Albin Michel (p. 178-183).

CHAPITRE XXIII

Suite de l’aventure de Mme Nelson. Son abdication dans Wardour-Street : elle reprend un autre séminaire dans Bolton-Street. Description de ses nonnes et de ses visiteurs. Portrait d’un caractère bizarre et hypocrite. Manière dont Mme Nelson satisfaisoit ses pratiques conformément à leurs différentes dispositions.

Les démarches rigoureuses que les parents de Miss W...ms et de Miss J..nes prirent envers Mme Nelson pour la citer en justice, la força de décamper : le bruit que cette affaire fit dans le voisinage, engagea plusieurs voisins à former plainte contre cette maison de débauche ; et si Mme Nelson eût continué plus long-tems son commerce, elle auroit probablement monté à la tribune, non pas pour prêcher, mais pour prier la populace de ne pas la régaler d’œufs durs.

Au bout de quelques mois, Mme Nelson ayant vu qu’il n’y avoit point de poursuite contre elle, prit un autre séminaire dans Bolton-Street Piccadilly. Elle résolut de jouer à un jeu plus assuré que celui qu’elle avoit joué dans Wardour-Street ; dans cet endroit, elle avoit été trop loin, avoit trop risqué, et avoit presque tout perdu ; elle jugea alors qu’il étoit prudent de ne pas s’élever au-dessus des filles de joie sur le haut ton.

Au nombre de ses nonnes, dans la dernière classe, étoient Mme Marsh..l, Mme Sm...th, Mme B...ker, Mlle F...sher et Mlle H...met.

La première de ces dames étoit la fille d’un chapelain qui lui donna une bonne éducation, et qui s’efforça de fortifier son esprit par les sentiments de la religion et de la morale. Elle est d’une figure agréable et bien faite. Se trouvant par la mort de son père dans la plus grande détresse, elle écouta les sollicitations du colonel W...n, et elle résigna sa vertu et non pas son cœur à ses propositions ; au colonel, succéda un homme qu’elle aimoit sincèrement, mais elle découvrit trop tard qu’il étoit engagé dans le mariage, et peu de semaines après, il la quitta ; elle fut donc alors forcée de rôder pour pourvoir à ses besoins, et maintenant, suivant les occasions, elle rend des visites à Mme W...ston, à Mme Nelson et dans les autres séminaires.

Mme Sm..th est une femme fort jolie, quoique pas remarquablement belle ; elle est très ignorante, et elle fut trompée par un acteur ambulant, dont elle a adopté le nom. Pour ne point mourir de faim avec lui dans un grenier, où pour ne pas être envoyée à la maison de correction comme une vagabonde (car elle est très impétueuse quoique toute sa science se borne à lire une chanson et à prononcer les mots tout de travers) elle se fit inscrire sur la liste des grisettes ; étant donc entrée chez Mme Nelson comme une nouvelle figure, elle y a gagné une somme considérable d’argent, et maintenant elle figure avec éclat au Ranelagh, à Carlisle-House et au Panthéon.

Mme B...ker est une dame qui, pendant longtems, a été très connue au théâtre. Quoiqu’elle ait paru souvent ici dans le caractère d’une déesse, nous ne pensons pas qu’elle ait quitté les planches ; elle a de justes prétentions à ce titre ; elle vécut pendant deux ans avec le comte H...g ; mais le comte, au bout de ce temps, ayant remarqué que ses affaires étoient très embarrassées, et ayant donc en conséquence refusé de satisfaire aux demandes pécunières de Mme B..ker, elle visite maintenant les séminaires pour y rencontrer un admirateur temporaire, et pour se mettre au-dessus du besoin ; elle va également dans les mascarades et autres endroits publics.

Miss Fisher a adopté ce nom, parce qu’elle s’imagine ressembler beaucoup à la célèbre Kitty Fisher, qui étoit, il y a quelques années, la Laïs du bon ton la plus admirée ; on ne peut refuser qu’il y ait beaucoup de rapport entre elles ; mais en vérité, nous ne pouvons pas dire que la présente Fisher possède les qualités personnelles et spirituelles de Kitty ; néanmoins, elle est une fille très agréable ; elle a plusieurs admirateurs, au nombre desquels se trouvent des personnes du premier rang.

Miss H..met a la prétention de se croire petite parente de Mme Les..ham, mais nous croyons que la consanguinité est imaginaire ; il est certain qu’il y a quelque légère ressemblance de traits entre elles ; elle imite cette dame, autant qu’elle le peut, dans son jeu ; et comme Miss H..met est très vive, elle se flatte d’être engagée l’année prochaine à un des théâtres.

Nous allons maintenant parler d’une dame qui unit le jeûne et la débauche, la religion et le vice, dans un degré d’hypocrisie, dont il y a peu d’exemples. Madame P... est, ou prétend être, la femme d’un prédicateur ambulant qui, depuis quelque tems, est enfermé par ordre de la justice : elle est si extrêmement dévote, qu’elle considère comme un péché mortel de mettre le moindre morceau de chair dans sa bouche ; mais nous ne dirons pas qu’elle l’abhorre aussi complètement que de ne jamais en goûter d’une autre manière, et aussi abondamment et aussi voluptueusement qu’il est possible ; elle a, par sa rigide pénitence, obtenu le titre de système végétal… Sa dévotion est égale à son péché. Si elle doit se coucher à cinq heures avec l’amant le plus athlétique que l’on puisse décrire, elle n’a aucune sorte d’objection pour ne pas éprouver la vigueur de son camarade de lit ; mais aussi-tôt qu’elle entend la cloche de sept heures, qui appelle à la prière, elle se jette alors à bas du lit, elle s’habille promptement et elle vole à l’Église ou à la chapelle pour faire ses dévotions ; l’office achevé, elle revient à son cher amoureux, elle se déshabille, et elle se remet au lit pour achever les cérémonies de Vénus qu’elle avoit auparavant commencées ; cette conduite exemplaire, jointe à sa stricte abstinence de la chair dans un sens ou à son système végétal, doit certainement la placer dans le vrai chemin du ciel dans lequel elle ne doit pas trouver d’obstacles pour empêcher le progrès de son voyage céleste.

Par ces secours agréables et religieux, Madame Nelson trouve les moyens de satisfaire le goût et les dispositions de chacun de ses visiteurs. Est-il Philosophe, Casuiste ou Métaphysicien ? Madame M...rshall peut disputer des sciences occultes avec le logicien le plus subtil des écoles. Le vrai sensualiste trouvera une ample gratification dans la personne de Madame Sm..th, d’autant que l’unique étude à laquelle elle s’est toujours appliquée, est celle d’une agréable courtisane. Madame B...ker peut ravir par son chant, et vous faire croire qu’elle est presque une Déesse, comme elle l’étoit autrefois sur le théâtre. Si la pompe et l’affection doivent avoir quelques charmes aux yeux d’un adorateur, Miss F...sker peut prendre tous les airs coquets d’une femme de qualité du plus haut ton. Si un amoureux désire entendre Desdemona, ou autres personnages furieux, Miss H...met peut en remplir le caractère avec autant de grâces que Othello lui-même. Si le puritain fanatique paroît animé de l’esprit de la chaire, Madame P... jeûnera et priera avec lui aussi long-temps qu’il le désirera, excepté au lit.

Il n’est donc point surprenant que les visiteurs de Madame Nelson fussent de tous les rangs et dénominations, depuis le duc jusqu’au méthodiste qui accable ses paroissiens d’une abondance de damnation pour l’autre monde, afin de pouvoir jouir, sans trouble, des douceurs et félicités de cette sphère mondaine dans les bras de sa Laïs.

Ayant, comme nous le présumons, rendu un juste hommage à Madame Nelson, nous jugeons qu’il est temps de renouveller nos visites à nos anciennes amis de King’s-Place.