Albin Michel (p. 184-192).

CHAPITRE XXIV

État présent des séminaires de King’s-Place. Histoire de la négresse Harriot ; sa première liaison dans la Jamaïque ; son arrivée en Angleterre ; sa conduite envers son maître ; elle paroît en public ; ses succès ; elle devient mère abbesse ; les causes de son infortune. Anecdotes sur Emily… Ph...y et Coleb...ke.

Nous revenons maintenant au grand endroit d’amour, de plaisir et de bonheur au célèbre sanctum sanctorum, ou King’s-Place. Pendant nos dernières excursions à May-Fair et à Newman-Street, il arriva une révolution très-considérable dans ces séminaires. Charlotte Hayes se retira du commerce. Madame Mitchell ruina un gentilhomme Irlandais, extrêmement riche, et la négresse Harriot fut volée et pillée par ses domestiques. Mais comme nous rencontrons cette dame chez Madame Dubery, nous allons présentement parler d’elle comme d’un caractère très-extraordinaire.

État présent et exact des séminaires dans King’s-Place, donné d’après les meilleures autorités.

Madame Adams.
Madame Dubery.
Madame Pendergast.
Madame Windsor.
Madame Mathews.

Avant de parler des belles nonnes de ces séminaires, nous allons donner une petite description de la négresse Harriott tandis qu’elle demeure encore dans un de ces endroits voluptueux.

Harriot habitoit les côtes de la Guinée ; elle étoit extrêmement jeune lorsqu’elle fut conduite avec d’autres esclaves à la Jamaïque. Arrivée là, elle fut exposée en vente, suivant la coutume ordinaire, et achetée par un riche colon de Kingston. À mesure qu’elle avança en âge, on découvrit en elle un génie vif, et une intelligence supérieure à la classe ordinaire des Européens, dont les esprits ont été cultivés par l’instruction. Son maître la distingua bientôt de ses camarades ; il prit en elle une confiance particulière, et il la fit l’intendante de ses négresses ; il lui fit apprendre à lire, à écrire, à compter, afin de tenir ses registres, et régler ses comptes domestiques. Comme il étoit veuf, il l’admettoit très-souvent dans son lit ; cet honneur étoit toujours accompagné de présents, qui bientôt attestèrent qu’elle étoit sa favorite ; resta dans cet état près de trois années, pendant lequel temps elle eut deux enfants. Ses affaires l’appellèrent alors en Angleterre, Harriot l’y accompagna. Malgré les beautés qui, dans cette île, fixoient son attention, elle demeura constamment et sans rivalité l’objet chéri de ses désirs ; et cela n’étoit pas en quelque sorte extraordinaire, car, quoique son teint ne fut pas aussi engageant que celui des belles filles d’Albion, elle possédoit plusieurs charmes qui ne sont pas ordinairement rencontrés dans le monde femelle qui s’adonne à la prostitution. Harriot étoit fidèle à son maître, soigneuse de ses intérêts domestiques, exacte dans ses comptes, et elle n’auroit point souffert que personne ne le trompât ; et, à cet égard, elle lui épargnoit par an quelque centaines de livres sterlings. La personne d’Harriot étoit très-attrayante ; elle étoit grande, bien faite et gentille. Pendant son séjour en Angleterre, elle avoit orné son esprit par la lecture de bons ouvrages, et à la recommandation de son maître, elle avoit acheté plusieurs livres utiles, agréables et convenables aux femmes. Elle avoit par là considérablement perfectionné son jugement, et avoit acquis un degré de politesse qui se trouve à peine chez les Africaines.

Telle fut sa situation pendant plusieurs mois ; mais malheureusement pour elle, son maître, ou plutôt son ami, qui n’avoit jamais eu la petite vérole, attrapa cette maladie, qui lui devint si fatale, qu’il paya le tribut de la nature. Harriot possédoit une assez belle garde-robe, et quelques bijoux ; elle avoit toujours agi d’une manière si généreuse et si équitable, qu’à la mort de son maître, elle n’avoit pas amassé en argent une somme de cinq livres sterlings, quoiqu’elle eût pu aisément, et sans mystère, devenir la maîtresse de mille louis.

La scène fut bientôt changée ; de surintendante d’une table splendide, elle se trouva réduite à une très-mince pitance, et même cette pitance n’auroit pas duré long-tems, si elle n’eût pas avisé aux moyens de venir promptement au secours de ses finances presqu’épuisées.

Nous ne pouvons pas supposer que Harriot eut quelques-uns de ces scrupules délicats et consciencieux qui constituent ce que l’on appelle ordinairement la chasteté, et ce que d’autres nomment la vertu. Les filles de l’Europe, aussi bien que celles de l’Afrique, en connoissent rarement la signification dans leur état naturel. La nature dirigea toujours Harriot quoiqu’elle eut lu des livres pieux et remplis de morale ; elle trouva qu’il étoit nécessaire de tirer un parti avantageux de ses charmes, et, à cet effet, elle s’adressa à Lovejoy, pour qu’il la produisît convenablement en compagnie. Elle étoit, dans le vrai sens du mot, une figure tout à fait nouvelle pour la ville, et un parfait phénomène de son espèce. Lovejoy dépêcha immédiatement un messager au lord S..., qui s’arracha aussi-tôt des bras de Miss R...y pour voler dans ceux de la beauté maure. Le lord fut tellement frappé de la nouveauté des talents supérieurs de Harriot, auxquels il ne s’attendoit pas, qu’il la visita plusieurs jours de suite, et ne manqua jamais de lui donner chaque fois un billet de banque de vingt livres sterlings.

Harriot roula alors dans l’or ; trouvant donc qu’elle avoit des attraits suffisants pour s’attirer la recommandation et l’applaudissement d’un connoisseur aussi profond que l’étoit milord dans le mérite femelle, elle résolut de vendre ses charmes au plus haut taux possible ; et elle conclut que le caprice du monde étoit si grand, que la nouveauté pouvoit toujours commander le prix.

Dans le cours de peu de mois, elle pouvoit classer sur la liste de ses admirateurs, quarante pairs, et cinquante membres de la Commune qui ne se présentoient jamais chez elle qu’avec un doux papier appelé communément billet de banque. Elle avoit déjà réalisé près de mille livres sterling ; outre le linge, la garde-robe immense, la vaisselle d’argent, les beaux ameublements et bijoux qu’elle s’étoit achetés. Un de ses amis lui conseilla alors de saisir l’occasion favorable qui se présentoit à elle, de succéder à Madame Johnson, dans King’s-Place ; elle écouta cet avis, et employa presque sa petite fortune à ce nouvel établissement.

Harriot eut pendant quelque temps, un succès prodigieux, mais ayant pris un caprice pour un certain officier des gardes qui n’avoit que sa paye pour se soutenir, elle refusa d’accepter les offres de tout autre adorateur ; étant donc, pendant ce temps, obligée de délier les cordons de sa bourse, en faveur de ce fils de Mars, elle trouva bientôt un grand déficit dans l’état de ses recettes. Elle alla la saison dernière avec une partie de ses nonnes, à Brightelmstone ; les domestiques à qui elle avoit laissé la charge et la conduite de sa maison, profitèrent de son absence ; ils augmentèrent non seulement le montant de ses dettes en prenant à crédit dans toutes les boutiques du voisinage, mais ils lui dérobèrent plusieurs choses de valeur, qu’elle ne put pas ravoir. Elle ne voulut pas les poursuivre en justice, quoiqu’ils terminèrent la scène de sa ruine, car Harriot fut et est encore enfermée pour dette.

Nous allons donc la laisser ou elle est pour rendre visite aux autres abbesses. Nous commencerons par Madame Adams, à l’extrémité septentrionale de la constellation des séminaires, chez qui nous trouvons l’aimable Emily, les beaux yeux de Ph...y et la jolie Coleb...ke.

Cette Emily n’est point Emily C..l..th..st, dont nous avons déjà parlé, mais Emily R..berts qui descendoit d’une famille toute différente. Son père étoit un rémouleur très-fameux, et peu d’artistes dans ce genre ont eu autant de réputation que lui ; cependant, malgré son état et la considération dont il jouissoit, il ne pouvoit pas donner à son Emily aucune fortune capitale, ce qui la contraignit d’entrer au service ; elle se plaça donc chez un marchand respectable et y vécut pendant quelque temps dans l’état de l’innocence. À la fin, le fils de son maître la débaucha, les fruits de leur correspondance devinrent bientôt visibles, et elle se vit forcée d’abandonner la maison. Dès qu’elle eut donné au monde le gage de son indiscrétion, elle n’eut plus d’inclination pour le service.

Le panneau de sa chasteté étant donc démoli, il lui fut aisé de se persuader que ses charmes la maintiendroient dans cet état d’aisance, de dissipation et de plaisir pour lequel elle étoit si naturellement portée. Il faut avouer qu’Emily étoit, dans le sens du mot reçu de King’s-Place, une très-bonne marchandise. Il est impossible d’être plus aimable et plus agréable qu’elle… Son frère travaille toujours dans l’humble état d’un rémouleur ambulant, comme successeur de son père. Mais si Emily n’a pas avancé son frère dans quelqu’autre dignité, elle a du moins augmenté son petit commerce en lui procurant la pratique de tous les séminaires de King’s-Place, où il travaille presque tous les jours dans sa vocation.

Miss Ph...y est célèbre et remarquable par le brillant et la vivacité de ses yeux ; elle est, à d’autres égards, une fille fort gentille et très-agréable ; elle fut mise en apprentissage chez une lingère dans Bond-Street, et elle fut séduite par le lord P... qui bien-tôt l’abandonna, et la mit dans la nécessité d’aller exposer ses charmes dans ce marché générale de la beauté.

Miss Coleb...ke est fort jolie et se distingue par sa vivacité et ses reparties. M. R... l’acteur eut l’honneur d’être le premier sur la liste de ses adorateurs ; elle fut la dupe d’un avertissement qu’il lui adressa au sujet de sa belle figure théâtrale ; en conséquence de cet avertissement elle eut un rendez-vous avec lui. M. R... lui promit de lui enseigner l’art dramatique et de la présenter au directeur du théâtre ; il lui dit qu’il ne doutoit point qu’elle ne devint, en peu de temps, l’ornement de la scène, et qu’elle n’obtint un traitement considérable : il lui donna donc quelques leçons dramatiques ; mais, dans une des scènes tendres, il joua si bien son rôle, qu’elle fut forcée de reconnoître ses talents et de céder à ses conseils, et qu’elle réalisa les descriptions les plus amoureuses de nos poètes.