Albin Michel (p. 210-220).

CHAPITRE XXVII

Historiette ou mémoires du lord Del...ne, contenant ses amours, son mariage, ses galanteries, ses divertissements et dissipations de jeunesse ; ses liaisons avec la célèbre Miss Hermitage. Intrigue bizarre entre Monsieur et Madame Chateau...r...y avec Miss H...lland ; ses malheurs ; il épousa Madame Kn...ght pour réparer sa fortune. Fuite de Miss H...lland ; elle revient. Retraite de Madame Chateau...r...y dans un couvent ; indigence de son époux.

Un caractère aussi remarquable que celui du lord Del...ne qui a figuré sur l’horizon de la gaieté et de la dissipation pendant plus de vingt ans, doit nécessairement fournir une variété de situations plaisantes, intéressantes, bizarres, capricieuses et visibles. Nous pensons donc qu’en l’introduisant à nos lecteurs, in propria persona, nous leur procurerons une agréable disgression dans cet ouvrage. Après cette courte préface, nous allons donner la description de sa personne et de son caractère.

Le lord D...l...ne descendoit d’une famille noble et illustre d’Écosse, il étoit l’héritier d’un duc, ce qui engagea plusieurs dames du premier rang et de fortune à le regarder d’un œil favorable dans le désir d’en faire l’associé de leur existence. Outre que sa personne étoit agréable et bien faite, il avoit un goût particulier pour s’habiller au meilleur avantage ; mais il étoit résolu, aussi long-tems qu’il le pourroit convenablement, de jouir de sa liberté. Dès ses plus jeunes ans il rechercha la compagnie des belles ; les dépenses qu’il fit pour elles, et qui constamment accompagnent l’intrigue, un fort penchant à l’extravagance, et un désir insurmontable, pour le jeu, le mirent bientôt dans la détresse ; de sorte qu’il trouva sa fortune dissipée presque aussi-tôt qu’il en devint le possesseur. La première Laïs remarquable que nous trouvons sur la liste de ses amours, étoit la célèbre Miss Hermitage avec qui il tint une correspondance pendant plusieurs mois ; mais la disposition luxurieuse et extravagante de cette dame, le força de rompre sa liaison avec elle. Miss Hermitage trouva un successeur dans la personne de l’ambassadeur de Tripoli qui avoit établi sa réputation pour ses capacités amoureuses, aussi bien que sa générosité, et avec lequel elle vécut d’une manière brillante pendant tout le reste de sa résidence à cette cour.

La seconde liaison remarquable du lord Del... ne fut Madame Chateau...r...y qui n’avoit pas long-temps célébré ses noces avec un maître de langue française ; car son caro sponso, avant l’échéance du premier mois de mariage, la traita avec une telle indifférence… il la laissa si fréquemment sans lui donner les secours ordinaires de la vie, qu’elle résolut de disposer avec avantage de ses charmes, afin de pouvoir exister avec aisance. Elle avoit à peine formé cette pieuse résolution, qu’une duègne, expérimentée dans les négociations de ce genre l’introduisit auprès du lord Del...ne, qui la conduisit dans sa maison dans Conduit-Street. Le petit maître de langue se trouva très-satisfait d’être débarrassé de sa femme, vu qu’il pouvoit retirer une somme considérable en les poursuivant pour crime de concubinage. Le lord Del...ne n’eut pas plutôt appris son dessein, qu’il fit à Monsieur Ch...y des ouvertures d’accommodement pour arranger cette affaire, par un compromis, à l’amiable. On entama une négociation qui se termina bientôt par l’accord du côté du mari de céder tous ses droits sur sa femme, et d’abandonner toute poursuite, à la condition que l’on lui paieroit une somme de deux cents livres sterlings. Les préliminaires étant ainsi établis, le lord se rendit à une taverne près de Soho, lieu de leur rendez-vous, et lui remit la somme convenue. Ils dînèrent ensemble : après avoir bu une bouteille, le lord lui proposa une partie de piquet, le maître de langue qui se fioit à son habileté et à son adresse dans son jeu, accepta de bon cœur le défi ; mais la déesse aveugle ne daigna pas le traiter en ami ; il eut, outre le courage, le malheur de disposer de sa femme, et de perdre, en peu de d’heures, tout l’argent de la vente qu’il en avoit fait faite. Le lord, de retour auprès de sa dulcinée, lui dit, en riant de tout son cœur, qu’il avoit terminé avec son mari de toutes les manières possibles, tirant ensuite l’argent de sa poche, il le lui remit, en disant : « Voici le prix de votre personne ; voyez si vous ne pouvez pas en faire un meilleur usage que votre insensé époux. »

Malgré cet achat fait dans toutes les règles, le lord D...l..ne ne demeura pas long-tems avec elle ; la cause de leur rupture fut véritablement visible quoique très véridique. Madame Ch...y et la duègne, qui alors vivoient ensemble, étoient à dîner avec un gentilhomme qui attendoit milord pour lui parler d’une affaire importante, dans le cours de la conversation, elle l’entretinrent des folies, foiblesses et caprices du lord. Madame Ch...y poussa l’indiscrétion jusqu’à lui révéler les mystères de l’intérieur du temple Cyprien, et à lui communiquer qu’il avoit recours aux cantharides ainsi qu’au bouleau. Mais comme le gentilhomme paroissoit ne point ajouter foi à ce qu’elle lui disoit, et qu’il s’imaginoit qu’elle vouloit purement plaisanter, elle ajouta, pour fortifier son assertion : « Eh bien ! Monsieur, vous croyez, peut-être, en voyant la jambe bien faite de milord, qu’il est un homme courageux (ouvrant alors un tiroir, et lui montrant un bas de peau de veau artistement travaillé pour suppléer au déficit) c’est à cet artifice, Monsieur, qu’il doit la simétrie et l’apparence athlétique de sa jambe. » Le gentilhomme fut surpris de ce qu’il voyoit, et ne put s’empêcher d’éclater de rire ; cependant il ne parla jamais à milord du secret qui lui avoit été confié ; mais le valet-de-chambre de Monsieur D...ne qui étoit présent à cet entretien, et qui avoit une pique particulière contre la duègne, désirant regagner la confiance de son maître et pouvoir entièrement le dépouiller, comme il le faisoit avant le séjour de ces dames dans la maison, ne le vit pas plutôt rentrer, qu’il le suivit dans son cabinet, et lui rendit compte de ce qui s’étoit passé pendant son absence, en ayant soin d’en aggraver les circonstances ; il fut si transporté de fureur, que, pour éviter les embrassements de Madame Chateau...y qui alors étoit au lit, il se rendit dans un séminaire, et s’accommoda de la première nonne qui lui fut recommandé ; avant de sortir, il laissa un mot d’écrit portant, que pendant son absence, il dispensoit Madame Château...y, ainsi que la duègne, de demeurer dans sa maison, en conséquence de cet avertissement, elles jugèrent convenable de se retirer le lendemain matin avant le déjeûner, d’autant plus que le valet-de-chambre avoit reçu les ordres positifs de ne leur rien donner.

Elles ne furent pas plutôt parties, que le lord amena chez lui Miss H...lland, Madame Gunst...n, cette fameuse et infâme belle dame antique fut la négociatrice en cette occasion. Miss H...lland étoit la fille d’un perruquier ; elle étoit très-belle et fort jolie et n’avoit pas plus de dix-huit ans, elle fut, dans l’origine, séduite par Madame Gunst...n, qui alors lui assura que le lord Del...ne lui avoit dit, de la manière la plus solennelle, qu’il se proposoit de l’épouser, mais qu’il ne pouvoit prendre cette résolution, qu’après la mort d’un proche parent, dont il dépendoit en quelque sorte, et dont il étoit de son intérêt de ne pas mécontenter ; mais qu’il y avoit certainement toutes les probabilités qu’elle deviendroit, non seulement une pairesse, mais une duchesse, si elle ne rejettoit point ses propositions. L’idée d’une couronne ducale étoit un appas irrésistible ; elle céda donc aux insinuations perfide de lady G...n, et aux sollicitations de milord.

Miss H...lland ne se fut pas plutôt engagée dans cette alliance, que les affaires du lord Del...ne se trouvèrent dans un état si misérable, qu’il ne lui restoit d’autre ressource, pour se retirer de sa situation pénible, que de contracter un mariage. Son rang et ses espérances lui donnoient depuis long-tems le droit d’épouser une personne de la fortune la plus brillante ; mais le mot mariage l’avoit toujours épouvanté, et il avoit, jusqu’ici, préféré la liberté à l’abondance des richesses : maintenant il envisageoit sa détresse ; son crédit étoit entièrement perdu ; ses ressources étoient épuisées ; en un mot, la nécessité le pressa de poursuivre cette démarche téméraire : il trouva donc les moyens de s’insinuer dans les bonnes grâces de Madame Kn...ght une veuve jouissant d’une fortune considérable ; l’ambition seule fut le motif qui engagea cette dame dans cette alliance, tandis que celui du lord n’étoit autre que le besoin et la misère. Leurs mains furent unies, mais leurs cœurs restèrent désunis ; ce qu’il y a de positif, c’est qu’il n’habita qu’une seule nuit avec elle ; se trouvant donc dans la matinée du lendemain de ses noces en possession de tout ce que sa femme pouvoit disposer, il prit, vers le midi, congé d’elle, et ne la visita jamais depuis : il lui écrivit un billet laconique dans les termes suivants :

Milady,

Vous n’ignorez point que la nature vous a été assez défavorable pour vous avoir refusé les moyens de propager votre semblable. Par conséquent. Madame, ce seroit en vain pour moi de me tantaliser, et il en seroit de même à votre égard, pour avoir ce que vous ne pouvez m’accorder ni ce que je ne puis obtenir ; cependant je ferai toujours pour vous les souhaits les plus heureux ; et, en reconnoissance de l’honneur que j’ai reçu de votre main, je me considérerai à jamais,

Votre très obligé ami et mari,
Del...ne.

Le lecteur doutera probablement si cette accusation étoit mal fondée, ou si le défaut dont il se plaignoit ne pouvoit pas venir de son côté. Tout ce que nous pouvons hasarder de décider en cette occasion, est que Madame Kn...ght n’eut jamais d’enfants de son premier mari, quoiqu’il soit généralement reconnu que son époux en a eu plusieurs avec d’autres femmes. Nous laisserons au lecteur porter lui-même son jugement sur cette affaire, afin de poursuivre cette historiette.

Miss H...lland, à qui le lord Del...ne n’avoit point confié son dessein, n’eut pas plutôt lu la proclamation de son mariage dans les papiers publics, qu’elle fût affligée au suprême degré de voir que toutes ses espérances de devenir lady Del...ne étoient entièrement évanouies ; elle quitta sa maison le lendemain du jour de ses noces, avant qu’il y revint ; elle emporta dans une voiture toutes ses hardes et lui laissa le billet suivant :

Homme perfide ! je laisse aux remords de votre conscience, l’injure que vous m’avez faite. Quant à cette infâme Madame Gunst...n, s’il y a une justice sur la terre ou dans les cieux, puisse la colère de cette puissance divine qui dirige les feux nitreux du ciel, la punir de son forfait.

Adieu pour jamais,

La plus injuriée de son sexe.

Le lord Del...ne devint presque fou à la lecture de ce billet ; il parcourut tout le jour les différents quartiers de la ville pour découvrir sa chère H...lland ; mais ses recherches furent vaines. Le lendemain, son valet-de-chambre reconnut heureusement le cocher dont elle s’étoit servi, et qui l’avoit conduit à un logement obscur, près le Minories, où demeuroit une de ses tantes qui tenoit une petite boutique d’herbes et de légumes. Le lord, enchanté de cette découverte, dit au cocher de le mener dans le même endroit. Arrivé auprès de Miss H...lland, il ne manqua pas d’employer toute son éloquence pour l’engager à retourner dans sa maison de Conduit-Street ; il fit valoir en sa faveur la détresse où il se trouvoit ; il lui dit le contenu de la lettre qu’il avoit écrite à sa femme ; il l’assura de sa constance et de sa fidélité inviolable, comme étant la seule femme qu’il estimoit sur la terre : cette logique avec l’éloquence persuasive d’un billet de banque de mille livres sterlings, fit tant d’effets sur son âme, qu’elle revint avec lui.

Le lord Del...ne se trouva alors au plus haut degré de la félicité mondaine ; en possession de l’objet qui captivoit son âme, roulant dans l’or, il défia ses créanciers après avoir exorcisé deux suppôts de bailli qui s’étoient emparés de son patrimoine ; il se livra sans borne au libertinage et à la table qui étoient les deux idoles de sa constante dévotion.

Quant à Lady Del...ne qui, par sa générosité envers son mari, se trouvoit réduite à une fortune très-médiocre, elle se retira dans un couvent en Flandre, où elle a, depuis quelque temps, fini sa vie ; la réflexion sur sa folie de s’être remarié, et la mortification d’avoir sacrifié tout ce qui lui étoit le plus cher pour l’ambition d’un vain titre, n’ont pas peu contribué à terminer ses jours.

Le lord Del...ne ne manqua pas de prouver son goût pour la gaieté et les extravagances en tous genres ; en suivant ses fantaisies il se débarrassa bientôt de la fortune qu’il avoit reçu de Madame Kn...ght. Il fut pendant bien du tems, pour pouvoir vivre, réduit à la nécessité de faire preuve de son adresse, ou plutôt de profiter de la folie des autres. Nous terminerons ce chapitre par une sentence de La Fontaine, mais nous ne prétendons pas en faire l’application à personne. On commence par être dupe, et l’on finit par être fripon.