Albin Michel (p. 342-362).

CHAPITRE XLV

Histoire de Miss Fa..kl..d : ses liaisons avec le lord Br..wn ; sa connoissance avec Mme Walp..ne. Elle devient mère abbesse ; elle établit un sérail dans un genre tout différent de celui des autres séminaires. Description de son sérail, de ses nonnes et de ses visiteurs.

Misa Fa..kl..d est la fille d’un négociant de Londres ; elle reçut la plus brillante éducation, et elle étoit destinée à posséder un jour une fortune considérable. Monsieur Fa..kl..d ayant eu le malheur de perdre son épouse peu de temps après la naissance de sa fille, n’existoit que pour cet enfant qu’il idolâtroit, et qui faisoit la consolation de sa vie. Sa fille entroit dans sa dix-huitième année, lorsque ce bon père forma le projet de la marier au fils de son frère, qui n’étoit pas aussi riche que lui ; mais il aimoit ce neveu, qui joignoit à la figure la plus agréable, un caractère doux, sensible, et un esprit cultivé ; il le regardoit comme étant le seul homme qui put faire le bonheur de son enfant ; c’étoit dans ce dessein qu’il refusoit les partis brillants et avantageux qui s’offroient chaque jour pour sa fille, que l’on peut même aujourd’hui regarder comme une des plus belles et les plus spirituelles des trois royaumes : Miss Fa..kl..d n’étoit point indifférente aux éloges et aux soins empressés de son cousin, qui avoit conçu pour elle le plus violent amour. Ces aimables amants, instruits de la résolution de leur parents, se livroient sans contrainte à la tendresse qu’ils ressentoient l’un pour l’autre ; ils étoient à la veille d’être unis, lorsque Monsieur Fa..kl..d, qui avoit placé sa fortune dans une forte maison de commerce à Hambourg, et qui avoit redemandé le retour d’une partie de ses fonds pour établir la dot de sa fille, apprit la faillite de cette maison. Cette nouvelle affligeante qui entraînoit sa ruine, et qui détruisoit entièrement l’établissement de son enfant, porta la douleur dans son âme ; il ne put soutenir avec fermeté cet affreux revers ; une fièvre brûlante s’empara aussi-tôt de ses sens, et, malgré les soins et le zèle actif des médecins, cet homme infortuné paya, au bout de quelques jours, le tribut à la nature. Quel changement affreux pour Miss Fa..kl..d ! elle regretta plus la perte de son père que la fortune opulente qui venoit de lui être enlevée. Son oncle n’eut pas plutôt appris ses malheurs, qu’il défendit à son fils, sous peine de sa malédiction, de voir Miss Fa..kl..d, et lui ordonna de ne plus songer à l’union qui avoit été projetée entre eux, et que les circonstances fâcheuses, disoit-il, venoit de dissoudre ; pour ôter à ces infortunés amants toute liaison quelconque et les occasions de se voir, il refusa de se mettre à la tête des affaires de sa nièce.

Miss Fa..kl..d, abandonnée aussi inhumainement de son oncle, se vit donc obligée de confier la gestion de l’héritage de son père à des gens de justice qui l’entraînèrent dans des frais immenses ; enfin sa fortune se trouva réduite à la somme de mille guinées. Livrée à elle-même, ayant perdu pour jamais l’espoir d’être unie à son cousin ; n’ayant plus personne pour la conseiller ; accoutumée de bonne heure à mener un genre de vie agréable ; étant dans l’âge où les passions commandent ; cette orpheline infortunée n’écouta plus que les désirs de ses sens. Elle alla donc aux spectacles, aux bals et aux divertissements les plus suivis : tous ces plaisirs bruyants enflammèrent son jeune cœur. Elle ne parut pas plutôt sur le théâtre du monde, qu’elle fixa tous les regards. Sa beauté, son port majestueux, son amabilité, l’agrément et la justesse de son esprit, lui attirèrent aussi-tôt une foule d’adorateurs : parmi le nombre des aspirants qui s’empressèrent à lui faire la cour, le lord Br..wn fut le mortel favorisé qui fixa son attention. Le lord, enchanté de la préférence que Miss Fa..kl..d lui donna sur ses rivaux, lui meubla une maison dans le goût le plus recherché et le plus élégant ; il lui fit présent de riches bijoux ; lui envoya un équipage superbe, et l’entretint dans la plus grande magnificence. Miss Fa..kl..d eut pour son amant l’attachement le plus sincère, elle alloit au-devant de ses désirs, et elle le rendoit le plus heureux des hommes. Le lord Br..wn qui, chaque jour, découvrit en Miss Fa..kl..d de nouvelles qualités aimables, l’accabloit sans cesse de nouveaux présents ; ils vécurent deux ans dans la plus parfaite union, sans que rien n’altérât leur bonheur, lorsqu’à cette époque milord tomba malade. Les médecins l’ayant informé de son état désespéré, il envoya à Miss Fa..kl..d, la veille de sa mort, un paquet cacheté contenant plusieurs billets de banque, montant ensemble à la somme de deux mille guinées ; il lui marquoit le regret qu’il avoit de ne pouvoir mieux reconnoître l’attachement qu’elle lui avoit témoigné pendant sa vie. Miss Fa..kl..d pleura sincèrement la perte d’un homme qui avoit agi si généreusement à son égard pendant tous le temps qu’ils avoient vécus ensemble.

À peine la nouvelle de la mort du lord Br..wn fut-elle répandue, que l’espérance renaquit dans le cœur des adorateurs des charmes de Miss Fa..kl..d ; chacun d’eux se présenta chez cette intéressante personne dans l’espoir de succéder au défunt ; mais quoiqu’elle fut heureuse avec le feu lord, et qu’elle n’eut rien à désirer avec lui, elle préféra l’indépendance à l’enchaînement de sa liberté ; se voyant maîtresse d’une jolie fortune, elle voulut jouir pour elle-même. Elle fit, peu de jours après la perte du lord Br..wn, la connoissance de Madame W..p..le, une des femmes les plus galantes de la capitale, qui joignoit à la figure la plus belle, la plus agréable et la plus enjouée, un esprit gai et cultivé : le rapport de beauté, de caractère et de sentiments entre ces deux aimables personnes, les avoit liées ; à leur première entrevue, de l’amitié la plus intime. Miss. Fa..kl..d n’agissoit plus que d’après les conseils de Mad. W..p..le qui lui parloit sans cesse des amusements divers des sérails de la capitale ; la description que cette amie lui faisoit perpétuellement de ces plaisirs voluptueux, ennivroit ses sens du désir de réaliser toutes ces jouissances : elle se livra alors sans réserve aux différentes passions de son âme ; préférant donc les plaisirs de Cypris aux dons de Plutus, elle rejeta les offres avantageuses que l’on lui faisoit journellement, elle se forma une société de jeunes gens roués et vigoureux qui, tour-à-tour, répondoient à ses désirs lascifs.

Sa maison, en un mot, étoit devenue le palais enchanteur de la volupté ; elle traitoit avec la plus grande magnificence les favoris de ses plaisirs ; elle récompensoit le zèle de ceux qui n’étoient pas fortunés. Ce genre de vie sensuelle, auquel Madame W..p..le contribuoit beaucoup par la gaieté et la vivacité de son imagination, l’entraînoit dans des dépenses considérables ; chaque jour elle voyoit diminuer les dons du feu lord ; elle s’aperçut bientôt que toujours dépenser et ne rien recevoir, étoit le vrai moyen de se ruiner ; elle résolut donc de réparer le déficit de ses finances, sans cependant renoncer à ses plaisirs ; elle forma alors le dessein d’établir un sérail dans un genre différent des autres séminaires ; elle fit part de son projet à Madame W..p..le qui l’approuva et lui donna des avis à ce sujet. Pour mettre son plan à exécution, elle vendit une grande partie de ses bijoux. Elle loua dans St. James’s-Street trois maisons qui se touchoient les unes aux autres ; elle les fit meubler dans le goût le plus élégant ; les appartements étoient ornés de glaces qui réfléchissoient de tous côtés les objets : elle fit pratiquer des escaliers de communication pour passer d’une maison dans l’autre. Elle appelle ces trois maisons les temples de l’Aurore, de Flore et du Mystère.

L’entrée principale du sérail de Miss Fa..kl..d est par la maison du milieu, que l’on intitule le temple de Flore ; la maison à gauche est le temple de l’Aurore, et celle à droite se nomme le temple du Mystère.

Le Temple de l’Aurore est composé de douze jeunes filles, depuis l’âge de onze ans jusqu’à seize ; lorsqu’elles entrent dans leur seizième année, elles passent aussitôt dans le temple de Flore, mais jamais avant cette époque ; celles qui sortent du temple de l’Aurore, sont remplacées sur-le-champ par d’autres jeunes personnes, pas plus âgées de onze ans, afin de ne pas faire de passe droit ; de manière que cette maison, que Miss F..kl..d appelle le premier noviciat du plaisir, est toujours composée du même nombre de nonnes.

Ces jeunes personne sont élégamment habillées et bien nourries ; elles ont deux gouvernantes qui ont soin d’elles et ne les quittent point. On leur enseigne à lire, à écrire si elles ne le savent pas, ainsi qu’à festonner et à broder au tambour ; elles ont un maître de danse pour donner à leur corps un maintien noble et aisé ; elles ont également à leur disposition une bibliothèque de livres agréables, au nombre desquels sont la Fille de joie, et autres ouvrages de ce genre, qu’on leur fait lire principalement, afin d’enflammer de bonne heure leurs sens ; les gouvernantes sont même chargées de leur insinuer, avec une sorte de mystère pour leur donner plus de désir, les sensations et les plaisirs qui résultent de l’union des deux sexes dans les divers amusements dont il est fait mention dans ces sortes de livres. On leur défend entre elles la masturbation ; les gouvernantes les surveillent strictement à cet égard, et les empêchent de se livrer à cette mauvaise habitude que l’on contracte malheureusement dans les écoles : elles ne sortent jamais ; elles sont cependant libres de ne point demeurer dans cette maison, si elles ne peuvent pas s’accoutumer à ce célibat, mais elles sont si bien fêtées et si bien choyées, qu’elles ne songent point à la privation de leur liberté.

Cet établissement qui, dans le principe, a beaucoup coûté à Miss Fa..kl..d, lui est maintenant d’un grand rapport ; elle s’assure, par cet arrangement, des jeunes personnes vierges qui, lorsqu’elles ont atteint l’âge prescrit pour être initiées dans le temple de Flore, lui produisent un bénéfice considérable. Cependant ces petites nonnes ont quelques visiteurs attitrés qui, à la vérité, sont hors d’état de préjudicier à leur vestalité. On ne peut être introduit dans ce noviciat que par Miss..kl..d ; il faut avoir, pour y être admis, plus de soixante ans, ou faire preuve d’impuissance. Le lord Cornw..is, le lord Buck..am, l’alderman B..net et Monsieur Simp..n, sont les paroissiens les plus fervents de ce temple. Leur occupation consiste à jouer au maître d’école et à la maîtresse de pension avec ces jeunes personnes : pendant le cours des leçons, les gouvernantes ont seules le droit d’aller faire des visites dans les appartements qui servent de classe aux maîtres et aux écolières, afin d’observer si ces paroissiens paillards n’outre passent pas les règles de l’ordre. Il est expressément défendu aux nonnes qui ne sont pas en exercices d’aller épier la conduite de leurs camarades. Ces jeunes personnes n’ont point de profit, les présents de leurs visiteurs suffisent à peine pour leur entretien et leur éducation.

Le Temple de Flore est composé du même nombre de nonnes, qui sont toutes jeunes, jolies et fraîches comme la déesse dont cette maison porte le titre. Elles ont au premier abord un air de décence qui vous charme ; mais dans le tête-à-tête elles sont d’une vivacité, d’une gaieté, d’une complaisance et d’une volupté inconcevables ; elles sont également si affables, si spirituelles et si enjouées que les visiteurs sont souvent incertains sur leur choix : elles vivent ensemble de bonne union et sans rivalité. Miss Fa..kl..d pour entretenir entre elles la meilleure intelligence, et pour ne point les rendre jalouses les unes des autres par le plus ou moins de préférence des visiteurs à leur égard, a établi pour loi fondamentale de leur ordre, d’apporter en bourse commune les gratifications que leur font les visiteurs au-delà du prix convenu, lesquelles sont, au fur et mesure, inscrites sur un registre, versées ensuite dans un coffre destiné à cet usage, et partagées entre elles, par portions égales, le premier de chaque mois ; si par hasard l’une d’entre elles (ce qui n’est pas encore arrivé) se trouvoit convaincue d’avoir frustré la somme ou même une partie de la somme qui lui auroit été remise, elle seroit sur-le-champ renvoyée par Miss Fa..kl..d, et tous les bénéfices qu’elle a reçus depuis le moment qu’elle est entrée dans ce temple, jusqu’à cet époque, lui seroient confisqués par Miss Fa..kl..d, et partagés, sous ses yeux, entre ses camarades. Cette loi rigoureuse qu’elles jurent, lors de leur admission dans le sérail, de remplir scrupuleusement, établit parmi elles la franchise la plus sincère, et les exempte de reproches et explications de préférence, qu’elles pourroient continuellement se faire.

Ces nonnes sont entièrement libres de quitter le sérail lorsqu’il leur plaît. Miss Fa..kl..d ne suit point, à leur égard, la règle commune des autres abbesses des séminaires, qui leur font payer les frais de leur entretien, de leur nourriture, et qui leur retiennent, par nantissement, leurs habillements et le peu qu’elles possèdent, et les forcent même de demeurer malgré elles, jusqu’à ce qu’elles se soient acquittées de leur dépense. Miss Fa..kl..d les exempte de toute charge quelconque ; elle pousse même le désintéressement jusqu’à faire don, à celles qui ont été élevées dans le temple de l’Aurore, de tous les ajustements dont elles sont parées dans le sérail ; mais toutes celles qui abandonnent la maison, ne peuvent plus y rentrer sous aucun prétexte quelconque. Elles sont si bien traitées par Miss Fa..kl..d, qu’elles ne songent point à s’en aller ; d’ailleurs les bénéfices, dans cette maisons sont si considérables, qu’elles sont assurées de s’amasser, en plusieurs années, une petite fortune.

Miss Fa..kl..d est si généralement connue par ses égards, son attachement, son affabilité et son désintéressement envers ses nonnes qu’elle reçoit perpétuellement la visite de jeunes personnes de la plus grande beauté qui se présentent chez elle dans le dessein de se faire religieuse de son ordre ; mais s’étant faite une loi inviolable d’avoir toujours le même nombre de personnes, et de ne jamais en renvoyer aucune, à moins qu’elle ne s’y trouve contrainte par de grands motifs, ou que ces nonnes ne s’en aillent d’elles-mêmes, elle n’accepte point leurs offres ; mais elle les enregistre dans le cas de place vacante.

Des douze nonnes destinées au service du temple de Flore, six ont été élevées dans celui de l’Aurore. Ces jeunes personnes étant dans ce séminaire depuis l’âge de onze ans, nous n’en donnerons

V. — Les étapes d’une courtisane anglaise.
La demoiselle de sérail est mise au cercueil.
(Gravure de William Hogarth.)

aucun détail : les six autres s’appellent Miss Edw..d, Miss Butler, Miss Roberts, Miss Johns.n, Miss Bur..et Miss Bid..ph.

Miss Edw..d est une brune piquante de vingt-un ans ; elle est la fille d’un bon marchand. Son père, homme très-rigide et très-intéressé, avoit formé le projet de la marier à un négociant âgé de cinquante-deux ans, très-riche à la vérité, mais qui joignoit à une figure très-désagréable un esprit caustique et avaricieux.

Miss Edw..d représenta en vain la disproportion d’âge. Son père lui enjoignit expressément de se conformer à ses volontés. Cette jeune fille se voyant sacrifiée à l’intérêt, résolut de se soustraire à une union qui révoltoit son âme ; elle s’en alla de la maison paternelle la surveille du jour fixé pour ses noces, et se réfugia chez sa marchande de modes qui, craignant que le père de la jeune demoiselle ne lui fît un mauvais parti s’il apprenoit qu’elle étoit chez elle, la conduisit chez Miss Fa..kl..d à qui elle la recommanda. Cette dame, à cette époque, commençoit l’établissement de son sérail ; elle la reçut avec affection, et l’initia aussi-tôt dans les mystères de son séminaire auxquels elle se livre aujourd’hui avec une ferveur surprenante.

Miss Butler, jolie blonde, de la figure la plus voluptueuse, âgée de dix-neuf ans ; elle entra chez Miss Fa..kl..d le même jour que Miss Edw..d. Elle perdit son père dans l’âge le plus tendre ; sa mère est revendeuse à la toilette. Miss Butler étoit tous les jours occupée à raccommoder les dentelles, mousselines, gazes, et autres effets que sa mère achetoit d’occasion dans les ventes. Madame Butler, pour se délasser, le soir, des fatigues de son petit négoce, se dédommageoit de son veuvage avec Monsieur James, qui étoit son compère et le parrain de sa fille. Monsieur ne manquoit pas de venir tous les jours souper avec sa commère. Après le repas, Madame Butler ordonnoit à sa fille de se retirer dans sa chambre, qui n’étoit séparée de la sienne que par une cloison de planches couvertes en papier peints ; elle prenoit le prétexte de chercher quelque chose dans la chambre de sa fille, pour examiner si elle dormoit ; elle retournoit ensuite auprès de son compère ; elle jasoit avec lui ; leur conversation devenoit alors si vive, si animée ; elle étoit tellement accompagnée d’exclamations divines, que Miss Butler, curieuse d’entendre leur baragouinage, auquel son jeune cœur prenoit déjà part, sans en connoître encore le véritable sens, se levoit doucement, s’approchoit sur la pointe du pied de la cloison, approchoit son oreille de la muraille plancheyée afin d’entendre plus distinctement le sujet sur lequel ils se disputoient avec tant d’ardeur ; elle enrageoit de ne rien voir et de ne pouvoir pas bien comprendre l’agitation dont ils étoient animés : les mots entrecoupés de « Ah ! dieux !… Ah ! ciel !… quel plaisir !… quelle volupté !… » joints aux soupirs poussés de part et d’autre pendant l’intervalle de ces exclamations, portoient dans ses sens un feu brûlant dont elle cherchoit à se rendre compte. Chaque soir la même scène se répétoit, et Miss Butler n’étoit pas plus instruite. Ne pouvant résister plus long-temps au désir de connoître particulièrement ce qui se passoit entre sa mère et son parrain, elle fit un trou imperceptible à la muraille ; elle découvrit alors le motif de leurs débats et de leurs vives agitations ; elle soupira, elle envia la jouissance d’une pareille conversation. Le surlendemain de sa découverte (elle entroit alors dans sa seizième année) sa mère lui dit qu’elle ne rentreroit que le soir, et lui recommanda d’avoir bien soin de la maison. Monsieur James vint dans la matinée de ce jour pour voir sa commère ; Miss Butler lui dit que sa mère ne seroit pas au logis de la journée ; elle l’engagea à se reposer ; elle lui fit mille prévenances dont il fut enchanté. Le rusé parrain, qui depuis quelque temps convoitisoit les appas naissants de sa filleule, et qui cherchoit l’occasion de les admirer de plus près, la complimenta d’abord sur ses charmes ; il la prit en badinant sur ses genoux ; il la serra avec transport entre ses bras ; il l’accabla de mille baisers qu’elle lui rendit avec la même ardeur et comme par forme de reconnoissance. Monsieur James animé par ses douces caresses, et brûlant d’avoir avec sa filleule la même conversation qu’il avoit journellement avec sa commère, lui dit qu’il désiroit s’entretenir avec elle d’un sujet qui demandoit de sa part la plus grande discrétion : Miss Butler qui lisoit d’avance dans ses yeux le préambule de son discours, lui jura le plus grand secret. Monsieur James enhardi par sa promesse et par les préliminaires de sa harangue à laquelle sa filleule avoit l’air de prendre la plus vive attention, et qu’elle se gardoit bien d’interrompre, poursuivit aussi-tôt la conversation d’une manière forte et vigoureuse ; Miss Butler soutint de même sa réplique ; elle alla même, dans la chaleur de l’action, jusqu’à lui pousser trois arguments de suite auxquels il lui fallut répondre ; elle avoit tant à cœur de prendre la défense d’un sujet aussi beau, qu’elle voulut passer à un quatrième argument ; mais le parrain n’ayant plus d’objections valables à lui présenter, s’avoua vaincu ; cependant on finit amicablement par un baiser de part et d’autre la dispute que l’on se proposa bien de reprendre le lendemain à l’insu de la mère. M. James prit congé de sa filleule, et revint à son heure ordinaire voir sa commère qui, dès que sa fille fut couchée reprit la même conversation de la veille ; mais la bonne dame avoit beau exciter son compère à lui répondre, il ne pouvoit s’exprimer ; la parole lui manquoit ; elle fut d’autant plus surprise de son silence, auquel elle ne s’attendoit pas, qu’elle n’avoit jamais eu tant d’envie de causer ; elle fut donc obligée, à son grand mécontentement, d’abandonner la conversation. Miss Butler qui observoit tout ce qui se passoit, et qui comme sa mère avoit la démangeaison de parler, se promit bien d’empêcher le lendemain son parrain d’avoir une grande conférence avec elle ; en effet, elle s’y prit si bien, qu’elle le mit hors d’état de soutenir le moindre argument, ce qui désespéra tellement sa mère, qu’elle crut qu’il étoit attaqué de paralysie.

Cependant Madame Butler, ennuyée de ne pouvoir plus tirer une parole favorable de son compère, commença à le soupçonner d’indifférence à son égard : elle remarqua que Monsieur James lui demandoit depuis quelques jours si elle avoit bien des courses à faire le lendemain : ses questions réitérées, et les prévenances de sa fille pour son parrain, lui firent augurer qu’il y avoit de l’intelligence entr’eux ; elle voulut donc s’en convaincre : pour cet effet, elle dit un soir à sa fille, devant Monsieur James, qu’elle sortiroit le lendemain de bonne heure, et qu’ayant de grandes courses à faire, elle dîneroit en route. À cette nouvelle, le parrain et la filleule se regardèrent d’un œil de satisfaction, ce qui la confirma dans ses soupçons. Madame Butler s’en alla donc de bon matin comme elle l’avoit annoncé la veille ; elle se plaça en sentinelle dans un café peu éloigné de sa maison, d’où elle pouvoit tout épier : elle vit bientôt Monsieur James qui, d’un air joyeux, se rendoit chez elle ; elle suivit peu de minutes après ses pas ; elle ouvrit doucement sa porte ; entra brusquement dans la chambre de sa fille où elle la trouva en grands pour-parlers avec son parrain, car nos gens conversoient dans ce moment avec tant de chaleur qu’ils n’avoient pas entendu rentrer cette dame. À cette vue, Madame Butler se jeta avec rage sur sa fille ; elle l’accabla de malédictions ; elle la traîna par les cheveux, et la chassa inhumainement de chez elle. Monsieur James voulut prendre sa défense, mais inutilement. Miss Butler, toute éplorée, alloit sans savoir où se réfugier, lorsqu’elle rencontra Madame Walp..e qui, émerveillée de sa beauté, lui demanda le sujet de son chagrin, la consola et l’amena chez Miss Fa..kl..d.

Miss Roberts, âgé de vingt-deux ans, est de la figure la plus intéressante ; elle perdit ses père et mère dès l’âge le plus tendre ; elle fut élevée sous la tutelle de son oncle qui, ayant dissipé toute sa fortune au jeu, sacrifia la sienne de la même manière. Elle avoit à peine quinze ans, que son oncle devint éperdument amoureux d’elle. Monsieur Roberts, non satisfait d’avoir perdu la légitime de sa nièce qui étoit considérable, jura la perte de son innocence. Pour venir à ses fins, il commença par lui prodiguer des caresses qu’elle prenoit pour les marques sincères de son amitié ; et que par conséquent, elle lui rendoit dans la même intention. Au lieu de respecter l’attachement simple et naturel de cette jeune personne qui répondoit à ses prévenances et à ses attentions, il poussa la scélératesse jusqu’à ravir l’honneur de cette créature foible et sans défense. Monsieur Roberts n’eut pas plutôt consommé son crime, qu’il vit l’abîme infernal ouvert sous ses pieds ; sans argent, sans crédit, perdu de réputation, couvert d’infamie, accablé de dettes et de remords, il ne vit d’autre moyen d’échapper au glaive de la justice, que d’anéantir lui-même son existence ; il se brûla donc la cervelle. Miss Roberts se trouvant alors sans parents, sans fortune, sans expérience, s’abandonna aux conseils d’une amie avec qui elle avoit été élevée dans la même pension. Cette amie, dont nous allons donner la description, puisqu’elle figure dans ce séminaire, étoit liée avec la marchande de modes de Miss Fa..kl..d ; elle lui vanta, d’après les récits de ladite marchande de modes, les agréments et les plaisirs dont on jouissoit dans la maison de cette dame ; elle l’engagea d’y entrer avec elle ; Miss qui étoit dénuée de ressources, et qui étoit enchantée de se retrouver avec son amie, consentit à ce qu’elle voulut ; elles se rendirent, en conséquence, chez la marchande de modes que les présenta à Miss Fa..kl..d.

Miss Ben..et est justement cette amie de Miss Edw..d, et qui entra avec elle dans le séminaire de Miss Fa..kl..d ; elle a vingt et un ans, et elle est de bonne famille ; il n’est point de figure plus enchanteresse que la sienne ; ses parents, pour qui les plaisirs bruyants du monde avoient plus de charmes que les agréments d’un ménage paisible, envoyèrent de bonne heure leur fille en pension, afin de s’épargner l’embarras de son éducation. Entièrement livrés à la dissipation, ils épuisèrent leurs santés en passant la plupart des nuits dans les divertissements, et ils mangèrent leur fortune qui étoit immense. La misère et les infirmités, suite ordinaire d’une pareille existence, les accablèrent de leurs poids épuisés par les veilles, les plaisirs et les chagrins, ils ne purent soutenir le fardeau pénible de l’indigence, et ils avancèrent, par leur folle extravagance, le terme de leur dette à la nature. Miss Ben..et venoit à peine de retourner à la maison paternelle lorsqu’elle perdit, dans le même temps, ses parents. Orpheline et dénuée de fortune, elle chercha à se placer ; elle s’adressa pour cette effet à la marchande de modes de sa mère qui étoit aussi celle de Miss Fa..kl..d. Cette femme lui vanta tant les agréments de la maison de cette dame, que, portée par tempérament aux plaisirs, elle se décida à entrer dans ce séminaire, et engagea Miss Edw..d à y venir avec elle.

Miss J...ne, superbe brune, âgée de vingt-deux ans ; toute sa personne est un assemblage de volupté ; elle est la fille d’une femme entretenue, qui dépensant d’un côté tout ce qu’elle gagnoit de l’autre, se trouvoit sans cesse dans le besoin : voyant qu’elle n’avoit plus assez d’attraits pour captiver les cœurs, elle ne trouva d’autre ressource pour exister que de se faire succéder dans son infâme négoce par sa fille, qui avoit à peine quatorze ans ; mais les recettes ne répondant point à ses désirs, elle fut condamnée, par sentence, à être enfermée pour dettes. Miss J..ne se vit alors contrainte à se placer dans quelque maison ; ayant entendu parler du nouvel établissement de Miss Fa..kl..d, elle présenta chez cette dame, où elle est toujours demeurée jusqu’à présent.

Miss Bid..ph, blonde séduisante, âgée de vingt ans. Le jour de sa naissance fut celui de la mort de sa mère. Son père, qui est un artisan et qui n’a point d’attachement pour elle, la laissa de bonne heure courir avec les enfants : elle prit tant de goût à jouer à la maîtresse d’école, qu’ennuyée à la longue du peu de zèle des petits garçons, elle s’attacha particulièrement à l’instruction des jeunes gens, qui, suivant elle, avoient des dispositions plus heureuses. Elle gagna tant d’embonpoint dans son travail, qu’elle se vit obligée, à l’âge de quinze ans, de quitter son père qui la maltraitoit ; elle se refugia chez une sage-femme qui, après l’avoir débarrassée du gain de son école, et voyant qu’elle ne vouloit plus retourner à la maison paternelle, la recommanda à Miss Fa..kl..d.

Les visiteurs abonnés de ce Temple sont le lord Sh.ri.an, le lord Gr..y, le lord Hamil.on, le lord Bol.br.ke, Messieurs Sm.let, Vamb.gh, Sh.l.k, W..son, etc.

Le Temple du Mystère n’est consacré qu’aux intrigues secrètes. Les nonnes du Temple de Flore, ni celles des autres séminaires, n’y sont point admises. Miss Fa..kl..d et son amie Madame Walp..e mettent tant d’adresse, et d’honnêteté et de réserve dans ces sortes de négociations, qu’elles retirent un produit considérable de ce genre d’affaires. Ne voulant point trahir le secret de ce Temple, nous nous abstiendrons de ne point nommer les personnes que le zèle de la dévotion y attire avec affluence.