Albin Michel (p. 59-67).

CHAPITRE VIII

MM. Foote, Chacy et S...l…yn visitent le couvent de Charlotte Hayes. Leur réception. Description des nonnes qu’ils y trouvent, et de leur conversation. Abrégé des mémoires de la comtesse de Médine. Ses aventures extraordinaires et son héroïsme. Miss H...y…d prouve qu’elle est cantatrice et actrice ; elle est beaucoup applaudie. Foote l’engage pour son théâtre.

Les trois Génies se rendirent donc au temps prescrit dans la maison de Charlotte qui les reçut avec beaucoup de politesse. Après les compliments de part et d’autre, Samuel Foote dit à Mme Hayes que ses amis et lui étoient venus, d’après la lecture qu’on leur avoit faite des règles et lois de son séminaire, qui lui paroissoient extrêmement judicieuses, et heureusement calculées pour l’avancement de la décence, du décorum et du bon ordre.

L’abbesse le remercia poliment de son honnêteté. Samuel Foote lui ayant demandé à voir quelques-unes de ses nonnes, elle lui dit que Clara Ha.w.d finissoit sa toilette, et alloit paroître dans le moment ; que Miss Sh.....ly avoit prié avec tant d’ardeur ce matin, que pour rétablir ses sens agités, elle prenoit du repos ; que Miss S...d.m étoit en ce moment confessée par un vieux baronet qui constamment la visitoit deux fois par semaine ; et que Miss W...lls et Miss Sc...tt étoient allées à la comédie ; mais que si elles n’y rencontroient pas quelques frères, elles reviendroient aussi-tôt que la pièce seroit achevée. Pendant cette conférence, la cloche sonna, et on annonça la visite de la célèbre comtesse de Médine. M. Price qui avoit beaucoup entendu parler de cette dame, comme un phénomène de la galanterie femelle, pria l’abbesse de la leur présenter, ce qu’elle lui promit ; deux secondes après la comtesse parut : après les salutations usitées, Samuel Foote lui présenta un verre de vin de Champagne qu’elle accepta sans cérémonie. M. Price qui bruloit d’apprendre quelques particularités de sa vie, la pressa sur cet article, et elle lui fit la courte narration de ses aventures, de la manière suivante :

« Mon origine est d’une ancienne et illustre maison de Castille, descendante en ligne directe de la famille royale. Je reçus dans ma jeunesse une éducation conforme à ma naissance ; outre les talents que l’on donne à notre sexe, j’appris à faire des armes ; et j’étois regardée une des meilleures lames de Tolède. Cet art, que je possédois au suprême degré, donna à mon esprit le goût de la chevalerie, qui fut bientôt encouragé par la lecture des ouvrages de ce genre. J’avois déjà un grand nombre d’adorateurs : découvrant donc en moi la forte passion de satisfaire des désirs amoureux, je résolus, quoique ce fut contraire à l’usage ordinaire des héroïnes, de me marier ; non pas tant pour contracter une haute alliance, avoir des titres et des liaisons de famille, que pour épouser un homme à qui je pensois que je serois fidèle en raison de sa vigueur. Enfin le comte de Médine parut être à mes yeux entièrement l’unique souhait de mon cœur ; il étoit grand et taillé comme un athlète ; il avoit une contenance engageante ; j’avois remarqué en lui quelque chose de plus attrayant que tout le reste. Le mariage eut lieu ; je m’imaginois dans ce moment être la femme la plus heureuse du monde ; je me figurois dans ses couleurs les plus attrayantes, les félicités du lien conjugal. Le jour de notre hymen, quoique le plus fortuné, me parut le plus long de ma vie : enfin la nuit arriva ; et après les cérémonies usitées en pareilles occasions, nous nous mîmes au lit. Mais, hélas ! quel fut mon mécontentement, mon chagrin, ma mortification de trouver que ce que j’avois tant remarqué d’attrayant, en sa personne, que ce qui m’avoit promis tant de plaisir, n’étoit ni plus ni moins qu’une violente rupture. »

À cette expression toute l’assemblée ne pût s’empêcher de rire : et, après une petite pause, Samuel Foote dit, qu’il supposoit qu’une rupture en produisoit bientôt une autre.

La comtesse répondit dans l’affirmatif ; elle reprit, que se trouvant ainsi trompée et imposée, elle ne voulut jamais habiter avec le comte ; qu’elle en déduisa les raisons à ses parents femelles qui approuvèrent sa conduite. Qu’elle fit bientôt après une connoissance particulière avec un jeune officier, qui, fatigué de l’état d’une vie inactive, avoit résolu de se rendre, comme volontaire, dans l’armée française, qui alors étoit en Flandre ; qu’elle l’accompagna de la même manière et que, pour cet effet, elle s’habilla en militaire, et partit pour cette expédition héroïque.

« Je fus, continua-t-elle, à la plus grande partie des batailles et sièges qui terminèrent les guerres de Flandre, et je m’acquittai si bien de mon devoir, comme volontaire, que je fus honoré d’un grade. Mon attachement étoit si grand pour l’idole de mon cœur, pour dom Pedro del Cuiso, l’associé de ma fortune et de mon bonheur, que j’envisageois d’un œil jaloux, toutes les personnes de mon sexe avec lesquelles il parloit. Étant à Lille, il forma une liaison avec la femme d’un colonel. J’avois de trop fortes raisons pour ne pas soupçonner la fidélité de mon amant, car je le surpris dans une position avec Mme la T...che, qui ne me laissa plus de doute sur son inconstance ; je le sommai de me rendre raison de l’injure qu’il m’avoit faite ; il me railla pendant quelque temps, et me dit qu’il ne pouvoit se battre contre une femme. Je tirai mon épée et je lui ordonnai de se défendre : les suites du combat furent terribles, il me blessa au sein ; mais, hélas ! je lui portai un coup fatal qui le jetta à terre. J’allai chercher du secours, et je lui envoyai sur-le-champ un chirurgien. Quant à ma blessure (en disant ceci elle ouvrit son sein, et nous la montra) je n’y fis point attention, quoique mon chirurgien appréhenda beaucoup pour mes jours. Étant rétablie, et la campagne étant achevée avec la guerre, je passai en Angleterre. Comme je possédois une somme considérable en argent, je pris équipage ; je donnai un libre essort à mes désirs amoureux avec tous les beaux chevaliers qui se présentoient à ma vue ; je fournissois, dans l’occasion, à leur entretien, jusqu’à ce qu’enfin je commençai à m’appervoir qu’il ne me restoit plus rien.

« Il étoit temps alors de penser à lever des contributions avec mes charmes. J’avois à peine formé cette pieuse résolution, que le lord Pyebald se présenta : il s’introduisit chez moi sous un nom supposé, et passoit pour un négociant. Je ne connaissois ni sa personne, ni son caractère ; mais je découvris bientôt qui il étoit, car, à la première rencontre il me manqua. »

George S...l…n observa que c’étoit bien là son caractère, et que le lord avoit manqué plus de femmes que tout le pairage d’Angleterre ensemble sans en excepter le lord Pumble de Stable-Yard.

Alors Clara entra ; et comme M. Price avoit suffisamment satisfait sa curiosité, la conversation changea. On pria donc miss H...Yw..d de chanter, ce qu’elle fit à la satisfaction générale de toute la compagnie. Mme Hayes dit que Clara étoit une excellente actrice ; Foote la pria de lui réciter quelques morceaux ; après quelque hésitation, elle déclama avec tant d’art une scène de la Belle Pénitente, que Samuel, surpris et enchanté de son talent, jura qu’elle joueroit sur son théâtre, si cette proposition lui paroissoit agréable. Clara crut que c’étoit une pure raillerie de sa part, et elle ne lui répondit que par une révérence ; mais, peu de tems après, elle fut engagée au théâtre de Hay-Market, où elle eut le plus grand succès, et passa ensuite, à la recommandation de Foote, à celui de Drury-Lane où elle obtint les applaudissements les plus avantageux.

Miss Sh...td..m descendit : on la pria de chanter ; elle répondit qu’elle étoit si fatiguée de son

La toilette de la demoiselle de sérail.
(D’après un tableau du XVIIIe siècle.)

opération avec sir Harry Flagellum, qu’elle demandoit un petit moment de répit pour remettre ses esprits. « J’ai été, dit-elle, deux grandes heures avec lui, et j’ai eu plus de peine à faire passer dans ses veines la ferveur que nous avons vouée à la Déesse que nous servons, que si j’eusse fouetté la plus obstinée de toutes les mules des Alpes. »

Chace Price dit qu’il s’étonnoit que la fertile imagination de Charlotte n’eût pas encore inventé une machine propice à ces sortes d’œuvres pieuses ; qu’il lui étoit venu dans l’idée d’en construire une dans le genre de celle qui fut inventée, il y a quelques années, pour raser cent personnages à la fois ; et que d’après un pareil procédé, on pourroit satisfaire, dans le même temps, les souhaits ardents de quarante Flagellums.

Foote fut de cet avis ; puis tournant à l’avantage national, il pensa que ces machines devroient être construites par autorisation de patentes ; et, qu’attendu le rapport énorme qu’en retireroit les propriétaires, il jugeoit nécessaire que le parlement mit un droit considérable sur chacune de ces machines.

Georges S...l…n s’informa ensuite de la virginité des nonnes. L’Alderman Portsoken l’avoit assuré hier, à la taverne de Londres, qu’il avoit passé la nuit d’auparavant au couvent de Charlotte, avec une nonne véritablement vierge ; mais qu’il ne pouvoit pas concevoir comment l’hymen pouvoit être préservé des assauts perpétuels auxquels il étoit continuellement livré.

Charlotte parut un peu déconcertée ; mais le champagne agissant en ce moment avec beaucoup de force sur sa personne, elle crut convenable de soutenir la dignité de sa maison, et elle lui répliqua très-injudicieusement : « Que son opinion était qu’une femme pouvoit perdre sa virginité cinq cent fois, et paroître toujours vierge ; que le Dr. O’Patrick l’avoit assuré, que la virginité pouvoit être rétablie de la même manière que l’on fait le boudin ; qu’elle l’avoit éprouvé elle-même, et que, quoiqu’elle eut perdu la sienne mille fois, et qu’elle eut été ce matin même sous la direction du docteur, elle se croyoit une vierge aussi bonne qu’une vestale. Que, quand à l’hymen, elle avoit toujours entendu dire que c’étoit un dieu, et que par conséquent, il ne faisoit point partie de la formation de la femme ; qu’elle hasardoit donc de dire, qu’elle avoit maintenant dans son séminaire autant de virginités qu’il en falloit pour contenter toute la cour des Aldermans, et la Chambre des Communes par-dessus le marché ; qu’elle avoit une personne nommée Miss Sn...y, arrivant justement de la Comédie avec le conseiller Pliant, qui, dans une semaine, avoit fait trente-trois éditions de virginalité ; que Miss Sn...y, étant la fille d’un libraire, et ayant travaillé sous l’inspection de son père, connoissoit la valeur des éditions nouvelles. »

Charlotte ayant ainsi conclu cette narration curieuse qui étoit un composé d’ignorance, de sophismes irlandais et de faux esprit, but un verre de Champagne afin de remettre ses esprits. Foote proposa à ses amis de se retirer ; il paya le mémoire qui étoit assez bien chargé ; il donna un rendez-vous pour le lendemain matin à Clara H...y…d, afin de l’engager pour son théâtre ; ensuite les trois Génies prirent congé de Mme Charlotte, et se rendirent joyeusement à Bedford-arms.