Albin Michel (p. 76-86).

CHAPITRE X

Histoire d’une jeune dame innocente qui, par la ruse d’une certaine abbesse, fut amenée dans son couvent. Projet de la séduire. Un gentilhomme promet mille guinées si le plan est exécuté. Moyens employés pour débaucher ses mœurs, mais inutilement. Le jour et l’heure de son sacrifice fixés. La voiture du lord est à la porte ; tandis que ce vil ravisseur se saisit de la belle victime, elle est miraculeusement arrachée de ses bras.

Je ne puis quitter King’s Place sans rapporter une histoire qui doit faire frémir l’humanité, à faire trembler la jeunesse innocente. C’est le stratagème le plus noir, inventé par une certaine abbesse, pour procurer une jeune personne de quinze ans, à un gentilhomme libertin, très connu par ses exploits de ce genre. Son excellence se promenant un jour à cheval du côté de Chelsea, observa, dans un groupe de jeunes demoiselles qui étoient pensionnaires d’une école célèbre de ce voisinage, une personne dont la beauté surpassoit de beaucoup celle de ses compagnes ; elle étoit grande, gentille et agréable, et quoique très jeune, son port et ses manières sembloient entidater son âge. Il fut à l’instant frappé de ses charmes innocents ; il ordonna à son domestique de descendre de cheval, de suivre, sans être remarqué, ces jeunes personnes, afin de connoître précisément le lieu de leur demeure : le domestique revint promptement retrouver son maître ; il lui donna les renseignements qu’il désiroit tant de savoir, et lui apprit le nom de la demoiselle qui avoit fixé son attention.

De retour chez lui, il ne songea uniquement qu’aux moyens de pouvoir satisfaire ses désirs lascifs ; son esprit n’étoit occupé que de mille projets différents, qui heureusement se détruisoient tous ; à la fin, il en conçut un qui lui parut être le plus avantageux à ses desseins.

Les sens énivrés des charmes de l’aimable Miss M....e, il se rendit chez une certaine abbesse, dans King’s Place pour lui communiquer son plan, et la prier de l’aider de ses avis pour son exécution.

Elle écouta le lord avec beaucoup d’attention, et lui répondit qu’elle n’approuvoit pas son projet, d’autant qu’il s’agissoit de l’enlever par force : « Je prie votre excellence, lui dit-elle, de m’accorder quelques heures, pour penser à cette affaire qui, étant un sujet de la plus grande importance, exige infiniment d’adresse pour en assurer le succès. » Il approuva la justesse de son observation, et lui répliqua qu’il ne pouvoit pas lui accorder beaucoup de délai ; que chaque heure étoit un siècle de tourments, tant qu’il ne posséderoit pas l’idole de son cœur ; cependant il consentit à lui donner jusqu’au soir, dans l’espérance qu’à son retour, elle auroit pleinement satisfait son attente.

Pendant ce temps, la mère abbesse s’étoit procuré une jeune fille qui ressembloit à Miss M...e, autant qu’elle pouvoit le conjecturer d’après la description que le lord lui avoit fait de sa personne ; elle s’imaginoit qu’elle seroit assez heureuse pour que cette personne fit sur lui la même impression ; elle étoit la fille d’une blanchisseuse du voisinage qui l’avoit vendu à un riche baronet, qui la visitoit par occasion ; mais elle pouvoit toujours passer pour vierge, d’autant que sir John étoit supposé ne pas avoir la capacité de la dévestaliser. Le lord revint à l’heure dite ; l’abbesse lui présenta Betsy Collins qui, quoiqu’elle lui procura un plaisir vif, étoit incapable de chasser de son imagination la figure enchanteresse de Miss M...e, qui étoit toujours la maîtresse souveraine de ses affections.

La rusée matrone découvrant que son projet n’avoit pas répondu à son attente, lui parla alors d’un nouveau stratagème : « Vous voyez, Milord, dit-elle, que cette fille est belle et agréable ; qu’elle a du sentiment et l’esprit pénétrant ; elle est entièrement à mes ordres. Son ami le baronet est à la campagne, et ne reviendra que dans quelques semaines ; je vais lui faire donner quelques leçons de danse afin de rendre sa contenance moins rustique ; ensuite je la placerai, sous le titre de ma nièce, dans la pension de Miss M...e. Je me ferai passer pour la veuve d’un négociant ; et, afin de donner plus de croyance à ce conte, je vais prendre un logement dans le voisinage, pour me trouver à même de saisir les occasions favorables qui se présenteront. Betsy, du moment qu’elle sera dans cette école, s’efforcera de s’attirer les bonnes grâces de Miss M...e, elle s’étudiera par son attention, ses égards et son assiduité, à gagner son amitié et à devenir sa confidente. Ces premières démarches faites, j’irai de temps à autre dans la pension. Betsy ne la quittant point, j’aurai alors l’occasion de la voir et de lui parler : je m’efforcerai, à mon tour, d’obtenir son estime par des présents que je jugerai lui être agréables, sans offenser sa délicatesse ; en même temps je tâcherai de découvrir son penchant dominant ; si c’est celui de monter à cheval, je lui procurerai tous les jours, avec Betsy, cet agrément ; et, lorsque je jugerai le moment favorable, sous le prétexte d’une partie de plaisir et d’agrément je la conduis dans la ville : une fois dans ma maison, il n’y a point de doute que je ne la décide, par quelques moyens, de répondre à vos ardents désirs. »

Le lord fut étonné de l’imagination fertile de cette judicieuse abbesse : il éleva son projet jusqu’aux cieux, et dit qu’il surpassoit toute la politique de Machiavel, qu’il étoit merveilleux, et qu’il ne doutoit point de son plein succès. En parlant ainsi, il tira son porte-feuille de sa poche, et lui remit un billet de banque de cinq cent livres sterlings, pour l’aider dans l’exécution de son projet ; ensuite il ajouta qu’il doubleroit cette somme aussi-tôt ses souhaits accomplis.

L’abbesse ne perdit point de temps à mettre en pratique la théorie de son plan infâme. Dès le lendemain Betsy eut un maître de danse, et en peu de jours elle faisoit bien ses pas de menuet : s’étant, pendant ce temps, débarrassée de sa contenance rustique, sa tante supposée jugea qu’il étoit temps de la conduire à la pension où elle ne la plaçoit pas pour commencer son noviciat, mais pour s’acquitter avec la dextérité la plus subtile du rôle dont l’avoit chargé cette maîtresse expérimentée.

La tante et la nièce se rendirent donc à la pension. L’abbesse complimenta Mme ..... sur la grande réputation que son école avoit. On parla du prix et du genre de l’éducation que l’on vouloit donner à la jeune personne.

La tante dit que Miss Collins désiroit apprendre le français (que son père, qui étoit un anti-Anglais déterminé, ne voulut jamais, de son vivant, lui permettre d’apprendre cette langue) à pincer de la harpe et à jouer de la guitare. L’abbesse ayant adhéré au prix demandé pour ces objets d’utilité et d’agrément. Miss Betsy fut alors présenté par la maîtresse à ses nouvelles camarades. La tante remarqua bientôt, parmi elle Miss M...e, elle ne put s’empêcher d’approuver le choix du lord ; sa figure étoit si belle et son port si majestueux qu’il lui vint aussitôt dans l’idée qu’elle seroit pour elle une acquisition de grande valeur. Outre les mille guinées qu’elle devoit avoir du lord, elle s’imaginoit que cette jeune personne lui en vaudroit par la suite dix mille.

Betsy Collins fut d’abord, en quelque sorte, hors de son élément dans cette pension, qui lui paroissoit bien différente du séminaire qu’elle venoit de quitter dans King’s Place : elle jugea qu’il étoit important pour elle de retenir sa langue, et de ne pas se servir de ces expressions indécentes qu’elle avoit apprises dans son dernier couvent : elle avoit des confitures en grande quantité, et elle ne manquoit d’en donner constamment à Miss M...e. Cette dernière remarquoit, avec une sorte de satisfaction, l’éventail, les rubans et autres petites bagatelles de ce genre, appartenant à Betsy, qui les lui donnoit aussi-tôt. En un mot, cette politesse et cet attachement apparent produisirent des miracles en faveur de Miss Collins, au point qu’elles étoient si intimement liées, qu’elles ne pouvoient plus se quitter, et qu’elles trouvèrent les moyens de devenir camarades de lit.

Betsy communiqua aussi-tôt cette heureuse nouvelle à sa tante supposée, qui l’apprit avec la plus grande satisfaction, et courut immédiatement faire une visite à sa nièce, afin de lui donner les instructions utiles pour avancer cette importante affaire. Ces avis tendoient à corrompre les mœurs de Miss M...e, en lui enseignant ces diverses pratiques lascives, trop souvent employées dans les pensions des jeunes demoiselles, qui, néanmoins, se croyent complètement vertueuses : mais les efforts de Betsy, à cet égard, furent vains. Miss M...e fut choquée de ses propositions et de ses essais ; elle la menaça de ne jamais coucher avec elle, si elle lui parloit davantage de ses opérations infâmes, dans lesquelles elle auroit désiré voir Miss M...e suivre son exemple.

Betsy pensa qu’il étoit important d’abandonner ses manœuvres, si elle ne vouloit point perdre l’estime de Miss M...e, ni nuire à son projet ; en conséquence, l’adroite hypocrite, non seulement discontinua ces essais, mais elle eut l’air de se repentir, et d’écouter les remontrances morales de son amie ; elle la remercia de ses sages conseils, et lui dit qu’elle s’estimoit heureuse d’avoir trouvé une personne aimable qui la détournoit de ces voies pernicieuses qui, comme elle en étoit maintenant convaincue, l’auroient égaré du chemin de la vertu. Par ces moyens artificieux, elle regagna les bonnes grâces de Miss M...e ; et, par des attentions et assiduités nouvelles, des présents répétés, des compliments placés à propos, elle prit un grand empire sur les affections de cette jeune personne innocente et confiante.

Il paroîtra sans doute étonnant que le lord, brûlant de cette ardeur violente, dont nous avons parlé, resta aussi long-tems dans un état de parfaite tranquillité, sans presser son négociateur femelle de terminer promptement cette grande affaire. Au contraire, il ne décessoit de l’engager à compléter la catastrophe de ce drame affreux ; mais elle l’appaisoit en l’entretenant des progrès qu’elle faisoit, et en lui promettant que, sous quelques jours, l’occasion lui seroit parfaitement favorable.

Le jour de la naissance du roi fut désigné pour exécuter le grand complot. Dans la matinée, la digne abbesse, dans un superbe équipage et des domestiques à grandes livrées, se rendit à la pension : elle demanda sa nièce pour la mener à la ville et lui faire voir la noblesse de la cour ; elle demanda à Miss M...e si elle ne seroit pas satisfaite d’être témoin de cette cérémonie ; elle l’engagea vivement d’être de la partie ; la maîtresse [qui] crut ne pas devoir s’opposer au vif désir que montroit cette jeune personne d’aller avec sa Betsy favorite, consentit qu’elle l’accompagnât.

Après qu’elles eurent vu les cérémonies du jour, la digne tante de Betsy se rappela qu’elle avoit une connoissance particulière dans le voisinage, avec laquelle elle étoit assez libre pour aller lui demander à dîner : il étoit près de quatre heures, et celle du repas des jeunes personnes étoit à deux ; on se rendit donc… où ?… à King’s Place, dans le propre couvent de l’abbesse ; on y avoit préparé un splendide repas, et Miss M...e donna son approbation à la bonté et à la délicatesse des mets ; on servit ensuite les vins les plus exquis ; on but successivement à la santé du roi ; ces agréables liqueurs donnèrent beaucoup de vivacité à Miss M...e ; au milieu de l’enjouement de son caractère, que l’on animoit par la musique, le chant, et autres moyens employés pour l’empêcher de réfléchir à sa situation, elle céda à toutes les invitations, à tel point, que le vin de Champagne lui fit perdre l’usage de sa raison.

L’heure de l’arrivée du lord approchoit, et chaque circonstance sembloit couvrir de fleurs son entrée triomphante ; mais la Providence paroissoit veiller au moment le plus critique de la vie de Miss M...e.

Elle avoit un cousin qui étoit enseigne dans les Gardes, et qui, comme la plupart des jeunes militaires, donnent, par circonstance, dans les foiblesses et la dissipation ; en un mot, il visita, ce jour-là, les séminaires de King’s Place ; il avoit bû extraordinairement à la santé de son souverain ; et, le vin généreux, avoit tellement opéré sur ses facultés, qu’il avoit excité ses sens aux désirs amoureux, et que, guidé par ce motif, il étoit venu dans la maison même où se trouvoit sa parente ; il fut donc introduit, par bévue, dans le parloir où Miss M...e dormoit sur un sopha ; il ne l’eût pas plutôt envisagée qu’il s’écria : « Dieux ! que vois-je ! mon aimable et douce cousine… Ma chere Miss M...e dans un pareil lieu !… » La familiarité de sa voix la réveilla ; en le reconnoissant, elle sauta en sursaut et s’évanouit ; mais elle revint bientôt à elle. « Ma chère amie, continua-t-il, ce n’est pas ici que nous devons entrer en explications, vous devez à l’instant venir avec moi. » En proférant ces mots, il l’enveloppe aussitôt dans ses ajustements, la prend dans ses bras, la transporte ainsi dans une voiture, et la conduit chez son père qui demeuroit dans Bond-Street : comme il passoit le seuil de la porte, la voiture du milord venoit justement de s’arrêter, et un de ses domestiques étoit sur le point de sonner.

Cette histoire, qui est très vraie, et peut être attestée, n’a pas besoin de commentaires ; elle doit servir de leçon aux maîtresses de pension, aux gouvernantes et à tout le beau sexe en général, et les convaincre qu’elles ne doivent point confier leurs pupilles ni les introduire dans aucune compagnie quelconque, sans préalablement avoir pris les renseignements les plus rigides sur les caractères, les attachements, les liaisons et les mœurs des personnes qui la fréquentent.