Albin Michel (p. 235-242).

CHAPITRE XXX

Grands soupçons d’un attachement entre le lord Champêtre et Madame Br...dsh...w. Sa première entrevue avec Madame Armst...d ; ses propositions à cette dame qui sont acceptées. Le lord est toujours soupçonné d’avoir un penchant pour Fanny. Description des autres visiteurs du séminaire de Madame Br...dsh..w. Anecdote bizarre, mais véritable.

Ce fut chez Madame Br...dsh...w que le lord Champêtre vit d’abord Madame Armst...d. C’est l’opinion générale que le lord eut un tendre penchant pour Fanny, et qu’il passa dans ses bras de doux moments ; mais il est certain qu’il rendoit de fréquentes visites particulières à Madame Br...dhs...w, toutes les fois qu’il n’avoit point d’autre objet ostensible d’attachement ; et que l’on a vu cette dame se promener dans sa voiture dans les environs de la ville, et sur les différents chemins qui conduisent à Richmond, Putney et Hampstead. Il dirigea bientôt sa chaude artillerie sur Madame Armst...d qui venoit souvent chez Madame Br...dsh...w ; il la pressa de si près, qu’elle céda bientôt, d’après une carte blanche qui lui fut offerte par manière de capitulation. Il lui accorda tous les honneurs de la guerre amoureuse, et elle céda tambour battant mèche allumée.

Nous prions le lecteur de ne pas mal interpréter cette dernière expression, et de croire qu’il n’y avoit point la moindre raison de soupçonner un tison de l’un ou de l’autre côté.

Plusieurs personnes pensent que le lord continue toujours d’avoir un tendre penchant pour Fanny, quoiqu’elle ait presque cinquante ans, et qu’il partage ses affections entre elle et Madame Armst...d. Que ce soit assuré ou non, il n’en est pas moins vrai que les dames vivent dans le plus parfait accord, et qu’il ne paroît pas y avoir entre elles la moindre apparence de jalousie.

Comme nous avons donné un détail particulier de la conduite de Fanny, jusques et compris sa situation présente, nous allons avoir la même attention pour Madame Armst...d.

Nous sommes informés que Madame Armst...d n’est point d’une famille illustre, et qu’elle est la fille d’un cordonnier ; qu’étant abandonnée de ses parents, et que n’ayant aucun moyen de vivre, elle jugea prudent de mettre ses charmes à prix ; et que l’excellente négociatrice Madame Goadby, ayant entrepris d’en faire la vente, en informa un marchand juif. Il paroit, qu’à cette époque, elle avoit tout au plus quinze ans ; elle étoit bien faite, ses traits étoient parfaits, et sa physionomie étoit tout-à-fait agréable. Il est prouvé que le lord L...n fut, après le juif, le second admirateur à qui Madame Goadby la présenta : mais comme les finances du lord n’étoient pas à ce temps dans un état aussi florissant qu’il auroit pu le désirer, Madame Armst...d trouva que ses moyens pécuniers n’étoient pas pour elle une connoissance avantageuse, et elle crut alors convenable d’accorder sa compagnie au duc de A..., mais leur correspondance ne dura que quelques mois, parce qu’il découvrit bientôt son infidélité : quelque temps après, elle passa dans les bras du noble Cr...kter, cela paroîtra singulier, en considérant sa liaison future avec lady Champêtre ; mais on peut dire, en cette occasion, que le duc et le lord changèrent de danseuses dans le même cotillon.

Bientôt après, le lord Champêtre forma cette correspondance avec Madame Armst.d ; il lui loua une petite maison de campagne près de Hampstead ; cette dame et Fanny passèrent la plus grande partie de l’été dernier dans cette retraite champêtre, allant dans la voiture du lord se promener dans les endroits voisins.

Cette liaison est maintenant si bien établie, et le lord garde si peu le moindre secret de son attachement pour ces deux dames, qu’il y a raison de croire qu’elle durera long-temps ; il est successivement occupé à satisfaire ses passions amoureuses dans les bras de Fanny He...be...t et de Madame Armst...d. Fanny, outre les visites du lord Champêtre, est fréquemment favorisée de la compagnie du colonel B..., du baronet Thomas L..., du lord B..., et de plusieurs des membres de chez Arthur et de Bootle. Les dames qui fréquentoient ordinairement la maison de Madame Br...dsh...w étoient Charlotte Sp...r, qui prit ce nom de sa liaison avec le lord Sp...r H...n, Miss G...lle, Miss Mas...n, Madame T...r et Madame L...ne.

La première de ces dames a pendant quelques années figurée sur la liste des courtisanes du haut ton, quoiqu’elle soit toujours dans son printemps, et qu’elle soit de la figure la plus agréable ; elle est très-difficile dans le choix de ses amants : et, quoiqu’elle en ait plusieurs, elle préfère toujours ses anciennes connoissances aux nouvelles. Le lord B... est très-amoureux de Charlotte, malgré qu’il la connoisse depuis six ans passés. Le lord n’est plus actuellement le gai, le beau garçon de vingt-deux ans, comme l’étoit Ned H..., quand il fit la conquête d’une certaine duchesse à Tunbridge ; il trouve qu’il y a plus de peine à attaquer un friand morceau, que d’en venir à une action avec une dame d’expérience qui est libre d’accès, et disposée à soutenir le siège, quoiqu’il ne soit peut-être pas aussi vigoureux que si c’étoit une attaque de jeunesse.

Comme l’aventure du lord B... à Tunbridge fut à la fois heureuse et bizarre, nous pensons que le lecteur ne sera pas fâché d’en trouver ici le détail.

À cette époque, les appartements, dans cet endroit, étoient loués par Monsieur Toy, qui, sur le récit d’une hésitation dans sa voix, et commençant tous ces mots par Tit Tit (n’importe l’interprétation que l’on donne à ce premier mot, fut surnommé Tit Tit). Madame la duchesse de M... étoit dans cette saison à prendre les eaux : se promenant un jour dans les jardins, elle aperçut, à travers un buisson, une plante sensitive qui lui parut si extraordinaire, qu’après l’avoir bien remarquée, elle la reconnut pour être celle d’un Tit Tit. Elle fut si frappée de sa longueur et de sa grosseur, qu’elle résolut d’en avoir la possession ; dans ce dessein, elle alla jusqu’à offrir sa main au Toy ; mais malheureusement il se trouvoit engagé et ne pouvoit pas accepter l’honneur qui lui étoit proposé : cependant Toy s’intéressant au vif désir de son altesse, et s’étant aperçu aussi-tôt qu’elle avoit envisagé avec transport la plante sensitive ; voulant en outre rendre service à son ami Ned, il informa Madame la duchesse de M... que ce gentilhomme possédoit une plante encore plus belle et plus sensitive que lui. Son altesse fut tellement enchantée de cet avis, qu’en peu de tems Ned fut en pleine possession de sa… fortune.

Miss G...lle, la seconde personne sur la liste des visiteurs femelles de Madame Br...dsh...w, est grande et d’une figure agréable ; elle a tout au plus dix-huit ans ; sa contenance douce et expressive indique la bonté naturelle de son caractère : elle est la fille d’un chapelain qui mourut qu’elle étoit très-jeune, et qui ne lui laissa d’autre soutien qu’une fondation faite au profit, soulagement, entretien et éducation des fils et des filles des ecclésiastiques ; elle fut donc, par les fonds de cet établissement placée apprentie chez une couturière ; elle demeura chez cette dame une partie de son apprentissage ; mais le clerc d’un avocat lui fit la cour ; elle l’écouta favorablement, s’imaginant que ses desseins étoient honorables ; elle consentit de passer avec lui en Écosse. Lorsqu’il furent en route, le clerc employa si bien la rhétorique amoureuse, qu’il lui persuada d’antidater la cérémonie. Après deux nuits de pleine satisfaction, il la quitta : elle se vit alors obligée de revenir comme elle put, se trouvant grandement mortifiée d’avoir été abusée. La nécessité où elle se trouvoit

Gravure de l’édition originale des Sérails de Londres.

la contraignit de gagner sa vie. Ayant donc cédée toutes ses prétentions à la chasteté, et étant présentée chez Madame Nelson, on lui persuada aisément de suivre les avis de cette dame ; elle commença alors un nouvel apprentissage dans cette maison.

Miss Mas..n descend d’une famille qui vivoit au-delà de ses revenus, et qui s’imaginoit qu’il n’étoit point nécessaire de lui amasser une dot, d’autant qu’elle avoit, aux yeux de ses parents, des charmes suffisants pour se procurer un mari de rang et de fortune ; mais, hélas ! les hommes de ce siècle pensent que la beauté doit toujours être achetée quand elle est accompagnée de la pauvreté ; et cette jeune personne est un exemple frappant de la vérité de cette observation.

Madame Tur...r est la fille d’un gros marchand de drap qui, à sa mort, lui laissa une fortune assez considérable ; elle vécut pendant quelque temps dans l’abondance ; mais malheureusement elle fit la connaissance de Monsieur Tur...r (qui étoit un des chasseurs les plus accrédités de fortune, et qui avoit déjà trompé plusieurs femmes crédules de la même manière qu’il en usa envers cette dame qui lui offrit de l’épouser) ; elle céda en peu de temps à ses tendres sollicitations : les noces se firent. À peine le premier mois du mariage étoit-il écoulé, que Monsieur Tur...r décampa après s’être emparé de l’argent comptant, des billets de banque et effets précieux de sa femme, en un mot de tout ce qu’elle possédoit, elle apprit, mais trop tard, qu’avant de l’épouser, il avoit au moins une demi-douzaine de femmes existantes qu’il avoit également traitées. Dans son désespoir elle résolut d’user de représailles envers tout le sexe masculin, et de lever des contributions sur toutes les personnes qui s’adresseroient à elle ; elle a si bien réussie à cet égard, qu’après avoir travaillée dans sa vocation présente pendant dix-huit mois consécutifs, elle a réalisé une somme de 1500 livres sterlings.

Madame L...ne est une fort jolie petite femme, elle a des yeux noirs très-expressifs et de superbes cheveux ; elle est âgée d’environ vingt-cinq ans ; elle a demeuré pendant quelque tems dans New Compton Street, no 10. Nous avouons que nous n’avons pas eu de renseignements sur sa vie, mais nous croyons qu’elle a été pendant quelque temps chez une marchande de modes, près de Leicester-Fields. Elle n’a point l’âme mercenaire, mais elle est très-voluptueuse et très-agréable.

Tels sont les principales personnes qui viennent chez Madame Bradshaw, de laquelle nous prenons congé, après lui avoir fait une aussi longue visite.