Albin Michel (p. 200-209).

CHAPITRE XXVI

Voyage à Pétersbourg par manière de prologue, touchant les exploits amoureux de M...p...n. Description des ambassadeurs et ministres les plus propres pour être envoyés à cette cour, d’après les exemples et conduites de Monsieur Guy D...us, et le baron Ha...b.y W...ms. Passe-partout impérial. Exercices lubriques de deux nymphes interrompues par un certain gentilhomme. Artifices d’un juif ambulant. Prudence d’une célèbre Laïs ; sa conduite judicieuse ; son succès.

Il sera peut-être difficile à quelques personnes de penser que Vénus ait jamais pu fixer son séjour dans les climats glacials de la Russie ; il paroîtra incroyable qu’elle ait quitté une île délicieuse de Paphos, sa capitale chérie, pour venir visiter cette triste région ; mais les faits sont véridiques. — Nous la trouvons avec toutes ses voluptés dans la personne de la C...ne. Cette dame impériale est bien connue sur la terre pour être une des plus grandes religieuses entièrement dévouée au culte de la déesse de Cypris. Les officiers de sa maison sont tous choisis parmi les plus beaux hommes de son royaume ; et, si l’on doit ajouter foi au bruit accrédité, elle a un passe-partout, par le moyen duquel, elle peut s’introduire chez ses amants endormis ; et lorsqu’ils attestent leurs songes par l’étendart élevé d’un bonheur imaginaire, alors elle réalise aussi-tôt leurs rêveries amoureuses et les ramène à leurs sens éveillés.

Les politiques de l’Europe sont si bien informés de la passion parfaite de cette dame pour le plaisir cyprien, qu’il n’y a pas une cour qui ne soit en liaison d’amitié avec elle, qui ne consulte plutôt les forces herculéennes des ambassadeurs et ministres qu’elle envoye à Pétersbourg, que leurs capacités politiques. Un envoyé, pour y négocier avec succès, doit avoir plutôt étudié l’Arétin que Machiavel. Si l’orgueil et l’insolence du Grand Seigneur lui eut permis d’avoir des ambassadeurs dans les cours étrangères, et qu’il eut envoyé à la Russie un pacha à trois queues, il n’y auroit probablement jamais eu de rupture entre lui et la C...ne. La mésintelligence entre l’Impératrice et la France antérieurement avant la dernière guerre, est entièrement due au sang-froid de l’ambassadeur Français à Pétersbourg ; mais nous devons attribuer le bon accord qui a si longtems subsisté entre notre cour et celle de la Russie, aux capacités ardentes de Monsieur Guy D.k..us et au baron Hanburg W...ms ; et nous espérons, pour l’honneur et l’avantage de ce pays, que le baron et James H... prouvera à sa Majesté impériale, par des preuves également convainquantes, combien il a à cœur de satisfaire les désirs les plus fervents de la Cz...ne ; et pour preuve du mérite et capacité que sa majesté a reconnu dans ce gentilhomme, nous allons citer le discours sensible qu’elle lui tint en lui conférant l’honneur de la chevalerie.

Lorsqu’elle l’eut revêtu de l’ordre de chevalerie, la cérémonie se termina de la manière suivante : « Prenant alors sur une table une épée d’or, richement travaillée, et ornée de diamans fins, l’Impératrice lui frappa trois fois l’épaule gauche de cette épée, et lui dit : soyez bon, et honorable chevalier, au nom de Dieu. Alors, il se leva, et embrassa la main de sa majesté impériale, qui ajouta : et pour vous prouver combien je suis contente de vous, je vous fais présent de l’épée avec laquelle je vous ai fait chevalier. »

L’anecdote suivante de Monsieur de M...p…, à laquelle on peut ajouter foi, prouvera aisément, qu’il fut un des plus grands favoris de l’impératrice qu’il y ait eu à la cour de sa majesté.

À la conclusion du dernier chapitre, nous avons annoncé la visite de M...p, chez Madame Dubery. Nous pensons qu’il est temps de suivre ce gentilhomme dans le salon où cette dame lui présenta Laure C...ns et Sophie Lée, deux jeunes personnes de dix-huit ans, qui étoient tombées dans les filets de la judicieuse Madame Dubery. Les pouvoirs de ce gentilhomme avoient été très-bien établis dans les séminaires de Saint-James ; et Lady H...n l’avoit dignifié du titre de son excellence à quatorze, dans la présente occasion, il soutint le même caractère avec Laure et Sophie qui se trouvèrent extraordinairement fatiguées d’avoir chacune, pendant le cours d’une heure et demie, soutenues sept différentes attaques sans que son excellence fût nullement hors d’haleine ; il se retira avec le plus grand sang-froid, étant en état de recommencer une demi-douzaine de sièges, si l’occasion s’en présentoit.

Il donna à chacune de ces nymphes cinq guinées, en leur disant, qu’elles étoient totalement ignorantes de leur profession, et qu’avant la fin de la semaine, il leur donneroit une autre leçon. Le fait est que, dans le cours de leurs évolutions amoureuses, il avoit mis en scène la majeure partie des postures de l’Arétin, et pour parler dans le genre marin, elles n’avoient jamais été accoutumées à d’autres manœuvres qu’à voiler en pleine mer. Elles lui promirent donc de se perfectionner dans ces exercices la première fois que son excellence leur feroit l’honneur de les visiter.

Le lendemain, Laure et Sophie voulant se perfectionner dans la leçon que leur avoit donné Monsieur de M...p, se déshabillèrent toutes nues dans le salon d’amour ; elles passèrent par toutes les évolutions de l’Arétin, ayant sans cesse sous les yeux ce grand chef-d’œuvre des voluptés ; elles avoient déjà fait une première répétition, et elles en recommençoient une seconde, lorsque le lord Del...aine entra : il fut si émerveillé de leurs charmes, qu’il les pria, pour que la représentation eut plus de caractère et de naturel, de lui permettre d’exécuter la partie de l’homme. Après leur avoir exposé que son excellence M. de M...p avoit passé toute la nuit à la table de hasard, où il avoit perdu jusqu’à sa dernière guinée, une circonstance suffisante pour décourager tout homme, il le remplaça dans les différentes évolutions et exercices avec une dextérité merveilleuse. Madame Dubery savoit que le lord Del...aine étoit un homme d’honneur, quant à ce qui regarde les engagements amoureux : il donna donc à chacune des pupilles de la nature un couple de guinées, en échange du plaisir, amusement et satisfaction qu’il avoit reçu.

Milord partit bientôt après, pour aller remonter ses finances par le secours d’un fils usurier de Lévi ; il n’eut pas plutôt pris congé des dames, qu’un autre fils de Lévi vint faire sa visite ; ce n’étoit autre que le joallier ambulant, Monsieur L...z..rus, qui se présentoit chez ces dames pour recevoir leurs ordres ; ou pour mieux s’expliquer, qui venoit disposer de sa cargaison, autant qu’il pourroit les persuader d’en acheter. Par ce négoce, Monsieur L...s a amassé une fortune très-considérable, et il continue encore de tirer annuellement un profit très-avantageux de la vente des bijoux et autres petits joyaux qu’il vend aux filles ignorantes des différents séminaires de la ville, ainsi qu’aux femmes entretenues qui, profitant de l’occasion de sa visite lorsque leurs adorateurs sont présents, rafollent quelquefois de la moitié de ses marchandises : mais quand leurs amis généreux refusent, ce qui arrive rarement, de donner à ces belles avocates, ces ornements attrayants, alors Monsieur L...s, qui a une parfaite connoissance de leurs liaisons, leur fait crédit pour la somme qu’il les croit en état de payer ; mais, dès la moindre manque de leur promesse, Monsieur L...s paroît et leur rappelle bientôt qu’il y a un moyen légal de recouvrir sa dette. On dit que ce joaillier ambulant est une des meilleures pratiques de la justice. Il occupe à lui seul un avoué qui, par les sommes qu’il retire des chalans de M. L...z..us, roule voiture et entretient une fille.

Le joaillier ambulant persuada aisément Laure d’employer le gain de ces deux derniers jours, savoir le don de son Excellence à quatorze, et celui du lord Del...ne à s’acheter une paire de boucles à diamants, et une paire de boucles d’oreilles en or ; mais la jeune personne ayant besoin, sous peu de temps, d’argent, ne put lui donner à compte qu’une demi-guinée. Sophie fut plus prudente ; comme elle avoit l’espoir d’être entretenue et de passer pour une femme mariée, elle ne prit au joaillier qu’une simple bague d’or, que cependant elle paya très-cher.

Lucie qui avoit plus de discernement que ces jeunesses de quinze ans, leur fit, après le départ du juif une juste réprimande sur leur folie ou extravagance ; elle leur dit, comme il y parut dans la suite, qu’elles avoient payé ces marchandises plus du double de ce qu’elles auroient dû les acheter. Quant à elle, au lieu de dépenser son argent de cette manière ridicule, elle avoit réalisé une somme assez considérable avec laquelle elle se proposoit bientôt de prendre une maison à son compte, et de s’établir mère abbesse. Comme l’argent qu’elle avoit amassé à cet effet, suffisoit à peine pour accomplir son dessein, elle résolut de se faire un ami véritable du comte P...y : elle jugea également important, avant de quitter la maison de Madame Dubery, et afin d’éviter la jalousie et la vengeance que son établissement lui attireroit nécessairement de la part de cette dame, de régler d’avance, et d’une manière amicable, leurs comptes respectifs, ce qu’elle exécuta promptement ; ayant donc reçu d’elle un écrit qui l’acquittoit entièrement envers elle, elle se trouva, par ce moyen, hors de sa tutelle.

Trois jours après le comte P...y vint rendre sa visite à Lucie, qui prit toutes les peines imaginables pour s’insinuer dans ses bonnes grâces. Comme le comte étoit plutôt animé par les liqueurs, ce qui lui arriveroit toujours en pareille occasion, que, livré à la lubricité, Lucie appela à son secours tous les arts méritoires, qui lui procurèrent, même dans son état énervé, de tels ravissements dont il n’avoit jamais auparavant connu les avantages, qu’il jura qu’elle étoit l’unique femme qui savoit parfaitement le satisfaire, et qu’il ne penseroit jamais à aucune autre personne si elle vouloit lui promettre de lui être fidèle. Rien ne pouvoit être plus favorable aux souhaits ardents de Lucie qui lui dit, qu’elle avoit depuis quelque temps en vue d’abandonner le genre de vie qu’elle menoit, et de fixer entièrement toutes ses affections sur un seul homme ; qu’il étoit le parfait objet de ses désirs et de son ambition ; qu’elle se proposoit donc de prendre à son compte une maison agréable, et de la meubler d’une manière convenable ; mais que malheureusement elle manquoit d’argent : « Que si, ajouta-t-elle, elle pouvoit assez compter sur la générosité de milord, pour lui avancer, pendant quelque mois, une petite somme, elle ne doutoit point d’être en état ; à l’expiration de ce temps, de la lui rendre, avec les intérêts, si il les exigeoit. » Le lord l’arrêta avant qu’elle poursuivit, et demandant une plume, de l’encre et du papier, il lui fit un bon de cinq cent livres sterlings à prendre sur son banquier. Le point capital étant terminé, Lucie ne s’occupa plus qu’à chercher une maison dans une situation agréable, et de la meubler d’une manière simple mais élégante ; elle en prit une dans les environs de Brook-Street, Grosvenor-Square ; elle suivit les ventes pour y acheter, s’il étoit possible, et à meilleur compte que dans les boutiques, les ameublements dont elle avoit besoin.

Madame Dubery découvrit bientôt le dessein de Lucie par ses fréquentes absences du logis et par son refus de ne vouloir pas passer en d’autre compagnie que dans celle du comte P...y qui lui rendoit de fréquentes visites, l’entretenoit pendant une heure et demie, s’informoit de ses affaires et du progrès de son nouveau plan d’opération. Madame Dubery fut grandement mortifiée de voir qu’elle avoit été la cause indirecte de la perte d’une aussi bonne pratique que celle du comte P...y. Cependant elle cacha prudemment son ressentiment et feignit la plus intime amitié pour Lucie ; elle lui dit que son plan n’étoit plus un secret ; elle lui demanda qu’il existât entre elles deux la plus parfaite cordialité, et que si elles agissoient ensemble de bonne intelligence, elles pourroient s’assurer, sinon la totalité, au moins la plus grande partie des meilleures pratiques de la capitale. Lucie fut aise de voir Madame Dubery établir entre elles une correspondance amicale ; elle souscrit volontiers à la proposition de cette dame. Nous aurons occasion de visiter Lucie dans sa nouvelle habitation, en attendant nous pensons que l’historiette suivante ne sera pas désagréable à nos lecteurs.