Albin Michel (p. 47-50).

CHAPITRE VI

Préparation de Kitty Nelson pour faire une attaque régulière sur la personne d’un certain ambassadeur. Catastrophe malheureuse. Sa connaissance avec M. O’Flity.

Kitty Nelson avoit été pendant quelque temps chez Mme Goadby ; elle s’étoit établie à son compte. Son excellence le comte S… A… lui avoit rendu plusieurs visites et fait des petits présents ; il lui avoit communiqué qu’il l’établiroit avantageusement si elle vouloit embrasser la religion ; mais malheureusement, elle ne répondit point à ses sollicitations. Ayant donc appris que l’ambassadeur venoit de rompre avec Lady C...n, elle résolut de reconquérir son ancien admirateur ; alors s’habiller le plus avantageusement possible ; se rendre dans la chapelle de son excellence, et s’y placer de manière à attirer son attention ; enfin y paroître aussi dévote qu’une Madeleine : tel fut son plan.

En conséquence, elle se leva de bon matin ; elle envoya chercher son coiffeur, et commença les opérations de sa toilette vers les huit heures.

Tandis que le perruquier étoit occupé à arranger ses cheveux, elle consultoit attentivement son miroir fidèle.

Désirant surpasser toutes les beautés dévotes, en fait de teint, elle n’épargna point la collection de rouge et autres couleurs employées dans de pareilles circonstances. Vers les onze heures, elle paroissoit, suivant son opinion, une Vénus parfaite. Elle étoit entièrement assurée de subjuguer son excellence. Elle avoit, pour cet effet, étudié les sourires, minauderies et agaceries qu’elle se proposoit de mettre en usage pendant ses œillades religieuses.

Elle partit enfin ; elle s’apperçut en chemin qu’elle avoit oublié son livre de prières, qui étoit la seule marque religieuse qu’elle eût dans le monde : il étoit cependant important pour elle de l’avoir ; elle retourna promptement chez elle, et arriva justement au moment où la messe alloit commencer. Comme elle entroit dans la chapelle, avec un air très décent, elle fut reçue d’une manière à laquelle elle ne s’attendoit pas ; une dévote, très-zélée, ayant observé qu’elle n’avoit pas pris d’eau bénite, lui en offrit honnêtement, mais en une si grande quantité, que la dose la fit évanouir en apparence ; car dans cet instant, l’eau avoit fait

La rapide et amoureuse entrevue.
(D’après une peinture contemporaine.)

sur elle un effet bien différent de celui qu’il auroit occasionnée par les déprédations que cette inondation inattendue sur sa figure avoit opéré sur ses charmes. Le rouge couloit d’un côté, le blanc de l’autre, ce qui formoit deux petits fleuves de rouge et de blanc qui ruisseloient le long de son col. Les grâces furent aussi-tôt abolies ; la Vénus fut détruite ; et la malheureuse Kitty qui, quelques instants auparavant, paroissoit plus belle qu’un ange, redevint, par ce saint déluge, une femme ordinaire.

Cette aventure produisit dans le premier moment un peu de bruit dans la chapelle. On reconduisit Kitty à sa voiture, qui, de retour chez elle, envoya chercher son chirurgien ; elle reprit peu à peu l’usage des sens ; mais malheureusement elle se regarda dans la glace ; elle fut si épouvantée du dérangement de sa figure, qu’elle tomba dans ces accès violents, dont on ne put la faire revenir que par la saignée.

Cet accident dérangea beaucoup le plan religieux de Kitty qui se proposoit de ne point l’abandonner, et espéroit d’être plus heureuse dans une autre attaque. Malgré le désordre et la confusion que son évanouissement apparent avoit produit sur ses sens, elle avoit cependant reconnu dans l’aumônier de son excellence, un gentilhomme irlandais, nommé O’Fty, qui venoit la voir très fréquemment ; ce qui lui donna quelqu’espoir de réussite ; effectivement il vint, quelques jours après, lui faire visite ; dans le cours de la conversation, il lui parla de l’aventure arrivée dans la chapelle de l’ambassadeur ; il ne savoit pas qu’il s’adressoit à l’héroïne du sujet. Kitty lui avoua naturellement qu’elle étoit la dame en question, et lui confessa le motif qui l’avoit déterminée à se rendre à la chapelle de son excellence ; elle le conjura de lui être favorable dans sa nouvelle entreprise, il le lui promit. Nous donnerons dans un autre chapitre la suite de cette aventure.