Albin Michel (p. 243-250).

CHAPITRE XXXI

Visite à Madame Pendergast. Récit d’un amour capricieux dans lequel le lord Fumble joue le principal rôle : conséquences inattendues et très alarmantes arrivées à ce lord ; démarches judicieuses prises pour prévenir de plus grands effets désagréables ; leur succès ; feu de joie ; réjouissances et illuminations à l’occasion d’un sujet très extraordinaire.

La maison de Madame Pendergast est située dans le centre de King’s-Place, et a, jusqu’à présent, conservée sa dignité, d’après les règlements de cette abbesse judicieuse. La plupart des belles nymphes, sous la dénomination de filles de joie, ont figurées dans ce séminaire et ont contribuées aux plaisirs de la première noblesse ; mais, peu s’en fallut, qu’une affaire malheureuse, qui arriva il y a quelques mois dans cette maison, ne détruisit la juste réputation qu’elle s’étoit acquise. En voici le sujet. Le vieux lord Fumble avoit coutume de visiter constamment cette maison trois fois par semaine, depuis la mort de Madame Johnson de St-James’s-Place qui savoit, à plus d’un titre, comment satisfaire les caprices de son lord. Il se passa quelque temps avant que le lord Fumble découvrit une abbesse qui put, comme la mère Johnson, deviner ses fantaisies et ses caprices. Cependant le baronet Robert Allpop ayant recommandé au lord Madame Pendergast, il accompagna un soir le baronet dans ce séminaire de la beauté prostituée. Madame Pendergast lui présenta Madame D..e..Id, ensuite la jolie Nancy-Amb..se, qui fut bientôt suivie de l’éclatante Amélia Coz..ns ; malgré toutes les peines qui prit Madame Pendergast pour contenter le lord, il lui dit que ces dames n’étoient pas de son goût : d’après cet aveu, cette abbesse dépêcha aussi-tôt un messager à Madame Butler qui demeuroit dans Westminster, et qui ordinairement avoient de jeunes filles campagnardes âgées de quinze ans, qui, lorsque l’occasion l’exigeoit, venoient faire un service immédiat dans la maison de Madame Pendergast. Madame Butler lui envoya aussi-tôt deux de ses nonnes que le lord Fumble accueillit avec transport : il ordonna à ces deux jeunesses de se déshabiller, et commença ses opérations manuelles ; les deux nonnes de leur côté suivirent l’exemple du lord, qui enfin, au bout d’une bonne heure, s’imagina qu’il avoit été grandement satisfait, et leur donna à chacune trois guinées pour les récompenser de leurs peines et complaisances. Ces deux jeunes personnes s’appeloient la campagnarde Bet et la brune Suzanne, mais elles avoient, comme il parut dans la suite, une diversité de noms. Bet et Suzanne, d’après le récit qu’on leur avoit fait de la générosité du lord Fumble, s’attendoient à un présent plus considérable ; elles pensoient qu’elles avoient bien gagnés leurs présents d’après leur grand et long travail, et leurs difficultés à amener le lord au zest de son amoureuse passion.

Dès que Bet et Suzanne furent de retour dans leur séminaire, la mère Butler leur demanda ce qu’elle appeloit le droit de courtage, en d’autres mots quinze schelings par chaque nonne. La brune et folle Suzanne les lui remit aussi-tôt, mais la campagnarde Bet qui connoissoit trop bien la valeur de quinze schelings, refusa de les lui donner : elle espéroit user de ruse, et elle se préparoit à reprendre ses vêtements pour quitter ceux du séminaire ; mais malheureusement durant la contestation, la mère Butler avoit mis un embargo sur ses hardes. La campagnarde Bet fut si courroucée de ce procédé, qu’elle se rendit le même soir à la Chambre de justice dans Litch-Field-Street, et obtint un ordre de poursuite contre Madame Butler. Ce plaidoyer curieux a été donné dans les papiers publics par une personne qui y assista, et nous ne pouvons mieux illustrer l’aventure, qu’en en donnant verbalement la relation.

Lundi, 10 novembre 1778, à la Chambre de Justice de Litch-Field-Street, comparut devant les magistrats, Elisabeth Clumpet, autrement dite Cummings, s’appelant encore la campagnarde Bet ; elle accusa Madame Butler, qui tient une maison de réputation infâme dans Westminster, de lui avoir retenu une robe, un mouchoir, etc., qu’elle avoit laissée chez elle, en place d’habillements que ladite dame Butler lui avoit fournis pour aller en compagnie avec une autre dame de classe inférieure comme elle rendre une visite au comte de H... dans la maison de Madame Pendergast, qui tient un sérail dans Kings-Place ; qu’à son retour, après avoir rendu à Madame Butler les hardes qu’elle lui avoit prêtées, cette dame ne voulut pas lui remettre les siennes qu’elle ne lui eut payé le droit usité de courtage prélevé sur ses gages d’iniquité. Spencer Smith, sergent au premier régiment des grenadiers, parut dans cette cause pour Madame Butler ; il s’efforça de détruire l’évidence portée contre elle. Cependant la campagnarde Bet étant interrogée par les juges, déclara que la femme du sergent fournissoit fréquemment le sérail de King’s-Place des dames qu’elle attiroit chez elle par des ruses ; qu’elle les habilloit comme des demoiselles, et qu’elle les envoyoit dans l’endroit ci-dessus désigné ; que le comte de H... se trouvoit dans cette maison les Dimanche, Lundi, Mercredi et Vendredi, et qu’il y fut la semaine dernière, chacun desdits jours dénommés ; que Madame Butler l’instruisit, ainsi que sa compagne (le lord désirant dans ce moment avoir deux jeunes demoiselles avec lui) comment elles devoient agir avec le comte de H..., et qu’elle les habilla à la mode pour paroître devant lui ; elle ajouta ainsi que le noble comte, avec qui elles furent une bonne heure en compagnie, avoit donné à chacune d’elles trois guinées ; que Smith étoit aussi infâme que sa femme dans cette affaire inique ; que ce fut lui qui, dès qu’elles furent proprement ajustées, alla chercher la voiture pour les conduire auprès du lord. Étant donc prouvé, à la satisfaction des Magistrats, que Madame Butler, autrement dite Smith, tient une maison infâme, les juges ajournèrent à l’audience suivante la cause de la campagnarde Bet.

Cette aventure ne fut pas plutôt annoncée dans les nouveaux papiers publics ; que le lord H..., autrement Fumble, vola, sur les ailes de la colère, chez Madame Pendergast ; arrivé chez elle, il s’emporta, jura, cria, frappa de sa canne jusqu’à ce qu’il ne put plus respirer, avant que cette dame innocente lui eut dit une seule parole ; à la fin, n’en pouvant plus, il se jeta sur un sopha, et il fut alors forcé d’entendre la défense de Madame Pendergast qui tâchoit, mais en vain, de lui parler.

En effet, mon bon et noble lord lui dit-elle, vous me surprenez étrangement. La petite malheureuse ! refuser de payer le droit de courtage ; aller porter plainte à la Chambre de Justice ; exposer la réputation de ma maison ; et, ce qui est pis encore, divulguer vos fantaisies et caprices, que tous les gentilhommes ont, comme vous, le droit de satisfaire, surtout, lorsqu’on les paye d’une manière aussi généreuse que vous le faites. Cette petite sotte, tant que je vivrai, n’entrera jamais dans ma maison. Je lui apprendrai à révéler de pareils secrets, et sur serment encore, devant une poignée de juges insensés qui pensent, comme des machines, qu’aucun homme, pas même un pair du royaume, n’a le droit de jouir d’une femme autre que son épouse ; et cela dans le sens du vieux John Troot comme Adam et Eve faisoient dans le paradis ; mais…

Mais, reprit le lord Fumble, retenez votre langue maudite, et dites-moi plutôt ce qu’il faut faire ; car, si nous n’arrêtons pas les cris de cette fille, je serai sur les épines de me voir citer en justice ; je deviendrai la risée du monde entier… Oui ! je n’oserai plus me montrer à la cour, ni même paroître devant mes domestiques.

Laissez-moi, milord, répliqua Madame Pendergast, le soin d’arranger cette affaire ; je vais, sur-le-champ, m’occuper de découvrir la demeure de cette sotte et imprudente fille, et je lui arrêterai ses cris d’une manière si efficace, qu’elle n’aura pas l’envie de poursuivre sa procédure.

Fort bien, dit le lord, mais il y a aussi une autre démarche à prendre, et qui est très importante, pour empêcher que cette maudite affaire ne soit point répandue.

Qu’elle est-elle, milord ?

Il faut que vous envoyez des émissaires dans tous les quartiers de la ville pour y acheter tous les papiers qui donneront quelque récit de cette affaire de Litch Field-Street. Il faut également en dépêcher d’autres dans tous les cafés où ils prennent de ces papiers. Ces différents émissaires doivent exactement les prendre tous, les déchirer ou les brûler, n’importe leur risque, pourvu qu’ils ne paroissent pas. Les ordres de milord, reprit Madame Pendergast, seront ponctuellement et à l’instant exécutés.

En moins d’une demi-heure elle dépêcha une demi-douzaine de messagers qui, en peu d’heures, revinrent chez elle avec des rames de papiers publics qu’ils avoient achetés ou dérobés. Madame Pendergast, de son côté se rendit immédiatement au séminaire de Madame Butler, et en peu de temps, elle découvrit la demeure de la campagnarde Bet ; elle alla chez elle ; elle lui parla, et, après une courte conférence, Bet consentit à abandonner la poursuite de cette affaire moyennant cinq guinées. Bet n’eut pas plutôt signé son désistement, que Madame Pendergast revint chez elle, et envoya aussi-tôt un messager au lord pour les heureuses nouvelles de son succès. Le comte de H... étoit, pendant ce temps, retiré tristement dans son cabinet ; il pensoit à la figure ridicule qu’il avoit faite aujourd’hui, ce qui l’avoit empêché de se présenter à la cour, et d’aller dans les cafés : il n’eût pas plutôt reçu cette dépêche, qu’il demanda sa voiture, et se fit conduire dans King’s-Place, afin d’avoir, à ce sujet, une conférence avec Madame Pendergast ; il fut grandement satisfait de voir que Madame Butler étoit entièrement déchargée de la poursuite de Bet ; il fut encore plus réjoui de voir un immense paquet de papiers publics (recueilli en partie par stratagème) dans lesquels sa folie ou plutôt son infamie étoit mentionnée. Dans son abondance de cœur, il ordonna, sur-le-champ, que l’on tira dans la cour un feu de joie, et que l’on distribua de la bière à la populace. Plusieurs personnes crurent qu’il étoit arrivé quelques heureuses nouvelles importantes ; que nous avions complètement défait l’armée de Washington ; ou que nous nous étions emparés de la flotte entière de d’Orvilliers. Si ce jour eût été celui qui termina la procès de l’amiral Keppel, il auroit probablement produit l’effet aussi rapide que fit le moment où Parker, l’imprimeur, illumina sa maison à l’arrivée du courrier qui apporta la nouvelle que l’amiral étoit acquitté. Mais tel que ce jour étoit, il tourna à l’avantage du chancelier, car d’après l’illumination du couvent de Madame Pendergast, plusieurs maisons suivirent le même exemple, principalement tous les séminaires de King’s-Place.