marcher sur les traces de cette femme prodigieuse.

MARCELLE.

J’y tâcherai, sans oser l’espérer.

(Elles s’en vont. Edwige reste avec Blondel.)
BLONDEL.

Tu ne les accompagnes pas, toi, ma chérie ?… Les deux seules femmes de la soirée, pourtant !

EDWIGE.

Marcelle y suffit… et puis, je suis fatiguée, rompue.

BLONDEL.

Oui, tu as mauvaise mine, ce soir.

EDWIGE.

J’ai besoin de m’étendre, de respirer.

BLONDEL.

Demeure un peu dehors. Moi, ma présence est indispensable. Il faut encore que je serre une vingtaine de mains… J’espère que tout le monde va d’ailleurs s’éloigner. (À ce moment, sur les marches de l’orangerie, apparaissent Bouguet et sa femme. Ils descendent, ils ont l’air de chercher l’ombre. Blondel, bas à sa femme.) Chut ! regarde !… Comme leur joie éclate sur leur visage à tous deux.

EDWIGE, (s’asseyant sur un rocking, et se dissimulant derrière le gros tilleul.)

À lui surtout.

(À ce moment, discrètement, et, masquée par un pilier des arcades de l’orangerie, Madame Bouguet met ses bras autour du cou de son mari.)
MADAME BOUGUET.

Je ne t’avais pas encore embrassé. Ils s’étreignent. Après quoi, gênés un peu de leur effusion, ils retournent dans la salle.

BLONDEL, (bas à sa femme.)

Tu ne trouves pas ce baiser très émouvant ?

EDWIGE, (en les regardant s’éloigner.)

Admirable ! Admirable… C’est beau comme l’antique !

BLONDEL, (bas.)

Comme il a dû être doux et plein de paix, ce baiser-là ! Mais je ne l’envie pas tout de même. C’est le baiser des noces d’argent…

EDWIGE.

Ils ont senti leur amour ce soir…

BLONDEL.

On ne le sent donc pas toujours ?…

EDWIGE.

Non… oh ! non, pas toujours… heureusement.

BLONDEL, (s’approchant d’elle.)

Ma chère Edwige !

EDWIGE, (se lève.)

Dieu ! que je suis fatiguée… Tu n’as pas idée de ce que je suis fatiguée !…

MARCELLE, (qui avait accompagné les dames à la grille, revient, et, les apercevant.)

Tiens ! vous étiez là, les amoureux.

BLONDEL, (rit.)

Oh ! nous ne sommes plus des amoureux, mais un vieux ménage ! Songez : deux mois de mariage ! Ça compte. La petite se sent seulement un peu souffrante, et se tient à l’écart.

MARCELLE.

Qu’est-ce que tu as ?

EDWIGE.

La fatigue, sans doute.

UN PRÉPARATEUR, (sortant de la salle et appelant.)

Blondel !… Blondel n’est pas là ! On le cherche…

BLONDEL.

Si, si, me voilà.

LE PRÉPARATEUR.

Les Bouguet vous réclament. Il y a le directeur de l’Aube qui voudrait vous parler, je crois.

BLONDEL.

Bon. Moi qui ai horreur des journalistes, ça va bien.

(Il s’en va dans la salle.)


Scène III


EDWIGE et MARGELLE, puis BOUGUET, MADAME BOUGUET, BLONDEL et LE DIRECTEUR de L’« AUBE ».

(Edwige et Marcelle sont sous les arbres.)
EDWIGE.

Comme vous avez l’air heureux, ce soir, Marcelle !

MARCELLE.

Pourquoi ne me tutoies-tu pas ce soir ?

EDWIGE.

Je ne peux pas m’y habituer. Ma langue fourche.

MARCELLE.

Ah ! c’est drôle… puisque cela a été convenu entre nous.

EDWIGE, (aigrement.)

Oui, mais je ne peux pas oublier que j’ai été, ici, un peu comme une gouvernante… du même âge que toi… mais…

MARCELLE.

Oh ! comment peux-tu proférer une bêtise pareille ! Tu me blesses !

EDWIGE.

Je n’ai pas voulu te blesser, Marcelle. Je voulais indiquer cette nuance en passant, comme je l’éprouve en ce moment.

MARCELLE.

Laquelle au juste ?

EDWIGE.

Je ne me sens pas de la fête ce soir… mais tu sais que je suis toujours très maussade.

MARCELLE.

Tu es de la fête au même titre que Blondel qui partage ce soir la gloire de papa, car, enfin, dans son discours, papa a bien rendu à Blondel tout ce qu’il lui doit, j’espère !

EDWIGE, (souriant.)

Oh ! mais, Marcelle, ne te mets pas en peine de cela. Tu as l’air de penser que j’ai des vénérations à ce point maritales ! Nous ne sommes pas un assez vieux ménage, quoi qu’il en dise, pour que je me conduise comme la « dame du sous-directeur », la femme qui réclame pour son mari. Oh ! Dieu, j’ai horreur de cela ! Et puis, crois-tu que je sois mariée, le crois-tu vraiment ?

MARCELLE.

Quel esprit !

EDWIGE.

De même que je prétendais me sentir l’invitée, de même j’ai l’impression que je ne suis pas mariée pour de bon !

MARCELLE, (sévère.)

Tout simplement parce que tu as fait un trop beau rêve.

EDWIGE.

Oui, sans doute cela ! Mettez votre main sur mon front, Marcelle.

MARCELLE.

Encore vous !

EDWIGE.

Mets ta main sur mon front, Marcelle. Tu vois comme j’ai chaud. Je dois avoir la fièvre.

MARCELLE.

Tu n’es pas malheureuse ?

EDWIGE.

Pourquoi le serais-je ?

MARCELLE.

On ne sait jamais avec toi ! Tu m’as tant de fois inquiétée.

EDWIGE.

Je t’ai inquiétée ?

MARCELLE, (gravement.)

Oui, et tu ne t’en es pas doutée ! Souvent, j’ai eu peur de toi, si peur !…

EDWIGE.

Vraiment ! À quel point de vue ?

MARCELLE, (après une hésitation.)

Oh ! ce serait fou à te raconter…

EDWIGE.

Je ne comprendrais pas ?

MARCELLE.

Si tu comprendrais, très bien, extrêmement bien, mais c’est inutile… et puis j’ai été rassurée amplement, depuis lors ! Je t’ai mieux approfondie et, en vivant côte à côte, comme des égales, j’ai mieux compris que toutes ces bizarreries devaient être mises sur le compte de la race. Je me souviens que, quand j’étais petite, maman elle-même avait de ces nuances étranges, incompréhensibles. Elle a changé au contact de papa… Qu’est-ce que tu as à rire ?

EDWIGE.

C’est ta façon de dire « papa ». Je trouve cette expression si drôle en parlant de cette sorte de Goethe que nous fêtons ce soir. Tu ne trouves pas qu’il ressemble à Gœthe !

MARCELLE, (froidement.)

Je ne sais pas, je n’ai pas connu Gœthe !

(À ce moment, Bouguet sort de l’orangerie avec sa femme et Blondel. Ils accompagnent le directeur de l’Aube.)
LE DIRECTEUR DE L’« AUBE ».

J’ai été heureux de vous apporter, ce soir, l’hommage de mon admiration à tous deux et de vous remercier, Madame, de l’article que vous avez bien voulu envoyer au journal.

BOUGUET, (présentant.)

Ma fille…

LE DIRECTEUR.

Mademoiselle… L’article paraît demain matin. Vous a-t-on apporté les épreuves ?

MADAME BOUGUET.

Pas encore… J’ai dit faiblement ma reconnaissance à tous les souscripteurs de cet objet d’art que je garderai précieusement. C’est bien la première fois de notre vie, par exemple, que nous écrivons dans un journal…

LE DIRECTEUR.

Les savants nous dédaignent, je sais…

MADAME BOUGUET.

Mais j’ai été heureuse de cette occasion de dire au public ce qu’était notre collaboration, à Laurent et à moi…

BOUGUET.

Je suis inquiet. Je n’ai pas encore pris connaissance de l’article. Ma femme a dû modestement encore s’effacer devant moi, comme toujours.

LE DIRECTEUR.

La page est concise et admirable… Si, si, Madame, admirable. Puisque le groom n’est pas venu, je vais vous l’envoyer tout de suite avec les épreuves, dès que j’arriverai au journal… Mademoiselle… Monsieur Blondel…

MADAME BOUGUET.

Au revoir… et confuse de l’honneur que vous m’avez fait avec cet hommage…

LE DIRECTEUR.

Qui a pris, vous l’avez vu… un caractère quasi national.

(Bouguet et sa femme accompagnent le directeur de l’Aube.)
BLONDEL, (à Marcelle.)

Ma femme n’est pas plus souffrante ?

MARCELLE.

Rassurez-vous.

BLONDEL.

Je la trouve un peu nerveuse, ce soir.

MARCELLE.

En effet. Nous causions là, en prenant le frais.

BLONDEL, (à Marcelle.)

Voulez-vous voir les musiciens ? Monsieur Hernert désire, pour clôturer, qu’on finisse en jouant un air de Bach. Le chef d’orchestre a dit que c’était possible si vous aviez la partition de piano… L’aria de Bach, je crois.

MARCELLE.

Parfait. J’y vais.

(Elle rentre dans la salle.)
BLONDEL, (s’approchant de nouveau d’Edwige.)

Ça va-t-il mieux, ma petite ?

EDWIGE.

Oh ! je t’en prie, ne t’occupe pas de moi.

BOUGUET, (revient du fond et se retourne avant d’entrer dans la salle.)

Qu’est-ce qu’il y a ?

BLONDEL.

Ma femme est un peu incommodée par la chaleur.

BOUGUET, (s’approchant.)

Rien de grave ?

EDWIGE.

Rien du tout… J’étouffais un peu, j’ai pris l’air, voilà… Qu’on ne s’occupe pas de moi !

BLONDEL, (lui entourant la taille.)

Pauvre chérie ; c’est vrai qu’elle est pâlotte ! Elle a les yeux cernés. (Il rit bruyamment.) Eh ! eh ! des yeux de lune de miel, après tout !…

EDWIGE, (se dégageant en repoussant le bras de Blondel.)

Mais laisse-moi, laisse-moi.

BLONDEL, (étonné.)

Mon Dieu ! que tu es nerveuse ! Est-elle assez fébrile, hein, Bouguet ? Tu ne trouves pas cela extraordinaire…

EDWIGE, (s’en allant sur le rocking.)

Je vous en prie…

BLONDEL.

Bon, la voilà qui pleure !… Ma chérie !… Qu’a-t-elle donc ?

EDWIGE.

Je désire aller me coucher.

BLONDEL.

As-tu besoin des domestiques ? La femme de chambre elle-même est employée au buffet.

EDWIGE.

Non, non, de personne. Veux-tu simplement donner l’ordre à la femme de chambre qu’elle fasse mon lit et puis qu’on me laisse seule, qu’on ne me dérange plus. J’essaierai de me reposer.

BLONDEL.

Bien, j’y vais.

EDWIGE.

Ai-je la fièvre ? Je n’en sais rien. (Elle tend brusquement son poignet à Bouguet qui s’en allait.) Dites-moi si j’ai le pouls agité ?

(Blondel est parti. Elle retire brusquement son poignet de la main de Bouguet.)


Scène IV


BOUGUET, EDWIGE

EDWIGE.

C’est trop ! c’est trop !… j’aurai trop souffert ce soir… Oh ! ne me regardez pas ainsi, de cet œil glacé… Ne jamais vous parler, ne pouvoir jamais tenir que cette conversation banale qui devient pour moi mourante, entendez-vous ?…

BOUGUET.

Ce sont nos conventions mêmes.

EDWIGE.

Oui, oui, ce sont nos conventions, et je les exécute suffisamment, je crois ! Vous ai-je jamais importuné ? Vous ai-je excédé de mon amour ? Mais tout de même si inaccessible que vous soyez, il y a des moments où ce silence et cette froideur dépassent toutes les permissions !

BOUGUET, (dans une attitude froide et hautaine.)

Qu’y a-t-il de particulier aujourd’hui ?

EDWIGE.

Il le demande ! Ce qu’il y a de particulier aujourd’hui ? Mais c’est votre fête, c’est la joie sur toute la maison, sur toute votre vie ! Tout l’amour monte vers vous, du passé, du présent, de la foule inconnue. Seul, un pauvre petit amour meurtri reste dans son coin et n’a même pas sa part de souvenir ! Aujourd’hui, je souffre d’une jalousie atroce. Jeanne est là, contre vous, à votre bras. C’est une sorte d’auréole et d’apothéose que vous partagez tous les deux. Tout à l’heure, je vous ai vu, je vous ai entendu lui donner un baiser, un baiser si profond, si grave, que j’en suis encore toute bouleversée !…

BOUGUET.

Ce sont là des sentiments que vous avez tort d’éprouver. Ils ne vous font pas honneur, Edwige.

EDWIGE.

Songez que vous n’avez même pas eu la délicatesse d’un souvenir aujourd’hui qui fût à moi… Si j’avais compris que, dans cette minute de plénitude, il y avait, pour l’ancienne amie, un regard pareil à ceux d’autrefois ! Mes engagements, ne les ai-je pas tous tenus ? Je ne vous approche plus jamais qu’avec des paroles de respect semblables à celles de tout le monde… mais vous, vous savez bien, au fond, que mon amour n’est pas mort ! Vous savez que la vie que je mène m’est insupportable ! Oui, oui, parfaitement, vous le devinez… Oh ! je ne cherche pas maintenant à la fuir, cette vie-là. Je l’ai acceptée, elle sera ce qu’elle sera ! Mais, au moins, qu’est-ce que je souhaitais comme récompense, une fois de temps en temps… que sais-je ?… tous les six mois… tous les ans ?… Que vous me preniez affectueusement dans vos bras, que vous mettiez un baiser sur mon front douloureux ! Aujourd’hui, vous avez embrassé des amis, des indifférents ! Moi seule, vous m’avez oubliée !…

BOUGUET.

Edwige, mon enfant, je comprends et je sens tout ce que vous dites, mais il y a entre nous un pacte conclu que je considère comme sacré. Je ne dois pas transiger avec lui. Ai-je besoin de te rappeler que si je ne me suis pas opposé à ce mariage, c’est uniquement parce que tu m’avais juré de rejeter toute mémoire d’une aventure qui fut si brève, de ne jamais y faire allusion. À ce prix seulement, j’ai consenti à ne pas dévoiler une vérité qui eût entraîné en effet des désastres ou des chagrins immenses. Ne me fais pas repentir d’un optimisme qui, pour qu’il se réalise, dépend uniquement de ta sagesse.

EDWIGE.

Je crois que j’ai tenu parole. Je ne me suis pas engagée à ne plus vous aimer dans mon âme, car, cela, je ne le pouvais pas !

BOUGUET.

Mais tu t’es engagée à faire tous tes efforts pour chérir ton mari… Et nous avons tous les deux escompté le temps et la sagesse, pour transformer dans ton cœur tout sentiment passionné, s’il en subsistait encore un. Ai-je eu tort de te croire ? J’ai trouvé qu’il y avait une très réelle beauté dans ce pacte, puisqu’il maintient l’équilibre de toutes ces existences, qui auraient pu être compromises, et dont tu es pour ainsi dire la clef de voûte !

EDWIGE.

Je n’ai pas besoin que vous récapituliez tous vos mobiles, je les sais tous, je ne les oublie jamais. Vous en omettez même un qui est le meilleur et qui vous vaut toute ma reconnaissance…

BOUGUET.

Lequel ?

EDWIGE.

C’est que vous n’avez pas voulu que je sois chassée par Madame Bouguet et que je tombe à la misère ou au néant… (Silence.) J’ai donc contracté vis-à-vis de vous un engagement qui est, en effet, sacré… Enterrer mon amour, vous en libérer !… Mais que voulez-vous… tout le monde est heureux ici… tout le monde est pleinement heureux… vous, mon mari, elle, tous, sauf moi ! Ah ! que ce serait peu de chose pourtant ! À de certaines heures un regard de l’âme qui me dirait : « Je n’ai pas complètement oublié. Courage, ma petite !» Et à d’autres moments même un baiser, oui, un baiser… oh ! qui n’ait plus rien de sensuel… comme celui, tenez, que vous avez donné tout à l’heure à votre femme et qui m’a fait si mal dans l’âme…

BOUGUET.

Voyons, Edwige !…

EDWIGE.

Songez donc que c’est moi qui ai tous les soucis de cet équilibre moral dont vous parlez et dont je suis la ménagère !… Vous, qui ne pensez plus à moi, cela vous est facile de vivre ! Mais moi, il faut que je surveille toutes mes pensées, tous mes actes… (Elle met la tête dans ses coudes.) Et puis, la chose terrible, oui, la chose terrible…

BOUGUET.

Laquelle ? Pourquoi t’arrêtes-tu ?

EDWIGE.

Ah ! vous me devinez !

BOUGUET, (vivement.)

Voyons, Edwige, ce n’est pas vrai, tu mens en ce moment-ci, car je sens bien que tu commences à aimer ton mari. (Elle secoue la tête.) Si, si, tu l’aimes déjà ! Tu as beau dire, tu ne le sais pas toi-même, mais moi je le devine… j’ai la joie de le découvrir… L’autre jour, tu t’es mise en colère, tu l’as défendu à propos d’une futilité, avec de la véhémence que j’ai trouvée charmante.

EDWIGE.

Ce n’est pas l’amour !

BOUGUET, (s’animant comme pour se persuader lui-même.)

Et comme il t’aime, lui ! Quel plaisir à voir la bonne candeur de ses yeux, la sollicitude joviale dont il t’entoure, sa transformation, car il est transformé depuis…

EDWIGE.

Taisez-vous ! taisez-vous ! (Elle lui prend la main, il la retire.) Permettez que j’appuie ma tête sans rien dire sur votre épaule…

BOUGUET.

Allons, Edwige ! Pas de mots d’enfant gâtée ! Une plus noble attitude ! Plus de ces faiblesses d’adolescente. C’est exact, je pourrais, je devrais te dire, peut-être, de temps en temps, le mot qui fouetterait ta volonté et qui rassurerait tes émois.

EDWIGE.

Ah ! vous le reconnaissez !…

BOUGUET.

Mais je ne le ferai pas. Je ne dois pas le faire, je ne le dois pas. Moralement, j’ai vis-à-vis de mon ami un devoir qui doit toucher au scrupule. Le silence total est préférable. Tout rapprochement, s’il t’apportait un bienfait et du courage, serait tout de même un pas en arrière… Mais oui… je crains tes bras tendus… (Se reprenant.), quoique je te prie de n’avoir aucun doute là-dessus, je n’éprouve pour toi qu’une profonde sollicitude…

(Il le dit sèchement, presque durement.)
EDWIGE.

Quelle cruauté ! prononcez donc au moins le mot amitié, s’il ne vous écorche pas la bouche !…

BOUGUET, (avec une force croissante.)

Une très profonde amitié, oui.

EDWIGE.

Et puis, ne dites plus rien. Que font les mots !… Voyez, on va, on vient. Accordez-moi ces cinq minutes silencieuses, je vous en supplie. Si vous ne voulez pas me les accorder ici, que ce soit n’importe où, tenez derrière notre maison, dans une allée, dans plus d’ombre encore… que je sente, en ce soir si bon pour tous, si cruel pour moi, vos lèvres sur mon front. J’en aurai peut-être pour une année de courage !… Vous verrez, j’arriverai au but, mais d’ici là… oh ! d’ici là… par pitié… ne me refusez pas cette seconde… Je meurs de solitude et de courage vain… !

BOUGUET.

Je la refuse.

EDWIGE, (tombant à genoux.)

Oh ! c’est trop ! c’est un luxe de cruauté inutile. Pour qui cette cruauté, pour qui ?… Vous n’avez pas peur de moi, pourtant ! Hélas ! Hélas !…

(Elle sanglote.)
BOUGUET.

Lève-toi… lève-toi vite. Tu ne vois donc pas que c’est un hasard qu’il n’y ait pas dix personnes ici.

EDWIGE.

Pensez à l’effroyable contrainte de mon cœur !… Oh ! mon adoré !…

BOUGUET, (la faisant se lever brusquement.)

Lève-toi, te dis-je !

(Un temps. Il s’écarte.)
EDWIGE, (à voix basse, se rapproche.)

Dites-moi alors que je vous verrai tout à l’heure, n’importe où… que l’on ne va pas se séparer ainsi ce soir… c’est impossible !… Oh ! ce soir !…

BOUGUET.

Tais-toi !… Voici Hernert.



Scène V


BOUGUET, EDWIGE, HERNERT

HERNERT, (des marches de l’orangerie.)

Eh bien ! Vous n’entrez pas pour écouter du Bach ? Vous entendez, on commence. Avouez que j’ai eu une bonne idée : du Bach vous va mieux qu’une mauvaise valse.

BOUGUET, (vague, cherchant ses mots.)

Certainement oui, je vous remercie.

HERNERT.

À moins que vous ne préfériez l’entendre du dehors sous les arbres ?

BOUGUET.

Si c’est avec vous. (À Edwige, qui lui fait des signes désolés.) Va, rentre dans la salle.

EDWIGE, (ramasse une écharpe et bas en s’en allant.)

Dites-moi deux mots tout à l’heure, dans la foule, je vous attends, — si, je vous attends !…

BOUGUET, (après une hésitation.)

Va.

(Elle se sauve.)


Scène VI


BOUGUET, HERNERT

BOUGUET.

Monsieur Hernert, précisément je vous cherchais. Je voulais me donner le plaisir très grand (Edwige est sortie. Les deux hommes se serrent la main.) de vous serrer la main. Le permettez-vous ? Je me suis souvent demandé pourquoi vous, l’auteur dramatique glorieux, l’auteur de tant de beaux poèmes, vous aviez tenu à faire ce beau geste et à vous effacer devant un homme si éloigné de vous. Elle ne manque pas de grandeur, cette fraternité des esprits d’élite qui ne se connaissent pas. Mais en quoi ai-je mérité, je ne dirai pas le sacrifice, mais l’honneur que vous m’avez fait ?

HERNERT.

Oh ! c’est une vieille dette, une très vieille dette contractée il y a déjà plusieurs années. Vous dites que nous n’avons point de contact, d’abord c’est faux. Vous savez que mes dernières œuvres sont des essais de philosophie pure ?

BOUGUET.

C’est vrai, et ce sont de nobles œuvres qui dateront. Votre réfutation de Kant est un morceau étonnant.

HERNERT.

Eh bien, c’est à vous que je dois de les avoir écrites, ces deux dernières œuvres.

BOUGUET.

À moi ?

HERNERT.

Oui. J’ai renoncé au théâtre, vous le savez. Je méprise presque maintenant la forme poétique et plastique. Je suis arrivé à ne concevoir que la pensée abstraite. Cette métamorphose, je la dois à bien des événements, à une évolution naturelle, il se peut, mais c’est à vous surtout, et, en m’effaçant devant vous, j’acquittais une dette de reconnaissance dont vous ne pouvez deviner la poignante histoire… Tout un drame que personne ne connaît et que personne ne connaîtra jamais !

BOUGUET.

Pourquoi ne le connaîtrais-je pas ? Si vraiment, à une époque de votre vie, j’ai été l’appoint que vous dites, le camarade inconnu dont vous parlez, pourquoi ne vous demanderais-je pas le premier cette confidence ?

HERNERT, (le regardant en face.)

Peut-être, après tout ! Oui, c’est un émouvant miracle que celui auquel vous faisiez allusion tout à l’heure, la fraternité des esprits supérieurs, cette marche sourde en avant de mille têtes qui ne se connaissent pas et qui poursuivent, chacune dans sa sphère, la recherche des vérités. C’est un bataillon bien dispersé, mais, voyez, nous ne nous étions jamais parlé, et, dès que nos deux regards se sont rencontrés, il semble que nous ayons deviné en nous des ascendances communes, des affinités qui font de nous deux êtres très proches, et qui se sont peut-être toujours connus… C’est assez grand…

BOUGUET.

Oui, c’est très grand… Alors, à quoi servirait donc cette parenté mystérieuse, si elle ne nous donnait pas le droit de brûler les étapes de l’amitié et de parvenir, d’un coup, à ce plan de confiance ou d’aveu que je réclame ? En des domaines très proches, ceux de la recherche et de l’idée, nous sommes déjà de la famille.

HERNERT.

Mais, moi, je suis le néophyte. Je suis le nouveau venu. Vous, vous avez toujours vécu dans la pensée, moi pas. Je suis parti des sens. Oui, j’ai été un sensuel jusqu’à trente ans ; puis, après les sens, j’ai traversé les sentiments… Aujourd’hui, je suis parvenu à la pensée et je me suis livré à elle complètement… Ceux qui comprennent le mieux imaginent que j’ai traversé ces trois cercles successifs : les sens, les sentiments et les idées, par un enchaînement tout naturel. Du tout, c’est à un grand à-coup que je le dus. Il fut simple. Vous, vous pouvez savoir…

BOUGUET.

Dites, dites… Je vous en prie…

HERNERT.

Depuis des années je cachais un amour tranquille et heureux… un amour sans publicité qui a pourtant alimenté dix ans de ma vie, dix ans !… Tout à coup, en un jour, en une soirée, dans les solitudes vertes de Normandie où je vivais, ç’a été l’effondrement, la rupture la plus atroce, — les saletés révélées, le cri furieux de la haine… La désillusion se reportait sur tout mon passé et, dans la débâcle, cette femme a détruit jusqu’au souvenir, jusqu’aux images !… Un soir, je suis sorti dans le jardin, un jardin comme celui-ci, tout mouillé de lune… je me suis traîné sous un chêne — je me souviens — pour mourir. J’ai appuyé le canon du revolver sur la place choisie. Je me suis étendu dans la position de la mort… et, alors, dans cette position, mes yeux se sont fixés tout naturellement sur le ciel… C’est ce qui m’a sauvé. Je n’y ai pas vu Dieu, certes !… Mais, dans ce raccourcissement suprême de la volonté, au moment de l’effort sur le tremplin, j’ai vu là-haut, par une espèce de synthèse que connaissent tous ceux qui ont failli mourir et qui ont interrogé le ciel, j’ai vu les flambeaux… les idées qui illuminent toute la conscience du monde que j’allais quitter !… J’ai vu là-haut, accrochée, je puis dire, d’étoile en étoile, toute la pensée humaine… comme si, désagrégée mais jamais perdue, elle vivait réellement au-dessus des morts, et formait ce grand nimbe universel, qui nous emporte vers des fins de clarté ou de sérénité… Ma main s’est attardée longtemps, longtemps, indéfiniment… Dès ce regard suprême j’avais été happé par le ciel de l’homme… Le ciel divin — l’autre, non !… — J’ai voulu atteindre le connaissable avant de partir pour l’inconnu ! Dès lors, je me suis acheminé comme vous, comme tant d’autres, vers l’Infini… La chair n’a plus compté : ma douleur se perdait dans l’esprit universel !

BOUGUET.

Oui, la pensée est le refuge des âmes qui ont vécu ! L’idée est tout. Voilà. Ah ! la bienfaisante certitude !… Et comme on en a besoin quelquefois !…

(Son œil s’anime étrangement.)
HERNERT.

Oui, n’est-ce pas ? L’idée est devant nous. Elle éclaire le monde entier dans sa marche. Les flambeaux sont là qui précèdent. Dès qu’on s’est penché sur toutes les possibilités immenses de l’esprit, on voit que l’idée précède l’acte. Alors, que deviennent la terreur, l’amour, la douleur ? Des résidus, des déchets de l’âme en marche ou de la pensée universelle… On ne sent plus l’amputation qui vous est faite d’une partie de soi-même… Alors, de toute mon énergie, la mort que j’espérais, dont j’avais soif, je l’ai repoussée comme une formule insignifiante et je me suis précipité sur des livres. Les premiers qui me soient tombés sous la main ce furent les vôtres. Oh ! qu’ils sont beaux dans leur sécheresse et dans leur volonté aride. Votre dernier, Évolution et Matière, m’a empoigné comme un flot. De ce jour, je suis arrivé à vivre et à agir par des énergies immortelles… La fatalité qui a failli m’écraser n’est qu’un point de vue bien mesquin et, au-dessus de la fatalité, il y a la majestueuse liberté de la pensée… Je vous dois infiniment, Bouguet !… comme je dois ma vie et mon courage à la pure contemplation du ciel, un soir, sous le chêne d’un petit village. L’âme suprême a consolé mon âme d’homme.

BOUGUET, (avec une grande émotion.)

Comme c’est étrange que vous parliez ainsi… comme c’est curieux, cette confession aujourd’hui !… Et comme je suis ému… effrayé… Vous ne pouvez pas savoir non plus à quel point !…

HERNERT.

Pourquoi ?

BOUGUET, (lui saisissant tout à coup nerveusement le bras.)

Pourquoi ?… Parce que… j’ai cinquante-cinq ans, mon ami… Dès l’âge de quinze ans, je vivais dans ce troisième cycle dont vous parliez : la pensée, la recherche… Et voici que je fais peut-être le chemin inverse de celui que vous avez fait !

HERNERT.

C’est-à-dire ?…

BOUGUET.

Oui, parti de la pensée après être passé par les sentiments, j’en arrive peut-être aux sens… dont vous venez !… Quelle affreuse contradiction !… Et quel échange !…

HERNERT.

Est-ce possible ?…

BOUGUET.

Pendant que vous parliez, j’écoutais votre histoire avec angoisse… Vous ne pouvez concevoir mon doute de moi-même en ce moment… mon étonnement… ma rage, depuis quelques jours… le doute de ma fierté qui m’envahit !… Celui auquel vous vous confessez avec ardeur n’est peut-être qu’un pauvre vieux savant naïf et falot, qui n’a même pas la connaissance de soi-même et qui, à cinquante ans passés, se sent tout à coup pris par une force rétrograde… Oui, ne cherchez pas à comprendre… Nous sommes deux voyageurs, nous nous rencontrons en chemin inverse. Nous pensions l’un à l’autre, sans nous connaître… et nous nous rencontrons en passant, l’un allant là, l’autre en revenant. Et nous nous tendons la main fraternellement, mais avec une bien belle amertume !

HERNERT.

Ce n’est pas encore assez que cette poignée de main… Je ne sais ce qu’évoque pour vous cette soirée, ces arbres, ce jardin. Je devine obscurément une terreur… Mais je sens monter en moi, près de vous, toute l’émotion du soir où j’ai souhaité de disparaître à cause d’elle… Voyez-vous, c’est le même ciel immobile… Il n’y a qu’une chose qui est peut-être changée… le visage de ma douleur… Et un peu grâce à vous, n’est-ce pas ? Comprenez-vous ma dette superstitieuse, maintenant ? et pourquoi j’ai tenu à l’acquitter ?

BOUGUET.

Il faut que je vous embrasse… il faut que nous nous embrassions !…

HERNERT.

De tout mon cœur !

(Et ces deux hommes, dans l’ombre, se donnent un baiser maladroit où se mêlent des larmes et de larges respirations oppressées.)
BOUGUET.

Mon ami, mon cher ami ! qui pourrait comprendre notre émotion en ce moment et le baiser d’homme que nous venons d’échanger ?

HERNERT, (radieux.)

Vous voyez que j’ai bien fait de venir ce soir. Je ne m’attendais pas à un pareil moment.

BOUGUET.

Quelqu’un vient nous le voler.

HERNERT.

Et, voyez, c’est un peu comme dans des histoires et comme à la fin des rêves, la musique cesse avec nos paroles.




Scène VII


Les Mêmes, HERVÉ, DES INVITÉS, puis MADAME BOUGUET, PÉLISSIER, CORMEAU, MARGELLE, puis EDWIGE.

(Une quinzaine de personnes sortent et descendent les marches de l’orangerie.)
HERVÉ, (à Bouguet)

On vous cherchait, Monsieur Bouguet. Vous n’avez pas entendu ?

BOUGUET.

Nous écoutions du dehors, Hernert et moi.

(Il rentre précipitamment dans l’orangerie, presque en courant.)
HERVÉ.

Monsieur Hernert ! vous a-t-on remis ou envoyé votre exemplaire de la médaille commémorative ?

HERNERT.

Je ne sais pas si je l’ai reçue. En tout cas, on ne me l’a pas donnée ici. Au fait, je réfléchis même que je ne l’ai pas vue.

HERVÉ.

Tenez, la voilà.

(Quatre ou cinq personnes se rapprochent. Hernert regarde, sous la lumière qui vient de l’orangerie.)
HERNERT.

C’est très bien. Autant qu’une médaille peut être bien. Puis, c’est une plaisante idée du sculpteur d’avoir doucement appuyé le visage de son mari sur celui de Madame Bouguet. On ne sait pas lequel des deux reflète l’autre… On dirait que ces grands fronts absorbent toute la lumière…

HERVÉ.

Comme c’est vrai. Monsieur, ce que vous dites ! D’ailleurs, Madame Bouguet aime passionnément la lumière. Figurez-vous qu’il n’y a pas de rideaux à ses fenêtres et elle se coiffe résolument en arrière.

(Madame Bouguet descend de l’orangerie.)
MADAME BOUGUET.

Vous parliez de moi ? Vous vous moquiez de ma coiffure ?

HERNERT.

Au contraire. Nous admirions votre front que le sculpteur a fait très ressemblant. Nous disions : un front qui absorbe toute la lumière.

MADAME BOUGUET.

On m’a assuré que Victor Hugo avait l’habitude, quand il voyait le front d’une femme embroussaillé, de lui rejeter tous les cheveux en arrière. Il avait raison : le front, c’est le visage de l’intelligence… Je ne dis pas ça pour moi !

UN ÉLÈVE, (du perron de l’orangerie.)

Mesdames, Messieurs, Mademoiselle Mériel, de la Comédie-Française, veut, avant que nous nous séparions, vous dire un sonnet qu’un des nôtres, un jeune élève de l’Institut Claude-Bernard, a écrit en l’honneur de notre maître. Mademoiselle Mériel le dira, appuyée au socle de la vieille statue de Pomone, ici à droite…

PÉLISSIER.

Excellente idée. Il faisait si chaud à l’intérieur.

CORMEAUX.

Et ce sera beaucoup plus décoratif. Elle est si décorative !

MARCELLE, (s’empressant et désignant le fond du jardin.)

Si vous voulez tourner… à droite… c’est la statue qui est presque au pied de l’escalier.

(On se dirige en masse dans le fond à droite. Il ne reste plus sur la scène que Madame Bouguet, Hernert, Hervé. Edwige, à ce moment, sort de l’orangerie et passe en se dirigeant vers sa maison.)
MADAME BOUGUET, (l’apercevant.)

Edwige, tu ne viens pas ?

EDWIGE.

Non. Je vais me coucher. Je n’en peux plus.

MADAME BOUGUET.

Tu n’attends pas la fin ?

EDWIGE.

Je suis prise d’un véritable étourdissement. Je monte dans ma chambre. Excusez-moi, et à demain.

MADAME BOUGUET.

Tu n’as besoin de personne ?

EDWIGE.

J’ai prié la femme de chambre, au contraire, de ne pas me réveiller.

MADAME BOUGUET.

Le bruit ne te dérangera pas ?

EDWIGE.

Pas le moins du monde. Avant un quart d’heure, je serai endormie. Je n’en peux plus !

UN PRÉPARATEUR, (appelant dans le fond.)

Vous venez écouter, Hervé ?

HERVÉ.

J’arrive. Une seconde.

(Edwige est entrée dans le pavillon. Elle attend à l’intérieur. On entend plus loin une voix qui psalmodie quelques vers. Madame Bouguet, au premier plan, donne un ordre à Hervé.)
MADAME BOUGUET.

Dites-moi, Hervé, il n’est pas venu un groom du journal l’Aube apporter des épreuves ?

HERVÉ.

Non, Madame. Je suis au courant, s’il était venu, je ne l’aurais pas fait attendre.

MADAME BOUGUET.

S’il n’arrivait pas avant un quart d’heure, vous seriez bien aimable de téléphoner au journal, car je ne veux pas qu’un article de cette importance paraisse sans que mon mari en ait pris connaissance. Vous me les apporteriez, je les corrigerais là… tenez… près de cette lampe…

HERNERT, (baisant la main de Madame Bouguet.)

Je prends congé de vous…

MADAME BOUGUET.

Comme je vous remercie d’être venu ce soir, Monsieur Hernert. J’espère que nous deviendrons de vrais amis.

HERNERT.

C’est le vœu que j’exprimais à Bouguet lui-même, il y a un instant. Nous venons de causer amicalement. Quelle étonnante impression de candeur et de sincérité se dégage de lui !… Vous savez… la pure simplicité des voyants !… Vous êtes tous des candides ici. Vous m’avez encore donné, ce soir, un peu de réconfort, et je m’en vais charmé. À bientôt donc. J’ai hâte de revoir déjà cette maison de travail, d’ardeur, cette ruche paisible de l’intelligence et du savoir qui veille au cœur de Paris.

(Il s’en va. Au moment où il se dirige vers le fond pour aller rejoindre le groupe qui s’est réuni dans le jardin, on aperçoit Bouguet qui, à son tour, descend de l’orangerie et passe en se dirigeant du même côté qu’Edwige tout à l’heure.)


Scène VIII


MADAME BOUGUET, (qui remontait en suivant Hernert.)

Tiens ! tu fuis aussi ? Tu n’étais pas là-bas, sous les coups de l’encensoir…

BOUGUET.

Je commence d’ailleurs à en avoir par-dessus la tête. Nous en a-t-on asséné, ce soir !… C’est fastidieux !

MADAME BOUGUET.

Où t’en vas-tu, lâcheur ?…

BOUGUET.

Je monte au laboratoire. Je m’aperçois que j’ai complètement oublié de fermer à clef mon secrétaire. Il y a mon manuscrit… Demain, le garçon de salle pourrait fouiller ; c’est tout à fait inutile… Déjà, quelques indiscrétions ont été commises dans la Revue bleue… Je reviens tout de suite…

(Il s’en va par une allée à gauche, derrière le pavillon des Blondel.)
MADAME BOUGUET, (aux domestiques qui sont sur le seuil de l’orangerie.)

Oui, vous pouvez commencer à éteindre.

MARCELLE, (revient au fond.)

Maman ? Tu es là ?… Ton absence est remarquée.

MADAME BOUGUET, (toujours aux domestiques.)

Et vous pouvez fermer de ce côté.

(Ils ferment les volets de l’orangerie.)
MARCELLE.

Edwige est montée se coucher, je crois ?

MADAME BOUGUET.

J’espère que nous n’allons pas tarder à en faire autant. Minuit est proche.

MARCELLE.

Pas loin.

MADAME BOUGUET.

Je fais fermer les portes, de ce côté, pour indiquer aux retardataires que je voudrais bien avoir la paix. Il faut que je fasse demain matin une série d’inoculations.

BLONDEL, (arrivant du fond.)

Eh bien, je vous assure que vous avez absolument l’air de le faire exprès !… Ni le mari, ni la femme !… Les vers de ce pauvre garçon sont d’une idiotie !

MADAME BOUGUET.

Mais c’est par pudeur que je n’ai pas voulu entendre. Ça me gêne.

BLONDEL.

Allez le féliciter tout de même. Il est ému.

MADAME BOUGUET.

Qu’est-ce que je dirai ?

BLONDEL.

Dites que le dernier vers est admirable. Ça fait toujours plaisir à un poète.

(Blondel reste en scène et allume une cigarette en riant.)


Scène IX


PÉLISSIER, (son pardessus sur le bras, sort du pavillon des Blondel.)

Tiens ! vous êtes là, Blondel !

BLONDEL.

Pourquoi cet étonnement ?

PÉLISSIER.

Ah ! je croyais que c’était vous qui étiez rentré dans votre maison.

BLONDEL.

Non. J’étais de service, mon cher.

PÉLISSIER.

Je prenais dans l’obscurité mon pardessus que j’avais déposé chez vous, avec le vestiaire de Madame Duruy, quand on vint juste éteindre votre rez-de-chaussée. Alors je me suis trouvé stupidement dans l’obscurité !… À tâtons, je me suis mis à chercher, autour de votre billard sur lequel j’avais jeté le pardessus, et…

BLONDEL, (regardant le pavillon.)

Ah ! oui ! tiens, au fait, c’est éteint ! Pourquoi ?… C’est absurde. Je vous demande bien pardon.

PÉLISSIER.

On a poussé la porte pendant que j’étais là. C’était un couple. Je croyais que c’était vous qui accompagniez Madame Blondel.

BLONDEL.

Du tout. Ma femme était seule… Ce ne peut être elle que vous avez aperçue.

PÉLISSIER.

Alors, vous avez des invités chez vous…

BLONDEL.

C’est d’ailleurs imprudent de laisser ainsi toutes les portes ouvertes. Je recommande toujours à ma femme de fermer au moins la porte qui donne derrière ce massif d’arbres.

PÉLISSIER.

C’est par là que je suis entré.

BLONDEL.

Un instant. (Au moment de s’en aller.) Vous désirez du feu ? Voilà une boîte d’allumettes.

(Il lui laisse les allumettes. Pélissier allume un cigare, met son pardessus. Quelques secondes après Blondel, qui a fait le tour de sa maison, revient ; il remet des clefs dans sa poche.)
PÉLISSIER.

Adieu, mon cher ; alors je ne serre pas la main de Madame Blondel.

BLONDEL.

Ma femme se sentait souffrante. Elle est montée depuis longtemps se coucher.

PÉLISSIER.

Ah ! elle est montée !…

BLONDEL, (regarde la fenêtre du premier.)

Oui…

PÉLISSIER.

Vous lui présenterez tous mes respects.

BLONDEL, (distrait, regardant la maison.)

Vous dites ?

PÉLISSIER.

Vous lui présenterez tous mes respects.

BLONDEL.

Oui… Cependant, pourquoi n’est-ce pas allumé dans sa chambre ? Et pourquoi tout est-il éteint en bas ? (La lumière s’allume au premier.) Ah ! voilà, justement. Mais, alors, elle n’était peut-être pas montée… Tiens !…

(Il jette un caillou dans la fenêtre.)
PÉLISSIER.

Ce n’est pas pour me dire adieu, cher ami, que vous allez déranger Madame Blondel ?

BLONDEL.

Rassurez-vous ! (Il jette un second caillou et appelle.) Edwige !…

(La fenêtre s’entr’ouvre. Edwige passe imperceptiblement la tête par les volets.)
EDWIGE.

Qu’y a-t-il ? C’est toi ?

BLONDEL.

Oui. Tu es encore habillée ? Comment n’es-tu pas couchée ?

EDWIGE.

Je flânais.

BLONDEL.

Tu viens pourtant d’allumer tout de suite ?

EDWIGE.

Oui. Pourquoi ?

BLONDEL.

Pour rien…

PÉLISSIER.

Au revoir, Madame.

EDWIGE, (à la fenêtre.)

Au revoir. Monsieur. Je vous demande pardon. Je suis montée ; j’étais un peu souffrante !

PÉLISSIER.

Reposez-vous. Il est déjà si tard !

(Edwige a refermé la fenêtre.)
BLONDEL.

Adieu, mon cher. (Le retenant.) Vous vous trouviez dans la salle de billard quand on a éteint ?…

PÉLISSIER.

Oui, je prenais mon pardessus…

BLONDEL.

En passant, voulez-vous avoir la complaisance de dire à Bouguet… ou plutôt à Madame Bouguet… oui, à Madame Bouguet… que je désire lui parler… Ils sont certainement dans le groupe. Je viens d’y laisser Monsieur Bouguet.

(Un grand temps. Il reste seul et considère machinalement sa maison.)


Scène X


MADAME BOUGUET, BLONDEL

MADAME BOUGUET, (dans le fond.)

Mon ami ? Pélissier m’avertit que vous me cherchez.

BLONDEL.

Oui. Je voudrais dire un mot à Bouguet. Où est-il ?

MADAME BOUGUET.

Voilà quelques minutes, il s’est absenté… attendez… (Se rappelant.) Ah ! il est monté au laboratoire. Il m’a dit qu’il allait fermer son secrétaire.

BLONDEL.

Depuis combien de temps ?…

MADAME BOUGUET.

Une dizaine de minutes !

BLONDEL.

C’est curieux… Pourquoi fermer son secrétaire ? À quel propos ?

MADAME BOUGUET.

Sans doute à cause du fameux livre, des notes aussi relatives au sérum. Il y a eu des fuites. Vous savez qu’il n’aime pas beaucoup laisser les clefs sur les portes.

BLONDEL.

C’est une excellente habitude, en effet. Il faut toujours fermer les portes ; je viens d’en faire autant… Pourquoi riez-vous ?

MADAME BOUGUET.

Je ris… de vos axiomes… La Palice ! C’était tout ? Oui ? C’est pour cette question insipide que vous m’avez appelée ? Vous ne pouvez donc pas bouger d’ici ?…

BLONDEL, (hésitant.)

Non, en effet… Et alors, je désire qu’on aille le chercher. Je veux savoir où il est en ce moment.

MADAME BOUGUET, (riant de plus en plus.)

Laurent ? Elle est bonne !… Allez-y vous-même. Pourquoi restez-vous là comme un paquet !

BLONDEL.

Madame Bouguet… je suis un peu inquiet et troublé… Oui, je suis très inquiet de la santé de ma femme. Elle était vraiment dans un émoi… dans une irritation bizarre… Écoutez, voulez-vous avoir l’obligeance de monter chez elle, dans sa chambre ? Je préfère ne pas la déranger moi-même. Montez, vous lui demanderez si elle ne désire pas un cachet d’antipyrine.

MADAME BOUGUET.

Mais, très volontiers, mon ami.

BLONDEL.

Montez. Je vous attends ici. (Madame Bouguet entre dans le pavillon. Blondel se promène, craintif, timide. Il approche des fenêtres du rez-de-chaussée. De la main, il s’assure que la persienne qu’on aperçoit est bien fermée. Puis il s’efface sur la gauche en regardant la porte. Les musiciens passent le long de l’orangerie avec leurs hottes d’instruments. Ils parlent bruyamment.) Chut ! Silence, Messieurs ! (Il écoute attentivement à la porte, mais sans entrer, puis il revient à l’avant-scène. Il regarde à nouveau la persienne du premier éclairée.) Elle éteint !

(Il se cache derrière un arbre.)


Scène XI


(Quelques instants après Madame Bouguet sort à pas précipités. Elle a l’air de s’enfuir vers le fond en ne voyant plus Blondel.)
BLONDEL.

Eh bien, je suis là… Où couriez-vous ?

MADAME BOUGUET, (arrêtée net, se retourne.)

Je ne courais pas.

BLONDEL.

Vous avez vu ma femme ?

MADAME BOUGUET.

Oui, je l’ai vue… ce ne sera rien.

BLONDEL.

Et le cachet ?

MADAME BOUGUET.

Quel cachet ?… Ah ! oui… Non, elle n’a besoin de rien. Elle dormait…

BLONDEL, (s’approchant d’elle.)

Qu’est-ce que vous avez ?

MADAME BOUGUET.

Moi, rien.

BLONDEL.

Si je vous assure… votre visage paraît contracté, vous êtes toute pâle… comme si vous aviez eu une frayeur…

MADAME BOUGUET.

Vous voyez cela dans l’obscurité ?

BLONDEL.

Je le vois… je le sens…

MADAME BOUGUET.

La fatigue nous gagne. Nous sommes épuisés. Allons congédier tout le monde… Mais venez donc !

BLONDEL, (ne cessant de l’observer.)

Non, je n’irai pas. C’est vous qui allez venir ici.

MADAME BOUGUET.

Qu’est-ce qui vous prend ? Vous n’aviez jamais osé me parler sur ce ton…

BLONDEL.

Je veux que nous restions ici. Continuons à parler à voix très basse. Vous là, moi là ; vous, tournant le dos à la maison, à la porte… et moi, moi…

MADAME BOUGUET, (essayant de se dégager mais la voix fléchissante.)

Je crois que vous perdez la tête, Blondel !

BLONDEL, (il la place derrière l’arbre.)

Il y a l’un de nous deux qui est certainement plus ému que l’autre. Lequel ? Lequel ?…

MADAME BOUGUET.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire ! Je me soumets à votre fantaisie…

BLONDEL.

Mais ne vous retournez donc pas comme cela tout le temps !… Parlons, vous dis-je… Ou plutôt, non, taisez-vous, donnez-moi votre main, simplement. Asseyez-vous… Asseyez-vous là… ma pauvre, asseyez-vous…

MADAME BOUGUET.

Oh ! mais, vous êtes odieux, Blondel, simplement !… Qu’avez-vous, ce soir ?

BLONDEL.

Et vous, qu’avez-vous donc ? On dirait que vos yeux ont reçu une commotion… On dirait qu’ils ont tout à coup aperçu un désastre… Voue luttez… vous plastronnez…

MADAME BOUGUET.

Mais encore…

BLONDEL.

Chut !… Taisez-vous. Cette fois, je l’exige !… Taisez-vous ! Demeurons cachés, tapis… (Silence prolongé.) Qu’est-ce que ça peut bien vous faire qu’on ouvre la porte derrière vous ?… Silence !… (À ce moment, la porte du pavillon s’entr’ouvre tout doucement. Blondel s’est dissimulé à droite avec Madame Bouguet, qui reste de dos au pavillon, tandis que Blondel, la main sur l’épaule de Madame Bouguet, regarde et attend. Une silhouette d’homme sort du pavillon, inspecte et, à pas pressés, mais avec précaution, s’enfuit vers le fond, du côté des lumières. Blondel veut se précipiter… Madame Bouguet, toujours sans se retourner, l’arrête du bras. Blondel la repousse, fait quelques pas en avant, et, au moment où la silhouette d’homme disparaît complètement au tournant d’une allée, il appelle de tous ses poumons.) Bouguet ! Bouguet !



Scène XII


BLONDEL, MADAME BOUGUET, BOUGUET

BOUGUET.

Qui m’appelle ?

BLONDEL.

Blondel.

BOUGUET.

Que me veux-tu ?

BLONDEL.

Tu es monté dans ton bureau ? Tu en arrives, n’est-ce pas ?

BOUGUET.

Oui, pourquoi ?

BLONDEL.

Tu avais laissé ton secrétaire ouvert, paraît-il ?

BOUGUET.

Oui…

BLONDEL.

C’est ce que me disait ta femme… Tu as raison… on pourrait te voler.

BOUGUET.

Il y a mon manuscrit…

BLONDEL.

Tu n’as rien de plus précieux, toi !… (Terrible.) Écoute… (Madame Bouguet a un gémissement.) Non, d’abord, regarde ta femme.

BOUGUET.

Qu’a-t-elle ?

(Blondel saisit la lampe du jardin qui était à droite, près du perron, sur une table. Il vient à Madame Bouguet, la lampe à la main, et lui éclaire le visage. On distingue le ravage du tourment, sur ses traits, sans toutefois que la noblesse en ait disparu.)
BLONDEL.

Regarde dans quel état elle est… Et toi !…

(Il place la lampe brusquement sous le visage de Bouguet. À ce moment, Hervé arrive du fond, poussant un groom devant lui.)


Scène XIII


Les Mêmes, HERVÉ, UN GROOM

HERVÉ, (en courant, et repoussant Blondel.)

Ah ! Madame Bouguet ! je vous cherchais… voici les épreuves.

BLONDEL, (à voix forte.)

Non, non… tout à l’heure ! Après !… Va-t’en Hervé !

MADAME BOUGUET, (avec énergie, se détache de l’arbre auquel elle s’appuyait, et prend des mains de Blondel la lampe qu’il tenait levée.)

Non pas tout à l’heure… Maintenant. Blondel, il faut que je corrige cet article. Hervé, je vais le corriger ici. (Elle passe la lampe à Hervé et désigne la petite table de jardin à côté d’elle. Puis, simplement, à son mari.) Mon ami, veux-tu que nous corrigions ces épreuves à tête reposée ? Hervé, disposez ce qu’il faut. Assieds-toi là, veux-tu ? (Bouguet hésite puis passe lentement et s’assied à la table désignée. Elle va à Blondel qui demeure interdit.) Je vous en supplie, partez… il le faut, vous entendez… il le faut…

BLONDEL.

Parce que…

MADAME BOUGUET, (se dressant presque sur la pointe des pieds et considérant Blondel avec une souveraine autorité retrouvée.)

Avant toute chose, laissez-nous, je l’exige… Moi d’abord… Obéissez, Blondel, à la femme que je suis !… Obéissez ! Vous le devez.

BLONDEL, (intimidé devant elle, puis, sourdement.)

Soit… Je vous donne les minutes nécessaires, usez-en comme vous voudrez, mais à la condition expresse qu’après nous restions tous les deux seuls, lui et moi.

(Il passe devant elle et va à Bouguet, assis, de dos à eux, et auquel Hervé a passé un stylographe et parlé à voix basse.)
MADAME BOUGUET.

Merci.

BLONDEL.

Puisque tu as fermé, dis-tu, ton bureau, veux-tu m’en donner la clef ? Un papier à y prendre. (Bouguet, lentement, sans mot dire, tire de sa poche un trousseau et le remet à Blondel. Celui-ci lui frappe sur l’épaule et d’un air menaçant.) Travaille, mon vieux, travaille !

(Il s’en va, hâtif, par l’allée de gauche. Hervé remonte le bec de la lampe sur la table, au premier plan.)
BOUGUET, (dès que Blondel a disparu.)

Jeanne… tu as cru, parce que tu m’as heurté dans l’ombre de cet escalier, que…

MADAME BOUGUET, (simple et froide.)

Laisse… (Au chasseur, qui est demeuré dans le fond.) Chasseur, vous avez les épreuves ?… Hervé, laissez-nous.

LE CHASSEUR.

Les voilà.

MADAME BOUGUET, (au chasseur, désignant un bosquet au fond.)

Voulez-vous attendre là-bas ?

(Hervé et le chasseur s’éloignent.)


Scène XIV


BOUGUET, MADAME BOUGUET, seuls

BOUGUET, (voulant parler.)

Jeanne… Jeanne…

MADAME BOUGUET, (très simplement, l’arrête du geste.)

Il faut d’abord que tu écoutes ceci… Tu jugeras si j’ai bien dit ce qu’il fallait dire. Si quelque chose ne te plaît pas, un mot même, barre. (Elle lui tend le stylographe.) Tu verras, les premières phrases sont insignifiantes, un remerciement banal… je les passe : « Je remercie les amis connus et inconnus… je conserverai leur témoignage, etc. » Tiens, le prote a sauté un mot… Passe-moi le stylographe…

(Elle lui reprend le stylo des mains et corrige.)
BOUGUET.

Jeanne, ma chérie…

MADAME BOUGUET, (vivement.)

L’essentiel, le voici. Écoute : « Je ne voudrais pas que ce témoignage de sympathie eût cependant un caractère personnel… Je tiens à le redire ici… ma part de collaboration a été une œuvre modeste et respectueuse aux côtés de l’homme le plus grand, le plus haut de cœur et d’esprit que je connaisse, le guide le plus sûr… Notre collaboration fut si étroite, nos heures furent si mêlées, que, pendant vingt ans, je puis le dire, nous ne connûmes pas une minute qui ait été dissociée, pas un instant qui n’ait été la plus efficace des tâches… »

(Elle s’arrête, étranglée d’émotion, elle ne peut plus parler.)
BOUGUET.

Ma bien-aimée…

MADAME BOUGUET, (les yeux dans les yeux.)

Est-ce cela qu’il fallait dire, Laurent ?

BOUGUET, (avec un emportement soudain.)

Non, c’est cela qu’il faut barrer, barrer !…

(Il a un geste qui zèbre l’air.)
MADAME BOUGUET, (le considère avec une expression atterrée.)

Est-ce vrai ?… Vingt ans… de cet amour… vingt ans de collaboration… il faut les barrer !… Est-ce cela que tu veux dire vraiment, Laurent ?… Ce furent donc vingt années de mensonge ?… (Brusquement.) À quand cela remonte-t-il ?… À quand ?

BOUGUET.

Je t’expliquerai… Oh ! Jeanne, j’ai des remords, mais pas celui que tu crois, pas ceux que tu supposes. Quand tu m’as heurté là, dans l’ombre de ce couloir, sache que je ne venais pas de sa chambre, je te l’affirme… Pas cela, non !…

MADAME BOUGUET.

Pourquoi ne m’as-tu pas avoué ? Je t’avais pourtant un jour demandé de le faire… Tu le pouvais. (Avec force.) Si, si, tu le pouvais… (Elle ressaisit le feuillet et lit.) « Cette collaboration qui a été ma gloire, cette affection qui a été mon honneur, à l’heure où on fête ce grand homme et ce grand cœur, je ne veux pas la diminuer par une feinte humilité… Je désire simplement qu’on lui conserve le caractère qu’elle a toujours revêtu à mes yeux. Elle n’a été grande que par la ferveur que nous avons mise dans le travail journalier et dans l’union la plus parfaite. (En lisant, ses yeux s’emplissent de larmes.) Et je suis heureuse, au milieu du concert d’admiration qui entoure aujourd’hui mon mari, d’apporter moi-même ici le tribut de ma reconnaissance, de ma foi… » (Elle a lu ces mots presque religieusement avec l’expression d’un noble orgueil voulu, et puis elle s’arrête, la voix devient timide.) J’avais ajouté : « de tout mon bonheur », sur le brouillon… mais il s’agissait d’un journal… alors, par pudeur, j’avais effacé !…

(Cette fois, elle pleure, comme une pauvre femme.)
BOUGUET, (à voix étranglée.)

Ah ! tu sauras tout, Jeanne, et c’est bien peu de chose !… Tu comprendras… Le cri de négation que je viens de pousser était un cri de révolte contre moi-même ; mais, ma très chère bien-aimée, tu verras que toute ma pensée t’est restée fidèle… Ce que tu as écrit là, c’est bien trop beau pour moi ! Pourtant, malgré les larmes qui coulent de tes yeux, je t’affirme que pas une ligne n’est à retrancher, et que tu peux les signer de cette main-là…

(Il lui saisit la main et la baise avec tendresse.)
MADAME BOUGUET, (avec un lourd soupir.)

Fasse le ciel que cela soit vrai ! Alors, si ce pauvre article n’a pas menti, si tu juges qu’il peut paraître au jour… devant tout Paris demain matin… que je n’aurai pas à rougir de l’avoir écrit… (Elle le regarde encore en une interrogation craintive, un appel émouvant de confiance, comme si elle lui remettait le dépôt de sa vie, le soin de son honneur.) Alors, chasseur ! (Elle appelle à voix forte. Le groom s’avance.) Voici les épreuves ; elles sont corrigées.

(Elle les tend au chasseur en silence. Il s’en va. À peine le chasseur a-t-il disparu, qu’elle désigne à Bouguet, muette du doigt, l’allée de gauche. C’est Blondel qui guettait et se hâte.)


Scène XV


BLONDEL, (arrivant, jette les clefs sur la table, menaçant.)

Ton secrétaire n’était pas fermé !… Madame Bouguet, je vous prie de nous laisser seuls tous les deux… Renvoyez, congédiez tout le monde. Qu’il ne reste personne ! Éloignez votre fille aussi, car il se peut qu’il se passe ici des choses violentes… (Mouvement de Madame Bouguet.), ou très calmes, n’ayez pas peur. Cela dépend de lui. Cela ne dépend plus que d’une chose en tout cas… de la vérité…

(Hésitation dramatique.)
MADAME BOUGUET, (à Bouguet simplement.)

Que dois-je faire ?

BOUGUET.

Ce que te dit Blondel.

(Obéissante, elle s’éloigne.)


Scène XVI


BLONDEL, BOUGUET

BLONDEL, (le poing tendu de suite.)

Pourquoi m’as-tu fait épouser ta maîtresse ?

BOUGUET.

Tu t’égares, Blondel. Je t’affirme que…

BLONDEL.

Allons, allons, pas de phrases, maintenant. Liquidons la vérité… la vérité ! Ah ! il la faut, par exemple ! J’ai été le benêt, le malheureux sot qu’on a berné, le dernier des imbéciles, je le reconnais !… J’avais la foi !… Sa maîtresse ! J’ai servi à cela ! Comme c’était commode, en effet ! Tu l’avais là, à la portée de ton désir… à la portée de ta main, et désormais c’était l’impunité, la tranquillité sereine. Gredin !

BOUGUET.

Ce n’est pas vrai ! Faire de ta femme ma maîtresse, c’est une accusation d’ignominie qui ne peut m’atteindre !

BLONDEL.

Ah ! prends bien garde. Si tu mens, prends bien garde, parce qu’il n’y a pas d’amitié qui tienne… Si tu as osé cette saloperie…

BOUGUET.

Je le nie.

BLONDEL.

Alors, alors, tu vas m’expliquer ta présence ici ce soir, dans ma maison. Oui, allons, c’est inutile de bluffer ! Tu as dû fuir et trouver fermée la porte par où tu t’étais glissé dans ma maison, là, derrière… Sache que c’est moi qui avais donné le tour de clef… D’ailleurs, je n’ai eu qu’à regarder le visage de ta femme, le visage épouvanté de la malheureuse quand elle est ressortie de ma maison. Allons, tout t’accuse, tout ! Eh bien, réponds ! Réponds donc, si tu le peux !

BOUGUET.

Quand tu te seras apaisé ! Je ne puis répondre qu’à ce prix. Rien ne s’est passé que de très simple et de très ordinaire. Rappelle-toi, voyons. Je t’ai dit autrefois : il y aura un danger à redouter dans ce mariage, c’est l’influence que je pourrai garder sur l’esprit de cette enfant, car ce que tu ne dis pas aujourd’hui, c’est que tu savais qu’elle m’aimait. Oui, oui, tu le savais, seulement tu en avais fait bon marché, tu avais passé outre en haussant les épaules !… Or, suppose que cette affection, à de certaines heures, l’ait poussée à me demander quelques réconforts, des conseils. Suppose justement que ce soir, douloureuse, presque malade, elle ait voulu s’épancher, se réclamer d’une amitié ancienne, paternelle…

BLONDEL.

Assez ! Excuse inepte !

BOUGUET.

Alors, c’est sans doute que la vérité est difficile à reconnaître.

BLONDEL.

Non, elle n’est pas si difficile à reconnaître… car, subitement, en une seconde, on comprend tout, même si l’on a mis des mois ou des années à s’égarer et s’aveugler !… Je la démasque très bien maintenant, cette vérité-là… Dans les mots embrouillés que tu viens de prononcer je distingue ceci, en effet, et clairement : c’est que tu n’es pas son amant ! Ça, ce doit être vrai !

BOUGUET.

Tu vois bien !

BLONDEL.

Tu ne l’es plus, mais tu l’as été !… Pour la première fois, les mots te trahissent, Laurent. Les mots te trahissent… et ton visage, lui aussi, te trahit, ton visage de mensonge et d’hypocrisie, ta face d’orgueilleux féroce…

BOUGUET.

Ah ! en voilà assez ! Je ne te permets pas d’en dire plus !… Du jour où j’ai connu, je ne dis pas ton amour, mais seulement, entends-tu, la naissance de ton affection pour elle, je me serais fait tuer plutôt que d’être auprès de cette enfant autre chose que son ami le plus réservé !

BLONDEL.

Alors, c’est l’aveu ? c’est l’aveu du passé ?… Donc, à une heure quelconque, autrefois, tu l’as eue… Elle a été ta maîtresse !… Canaille ! Il se précipite sur lui.

BOUGUET, (se dégageant.)

Voyons… nous n’allons pas nous colleter comme des croquants ou comme des écoliers !

BLONDEL.

Oh ! pas d’orgueil, mon vieux !… Tu peux laisser ta superbe pour d’autres occasions ! Ne t’abrite pas derrière ta gloire !… Elle ne te sauvera pas !… Ne te crois pas un tabou national… Quand on a fait ce que tu as fait, on est le dernier des lâches, on mérite toutes les corrections et on les reçoit… Tu as escompté que, le jour venu où la vérité éclaterait, je serais l’être chétif, le subalterne d’avance vaincu et résigné… L’habitude de la hiérarchie… Quelle farce ! Non, tu as devant toi un amoureux, un simple amoureux dont le cœur est déchiré par toi… Car je l’aimais… ah ! comme elle était devenue ma femme, cette femme-là !… M’avez-vous assez trompé tous les deux ! Et dire qu’elle est là, qu’elle pense à toi !… Dieu que c’est douloureux ce que j’éprouve là ! Dieu ! que c’est mauvais ! que c’est mauvais !

(Il s’appuie.)
BOUGUET, (épouvanté.)

Blondel, je sens au fond de moi saigner nos vingt ans d’amitié et toute ma tendresse. Je ne suis pas coupable de ce que tu crois. Ces bassesses-là ne sont pas de mon domaine. Si je suis coupable de quelque chose, voilà… voilà… c’est d’avoir voulu, comme toujours, équilibrer les forces de la vie. Il est fou de vouloir être sage, absurde de vouloir être juste. Je n’ai pas perdu le sens des responsabilités, ne le crois pas. Non, je l’ai soumis, comme je le sentais, à des idées ou à des morales supérieures, mais sans doute ai-je trop présumé de mes forces ou de la clémence de la vie, et ne suis-je pas arrivé à mettre d’accord la vie et la pensée… Utopiste, ah ! fatal utopiste !… Savant naïf, mauvais critique, qui crois tenir les fils de la vie dans les quatre murs de la chambre où tu travailles en reclus ! Toi qui travailles au bien de toute une humanité, voilà ce que tu as fait de ton meilleur ami… de ta femme… de tous les tiens. Ah ! si j’étais seul à payer mon utopie et mon absurde optimisme ! Comme j’en serais ravi ! Il serait juste qu’une mathématique supérieure fût venue m’en punir à l’instant même où je sortais de la voie stricte. Mais il y a toi, mon ami !… toi, pour lequel je n’avais pas d’assez belles espérances, toi que j’aime, va, dont j’aurais tant souhaité le bonheur, oui, oui, ne ris pas lugubrement à ce mot !… Voilà que je te fais souffrir de dure façon, et cela me navre ! Ah ! j’aurais dû avoir le courage de mentir encore !… Je n’ai pas pu !… Je n’ai pas pu !… j’en suis désespéré !…

BLONDEL.

Il parle de mentir encore !… C’est le comble ! Il appelle encore le mensonge à son aide comme si ce n’était pas assez ! Je ne cherche pas à comprendre le mobile qui t’a poussé à cette combinaison infâme, je n’y arriverais pas !… C’est ou de l’ignominie ou de l’aberration pure !…

BOUGUET.

Non, je ne pouvais agir autrement ! Non, cent fois !

BLONDEL.

Ce n’est pas vrai !… Ton devoir était de me crier casse-cou ! et tu m’as poussé… J’ai encore tes paroles dans l’oreille !… Ton devoir était de me crier, à moi, vos amours…

BOUGUET, (lui prenant le bras avec énergie.)

Écoute, Blondel, écoute bien ceci, car c’est la vérité suprême… Je n’ai jamais aimé Edwige…

BLONDEL.

Continue ton œuvre de mensonge !… Achève !

BOUGUET.

Tout ce que j’ai de pouvoir affectueux n’a jamais appartenu, n’appartiendra jamais qu’à ma femme !

BLONDEL.

Tu mens ! tu mens !

BOUGUET.

Je ne mâcherai pas les mots. Qu’était cette petite quand elle est entrée à la maison, il y a quelques années ?… Tu t’en souviens ? Tu étais toi-même à mille lieues de supposer qu’un jour tu l’aimerais. Nous la considérions tous comme une petite subalterne de mon service. Elle s’enthousiasma pour le maître. Un soir, une heure, pas autre chose, ma camaraderie pour elle s’est brusquement transformée en le plus banal et le plus fugace des désirs !… Et puis la vie s’est refermée et a repris son cours.

BLONDEL, (à voix basse, les poings serrés.)

Si tu m’avais crié il y a deux mois un pareil aveu, je n’en serais pas à ce désastre.

BOUGUET, (revivant le passé phrase à phrase.)

Je ne le pouvais pas, je t’assure, je l’affirme ! Deux années avaient effacé presque totalement dans mon souvenir cette minute d’entraînement… et qu’elle ait pu engager l’avenir et la vie de cette enfant, voilà ce que je me refusais à admettre ! La seule chose que je pouvais faire, c’était de te dissuader de cet amour ! Je l’ai tenté… si, si, rappelle-toi. Pendant un mois je me suis employé à refréner délicatement ton amour ! Peine perdue !… La balle était partie et faisait sa trajectoire ! Tout le monde, toi, Edwige elle-même, ma femme, tous rayonnaient ! Trop d’espoir de joie était en jeu. Et je serais venu, moi… de quel droit ?… avec mes scrupules de conscience, une franchise impossible, détruire un avenir aussi plein de promesses !… Allons donc ! En parlant, je n’aurais fait que des ruines !

BLONDEL.

Mais non, c’est ta lâcheté, tes calculs, qui t’ont arrêté !

BOUGUET.

C’est ma bonté ! ma bonté seule !… mon désir du bien, ma confiance dans les forces vives de la nature, dans la puissance grandiose du temps qui répare, qui façonne, qui harmonise tout. (Blondel est assis. Bouguet se met à genoux, du geste malhabile d’un homme qui n’a pas l’habitude des génuflexions. Cet homme d’âge vient de le faire, presque comme un enfant.) Regarde, ton vieil ami est à tes genoux. Regarde-moi à travers ta colère, Paul, ta légitime colère et tes souffrances de grand enfant douloureux. C’est ce qu’a eu de pur et de charmant notre amitié passée qui va nous sauver. Faisons appel à tout ce qu’il y a de meilleur en nous, de plus noble. Ne te laisse pas abattre. C’est vrai, il y a, d’une part, contre nous, les misères et les préjugés, mais il y a aussi, pour nous sauver, les radieuses vérités dans lesquelles nous avons confiance depuis tant d’années, qui nous guident et nous prodiguent l’effusion de leur lumière.

BLONDEL, (jetant des regards détournés sur ce maître à ses genoux.)

Ah ! ta voix et ton éloquence de séducteur ! Oh ! tes yeux aussi… les yeux de mon maître ! C’étaient plus que les yeux de mon ami, c’étaient ceux qui m’auraient conduit au bout du monde, sans réflexion… Mauvais conseiller, va !… Tentateur d’idées !

BOUGUET, (voyant l’ascendant qu’il reprend sur le disciple, et passionnément.)

Oh ! si jamais j’ai eu un peu d’empire sur toi, je t’adjure de m’écouter. Élève-toi, oui, élève-toi au-dessus des autres hommes, au-dessus de leur vulgarité. Ils sont faibles ; toi pas… Tu es de l’autre classe, toi, de la grande ! Ne sois pas le jaloux qui se torture par un atavisme fatal… Refoule la bête héréditaire. Souffre si tu veux, laisse-toi souffrir, mais que ton esprit vienne à ton secours. Élève-toi. Ne brise pas la vie devant l’accident. Sois comme le médecin en face de l’artère ouverte, bride-la. Qu’un acte oublié et si vain n’aille pas tout à coup stupidement anéantir nos trente ans de vie profonde, toute notre richesse intérieure, l’allégresse de l’œuvre. Pour dominer une alerte du cœur et de la chair, il ne te faut que le sang-froid de l’intelligence, et un peu de mépris… Oui, du mépris !… Nous sommes d’un autre camp ! Donnons le spectacle de deux hommes qui mettent en pratique leurs propres idées. Qu’il y ait eu une fois cela dans la vie, sur la terre… Comme ce serait beau ! Que ce soit possible ! Devant la douleur faisons le miracle de nous élever au lieu de nous diminuer, de nous rapprocher dans le danger qui nous assiège !… Dis-moi que nous allons le faire !… Mon cher, mon excellent, mon meilleur ami !…

(Il le caresse presque.)
BLONDEL.

Mais je ne suis supérieur à rien du tout, moi !… Je souffre en homme simple et droit et bon. Je souffre comme tout le monde !… Je suis un pauvre bougre sur lequel on a tiré !… Mon instinct crie en moi de toutes mes forces. La bête ancestrale ? Ah ! elle est bonne !… Si c’est avec des mots pareils que tu comptes expliquer ton ignominie ou ton cynisme ! C’est fini cela ! Je ne te subis plus !

(Il se redresse.)
BOUGUET.

Non, sauve-toi, au contraire, par l’acte réfléchi… Raisonnons… raisonne… Tu admettais avec un sourire méprisant que ta femme ne fût pas vierge. Tu admettais le premier larron… parce que tu ne l’avais pas connu, voilà tout ! Tu admettais le principe du libre arbitre. Seule, la jalousie d’homme à homme est donc entre nous… Eh bien, je te le jure encore, sur tout ce qu’il y a de plus sacré, ce passé est aussi anéanti que celui qui l’a précédé.

BLONDEL, (tout à coup.)

Mais, j’y songe, j’y songe tout à coup… Ah ! tout s’éclaire… oui, cette histoire de l’officier dans son pays… le premier amant… Au fait !… Ah ! je comprends !… Invention pure (Avec rage.) C’est toi qui as eu sa virginité !… toi qui as été le premier amant !

BOUGUET.

Tu es fou ! Ça, jamais ! Jamais !

BLONDEL.

Mais si. Vous avez fabriqué tous les deux cette histoire dans laquelle nous avons tous coupé, ta femme comme les autres… J’y vois clair enfin !

BOUGUET.

C’est maintenant que tu t’enfonces dans les ténèbres ! Hélas ! j’ai envie pour toi de crier au secours !

BLONDEL.

Au secours ! oui : tu le peux ! mais pour ton compte ! Tu as été le premier, entends-tu, l’unique, le seul amant !

BOUGUET.

Non !

BLONDEL.

Et tu l’es encore, cet amant, toi qui descends de la chambre où tu la rejoignais comme d’habitude !… Et, depuis deux mois, vous continuez vos trahisons ! Tu t’es servi de moi comme j’ai toujours été le domestique de ta gloire. Toute ta vie, tu t’es servi de moi !… Et ce dernier acte couronne ta carrière d’ami !…

BOUGUET.

Ah ! tu blasphèmes l’amitié !

BLONDEL.

L’amitié ! Tartufe ! Mais c’est mon tour, maintenant. C’est le tour de l’ami, du vieux collaborateur… Ah ! ah ! je vais secouer toute ma boue ! Attends un peu. Tu y passeras en entier, toi et ta gloire avec toi !

(À ce moment la fenêtre s’ouvre. Edwige passe peureusement la tête.)
EDWIGE.

Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?

BLONDEL.

À la bonne heure ! Descends donc ! Viens voir ton amant ! Toi aussi tu vas me connaître.

(Elle referme la fenêtre.)
BOUGUET, (désespérément.)

Fais ce que tu voudras de moi, peu m’importe, je m’abandonne à toi… puisqu’il n’y a plus rien à faire et que l’instinct est lâché !

BLONDEL.

Oui, la bête ! Mais c’est la bête qui va foncer sur toi, entends-tu !…

BOUGUET.

Épargne du moins les autres, ta femme, Jeanne, tous… notre œuvre… notre maison… notre travail…

BLONDEL.

Ah ! ah ! notre œuvre, la boîte !… Tu verras ce qu’il en restera ! Ah ! vous m’avez fait ça, à moi, tous, tous, car il y a eu entente de tous ! « Le bon Blondel » on l’a ligoté, en cinq secs, ficelé dans ce mariage ! Il fallait se débarrasser sur celui-là de tous les crimes, de toutes les gênes ! (Edwige apparaît un peignoir hâtivement jeté sur elle.) Arrive toi aussi. Tu es un spectacle idéal ! Mais je ne me vengerai pas de toi de la même manière !



Scène XVII


Les Mêmes, EDWIGE

BOUGUET.

Dites-lui, dites-lui, Edwige, la vérité !… Dites-lui que vous l’aimez de tout votre cœur…

EDWIGE, (avec un élan de décision brutale.)

Eh bien, non. Non. Tout vaut mieux que cette vie de mensonge qui m’excède. Tant pis ! Que ce qui doit arriver arrive !…

BOUGUET, (éperdu.)

Edwige !

EDWIGE.

J’ai pu tout espérer de mon cœur et de ma volonté… mais maintenant, puisque la vérité éclate, advienne que pourra ! C’est vous que j’ai aimé, c’est vous seul que j’aime !

BLONDEL, (se rue sur elle.)

À la bonne heure ! À la bonne heure ! Viens jeter ta perfidie entre nous ! Viens attiser nos colères ! Sois fille jusqu’au bout !…

EDWIGE.

J’accepte toutes les conséquences de ma franchise… Blondel, j’avais pour vous la plus sérieuse affection, une amitié chaque jour grandissante… Je suis désespérée, déchirée jusqu’au tréfonds de moi, mais je ne vous aimais pas d’amour… Il faut que je m’en aille ! Il faut que je disparaisse !…

BLONDEL.

Gredine !… Ah ! vous faisiez un beau couple avec votre sereine impudence et toi la femme t’appuyant à ce beau cynisme de demi-dieu !… Moi aussi je veux des actes maintenant ! Eux seuls comptent !… Reste avec ton vénérable amant… Restez, mes agneaux, restez là !

(D’un bond il s’enfuit.)


Scène XVIII


EDWIGE, BOUGUET, puis BLONDEL

EDWIGE, (interdite de cette subite défection.)

Qu’est-ce qu’il fait ?

BOUGUET.

Je n’en sais rien.

EDWIGE.

Que va-t-il faire, mon Dieu ?

BOUGUET.

Qu’importe, maintenant !… Que viens-tu de dire, malheureuse !… Tu viens de briser l’existence entière de ce brave homme !

EDWIGE.

Oui, tout est fini ! Je vais payer aussi de ma vie l’aveu de mon amour, mais il me brûlait, il m’étouffait trop… L’existence que je menais était impossible. Il y a des minutes où la franchise vous empoigne…

BOUGUET.

Et tu n’as pensé qu’à toi ! Tu n’as pensé ni à ma femme ni à ton mari !… À l’heure peut-être où j’allais sauver cet ami, où je pouvais le ramener à la rive… car j’en sentais encore le pouvoir… ton cri perfide est venu !…

EDWIGE, (l’interrompant.)

Ah ! taisez-vous ! taisez-vous ! J’ai peur tout à coup. Une peur affreuse. Ah ! pas pour moi ; pour vous. J’y songe ! S’il allait vous tuer. Il semblait hors de lui.

BOUGUET.

Si tu savais le mépris que j’ai de la mort !

EDWIGE.

Allez-vous-en… allez-vous-en !

BOUGUET.

Non, certes, je ne me déroberai pas !

EDWIGE.

Allez-vous-en ! Dieu ! que j’ai peur ! C’est effroyable cette sensation que de là… à droite… à gauche… Où est-il ?… Qu’est-ce qu’il faut que nous fassions ?

BOUGUET.

Attendre. Demeurer. (Il se recule et du geste indique le champ désormais de la séparation.) Écartez-vous ! S’il vient, qu’il ne nous trouve pas dans l’attitude de deux complices qui se parlent à voix basse. Nous sommes à jamais séparés. Restez-là, dans la seule attitude qui convienne : celle du silence et de l’acceptation.

EDWIGE.
(Elle s’arc-boute contre le banc à droite. Elle a tout à coup une exclamation comme si elle avait entendu quelque chose près d’elle.)

Là… là… par là… (Nouveau silence.) Non, je me suis trompée ! Ah ! le voilà !

BLONDEL, (accourt tenant quelque chose d’enveloppé sous son aisselle.)

Sais-tu ce que je tiens là ? Mais tu l’apprendras tout à l’heure ! Peu de chose, en vérité ! Auparavant, il faut que je t’annonce ce qui t’attend…

EDWIGE.

Prenez garde… quelqu’un… quelqu’un à droite… peut-être un étranger, un invité qui sera resté…

BLONDEL.

Tout le monde peut venir ! Tout le monde doit entendre. Demain, il y aura bien assez de public !… Demain, il y aura la foule pour juger !… Tout Paris saura ce qu’était l’illustre Bouguet, le grand savant… lauré de tous les triomphes !…

EDWIGE.

Qui est là ?



Scène XIX


Les Mêmes, MADAME BOUGUET

MADAME BOUGUET, (s’avançant.)

Moi !

(Bouguet joint les mains comme un vaincu.)
BLONDEL.

Vous aussi, Madame, venez… Le grand jour… Tout le monde !… Savez-vous ce que je tiens là ? C’est le manuscrit, le fameux manuscrit, le chef-d’œuvre auquel il travaille depuis dix ans, soigneusement recopié par les mains de ma femme. La plus grande partie est en train de brûler dans le poêle du laboratoire… tout se consume en ce moment… jusqu’aux brouillons !…

BOUGUET, (dans un hurlement de désespoir.)

Malheureux ! Qu’as-tu fait ?

BLONDEL.

Et ce qui reste, le voici… je suis venu le déchirer feuille à feuille devant toi !… Tenez, tenez… Table rase !

(Il se met avec fureur à en déchirer les feuillets qui s’animent sous ses doigts.)
BOUGUET, (se précipite sur lui.)

Arrête… arrête !…

BLONDEL, (strident.)

Tu m’as volé ce que j’avais de plus précieux et tu viens me dire : « Qu’est-ce que ça peut bien faire ! élève-toi ! » Ah ! ah ! je ris !… Regarde ton instinct, la bête… Tu te précipites à ton tour pour défendre ce que tu as de plus cher… Je déchire… Au vent, tout ça ! Au feu, ta renommée… en petits morceaux !

(Il lacère, déchire et piétine, comme acharné sur une chose vivante. Madame Bouguet et Edwige se précipitent, cherchent instinctivement à ramasser par terre les morceaux épars. C’est le geste du désastre.)
MADAME BOUGUET.

Ne détruisez pas le livre innocent !

BLONDEL.

Revanche pour revanche ! (À sa femme qui est à genoux, les mains tendues vers les feuillets.) Debout ! toi, debout ! (À Bouguet.) Ah ! je sais maintenant par où vous atteindre ! Dans ta pensée !… D’elle je te ferai veuf !…

MADAME BOUGUET, (suppliante.)

Pas notre œuvre ! Pas notre travail !…

BLONDEL.

Tout y passera… (À sa femme.) Et toi, au bercail !…

(Il la relève.)
EDWIGE, (avec une protestation hautaine de tout l’être.)

Vous prétendez ?

BLONDEL.

Tu t’étais dit : « Maintenant que le coup est lâché, je vais partir !… » Du tout… du tout !… Je te garde ! Tu entends… je te garde !… Tu entends, Bouguet, je la garde !… C’est ma femme !… Et tu vas marcher droit, s’il te plaît… Rentre… (Il la pousse du poing.) Chez nous, je te dis, chez nous… chez nous !…

(Il la pousse sauvagement par les épaules dans la villa, retrouvant le geste du guerrier ou du chasseur antique qui s’empare de la proie, et, pendant qu’il referme la porte sur eux, instinctivement toujours, Bouguet et sa femme tendent leurs mains, dans l’ombre, vers les feuillets épars ou déchirés.)

RIDEAU

ACTE TROISIÈME

Une pièce au premier étage de l’Institut Claude-Bernard. C’est une pièce donnant sur la chambre de Madame Bouguet. On voit, dès le premier abord, qu’elle sert de bureau. Le buste de Pasteur sur une vieille cheminée Régence. Boiseries du vieil hôtel. Une table de bois blanc. Un tableau au mur. Chaise longue, meubles très simples.



Scène PREMIÈRE


MADAME BOUGUET, MARCELLE, HERVÉ, UN ÉLÈVE, puis TALLOIRES

MADAME BOUGUET, (se promenant de long en large les mains derrière le dos.)

Combien avez-vous fait de litres de sérum ?

HERVÉ.

Sept.

MADAME BOUGUET.

Et les ampoules ?

HERVÉ.

Les nouvelles ne sont pas encore arrivées, Madame.

MADAME BOUGUET.

Vous auriez déjà dû envoyer quelqu’un à Bercy. Je l’exige. Comment se comporte le cheval ?

UN ÉLÈVE.

Aucun changement apparent dans la tumeur, Madame ; mais il y a un cobaye qui me paraît présenter une sérieuse aggravation. Celui qui est à gauche en entrant est mort, avec l’injection pure sans colloïde.

MADAME BOUGUET.

C’est ennuyeux !… (Avec impatience.) Je vais descendre, à la fin !

MARCELLE.

Maman, je t’en prie… Je comprends ton impatience, mais il vaut tellement mieux que tu demeures dans l’appartement… D’ailleurs, puisque tu as fait dire que tu étais souffrante et que tu as consigné ta porte, résigne-toi.

MADAME BOUGUET.

Consigne à laquelle personne ne croit !

MARCELLE.

Mais dont tout le monde apprécie le sentiment.

MADAME BOUGUET, (aux hommes.)

Est-il encore venu des journalistes ?

HERVÉ.

Quelques-uns. Et je vous certifie qu’on les reçoit de belles façons !

MADAME BOUGUET.

Poliment, n’est-ce pas ?… J’ai recommandé qu’on les reçoive poliment… Il ne faut froisser personne… Ce n’est pas leur faute, après tout !

TALLOIRES, (entrant.)

Madame, le directeur de l’Aube demande au téléphone s’il peut personnellement vous rendre visite vers les cinq heures. Il ne s’agit pas, dit-il, d’une interview, mais, au contraire, s’il peut vous rendre service en s’employant à arrêter la campagne de presse sur l’incident de l’Académie… (Devant le regard sévère de Madame Bouguet il s’arrête.) Je rapporte ses paroles.

MADAME BOUGUET.

Je n’ai besoin du secours de personne. Ces gens commencent à m’échauffer les oreilles !

TALLOIRES.

Que faut-il répondre ?

MADAME BOUGUET.

Que je suis malade, et que je le fais remercier… Je n’ai pas à transiger avec la presse… Qu’on imprime ce qu’on voudra… cela nous indiffère !

TALLOIRES.

Bien, Madame… Monsieur Barattier est aussi venu.

MADAME BOUGUET.

Ah ! Barattier est venu… Quel manque de tact ! (Talloires va sortir. Madame Bouguet, d’un ton d’apparence indifférent.) Monsieur Bouguet n’est toujours pas rentré ?

(Marcelle fait signe de loin à Talloires.)
TALLOIRES.

Non, Madame… je ne l’ai pas encore vu.

MADAME BOUGUET.

Tu as l’heure, Marcelle ?

MARCELLE, (regardant sa montre au poignet.)

Cinq heures.

MADAME BOUGUET.

Ton père devrait être cependant de retour.

MARCELLE.

Oh ! il ne doit pas se presser… exprès, probablement pour ne point se heurter ici à une visite ou à une indiscrétion de journaliste… Puis cette réunion du Muséum s’est peut-être prolongée…

TALLOIRES.

Madame, puis-je me retirer ?

MADAME BOUGUET.

Oui. Laissez-nous seules, Hervé…

(Il sort avec Talloires.)


Scène II


MADAME BOUQUET, MARCELLE, puis VERNIER et TALLOIRES

MADAME BOUGUET.

Je ne vois pas l’avenir bien rose, ma pauvre fille, ni pour moi, ni pour toi !

MARCELLE.

Oh ! maman !… La lutte t’effraierait-elle ?

MADAME BOUGUET.

N’aie pas peur !… Ce bluff officiel, cette bravade, je les soutiendrai jusqu’au bout… Je ne faiblirai pas. Tu vois que j’ai tenu à ce que ton père se rendît à cette réunion du Muséum. Mais quels abîmes ouverts ! Le scandale monte, monte et nous étouffe !… Oh ! ces journaux !… (Elle froisse plusieurs journaux.) Tous… tous !… Je n’aurais pas dû les lire, mais on ne peut résister à cette tentation malsaine… Marcelle, nous sommes bien injustement malheureuses !

(Elle tend les bras à sa fille.)
MARCELLE.

Allons, ton beau courage, maman, où est-il ?

MADAME BOUGUET, (lui montrant son cœur.)

Là… toujours ! Mais je lui demande un terrible crédit. Quelle dégradation de nous-mêmes !… Quelle honte !

MARCELLE.

Allons donc ! Dans trois ou quatre mois personne à Paris n’y pensera plus.

MADAME BOUGUET.

On dit ces choses-là, Marcelle, mais le coup est porté. La campagne fera le tour du monde officiel et dans tous les pays. Ma vie intime, je la guérirai, mais ma vie publique, notre sacrée vie publique !… (Elle redresse la tête avec orgueil.) Bah ! tu portes un bien beau nom tout de même, ma fille ! (On frappe.) Entrez…

(Vernier entre apportant le courrier.)
VERNIER.

Votre correspondance, Madame.

MADAME BOUGUET.

Donnez… (Du même ton indifférent que tout à l’heure.) Monsieur Bouguet n’est pas rentré ?

VERNIER.

Non, Madame, je ne crois pas… Je ne m’en suis pas informé… C’est tout ?

MADAME BOUGUET.

Pour le moment.

(Quand l’interne va sortir, Marcelle l’appelle.)
MARCELLE, (bas.)

Oh ! je meurs d’impatience… Avez-vous des nouvelles ?… Des nouvelles pour l’amour de Dieu ! Cinq heures ! Et papa n’est pas rentré. On devrait nous téléphoner.

VERNIER.

Mais, Mademoiselle, c’est la preuve même que tout s’est bien passé.

MARCELLE.

Voyez-vous, je constate une circonstance anormale, inquiétante… Je surveille d’ici les fenêtres du pavillon de Blondel… or Blondel n’est pas rentré non plus… À une heure aussi tardive, que signifie cette double absence ?…

VERNIER.

C’est cela même qui devrait vous rassurer, car…

MADAME BOUGUET, (fouillant son courrier et le lisant près de la fenêtre.)

Que dites-vous là-bas ?

MARCELLE.

Je m’informe de l’attitude de chacun… Vernier m’assure que tout le monde travaille comme à l’ordinaire, que le ton de tous est très respectueux.

MADAME BOUGUET.

Je voudrais bien voir qu’on se permît…

MARCELLE, (bas, le congédiant.)

Allez vite, mon petit Vernier et surveillez. Qu’on monte quatre à quatre quand on saura quelque chose, et qu’on me fasse le signe de main convenu…

VERNIER.

Comptez-y, Mademoiselle.

(On frappe.)
TALLOIRES, (entrant.)

Mille pardons de vous déranger encore, Madame ; c’est Monsieur Hernert qui insiste et demande s’il peut vous voir un instant.

MADAME BOUGUET.

Oh ! oui ! Oh ! oui ! qu’il entre !… Pour lui, je lève la consigne…

(Entre Hernert.)


Scène III


Les Mêmes, HERNERT, puis HERVÉ

MADAME BOUGUET.

Ah ! je suis satisfaite de vous voir, cher ami ! J’avais fait condamner ma porte, mais je sais que votre sympathie ne trouvera que les mots qu’il faut.

HERNERT.

Bonjour, Mademoiselle.

MARCELLE.

Bonjour, Monsieur.

HERNERT.

Je suis encore sous le coup de l’indignation…

MADAME BOUGUET.

N’est-ce pas ? Quel goujat !

HERNERT.

C’est sur Blondel que retombera le scandale… Seulement je n’en sais pas plus long que ce que les journalistes ont raconté.

MADAME BOUGUET.

Oh ! ils ont dit la vérité… Ç’a été une agression, mon cher, une véritable agression dans les couloirs de l’Académie, devant une vingtaine de collègues… On venait de voter pour l’élection au fauteuil de Morière. Dans la salle de séance, en sortant, Blondel a levé la main sur Laurent en prononçant d’inintelligibles paroles… ou du moins on se plaît à m’assurer qu’elles étaient inintelligibles… Enfin, la boue, quoi, la boue !… Alors, voyez, toutes ces sales feuilles se sont emparées de l’affaire et la politique s’en mêle… il y a deux partis maintenant… On s’en donne à cœur joie !… Voyez les manchettes !… (Elle montre un journal.) Notre vie privée étalée mensongèrement, avec des doigts haineux et salisseurs !… La curée !… Ça donne le frisson !…

HERNERT.

Pourquoi la ramassez-vous, cette fange de rue et de salle de rédaction ?

MADAME BOUGUET.

Je ne la ramasse pas, vous êtes bon ! Je la reçois… Et vous avez lu dans certains journaux des insinuations abominables sur ma propre personne ?

HERNERT.

Je ne veux pas prendre connaissance de ces bassesses… La seule chose qui me peine, c’est le fait qu’un homme de science comme Blondel en soit descendu là !

MADAME BOUGUET.

Oui, c’était là notre ami !… Et croyez-vous qu’il s’est encore trouvé des gens, des collègues notamment, qui voulaient forcer Laurent à demander une réparation par les armes à son ancien ami… C’eût été complet !… Je m’y suis opposée de toutes mes forces… J’ai senti qu’il allait céder à ces conseils perfides. Nous nous y sommes opposées toutes les deux, n’est-ce pas, Marcelle ?

MARCELLE.

Et nous voilà tranquilles, maintenant,

MADAME BOUGUET.

Il n’aurait plus manqué que cela !… N’est-ce pas que j’ai bien fait ? Vous m’approuvez, vous, Monsieur Hernert ?

HERNERT.

Certainement… Quand on a atteint la zone supérieure de la gloire et du respect national, un savant de cette taille ne doit pas se commettre à des réparations de ce genre. Il ne ressortit pas à ce code d’honneur-là ! Je considère que lever bêtement la main sur lui constitue une sorte de sacrilège.

MADAME BOUGUET.

Mais oui, mais oui, mille fois !… Voilà la vérité ! Il l’a compris d’ailleurs et s’est résigné… À l’heure où le monde entier applaudit à cette découverte, où nous tenons peut-être la guérison du cancer, à l’heure où toutes les espérances sont tournées vers nous… que le collaborateur rancuneux, et peut-être jaloux, se détache de la trinité soit !… qu’il s’en aille !… mais il ne fera pas tomber le grand homme avec lui !… Je suis sûre qu’au Muséum, aujourd’hui, il aura été accueilli avec le respect accoutumé !

MARCELLE.

Tenez, Monsieur Hernert, je vous recommande ceci…

(Elle montre une brochure à couverture rouge.)
MADAME BOUGUET.

Vous pouvez lire. Ah ! c’est du propre !

MARCELLE, (elle s’approche d’Hernert, la brochure en mains, bas.)

Hélas !… Vous savez où ils sont en ce moment ?

HERNERT.

C’est pour cela, que moi, je suis ici, Mademoiselle.

MARCELLE.

Tout nous a été si soigneusement caché par mon père, que la vérité m’est connue depuis à peine une heure !… Vous pensez quel coup et, depuis, par quelles transes je passe !… Il a fallu user de subterfuges pour décider ma mère à s’enfermer ici, chez elle, sous prétexte d’attitude et de dignité, car je redoutais par-dessus tout qu’une indiscrétion, qu’une maladresse échappée à quelqu’un du personnel lui donnât l’éveil. De la sorte, quand il reviendra, car il va revenir sain et sauf, malgré l’heure avancée, maman n’aura plus à s’émouvoir !… Mais, comme il tarde !… Pourvu qu’il ne soit rien arrivé !…

HERNERT.

Vous connaissez le proverbe. Pas de nouvelles…

MADAME BOUGUET, (qui classe son courrier.)

N’est-ce pas que c’est du propre ?

HERNERT, (froissant la brochure et se retournant vers Madame Bouguet.)

Immonde ! Ah ! tout cela est vraiment sans joie et sans beauté. Évidemment, la première conséquence va être le départ de Blondel ?

MADAME BOUGUET.

Bien entendu… Aucun lien officiel ne nous attachait !… Il n’a pas de titre particulier à l’Institut qui est autonome et placé sous la direction unique de mon mari. Je ne l’ai pas revu… mais j’espère bien qu’il aura le tact de ne plus se montrer ici… Il s’est tenu dans son appartement du reste. Quelques formalités à remplir seront indispensables. Je pense recevoir bientôt sa lettre de démission… ou plus exactement son retrait de collaboration… Nous l’attendons d’un moment à l’autre. Et juste quand nous atteignions la dernière marche !… Car il avait collaboré plus intimement encore à la sérothérapie. Il avait de lui-même trouvé, le mois dernier, une amélioration incontestable du sérum par une adjonction colloïdale qui atténue la terrible virulence ! L’immunisation est désormais une échéance peut-être proche !… Quel résultat à répartir entre eux deux !…

HERNERT.

Allons donc ! Pour le public, la découverte est votre œuvre à vous deux, le mari et la femme.

MADAME BOUGUET.

Eh bien, mon cher ami, là serait peut-être l’injustice. Rien ne m’empêchera de dire que l’apport de Blondel a été considérable dans nos travaux. C’était une belle intelligence. Quel dommage ! S’il n’était pas, et de beaucoup, égal à Laurent, soyez bien persuadé que moi, sans ces deux hommes-là, je n’aurais pas été à même de faire avancer la question d’un pas.

HERNERT.

Non, non, Blondel vient de signer sa part de collaboration ; et c’est une signature d’ouvrier.



Scène IV


Les Mêmes, HERVÉ

HERVÉ, (entrant.)

Monsieur Hernert, je vous cherchais.

HERNERT.

Moi ?

HERVÉ.

Figurez-vous que le cocher qui vous a amené rapporte ceci qu’il assure vous appartenir. Vous l’aviez laissé dans sa voiture.

HERNERT.

Tiens !

(Hervé lui fait signe de venir à l’écart et lui remet un paquet.)
HERVÉ.

C’est un pur prétexte. Il veut vous voir. On lui a appris que vous étiez là auprès de sa femme Il veut vous dire un mot.

HERNERT.

J’y vais… Mais quelle situation, cher Monsieur ! La fille cache à la mère une vérité pénible et nous-mêmes en cachons une plus cruelle encore à cette enfant… Sortons vite… Je me défie de leur perspicacité. (Haut.) Vous permettez, Madame Bouguet… Une erreur, sans doute. Il faut que je descende.

MADAME BOUGUET.

Mais vous revenez, n’est-ce pas ?

HERNERT.

Si vous le permettez.

(Il sort.)


Scène V


MADAME BOUGUET, MARCELLE

MADAME BOUGUET.

Tiens, Marcelle, puisque nous sommes seules… Dans mon courrier, à l’instant, Talloires vient de me remettre cette lettre…

MARCELLE.

De qui ?…

MADAME BOUGUET.

D’Edwige… Une pudeur bien compréhensible nous fait éviter de parler d’elle, mais surmontons cette répugnance. Tu sais où se trouve Edwige ?

MARCELLE.

Tu ne voudrais pas que je l’ignore ! C’est une de mes préoccupations. Je sais qu’elle s’est enfermée dans un logement de l’orangerie, l’ancienne chambre du cocher… et là, elle écrit, elle écrit, paraît-il… Elle doit rédiger des monceaux de mémoires avec sa manie épistolaire… Elle devrait seulement les rédiger ailleurs qu’à l’Institut !…

MADAME BOUGUET.

Eh bien, sache que c’est moi, Marcelle, je puis bien te l’avouer maintenant, moi-même qui ai exigé d’elle, dans la seule et pénible entrevue que nous ayons eue, qu’elle ne quittât pas l’Institut… Elle peut divorcer, ou retourner à l’étranger, la suite de son existence m’importe peu, mais j’estime qu’il nous vient assez de souffrances d’elle pour qu’en retour elle demeure actuellement à notre disposition…

MARCELLE.

C’est-à-dire ?

MADAME BOUGUET.

C’est-à-dire que pour l’instant, je ne veux pas qu’elle donne raison à l’opinion publique par une fuite intempestive !… Que cette femme demeure consignée, c’est le mot, jusqu’à ce que nous levions cette consigne : c’est indispensable. Le mieux eût été, certes, qu’elle disparût avec son triste époux, mais il ne faut pas espérer une réconciliation.

MARCELLE.

Ce serait folie d’y songer. Elle refuse même, m’a assuré Hervé, de revoir son mari, et, de ce sentiment, je ne saurais lui en vouloir.

MADAME BOUGUET, (lisant.)

« Madame, il faut que vous sachiez que mon soin unique, mon acharnement, sera celui-ci : où que je vive, où que ce soit, je demeurerai enfermée dans une chambre avec des bouts de sténographie conservés, quelques brouillons que j’avais providentiellement jetés dans un tiroir ; avec ce que ma mémoire fidèle saura se rappeler, je m’efforcerai de reconstituer non l’œuvre détruite, hélas !… car, seul, Monsieur Bouguet pourra, peut-être, y parvenir, s’il en a l’énergie… mais quelques fragments et un plan général. Au fur et à mesure, vous recevrez ces documents qui pourront servir au maître pour réédifier le manuscrit. C’est à cette tâche que je vouerai mes jours et pour le reste… »

MARCELLE, (l’interrompant.)

Tais-toi.



Scène VI


Les Mêmes, HERNERT, HERVÉ

HERNERT, (à Madame Bouguet.)

Je vous demande pardon, l’erreur est réparée.

HERVÉ, ( à Madame Bouguet.)

Vous m’avez prié de vous prévenir de tout ce qui se passerait. Eh bien, voici le devis qu’apporte Leclerc. Il me paraît tellement exagéré…

MADAME BOUGUET.

Vous permettez, Hernert.

HERNERT.

Je vous en prie. (S’approchant de Marcelle pendant que Hervé entretient exprès Madame Bouguet près de la fenêtre, à la table.) Mademoiselle, votre père est rentré.

MARCELLE, (avec un cri de joie.)

Eh bien, pourquoi ne monte-t-il pas ?… Ah ! mon Dieu, je lis dans vos yeux un malheur.

HERNERT.

Ne vous effrayez pas… Il est blessé, mais très légèrement blessé. (Marcelle est presque défaillante.) Prenez garde à votre mère.

MARCELLE.

J’aurai du courage, mais la vérité, je vous en supplie… Je puis l’entendre.

HERNERT.

Il y a une heure que votre père a été ramené ici… On vient de procéder à un examen rapide dans sa chambre, là, à deux pas de vous, derrière ce cabinet de toilette… Nous avions fermé la double porte à clef à cause de Madame Bouguet… La balle est entrée dans le gras de l’épaule, mais n’a touché aucun organe.

MARCELLE.

J’ai la tête qui tourne.

HERNERT.

Ne vous alarmez pas. Rien de grave ou de périlleux, à coup sûr. La meilleure preuve, il va vous la fournir lui-même. Maintenant que l’examen est terminé, on va passer à la radiographie dans le cabinet de toilette, ici, à côté, mais votre père redoute la première émotion de Madame Bouguet si elle le voyait étendu ou alité ; il vient de me faire appeler pour me communiquer ses ordres… car avec un tel homme, il faut en passer par où il veut !… Du reste, Pravielle, qui a été son médecin, l’autorise, selon le vœu qu’il en formait, à rester debout, mais les quelques secondes nécessaires seulement… Donc, il a été décidé qu’il va traverser ce cabinet de toilette et entrer ici, appuyé sur le bras de Pravielle, de façon à ce que Madame Bouguet ait la vision de son mari debout. Pravielle vous prie de préparer, sans en avoir l’air, quelques coussins sur la chaise longue de Madame Bouguet.

MARCELLE.

Oui… c’est possible… Allez, dépêchez-vous ! Je ne vis plus !

(Il désigne la porte du cabinet de toilette à gauche et sort précipitamment avec Hervé, qui le guettait tout en parlant à Madame Bouguet.)


Scène VII


MADAME BOUGUET, MARCELLE

MADAME BOUGUET, (étonnée, à sa fille.)

Eh bien, quoi ? il s’en va encore ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

MARCELLE.

Il a peur de nous déranger, je pense.

MADAME BOUGUET.

Il est étrange… Et toi, qu’as-tu ?

MARCELLE, (arrangeant le canapé.)

Cette journée ! Je me sens un peu souffrante… La tête me tourne.

MADAME BOUGUET, (méfiante.)

Oui… mais tout à coup… ainsi… Enfin, je trouve tout cela extraordinaire ! Hernert qui disparaît… ce va-et-vient continuel… ton émotion…

MARCELLE.

Que vas-tu imaginer, maman ?… De la lassitude, voilà tout. Passe-moi ce coussin…

MADAME BOUGUET.

Ah ! mais, ah ! mais ! On me cache quelque chose… Est-ce que par hasard ?…

MARCELLE.

Quoi ?…

MADAME BOUGUET.

Oh ! J’ai des doutes ! J’essaie en vain de me les dissimuler. Ce retard anormal de ton père… Marcelle, où est ton père ?

MARCELLE.

Comment veux-tu que je le sache plus que toi ?

MADAME BOUGUET.

Ta voix ment… Vous me cachez tous un accident.

MARCELLE.

Calme-toi, maman, calmons-nous… nul accident.

MADAME BOUGUET.

Alors, parle… Je comprends. Ils se sont battus, n’est-ce pas ?…

MARCELLE.

Eh ! je n’en sais pas plus que toi !

MADAME BOUGUET.

Ah ! c’est un demi-aveu… Mon Dieu, si tu t’es ainsi étendue, après qu’Hernert a eu conversé avec toi, à voix très basse, c’est que tu viens d’apprendre une mauvaise nouvelle… Tu me la dissimules…

MARCELLE.

Que vas-tu imaginer, maman ?

MADAME BOUGUET.

Vous mentez tous… vous mentez tous… Quel est ce bruit en marche qui vient ?… ces pas mous, trop lents… Ah ! que j’ai peur !… que j’ai peur !…

(Elle recule, tout en prêtant l’oreille. La porte s’ouvre. Paraît Laurent en chemise molle, le bras gauche et la poitrine bandés, soutenu par le docteur. Ils sont précédés de Hernert. Bouguet a une cigarette à la bouche et sourit.)


Scène VIII


{{c|Les Mêmes, BOUGUET, LE DOCTEUR PRAVIELLE, HERNERT


BOUGUET, (poussant un cri d’effroi.)

Blessé ! Tu es blessé ?…

(Elle s’élance vers lui. Pravielle et Hernert lui font signe de ne pas s’avancer.)
HERNERT.

Une simple éraflure !…

BOUGUET.

Rien, rien, ma chérie… Tu vois, Jeanne, c’est comme si je m’étais flanqué dans l’escalier… Aucun mal !… Ah ! c’est bon, une cigarette, tout de même.

HERNERT.

Mettez-vous là… Étendez-vous. Nous allons vous installer.

BOUGUET, (du bras droit, il tend la cigarette à Hernert, bas.)

Merci, mon ami. Maintenant que l’effet est produit, je n’irai tout de même pas jusqu’à la fumer !

MARCELLE, (lui baisant le front pendant qu’on l’étend avec mille précautions sur le canapé et qu’on met des oreillers.)

Père chéri ! Quelle émotion tu m’as faite !

PRAVIELLE.

Doucement, doucement !… Encore un coussin…

MADAME BOUGUET, (de loin, interroge.)

Messieurs, ce n’est rien ? Pravielle, dites, dites-moi ?…

(Madame Bouguet est restée exprès un peu éloignée. L’émotion l’empêche de parler. Une douloureuse attitude de dignité froissée.)
PRAVIELLE.

Non, Madame, ce sera, rassurez-vous, peu de chose. Du premier examen rapide, nous avons conclu que la balle n’a pas atteint le poumon. Elle a contourné la paroi thoracique et doit se trouver à quelques centimètres de l’omoplate.

BOUGUET, (souriant.)

C’est un très joli logement !

HERNERT.

Vous voyez, il fait des mots. Il n’est pas bien malade !

PRAVIELLE.

L’extraction sera, je pense, très aisée… Sans quoi, nous n’aurions pas toléré l’imprudence qu’il vient de faire, car c’est une imprudence tout de même de s’être levé ! Mais, il tenait tant à ce que vous le voyiez debout ! Je n’ai pas osé le lui interdire. Après la radiographie, il faudra par exemple qu’il demeure couché et les bras immobiles plusieurs jours…

MARCELLE.

Tu souffres, père ?

BOUGUET.

Non ! C’est même curieux comme je souffre peu ! (À Pravielle.) Regardez ! (Il lui désigne du regard sa femme.) On dirait que c’est elle qui a reçu la balle.

MADAME BOUGUET, (qui a entendu, et gravement.)

Peut-être… En plein cœur…

BOUGUET.

Ne sois pas trop sévère, ma chérie. Je ne pouvais agir autrement, je t’assure. (Bas à Pravielle.) Éloignez-les une seconde… J’ai à vous dire quelque chose d’important, maintenant qu’elle m’a vu.

PRAVIELLE, (à Madame Bouguet.)

Chère Madame, il faut me laisser seul avec Bouguet… Je vous en demande pardon, mais l’immobilité, le calme, sont nécessaires. Oubliez un instant que vous êtes l’épouse.

MADAME BOUGUET, (avec une rougeur subite, comme si on l’avait offusquée.)

On oublie difficilement ces choses-là. Monsieur. Viens, Marcelle… Mais votre diagnostic est-il certain, au moins ?…

PRAVIELLE.

Je ne crois à aucune complication et je vais vous rappeler… Je m’excuse, chère Madame, mais il est dans les mains de la Faculté.

MADAME BOUGUET, (tristement.)

Hélas, je sais par expérience que dans la vie le rôle d’épouse ne précède jamais et suit toujours le cortège ! (Vivement.) Marcelle, viens, mon petit.

(Elles sortent en laissant la porte ouverte, pour que Hernert puisse les suivre. Hernert, durant cet aparté, a parlé bas à Bouguet qui sourit.)
BOUGUET, (au moment où il va s’en aller.)

Hein, vous souvenez-vous, Hernert, de notre conversation dans le jardin, il y a quelques mois ?

HERNERT.

Si je m’en souviens !

BOUGUET.

Comme c’est beau, deux hommes qui se comprennent !… Deux hommes !…

(Il appuie sur le mot.)
PRAVIELLE, (se rapprochant.)

Je vous en prie, Monsieur Hernert.

HERNERT.

C’est juste…

(Il lui serre la main.)
BOUGUET.

À bientôt, maintenant que vous êtes à peu près sûr de me revoir…

HERNERT.

Tout à fait sûr !…

BOUGUET.

Regardez-moi bien tout de même… comme si ça ne l’était pas.

(Il lui serre la main en le regardant fixement. Hernert s’en va avec un geste un peu contracté et en parlant bas au médecin qui referme la porte.)


Scène IX


BOUGUET, PRAVIELLE

BOUGUET, (sans bouger la tête, à voix très retenue.)

Maintenant, Pravielle, pas de blagues !… Je serai votre homme dans quelques minutes ; je me livrerai à vous, mais y eût-il une chance sur mille que des complications se produisent, il faut que je le sache.

PRAVIELLE, (s’asseyant près de lui.)

Il n’en est pas question.

BOUGUET.

La vérité… vous entendez bien ! J’ai absolument besoin de la connaître. Je suis épouvanté en pensant à la situation effroyable que je laisserais derrière moi, s’il m’advenait de disparaître avant d’avoir pu dicter mes volontés. Cet institut a été toute ma vie… je veux en régler la destinée, l’avenir… non, non, laissez-moi parler… Et puis, la dignité de mon nom compromis… ma femme et ma fille… Ce serait lamentable !… Et ce sont là des dispositions, hélas ! que je ne peux écrire !… Mon devoir suprême, même avant de penser à ma sauvegarde, est de laisser debout un édifice qui a fait tout mon effort et qui pourrait s’effondrer dans une faillite sans nom ! Maintenant, allez-y !

PRAVIELLE.

Je vous ai laissé m’exposer tous vos scrupules, mon cher ami. Si vous étiez en danger, je ne manquerais pas de vous le dire, je vous le promets. Je connais la situation à laquelle vous faites allusion et je m’inclinerais devant votre grave volonté.

BOUGUET.

Alors, mon cas…

PRAVIELLE.

Pour l’instant, le diagnostic me paraît bien déterminé. La balle peut être logée à proximité du poumon, mais le poumon n’est sûrement pas touché. Je vous ai observé tout le long du trajet et vous m’avez dit vous-même qu’à aucun moment vous n’avez craché le sang. Il n’y a pas eu d’hémoptysie…

BOUGUET.

S’il y avait hémoptysie, si légère soit-elle, ce serait le signe certain que la balle logerait dans le poumon, n’est-ce pas ? Et alors ?…

PRAVIELLE.

C’est un des seuls cas où l’on puisse, a priori, redouter qu’il y ait péril ou danger… Dans ce cas, le malade est sous la menace d’une hémorragie qui peut être ou légère, ou grave, ou funeste… mais, encore une fois, je me serais opposé à votre transport, si je n’étais convaincu que la balle n’intéresse que la paroi thoracique. Nous allons en avoir le cœur net. Vous serez, je pense, complètement rassuré après l’examen radiographique.

BOUGUET.

Merci, mon ami… Allez, en effet, préparer la radiographie avec Hervé et les autres… et faites entrer ma femme, je vous prie.

PRAVIELLE, (après une hésitation.)

Je redoute votre émotion et les paroles.

BOUGUET, (fermement.)

Vous avez vu, la pauvre créature déçue et froissée s’est tenue à l’écart quand je suis entré !… Malheureuse femme ! Je ne dirai que les mots nécessaires, indispensables, mais, n’aurait-elle de moi qu’un baiser, je le lui donnerai sans témoin, comme je le dois (Avec autorité.), et comme je le veux…

PRAVIELLE, (s’inclinant.)

C’est trop naturel, après tout ! Je consens à ne pas vous contrarier. Demeurez seulement rigoureusement immobile et mesurez vos paroles. Je n’exige pas plus.

BOUGUET.

Allez.

PRAVIELLE, (entr’ouvrant la porte de droite.)

Voulez-vous avertir Madame Bouguet de ma part qu’elle est autorisée à venir auprès de son mari ? (À Bouguet.) Encore une fois, je vous recommande, mon ami, le plus grand calme.

BOUGUET.

Soyez tranquille, et merci de la permission… merci pour tout…

(Pravielle sort à gauche. Entre ensuite Madame Bouguet par l’autre porte.)


Scène X


BOUGUET, MADAME BOUGUET

BOUGUET.

Me pardonnes-tu, Jeanne ?

(Silence.)
MADAME BOUGUET, (ne s’approchant pas.)

J’éprouve une mortification infinie. Mais ce n’est pas l’heure de te reprocher quoi que ce soit, n’est-ce pas ? Tu viens de justifier toutes les calomnies qui montent vers nous, vers toi… Tu as fait plus que de donner raison à Blondel. Tu as, par ce duel inattendu entre deux collaborateurs et deux savants, sanctionné pour ainsi dire ton aventure avec cette fille. Laurent, est-ce pour elle que tu t’es battu ?…

BOUGUET.

Ma femme, ma femme bien-aimée !… Comment peux-tu me demander cela ?

MADAME BOUGUET, (éclatant.)

Ah ! Laurent, c’est que je t’aime tant !

(Elle se précipite à genoux près du canapé.)
BOUGUET.

Et je ne peux même pas aller à toi pour t’embrasser ! (Elle se lève et avec précaution lui donne plusieurs baisers sur le front.) Comme j’ai abîmé ta vie !…

MADAME BOUGUET.

N’emploie pas de pareils mots, Laurent… Rien n’est abîmé en nous, ou si peu… Pense à ta pauvre épaule blessée… qu’il faut guérir… que nous allons guérir tout doucement… à l’aise… loin des méchants !… On vient de me raconter ce duel !… Tiens, j’aime mieux ne pas avoir su…

BOUGUET.

Que tu es belle ! Et quel chagrin j’aurais eu à te quitter !… Je ne suis pas en danger, mais laisse-moi te parler comme si je l’étais… si, laisse… pour le plaisir… pour le plaisir seulement !… Laisse-moi te dire comme on le ferait dans un testament, que ta bonté envers moi a passé toute expression… Tu as été un idéal et une influence. Peut-être seule n’aurais-tu pas fait ce que nous avons fait, c’est vrai, mais nos découvertes, nos recherches, tout ce qui est spirituel dans la vie est devenu, à tes côtés aussi simple, aussi naturel que la lumière du jour !…

MADAME BOUGUET, (laissant couler ses larmes.)

Mon ami, mon époux.

BOUGUET.

Je ne t’ai pas trompée, crois-moi. Il se peut que j’aie rêvé de plaisir quelquefois, car ma nature est brutale et grossière, mais, Jeanne, quelle lèvre méprisante j’ai posée sur ce qui n’était pas toi !

MADAME BOUGUET.

Laisse bien ta tête sur l’oreiller… Je ne veux pas que tu bouges… Ne parle pas…

BOUGUET.

Assieds-toi… Regardons-nous longtemps, longtemps… Repasse toute ta jeunesse, toute ta vie dans mes yeux. Je repasserai la mienne dans les tiens. (Ils se fixent ainsi pendant un très long temps, les yeux humides.) Vois-tu, ma chérie, désormais, je n’aurai plus qu’une pensée, toi… toi seule !… Écoute bien… je ne suis pas en danger, c’est entendu… mais, à tout hasard… il peut toujours survenir un accident… il faut que je prenne toutes mes précautions, que je règle la situation…

MADAME BOUGUET.

Laurent, ne pense pas à des choses vaines, ne te tourmente pas.

BOUGUET.

Hier, j’ai sommairement résumé mes instructions par écrit mais aucune allusion n’est faite à notre vie privée… Or, j’ai pris des résolutions… Et que je guérisse vite, lentement ou pas, ces résolutions sont, tu l’entends, inébranlables. Je veux les notifier aux intéressés, dès maintenant… (S’animant.) Il faut que demain la face des choses soit changée ici… Songe, les journaux, le public la meute nous guettent !… Il faut nous tirer à tout prix de ce désarroi lamentable, hideux…

MADAME BOUGUET.

Je n’ai pas l’habitude de discuter tes ordres, tu le sais… quels qu’ils soient… Ces précautions sont exagérées, mais si elles peuvent t’apaiser… en effet… (Résolue.) Que faut-il faire ? Et qu’exiges-tu ? Je le ferai…

BOUGUET, (avec intention.)

Je veux ordonner moi-même. Et cela, dans un seul but : ton intérêt, ton bonheur.

(Ils se taisent, un peu haletants.)
MADAME BOUGUET, (tout à coup.)

Ah ! j’hésite à comprendre… Tu veux la revoir… elle ? Non, pas cela… pas cela… Laurent !…

(Ses yeux supplient, apeurés.)
BOUGUET.

Alors, c’est que tu n’as guère pénétré ma pensée.

MADAME BOUGUET.

Tu veux la revoir… elle !

BOUGUET.

Il le faut. Tu peux te fier à moi. Elle est encore ici, n’est-ce pas ?…

MADAME BOUGUET, (se ressaisissant.)

Elle s’est enfermée. Elle attend nos déterminations, c’est vrai. Je les lui ai promises.

BOUGUET.

Eh bien, il faut qu’elle vienne… et les entende de ma bouche…

MADAME BOUGUET.

Oh ! à cet instant !… Elle, près de toi !… Quelle peine ! Pourquoi maintenant ?… Tu as bien le temps !…

BOUGUET.

Non, les minutes sont comptées… J’en suis avare.

(Elle se lève simplement, va à la cheminée et sonne.)
MADAME BOUGUET.

Après tout !… (Elle s’approche du bureau et écrit un mot dans le silence. Le domestique entre.) Portez ceci à Madame Blondel et introduisez-la ici directement.

(Il sort.)
BOUGUET.

Tu vas entendre les quelques mots que je dirai.

MADAME BOUGUET, (avec dignité.)

Non, Laurent, je ne les entendrai pas… Je m’en veux du sentiment inférieur qui m’agitait à l’instant… Je ne doute pas de toi… Ce que tu feras sera bien fait, ce que tu diras sera bien dit. Je n’ai même pas voulu connaître ce qu’avait été au juste cette femme dans ton existence, quelle part tu lui en avais donnée… Je la crois infime, mais, quand je me tromperais, je te répète que je m’inclinerais encore devant ta volonté sûrement loyale… Je vais aller rejoindre Pravielle, à côté. Je lui dirai que tu te reposes quelques instants et que tu souhaites ces minutes de sommeil avant de procéder à l’examen radiographique. Lorsque tu désireras m’appeler, tu n’auras qu’à frapper sur ce timbre. (Elle place une petite table près de lui.) Je reviendrai, et tu me retrouveras alors comme je serai sortie, sans curiosité, sans appréhension, et avec toute la déférence de l’amour. À tout à l’heure, mon chéri… (Elle se penche vers lui.) Tu ne souffres pas trop ? Ça ne te fait pas trop mal ?… Reste bien étendu… mon chéri…

(Elle l’embrasse doucement sur le front et sort en lui dissimulant un visage d’énergie navrée.)


Scène XI


BOUGUET, puis EDWIGE

(Laurent, resté seul, ne bouge pas, la tête sur l’oreiller qu’on lui a placé tout à l’heure sous la nuque. Bruit de porte discret. Edwige vient d’entrer. Le canapé est placé de façon que Bouguet ne peut pas voir entrer.)
BOUGUET.

C’est vous, Edwige ?… Enfin !… Je craignais tant de ne pas vous revoir… !

EDWIGE, (accourant.)

Blessé !… Vous êtes blessé !… Pas grièvement, n’est-ce pas ?… On m’a dit que ce ne serait rien !… Oh ! comme c’est bon à vous d’avoir permis que je vienne !… Quand on m’a apporté ce mot, j’ai frémi… j’ai cru à une catastrophe ! Mais, mon Dieu, tout de même, après ces huit jours, vous revoir ainsi tout à coup, la tête en arrière, quelle abomination !… Oh ! tout ce qui est arrivé, par ma faute, par ma faute !…

(Elle parle, incohérente, affolée.)
BOUGUET.

Je redoutais cette explosion. Sois maîtresse de toi ; je ne peux parler qu’à voix très mesurée… avec des mots brefs… Surmonte tes nerfs ! Et écoute… Nous ne disposons que de deux minutes, pas plus !…

EDWIGE.

Oui… à voix basse… oui… je vous écoute… Là… ne vous fatiguez pas… Tout ce que vous voudrez !… Je ne comprends pas pourquoi on a ouvert ma cage tout à coup… pourquoi je suis ici… à vos côtés… moi qui croyais ne jamais vous revoir ! Mais je vais surmonter l’épouvante de vous retrouver ainsi… Oh ! cet homme a osé !… Dieu, que je le hais !… Oui, je divague, je sais… Ne vous tourmentez pas… je serai sage… j’écoute les mains jointes… là, là… Alors, vous voulez… quoi… quoi ?… C’est là, n’est-ce pas ?… En dessous du bras ?… C’est douloureux, dites ?

BOUGUET.

Écoute. Ce que je ne peux pas avouer à ma femme, à toi, mon enfant, je le puis… Je crois que je suis extrêmement atteint… Je suis peut-être perdu.

EDWIGE.

Qu’est-ce là ?…

BOUGUET.

Regarde ce mouchoir. (Il sort du coussin le mouchoir qu’il y a caché tout à l’heure.) Je l’ai caché à tout le monde parce qu’on m’aurait interdit de parler à ceux qui doivent m’écouter, et ça… jamais ! jamais !… Plutôt la mort… Cette tache de sang, c’est le signe certain que la balle loge dans le poumon… Je peux m’en tirer, seulement, c’est… très grave.

EDWIGE, (perdant la tête.)

Mais il faut appeler… Il faut appeler… Il faut vous sauver… Mon Dieu, que dites-vous là ? Mais c’est effrayant !

(Elle se lève pour se précipiter vers la porte.)
BOUGUET, (frappant de la main libre sur le bras du fauteuil.)

Non !… Ici !… Obéis ! Obéis donc ! La mort ne m’effraie pas… C’est théorique, la mort ! Mets-toi là… proche… Voici ce que j’exige de toi. (Elle retient ses sanglots.) Que je vive ou que je meure, voici ma volonté… (Gravement.) Il faut que tu les laisses entièrement tranquilles !… que tu ne les revoies jamais… même dans l’avenir, même dans cinq, huit, dix ans… Tu entends, il faut t’en aller… pour toujours !…

EDWIGE, (retrouvant ses larmes puériles.)

Bien sûr, c’est entendu… mais je ne sais même pas ce que vous me demandez !… Je vais retourner en Hongrie dès cette semaine… Qu’importe moi ! Mais ce que vous me dites de vous ! C’est impossible !… Une pareille chose ne peut pas être !…

BOUGUET, (répétant.)

Dès demain, tu partiras…

EDWIGE.

Dès demain… si vous voulez !… Oui…

BOUGUET.

Même si, dans l’avenir, Blondel te rappelait… sait-on !… tu n’accepterais pas.

EDWIGE, (avec un réveil de tout l’être.)

Quelle horreur !… Cet homme qui vous a étendu là, tout sanglant !…

BOUGUET, (poursuivant.)

Si je mourais, j’ai mis dans mon testament…

EDWIGE.

Cette torture ! Cette torture !

BOUGUET.

On trouvera dans mon testament… une donation qui doit assurer ton avenir.

EDWIGE, (rejetant sa chaise.)

Ah ! par exemple ! Jamais ! jamais ! Si vous quittiez la vie… si…

BOUGUET, (l’interrompt avec une autorité formidable et sans réplique.)

Tu accepterais. C’est indispensable. Ne me contrarie pas, ne tourmente pas ma conscience inutilement… à cette heure où il faut qu’elle se nourrisse d’espérance !

EDWIGE, (subitement, se met à rire pour le rassurer.)

Et puis, et puis… je promets tout ce que vous voudrez… Suis-je bête de discuter ! Quelle folie ! Quelle folie de penser que vous soyez même en danger ! Vous vivrez, vous éblouirez encore le monde de vos découvertes, de vos travaux, de votre grandeur, pendant que moi je serai dans quelque coin de ville, perdue, oubliée de vous à tout jamais… Moi, c’est fini, mais vous, vous ! Allons donc !…

BOUGUET.

Qui sait !… Voici peut-être l’assignation !… Comme ce serait étrange, alors, que je meure pour avoir une fois, une seule, accepté les préjugés, les conventions, et la plus bête de toutes… celle du sang qui répare la vie… tandis que Blondel a été emporté par l’instinct de la possession, le premier en date, celui qui vient du début du monde !… C’est drôle, tout de même ! Deux savants qui soufflent leurs chandelles et s’entre-tuent, comme des ignares au nom des vieilles règles qu’ils sont chargés de transformer !… Comique, vraiment !… Mon vieux maître Tardieu aurait souri, satisfait de cette ironie… Ah ! justice, justice des idées (Avec un immense soupir.), que tu es donc difficile !

EDWIGE, (écroulée sur le pied de la chaise longue.)

Je suis désespérée !… Je suis désespérée !… Pardon, pardon, mon adoré, pour avoir défendu si stupidement mon triste amour… Pardon même de vous avoir aimé !

BOUGUET, (lui imposant la main libre sur le front.)

Il ne faut pas demander pardon d’aimer… mais d’avoir exigé toi aussi des droits illusoires !… Allons, ne pleure pas… Il ne convient pas de pleurer… Adieu, ma pauvre petite, car tu es une pauvre petite. Bonne chance ! Que la destinée te soit clémente !… Grandis et vieillis, harmonieusement, si tu le peux !… Je te le souhaite de tout mon cœur. (Une grimace de souffrance.) Quitte-moi, maintenant, nos minutes sont révolues.

(Il laisse retomber la tête sur les coussins.)
EDWIGE, (éperdument.)

Quoi ?… Adieu, comme cela !… C’est vrai ? Je ne puis pas rester plus longtemps à vos côtés ?… Quel cauchemar ! Cette entrevue de deux minutes, la dernière !… Et quelle entrevue !…

BOUGUET.

Va-t’en !…

EDWIGE.

Ah ! c’est atroce !… surhumain !… M’arracher à vous ainsi comme au milieu d’une catastrophe et pour toujours, pour l’existence entière !… Oh ! oh !… Alors, je ne vous reverrai plus jamais !… Est-ce possible, jamais plus ?… Ce visage-là !… ces yeux !… ces mains !… tout ce qui a été mon amour !… Vous vivrez… mais pour moi ce sera tout comme si vous n’étiez plus !… Oh ! c’est trop dur à supporter, un moment pareil. J’en mourrai sûrement !…

BOUGUET.

Va-t’en, tu me fais un affreux mal…

EDWIGE.

Voilà, voilà… Je m’en vais !… Adieu ! Adieu !

(Elle retombe en sanglots contre la chaise longue, embrasse au hasard les mains, la couverture.)
BOUGUET.

Enfant navrée !… La vie n’a pas été non plus très juste pour toi… Efforce-toi de ne plus penser à moi, travaille… Tu verras, dans dix ans, je ne serai qu’un souvenir heureux !… Par pitié, laisse-moi… ma tâche est loin d’être terminée… (Sourdement.) Le plus dur est encore à faire !…

EDWIGE.

C’est vrai ; j’aurai trouvé encore moyen de vous martyriser par mon adieu éternel ! Oh ! mon ami ! Quel déchirement !… mon doux maître ! C’est fini, alors ?… C’est fini ?… dites, dites, dites ?…

BOUGUET.

Eh ! oui… Edwige !… Et ce n’est même pas un adieu !… c’est une bénédiction. (De la main il lui touche gravement la tête.) Bon courage !

EDWIGE.

Adieu, mon amour ! adieu, vous !… toi !… toi !…

(Elle marche à reculons, les mains désespérément tendues vers lui, puis sort en poussant des sanglots qui sont presque des cris. Alors, resté seul, il penche la tête en avant, prend son mouchoir et l’appuie sur sa bouche longtemps… Il le considère et ensuite le cache brusquement de la main libre sous un coussin. Il sonne sur un timbre à la portée de sa main. Quelques secondes après, entre Madame Bouguet.)


Scène XII


BOUGUET, MADAME BOUGUET, puis ARTHUR

BOUGUET, (tout de suite.)

Jeanne, elle partira demain. Sois tranquille.

MADAME BOUGUET.

Edwige m’est indifférente par comparaison. C’est lui !… Tant que je le sentirai là, je respirerai mal… (Avec un effort.) Mais je ne te demande rien… Parlons de choses sérieuses et heureuses. Je viens de causer avec Pravielle, il m’a pleinement rassurée, tu sais… Comme je suis contente !… Je l’appelle ?…

BOUGUET.

Une seconde, Jeanne… Je vais te demander maintenant un effort et un courage plus coûteux. Mais je l’exige de toute la force de mon âme.

MADAME BOUGUET, (pressentant un sacrifice, mais inflexible dans la résolution prise.)

Je souscris à tout ce qui pourra t’apaiser et te rassurer. Après ce que m’a dit Pravielle sur la certitude de ta guérison, tout ne peut que m’apparaître léger, heureux.

BOUGUET.

Sonne Arthur.

MADAME BOUGUET.

Que lui veux-tu ?…

BOUGUET.

Tu le verras.

MADAME BOUGUET, (repoussant toute autre idée.)

Oui… ça m’est égal !… (Avec exaltation.) Ce qui est essentiel, c’est ce que je viens d’entendre. Désires-tu que je te le répète mot pour mot ? Je suis si ravie !… Eh bien, il a assuré que la balle…

(Entre Arthur, le garçon de salle. Il s’avance, timide.)
BOUGUET, (sans le regarder.)

Approchez.

ARTHUR.

Monsieur ne va pas plus mal ?… Il paraît que ça ne sera rien… Nous avons été bien attristés, Monsieur…

BOUGUET.

Merci, Arthur… Allez dire à Monsieur Blondel que je l’attends ici… Qu’il vienne vite, très vite, par exemple…

ARTHUR, (stupéfait.)

À Monsieur Bl… (Il se reprend devant le regard sévère de Bouguet.) Bien, Monsieur.

(Il sort.)
MADAME BOUGUET, (tremblante.)

Qu’as-tu dit ?… Laurent… J’ai dû mal entendre ou il faut que je sois folle !…

BOUGUET.

Tu as bien entendu.

MADAME BOUGUET.

Oh !

BOUGUET.

Reste. J’exige impérieusement que tu sois là, cette fois !

MADAME BOUGUET, (révoltée.)

Jamais ! Jamais !… Pas cela !… Je ne le pourrais pas… Lui, ici, devant moi, ton meurtrier !…

BOUGUET.

Je l’exige, cependant !

MADAME BOUGUET, (se tordant les mains.)

Non, pas cela, Laurent !… Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes ! Je ne sais pas moi-même de quoi je serais capable ! Malgré ton repos nécessaire et ma tendresse vigilante, je ne répondrais pas de moi, je te jure !… ne fais pas cela. Je sais bien que tu l’appelles pour le chasser, pour lui dire ton mépris et notre horreur… mais, par pitié… c’est toi que je veux épargner… Il va se passer quelque chose de hideux et tu en seras le témoin… Cela te fera mal… Pas maintenant ! Plus tard, plus tard, Laurent… Tu avais bien le temps. Pourquoi le faire venir maintenant ! Quelle folie te prend de te surmener l’âme et le corps au moment où tu as le plus besoin de repos !… Tu n’es pas en danger, pourquoi faire ainsi maison nette, avec cette précipitation, comme si la mort était à nos trousses ?… C’est dément, et dément à moi de t’obéir… Tu sais si je te respecte et si je m’incline toujours devant tes ordres, mais, cette fois, non, je me révolte. Je m’y oppose. Je vais fermer cette porte.

(Elle se précipite à la porte.)
BOUGUET.

Ta résistance est inutile. Vous vous mettriez à cent qu’on ne m’interdirait pas cette comparution !… Je suis d’ailleurs très maître de moi…

MADAME BOUGUET.

C’est possible… Grâce au ciel, tu es pétri d’une autre argile que moi… mais, alors… chasse-le, en dehors de ma présence… sans exiger que je demeure inerte, impassible, devant celui qui vient de tirer sur toi… de te loger cette balle dans la chair… Je t’en supplie, permets que je sorte… Je ne suis qu’une femme.

BOUGUET.

Non ! Tu es plus, bien plus qu’une femme !… J’ai confiance en toi !… Tu vas rester, et tu seras sage, forte, bridée. Contiens-toi !… J’attends cet effort de ton cœur… Reste, ma Jeanne… et pas de fatigue inutile… Jusqu’à ce qu’il soit ici, recueille-toi ! Recueillons-nous dans notre tendresse… Silence !…

MADAME BOUGUET, (hésite, baisse les yeux, et, la voix résignée.)

Alors, donne ta main !…

(Un long silence. Ils se tiennent la main, les yeux grands ouverts devant eux. La porte s’entr’ouvre lentement.)


Scène XIII


Les Mêmes, BLONDEL

BOUGUET.

Eh bien, mon vieux… entre… entre… Tu vois dans quel état tu m’as mis !… Voilà ce que tu as fait de ton ancien compagnon d’armes !

MADAME BOUGUET, (ne pouvant pas se contenir.)

Assassin… Assassin !…

BOUGUET.

Silence, Jeanne, tu m’as promis le silence !

MADAME BOUGUET.

On vient de me le rapporter saignant et vous êtes là, devant moi ! Mais, prenez garde ! Votre jour viendra.

BOUGUET.

Tais-toi ! Pense à moi.

MADAME BOUGUET.

Ah ! si vous me l’aviez tué !… Mais, heureusement, il est là, le cher époux, il est là… bien vivant… à peine touché… Vous avez mal visé, mon cher !… C’est à refaire !… Je le guérirai, je vous le garantis… et il triomphera de vous… de votre haine basse !…

BOUGUET.

Jeanne… je me lève… prends garde ! Je me dresse.

MADAME BOUGUET.

Là, j’ai fini !… Seulement, je ne pouvais pas, je ne pouvais vraiment pas empêcher ce cri de sortir de ma poitrine !… Ne crains rien… maintenant… Parle-lui en toute paix… Il n’aura plus que mes deux yeux fixes pour le mépriser !…

(Farouche, elle s’assied près de la chaise longue, dans une attitude de défi.)
BOUGUET.

Excuse-la… c’est une femme… Elle a eu beaucoup d’émotion.

(Silence.)
BLONDEL, (est là, hébété. Une grande lutte intérieure se livre en lui. Tout à coup il balbutie, de loin.)

Pardon… Pardon…

BOUGUET, (avec un soupir d’aise.)

Ah ! je savais bien… je savais bien que tu aurais du chagrin.

MADAME BOUGUET.

Du chagrin ! Quel mot pour cette chose !

BLONDEL.

Je ne sais plus ce que j’éprouve, ce que je ressens… Je suis passé par dix ivresses différentes et affreuses. Et, tout à coup, te voir là… étendu… par moi… Laurent… ça me paraît une vérité inconcevable… bouleversante… J’entends ta voix qui dit : « Mon vieux, mon vieux… » Tu me regardes et… Pardon ! Pardon !… Bouguet !

(Il éclate en sanglots.)
MADAME BOUGUET.

Heureux encore que vous ne pleuriez pas un crime !

BOUGUET, (très doux.)

Tu vois, Jeanne… Il est dégrisé… alors, il souffre… Il comprend peut-être enfin que je n’ai pas été ce qu’il pensait… Il voit la vérité toute simple… Blondel, je t’aimais beaucoup, je te jure… J’ai cru bien faire. J’ai eu tort, sans doute… mais, depuis, tu aurais dû me croire… et ne pas accumuler l’irréparable… qui ne console pas !…

BLONDEL.

Ah ! ne parle pas avec cette douceur cruelle !… Il ne s’agit plus de faire appel à une raison quelconque ! Tes torts, les miens, tes erreurs et peut-être mes divagations, tout cela ne forme plus qu’un amas de cendre ou de boue… Il n’y a qu’une chose qui compte… une seule qui soit… ce spectacle que j’ai là sous les yeux. Ce que je vois devant moi, sur ce canapé, c’est vingt ans d’amitié, de confiance, de souvenir… (Avec empressement.) Donne-moi ta main, veux-tu ?… Donne !… Donne !

BOUGUET, (lui tend sa main libre.)

Ah ! si tu me l’avais demandée plus tôt, en serrant la tienne, j’aurais refréné cette impulsion d’instinct qui t’a emporté à la dérive !… Blondel, mon vieux, tu vois. Prends mesure sur cette femme qui n’a pas même murmuré ni bronché… Va, les liens charnels sont de peu de poids. Ah ! la vieille équivoque charnelle ! Le problème du cœur n’est pas là… j’en réponds !…

(Il regarde sa femme avec un sourire attendri. Madame Bouguet demeure fixe, hostile, dans son attitude de dégoût.)

BLONDEL.

Laurent, ne parle plus de cette ombre qui s’est abattue sur notre vie… J’ai peur d’y rentrer. Je ne veux penser en ce moment qu’au remords qui m’a étreint quand je t’ai vu chanceler tout à l’heure sur la prairie… J’avais poursuivi l’idée de la mort, je m’en rends compte, mais pas la mort elle-même. Ah ! si vous saviez, Madame Bouguet, ce que j’ai pu souffrir depuis cette semaine, au milieu de la trahison générale… j’étais comme un fou qui s’exalte tout seul… J’ai vu rouge. Pardon, Madame… c’est à vous d’abord que j’aurais dû penser !…

MADAME BOUGUET.

Non, Blondel, je ne vous pardonnerai jamais ! Il faut que vous le sachiez… vous entendez, jamais !…

BOUGUET.

Ne dis pas cela, Jeanne… Toi, tu peux t’élever au-dessus des actes… Blondel, la vie spirituelle, qui aurait dû nous sauver, n’a servi à rien cette fois ! Quel dommage ! Nous, les scientifiques, nous avons été comme les autres, comme des enfants. C’eût été si beau, pourtant, si beau de surmonter la matière, de rejoindre les vérités éternelles… mais tu ne l’as pas voulu… tu ne l’as pas su… Tu n’as été qu’humain… C’est peu ! Hélas, j’en sais quelque chose !

MADAME BOUGUET.

Va ! mon chéri ! Ton exemple l’écrasera et triomphera de tout !…

BOUGUET, (avec précaution.)

Maintenant, approchez… plus près… toi à genoux… ma chérie, là… (Il la force à se mettre à genoux. Puis il fait signe à Blondel de se rapprocher aussi.) Il faut que je vous confie l’angoisse qui me dévore… une angoisse sans nom… pire cent fois que celle de la dernière heure.

MADAME BOUGUET.

Tu m’épouvantes ! Qu’y a-t-il ?… Qu’as-tu ?…

BOUGUET.

L’angoisse de peut-être m’en aller sans que nous ayons atteint le but suprême, dont nous sommes si proches… la guérison du cancer !…

BLONDEL.

Mais tu n’es pas du tout en danger, Laurent. Quelle aberration de te l’imaginer ! On vient de m’assurer le contraire.

BOUGUET.

N’importe… Si je mourais par aventure…

MADAME BOUGUET, (avec le cri de tout son être.)

Ah ! je ne serais pas longue à te rejoindre, comme a fait Madame Berthelot… mon pauvre ami !…

BOUGUET, (s’animant.)

Quel crime ! C’est toi qui parles ? Et notre oeuvre ?… Engloutie, alors ?… Toute une humanité attend… De nous dépend la guérison de milliers d’êtres… Nous tenons presque le sérum… Dans quelles mains, dans quelles vulgarisations tomberaient nos travaux ?… Et l’Institut ?… Ma chère maison !… À deux doigts du but… sentir que tout peut s’effondrer derrière moi !…

(Il s’agite.)
MADAME BOUGUET.

Ne t’enfièvre pas ainsi pour rien !… Tes craintes sont insensées… puisque la blessure est insignifiante.

BLONDEL, (intervenant et avec une énergie guerrière.)

Je paierai de ma vie, Laurent, ce que j’ai fait, car je viens de me retrouver !… et tout entier, je te le promets !

(Bouguet le regarde avec émotion, avec une nouvelle confiance. On dirait qu’une mortelle inquiétude vient de se dissiper en lui.)
BOUGUET, (souriant doucement.)

Merci. (Un temps. Il semble regarder au-dessous de lui comme pour y puiser l’inspiration.) Alors… alors… voici le grand moment venu !… Oui, le grand moment, le vôtre… celui que vous allez me donner, celui que j’attends de vous… et qui va apaiser mon âme inquiète… Après quoi je me livre aux médecins… (Ils écoutent, anxieux.) Si je meurs…

MADAME BOUGUET.

Laurent, assez, par pitié !

BOUGUET, (avec force, imposant une volonté suprême.)

… Si je meurs, vous allez me jurer que vous respecterez ma volonté testamentaire… Elle est irréductible, et, devant elle, vous vous inclinerez dans une stricte obéissance… Elle est ma dernière et ma plus ardente pensée… la seule… (Il se frappe le front.) La voici… C’est que vous oubliiez l’un et l’autre le ressentiment, la colère, le passé, nos gestes misérables, nos impuissances, et que, réunis comme les plus étroits collaborateurs, vous continuiez l’œuvre côte à côte… ici, à l’Institut même, afin que vous parveniez ensemble au triomphe !…

MADAME BOUGUET, (reculant d’effroi.)

Avec toi jusqu’à la mort, Laurent !… Sans toi, jamais !

BOUGUET, (impérieux.)

En mon nom, Jeanne, au nom de notre travail, au nom du devoir même… jure ! Tu le dois.

MADAME BOUGUET.

Et toi, tu me brises… Je ne peux pas en entendre davantage !…

BOUGUET.

Je n’aurai de repos que vous n’ayez fait le serment… (Suppliant et fiévreusement.) Délivre mon esprit… délivre… je t’en conjure !

BLONDEL, (avec élan.)

Bouguet, je comprends la beauté de ta pensée et de ton angoisse ! Eh bien, en mon nom personnel, au moins, pour te rassurer, au cours de ta guérison proche et certaine, pour apaiser le tourment de voir avorter ton œuvre, ton effort et ta maison, sois tranquille… je m’engage de la façon la plus solennelle à expier mon crime dans le travail acharné, près ou loin de toi, le plus humblement possible, dévoué à ta pensée vive… ou morte !

(Il a étendu la main.)
BOUGUET, (l’émotion l’empêche de parler.)

Merci, Blondel… (Il lui serre doucement la main.) Je vais aller bien mieux tout de suite, vous verrez… (À sa femme écroulée.) À ton tour, Jeanne… Ma chérie, tu as été une lumière précieuse, mais il faut un cerveau d’homme attelé à la besogne… Et puis, Blondel, qu’on sache que j’ai voulu cela !… que ma pensée a voulu votre union, que je vous ai confié l’Institut… (Suppliant.) Tu n’as pas juré, Jeanne chérie. Ne pleure donc pas… je ne mourrai point… Mais, quand bien même, la mort n’est rien !… Nos corps ne sont rien… (Il appuie la tête de sa femme contre sa poitrine.) Au-dessus des cellules… regarde toujours… fixes… là-haut… les flambeaux… les idées… qui nous conduisent… C’est par elles que tout est beau, clair, juste… Peut-être qu’on ne les voit plus par-delà la mort… Vous qui les verrez encore… ah ! que je vous envie !… aimez-les… suivez leur marche, suivez-les dans leur belle lumière, plus belle et plus regrettable que la lumière du jour !… Et puis, il faut que je vous dise… je vous conseille de continuer l’adjonction colloïdale… c’est sûrement la vérité… si le sélénium ne donne rien… essayez… d’autres métaux… (Il parle avec peine, à bout de souffle.) Dans trois ou quatre ans, vous arriverez, j’en suis sûr… C’est la clinique qui donnera la solution… Les pages 246 et 247… du livre…

MADAME BOUGUET, (se penchant sur lui.)

Que dis-tu ? Appelez Pravielle… Appelez… Nous avons trop obéi…

BOUGUET, (la retenant de la main.)

Jure… Que tu tardes, ma chère âme !… Mon esprit dans ton esprit… toujours…

(Il est tendu vers elle, avide de sa parole.)
MADAME BOUGUET.

Il a une fièvre intense.

BOUGUET.

Souvenez-vous… la lumière.

BLONDEL.

Du sang !… Mon Dieu du sang ! Est-ce que ?

MADAME BOUGUET.

Du sang ! à flots ! Au secours… au secours… Pravielle.

BLONDEL, (se précipitant à la porte.)

Pravielle !…

MADAME BOUGUET.
(Bouguet a un hoquet terrible. Un râle d’aspiration. Il tombe la tête en avant sur le corps de la chaise longue.)

Laurent, mon chéri !…



Scène XIV


Les Mêmes, PRAVIELLE

PRAVIELLE, (accourant.)

Une hémorragie… Alors, la balle était dans le poumon ! Mais il a dû faire un effort effroyable ! La tête en arrière… là… Vite, vite !… Mais c’est un véritable suicide, voyons !… Vous l’avez laissé parler, s’agiter ! Vous m’avez menti, Madame !… Vous m’avez menti ! (Hors de lui.) Pour provoquer une hémorragie pareille, il a fallu qu’il fît des efforts immenses !

MADAME BOUGUET.

Je ne savais pas… j’étais folle d’émotion !… Nous lui avons obéi comme des insensés !… Sauvez-le… Au secours !…

BLONDEL, (terrifié.)

Le pouls ?

PRAVIELLE.

Aidez moi… Comme ceci… les tractions…

BLONDEL, (bas.)

Mais le pouls m’effraie !…

MADAME BOUGUET.

Laurent !… Laurent !… (Grand silence. Elle se rapproche.) Mais vous ne voyez pas qu’il est mort !… Je vous dis qu’il est mort !…

PRAVIELLE.

Allez-vous-en… Madame… je vous en conjure.

MADAME BOUGUET.

Laurent !

(Bouguet fait un mouvement convulsif.)
PRAVIELLE.

Il ne respire plus. Le sang l’étouffe…

MADAME BOUGUET, (éperdue, crie au hasard ; elle s’élance aux portes.)

Au secours… Au secours !… (Des têtes apparaissent aux deux portes. Personne n’ose entrer. Elle se rapproche ensuite, peureusement, pas à pas.) C’est fini, n’est-ce pas ?

(Alors, elle pousse un grand cri, les mains devant le visage, et reste ainsi, immobile, figée, les lèvres remuées.)
BLONDEL, (à genoux contre le canapé, sanglote.)

Pardon… Pardon… Pardon…

(Par la porte ouverte, Hervé se glisse.)

PRAVIELLE, (bas à Hervé.)

J’ai peur pour elle, maintenant. Elle m’effraie… Regardez-la !… Que va-t-elle devenir ? (Elle demeure toujours ainsi. Puis elle a l’air de sortir de cette stupéfaction et s’avance vers le corps de Bouguet. Elle touche hébétée, les yeux, le front. Ensuite, elle prononce tout bas « Chéri !… » Par les portes ouverte, des élèves, attirés par les cris de secours, sont arrivés. Talloires et les autres. Ils se glissent, un à un, en proie à la plus grande émotion. À Pravielle.) Fermez la porte. Fermez, voyons !

MADAME BOUGUET, (tout à coup, dans un sursaut extraordinaire.)

Non… Tous ! Tous, qu’ils entrent ! laissez-les !… (Ils entrent, les uns en blouse, les autres en veston.) Votre maître vient de mourir, Messieurs !… voyez voyez ! (Sur la pointe des pieds, tête nue, ils se sont avancés. Quelques-uns se mettent à genoux. On entend des sanglots de toutes parts.) C’est fini !… Ce beau front ne pensera plus… Ces lèvres ne parleront plus !…

(Elle défaille, presque extatique. Hervé la soutient. Pendant ce temps, un mouvement hostile à Blondel se produit. Certains vont jusqu’à le menacer, à voix basse. On le pousse.)
HERVÉ, (bas.)

Votre place n’est pas ici, Monsieur. Sortez…

TALLOIRES.

Oui… Qu’il sorte… l’assassin !…

(Blondel inerte, pleurant, ne répond pas. Il se laisse presque faire et pousser des épaules vers la porte.)
MADAME BOUGUET, (qui allait s’évanouir, se redresse et les arrête d’un geste solennel. Surhumaine, dressée en statue livide, elle parle.)

Messieurs… la dernière pensée de votre maître a été celle-ci : « Je vous lègue mon esprit et ma tâche ! » Il nous a dit, à Blondel et à moi : « Jurez que vous vous élèverez au-dessus des actes et de la haine… jurez que, unis par-delà ma mort, vous travaillerez ensemble à mon œuvre… » Il est mort, Messieurs, avant que j’aie pu le satisfaire !… (Tout le monde éclate en sanglots et se met à genoux. Elle s’approche.) Laurent… Laurent… Ton esprit, dans mon esprit… oui, mon ami… tu seras exaucé ! Votre main, posez votre main sur cette poitrine… Blondel !… (Blondel s’avance et pose sa main d’abord, puis à son tour elle pose sa main par-dessus la sienne.) Je le jure, Messieurs, devant vous… Je te le jure Laurent… nous t’obéirons… J’en aurai le courage… et peut-être la force !

(Elle s’est raidie de toute son énergie… et cela fait, elle s’écroule dans les bras des disciples.)

RIDEAU