Les Ruines/Lebigre, 1836/Notice
NOTICE
SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
DE
C.-F. VOLNEY.
On a cherché à établir comme un axiome que la vie d’un homme de lettres était tout entière dans ses écrits.
Il me semble au contraire que la biographie des écrivains doit être l’histoire raisonnée de leurs diverses sensations et de la contradiction de leur conduite avec leurs principes avoués. Si l’on excepte les Éloges des savans par Fontenelle, d’Alembert et Cuvier, presque toutes les notices de ce genre sont moins une analyse du génie et du caractère des hommes célèbres, qu’une liste exacte de leurs ouvrages ; cependant, par l’influence même que ces productions ont eue sur leur siècle, les détails sur la vie privée de leurs auteurs rentrent dans le domaine de l’histoire ; et l’histoire doit être moins la connaissance des faits, qu’une étude approfondie du cœur de l’homme. Les actions des héros qu’on se plaît à mettre sous nos yeux ne sont-elles pas moins propres à atteindre ce but, que l’exemple des vices et des vertus dans les hommes qui ont prétendu enseigner la sagesse ? Dans les premiers, une action d’éclat n’est souvent que l’élan d’un esprit exalté, que l’exécution rapide d’un dessein extraordinaire et spontané ; dans les seconds, tout est le fruit d’une méditation soutenue : la vertu marque le but, la persévérance y conduit.
Pourquoi donc s’être plutôt attaché à nous conserver le souvenir de toutes les sanglantes catastrophes qu’à nous présenter une analyse sévère des mœurs et des sentiments des hommes remarquables ? C’est que l’homme aime les images fortes et animées ; c’est qu’on peut l’émouvoir plus par la profonde terreur des tableaux sanglants de l’histoire, que par les douces images des vertus privées.
L’étude de la vie des savants est digne de toute notre attention. Il est à la fois curieux et instructif d’examiner comment ont supporté les malheurs de la vie ceux qui ont enseigné les préceptes d’une philosophie impassible. Leur histoire est un tissu de contradictions singulières. Le citoyen de Genève, qui consacre ses veilles au bonheur des enfants, abandonne froidement les siens ; ennemi déclaré des préjuges, il n’ose les braver ; ce cœur sensible est sourd au cri de la nature , et cet esprit fort est sans cesse tourmenté par les fantômes bizarres de son imagination fiévreuse. Le plus grand génie de son siècle, Voltaire, qui porte des coups si audacieux au despotisme, sollicite et reçoit la clef de chambellan des mains de Frédéric : Newton , qui voue sa vie à la recherche de la vérité, commente l’Apocalypse. Le chancelier Bacon, le premier philosophe de l’Angleterre, fait un traité sur la justice, et la vend au plus offrant. On pourrait multiplier les citations ; ce ne seraient que de nouvelles preuves de l’imperfection de la nature de l’homme.
Cependant il est des savants qui, joignant l’exemple au précepte, n’ont jamais dévié des principes qu’ils ont enseignés. L’auteur des Ruines est de ce nombre ; il nous est doux d’avoir à tracer la vie du philosophe éclairé, du législateur sage, et surtout de l’homme austère dont toute l’ambition fut d’être utile, et qui ne voulut composer son bonheur que de l’idée d’avoir hâté celui des hommes[1].
« Les registres publics[2] constatent que M. de Volney est né le 3 février 1757 à Craon, petite ville du département de la Mayenne. Il reçut les prénoms de Constantin-François. Son père déclara dès ce moment qu’il ne lui laisserait point porter son nom de famille[3], d’abord parce que ce nom ridicule lui avait attiré mille désagrémens dans sa jeunesse, et qu’ensuite, il était commun à dix mâles collatéraux dont il ne voulait point qu’on le rendit solidaire sous ce rapport. Il l’appela Boisgirais, et c’est sous ce nom que le jeune Constantin-François a été connu dans les collèges.
« Son père, Jacques-René Chassebœuf, devenu veuf deux années après la naissance de son fils, le laissa aux mains d’une servante de campagne et d’une vieille parente, pour se livrer avec plus de liberté à la profession d’avocat au tribunal de Craon, d’où sa réputation s’étendit dans toute la province.
« Pendant ses absences très-fréquentes, l’enfant reçut les impressions de ses deux gouvernantes, dont l’une le gâtait, l’autre le grondait sans cesse, et toutes deux farcissaient son esprit de préjugés de toute espèce et surtout de la terreur des revenants : l’enfant en resta frappé au point qu’à l’âge de onze ans il n’osait rester seul la nuit. Sa santé se montra dès-lors ce qu’elle fut toujours, faible et délicate.
« Il n’avait encore que sept ans, lorsque son père le mit à un petit collège tenu à Ancenis par un prêtre bas-breton, qui passait pour faire de bons latinistes. Jeté là, faible, sans appui, privé tout à coup de beaucoup de soins, l’enfant devint chagrin et sauvage. On le châtia ; il devint plus farouche, ne travailla point, et resta le dernier de sa classe. Six ou huit mois se passèrent ainsi ; enfin un de ses maîtres en eut pitié, le caressa, le consola ; ce fut une métamorphose en quinze jours : Boisgirais s’appliqua si bien, qu’il se rapprocha bientôt des premières places, qu’il ne quitta plus… »
Le régime de ce collège était fort mauvais, et la santé des enfants y était à peine soignée ; le directeur était un homme brutal, qui ne parlait qu’en grondant, et ne grondait qu’en frappant. Constantin souffrait d’autant plus, qu’il pouvait à peine se plaindre. Jamais son père ne venait le voir ; jamais il n’avait paru avoir pour son fils cette sollicitude paternelle qui veille sur son enfant, lors même qu’elle est forcée de le confier à des soins étrangers. Doué d’une ame sensible et aimante, Constantin ne pouvait s’empêcher de remarquer que ses camarades n’avaient pas à déplorer la même indifférence de la part de leurs parents. Les réflexions continuelles qu’il faisait à ce sujet, et les mauvais traitements qu’il éprouvait, le plongeaient dans une mélancolie qui devint habituelle, et qui contribua peut-être à diriger son esprit vers la méditation. Cependant son oncle maternel venait quelquefois le voir. Aussi affligé de l’abandon dans lequel on laissait cet enfant que surpris de sa résignation et de sa douceur, il détermina M. Chassebœuf à retirer son fils de ce collège pour le mettre à celui d’Angers.
Constantin avait alors douze ans ; il sentait sa supériorité sur tous ceux de son âge ; et, loin de s’en prévaloir et de se ralentir, il ne s’adonna au travail qu’avec plus d’ardeur. Il parcourut toutes ses classes d’une manière assez brillante pour qu’on en gardât longtemps le souvenir dans ce collège.
Au bout de cinq années, le jeune Constantin ayant fini ses études, brûlait du désir de se lancer dans le monde. Son père le fit revenir d’Angers ; et, ses occupations ne lui permettant pas sans doute de s’occuper de son fils, il se hâta de le faire émanciper, de lui rendre compte du bien de sa mère et de l’abandonner à lui-même.
À peine âgé de dix-sept ans, Constantin se trouva donc maître absolu de ses actions et de onze cents livres de rente. Cette fortune n’était pas suffisante : il fallait prendre une profession ; mais, naturellement réfléchi, et voulant tout voir par lui-même avant de se fixer, Constantin se rendit à Paris.
Ce lut un théâtre séduisant et nouveau pour le jeune homme, que cette ville immense où il se trouvait pour la première fois ; mais au lieu de se laisser entraîner par le tourbillon , Constantin s’adonnait à l’étude : il passait presque tout son temps dans les bibliothèques publiques ; il lisait avec avidité tous les auteurs anciens, il se livrait surtout à une étude approfondie de l’histoire et de la philosophie.
Cependant son père le pressait de prendre une profession, et paraissait désirer qu’il se fit avocat ; mais Constantin avait un éloignement marqué pour le barreau, comme s’il avait pressenti que cette profession, quoique très-honorable, était au-dessous de son génie créateur. Il lui répugnait de se charger la mémoire de choses inutiles et qui ne lui paraissaient que des redites continuelles ; l’étude des lois n’était en effet à cette époque qu’un immense dédale, qu’un mélange bizarre de lois féodales, de coutumes et d’arrêts rendus par les parlements. La médecine, plus positive, et qui tend par une suite d’expériences au bonheur de l’homme, convint davantage à son esprit observateur. Il se plaisait à interroger la nature, à tâcher de pénétrer la profondeur de ses secrets, et de découvrir quelques rapports entre le moral et le physique de l’homme. Mais ce n’était pas vers ce seul but que se dirigeaient ses études ; il continuait toujours ses recherches savantes, ses lectures instructives ; et passant ainsi dans le travail un temps que tous les jeunes gens de son âge perdaient dans les plaisirs, il acquit un fonds immense de connaissances en tout genre.
il suivit ses cours pendant trois années ; ce fut dans cet intervalle qu’il composa un Mémoire sur la Chronologie d’Hérodote, qu’il adressa à l’Académie. Le professeur Larcher, avec lequel Constantin se trouvait en opposition, censura ce petit ouvrage avec amertume ; notre jeune savant soutint son opinion avec chaleur, et prouva dans la suite qu’il avait raison quant au fond de la question. Quelques fautes légères s’étaient, il est vrai, glissées dans son ouvrage ; mais plus tard, instruit par de longues études, il eut le rare mérite de se redresser lui-même dans ses Recherches nouvelles sur l’Histoire ancienne : quoi qu’il en soit, ce Mémoire fit quelque sensation, et mit son auteur en rapport avec ce qu’il y avait alors de plus célèbre à Paris.
Le baron d’Holbach surtout le devina, le prit en amitié, et lui fit faire la connaissance de Franklin. Celui-ci le présenta à madame Helvétius, qui l’invitait souvent à sa maison de Passy, où se réunissaient alors nombre de gens de lettres et de savants distingués. Nul doute que la société de tous ces hommes célèbres, que Constantin fréquentait souvent, n’ait beaucoup contribué à développer les brillantes dispositions dont il était doué. Il se dégoûta de plus en plus de toute espèce de profession : il aspirait, presque à son insu, à quelque chose de plus élevé.
Jeune encore, il avait déjà vieilli dans la méditation, et son génie n’attendait que d’être livré à lui-même pour se développer et prendre un essor rapide. L’occasion ne tarda pas à se présenter ; une modique succession lui échut[4] : il résolut d’en employer l’argent à entreprendre un long voyage. Comme tous les grands hommes, il dédaigna les routes frayées, et choisit la plus inconnue et la plus périlleuse : il projeta de parcourir l’Égypte et la Syrie.
De tous les pays c’étaient les moins connus ; après d’immenses recherches et de graves réflexions, Constantin résolut d’entreprendre de parvenir à ce périlleux voyage ; il quitta Paris, et se rendit chez son oncle.
Il ne se dissimulait ni les dangers ni les fatigues qui l’attendaient, mais aussi entrevoyait-il la gloire qu’il devait y acquérir. Il mesura d’abord l’étendue de la carrière, pour calculer, puis acquérir les forces qu’il lui fallait pour la parcourir.
Il s’exerçait à la course, entreprenait de faire à pied des voyages de plusieurs jours ; il s’habituait à rester des journées entières sans prendre de nourriture, à franchir de larges fossés, à escalader des murailles élevées, à régulariser son pas, afin de pouvoir mesurer exactement un espace par le temps qu’il mettrait à le parcourir. Tantôt il dormait en plein air, tantôt il s’élançait sur un cheval et le montait sans bride ni selle, à la manière des Arabes ; se livrant ainsi à mille exercices pénibles et périlleux, mais propres à endurcir son corps à la fatigue. On ne savait à quoi attribuer son air farouche et sauvage ; on taxait d’extravagance cette conduite extraordinaire, attribuant ainsi à la folie ce qui n’était que la fermentation du génie.
Après une année de ces épreuves diverses, il résolut de mettre son grand dessein à exécution. De peur de n’être pas approuvé, il crut devoir le cacher à son père, mais il se hâta d’en faire part à son oncle. À peine lui eut-il communiqué qu’il ne s’agissait rien moins que de visiter des pays presque inconnus aux habitants de l’Europe, et dont les langages sont si différents des nôtres, qu’effrayé de la hardiesse de ce projet qu’il croyait impraticable, son digne ami ne négligea aucun moyen de l’en dissuader, mais en vain : Constantin fut inébranlable. « Ce qui distingue particulièrement un homme de génie, a dit un écrivain[5], c’est une impulsion secrète qui l’entraîne comme malgré lui vers les objets d’étude et d’application les plus propres à exercer l’activité de son ame et l’énergie de ses facultés intellectuelles. C’est une espèce d’instinct qu’aucune force ne peut dompter , et qui s’exalte au contraire par les obstacles qui s’opposent à son développement. »
Aussi Constantin, loin de se rebuter, n’en était-il que plus impatient d’entreprendre son voyage ; il voyait déjà en idée des pays nouveaux ; déjà son imagination ardente franchissait l’espace, devançait le temps, et planait sur ces déserts où il devait jeter les premiers fondements de sa gloire.
Cependant il désirait depuis long-temps de changer de nom ; celui que son père lui avait donné lui déplaisait, il résolut d’en prendre un autre : il faut croire qu’il avait pour cela de fortes raisons ; car son oncle l’approuva, s’occupa quelque temps de lui en chercher un convenable, et lui proposa enfin celui de Volney. Constantin le prit, et ce fut pour l’immortaliser.
Le jour fixé pour le départ étant arrivé, le jeune voyageur prit congé de ses amis, et s’arracha des bras de son oncle et de sa famille.
Un havre-sac contenant un peu de linge, et qu’il portait à la manière des soldats, une ceinture de cuir contenant six mille francs en or, un fusil sur l’épaule ; tel était l’équipage de Volney. À peine fut-il à quelque distance d’Angers et au moment de le perdre de vue, qu’il s’arrêta malgré lui : ses regards se fixèrent sur la ville, ses yeux ne pouvaient s’en détacher ; il abandonnait ce qu’il avait de plus cher, et peut-être pour toujours. Ses larmes coulaient en abondance, il sentit chanceler son courage ; mais bientôt, rappelant toute son énergie, il se hâta de s’éloigner.
Il arriva bientôt à Marseille, où il s’embarqua sur un navire qui se trouvait prêt à mettre à la voile pour l’Orient.
À peine débarqué en Égypte, Volney se rendit au Caire, où il passa quelques mois à observer les mœurs et les coutumes d’un peuple si nouveau pour lui, mais sans perdre de vue toute l’étendue de la carrière qu’il voulait parcourir.
En méditant cette grande entreprise, l’intrépide voyageur avait non-seulement pour but de s’instruire, mais encore de faire cesser l’ignorance de l’Europe sur des contrées qui en sont si voisines, et cependant aussi inconnues que si elles en étaient séparées par de vastes mers ou d’immenses espaces. Il importait donc qu’il pût tout voir et tout entendre ; il fallait pénétrer dans l’intérieur des divers états, et il lui était impossible de le faire avec sûreté sans parler la langue arabe, aussi commune à tous les peuples de l’Orient qu’elle est inconnue parmi nous. Pour surmonter ce nouvel obstacle, le jeune voyageur eut le courage d’aller s’enfermer huit mois chez les Druses, dans un couvent arabe situé au milieu des montagnes du Liban.
Là, il se livra à l’étude avec son ardeur ordinaire. Il eut d’autant plus de difficultés à vaincre qu’il était privé du secours des grammaires et des dictionnaires ; il lui fallait, pour ainsi dire, être son propre maître et se créer une méthode ; il sentit la nécessité et conçut le projet de faciliter un jour aux Européens l’étude des langues orientales.
Il employait ses moments de loisir à converser avec les moines, à s’informer des mœurs des Arabes, des variations du climat et des diverses formes de gouvernement sous lesquelles gémissent les malheureux habitants de ces contrées dévastées. Là, comme en Europe, il ne vit que despotisme, que dilapidation des deniers du peuple ; là, comme en Europe, il vit un petit nombre d’êtres privilégiés s’arroger insolemment le fruit des sueurs du plus grand nombre, et, comptant sur les armes de leurs soldats, n’opposer aux clameurs du peuple que la violence et l’abus de leur force. Ces tristes observations augmentaient sa mélancolie habituelle : trop profond pour ne pas soulever le voile de l’avenir, il ne prévoyait que trop les malheurs qui devaient accabler une patrie qui lui était si chère, et dont il ne s’était éloigné que pour bien mériter d’elle.
Ce ne fut qu’après qu’il put converser en arabe avec facilité, qu’il prit réellement son essor : il fit ses adieux aux moines qui l’avaient accueilli, et, après s’être muni de lettres de recommandation, pour différents chefs de tribu, il commença son voyage.
Il prit un guide qui le conduisit dans le désert auprès d’un chef auquel il était particulièrement adressé. Aussitôt qu’il fut arrivé près de lui, Volney présenta une paire de pistolets à son fils, qui accepta ce présent avec reconnaissance. Dès que le chef eut lu la lettre que Volney lui avait remise, il lui serra la main en lui disant : « Sois le bienvenu ; tu peux rester avec nous le temps qu’il te plaira. Renvoie ton guide, nous t’en servirons : regarde cette tente comme la tienne, mon fils comme ton frère, et tout ce qui est ici comme étant à ton usage. » Volney n’hésita pas à se fier à l’homme qui s’exprimait avec tant de franchise : il eut tout lieu de voir combien les Arabes étaient fidèles à observer religieusement les lois de l’hospitalité, et combien ces hommes que nous nommons des barbares nous sont supérieurs à cet égard. Il resta six semaines au milieu de cette famille errante, partageant leurs exercices et se conformant en tout à leur manière de vivre.
Un jour le chef lui demanda si sa nation était loin du désert, et lorsque Volney eut tâché de lui donner une idée de la distance : « Mais pourquoi es-tu venu ici ? lui dit-il. — Pour voir la terre et admirer les œuvres de Dieu. — Ton pays est-il beau ? — Très-beau. — Mais y a-t-il de l’eau dans ton pays ? — Abondamment ; tu en rencontrerais plusieurs fois dans une journée. — Il y a tant d’eau, et tu le quittes ! »
Lorsqu’ensuite Volney leur parlait de la France, ils l’interrompaient souvent pour témoigner leur surprise de ce qu’il avait quitté un pays où il trouvait tout en abondance, pour venir visiter une contrée aride et brûlante. Notre voyageur eût désiré passer quelques mois parmi ces bons Arabes ; mais il lui était impossible de se contenter comme eux de trois ou quatre dattes et d’une poignée de riz par jour : il avait tellement à souffrir de la faim et de la soif, qu’il se sentait souvent défaillir. Il prit congé de ses hôtes, et reçut à son départ des marques de leur amitié. Le père et le fils le reconduisirent à une grande distance, et ne le quittèrent qu’après l’avoir prié plusieurs fois de venir les revoir.
Allant de ville en ville, de tribu en tribu, demandant franchement une hospitalité qu’on ne lui refusait jamais, Volney parcourut toute l’Égypte et la Syrie. Il salua ces pyramides colossales, ces majestueuses ruines de Palmyre disséminées comme autant de rochers dans ces mers de sables, et comme les seules traces des nations puissantes qui peuplaient jadis ces plaines immenses, aujourd’hui si arides.
Observateur impartial et sage, il ne portait jamais de jugements d’après les opinions d’autrui ; il voulait voir par lui-même, et il voyait toujours juste ; parce que, sans passions et sans préjugés, il ne désirait et ne cherchait que la vérité.
Il employa trois années à faire ce grand voyage, ce qui paraît un prodige lorsqu’on vient à songer à la modique somme qu’il avait pour l’entreprendre. Il ne l’y dépensa pas tout entière, car à son retour il possédait encore vingt-cinq louis. Quelle sagesse ne lui a-t-il pas fallu pour vivre et voyager trois années entières dans un pays ravagé, où tout se paie au poids de l’or ! Mais c’est que Volney fréquentait peu la société des villes ; il était presque continuellement en voyage, et il voyageait avec la simplicité d’un philosophe et l’austérité d’un Arabe. Toujours à la recherche de la vérité , il avait renoncé à la trouver parmi les hommes ; il suivait avec avidité les traces des temps anciens pour découvrir le sort des générations présentes. Occupé de hautes pensées, il aimait à errer au milieu des ruines, il semblait se complaire au milieu des tombeaux. Là, il s’abandonnait à des rêveries profondes. Assis sur les monuments presque en poussière des grandeurs passées, il méditait sur la fragilité des grandeurs présentes ; il s’accoutumait à suivre les progrès de la destruction générale, à mesurer d’un œil tranquille cet horrible abîme où vont s’engouffrer les empires et les générations, où vont s’évanouir les chimères des hommes. C’est là qu’il apprit à mépriser ce qu’il appelait les niaiseries humaines, qu’il puisa ces vérités sublimes qui brillent dans ses nombreux écrits, et cette rigidité de principes qui dirigea toujours ses actions.
Après un voyage de trois années, il revint en Europe, et signala son retour par la publication de son Voyage en Égypte et en Syrie. Jamais livre n’obtint un succès plus rapide, plus brillant et moins contesté. Il valut à son jeune auteur l’estime des gens instruits, l’admiration de ses concitoyens et une célébrité européenne : il en reçut des marques flatteuses.
Le baron de Grimm ayant présenté un exemplaire du Voyage en Égypte, à Catherine II, eut l’obligeante attention de le faire au nom de Volney. L’impératrice fit offrir à l’auteur une très-belle médaille en or ; mais lorsque, quelques années après, Catherine eut pris parti contre la France, Volney se hâta d’écrire à Grimm la lettre suivante en lui renvoyant la médaille :
- « Monsieur,
« La protection déclarée que S. M. l’impératrice de Russie accorde à des Français révoltés, les secours pécuniaires dont elle favorise les ennemis de ma patrie, ne me permettent plus de garder en mes mains le monument de générosité qu’elle y a déposé. Vous sentez que je parle de la médaille d’or qu’au mois de juin 1788 vous m’adressâtes de la part de S. M. Tant que j’ai pu voir dans ce don un témoignage d’estime et d’approbation des principes politiques que j’ai manifestés, je lui ai porté le respect qu’on doit à un noble emploi de la puissance ; mais aujourd’hui que je partage cet or avec des hommes pervers et dénaturés, de quel œil pourrai-je l’envisager ? Comment souffrirai-je que mon nom se trouve inscrit sur le même registre que ceux des déprédateurs de la France ? Sans doute l’impératrice est trompée, sans doute la souveraine qui nous a donné l’exemple de consulter les philosophes pour dresser un code de lois, qui a reconnu pour base de ces lois l’égalité et la liberté, qui a affranchi ses propres serfs, et qui, ne pouvant briser les liens de ceux de ses boyards, les a du moins relâchés ; sans doute Catherine II n’a point entendu épouser la querelle des champions iniques et absurdes de la barbarie superstitieuse et tyrannique des siècles passés ; sans doute, enfin, sa religion séduite n’a besoin que d’un rayon pour s’éclairer ; mais en attendant, un grand scandale de contradiction existe, et les esprits droits et justes ne peuvent consentir à le partager : veuillez donc, monsieur, rendre à l’impératrice un bienfait dont je ne puis plus m’honorer ; veuillez lui dire que si je l’obtins de son estime, je le lui rends pour la conserver ; que les nouvelles lois de mon pays qu’elle persécute ne me permettent d’être ni ingrat ni lâche, et qu’après tant de vœux pour une gloire utile à l’humanité, il m’est douloureux de n’avoir que des illusions à regretter.
Le succès brillant qu’obtint le Voyage en Égypte et en Syrie ne fut pas de ces succès éphémères qui ne sont dus qu’aux circonstances ou à la faveur du moment. Parmi les nombreux témoignages qui vinrent attester l’exactitude des récits et la justesse des observations, le plus remarquable sans doute est celui que rendit le général Berthier dans la Relation de la campagne d’Égypte : « Les aperçus politiques sur les ressources de l’Égypte, dit-il, la description de ses monuments, l’histoire des mœurs et des usages des diverses nations qui l’habitent, ont été traités par le citoyen Volney avec une vérité et une profondeur qui n’ont rien laissé à ajouter aux observateurs qui sont venus après lui. Son ouvrage était le guide des Français en Égypte, c’est le seul qui ne les ait jamais trompés. »
Quelques mois après la publication de son voyage, Volney fut nommé pour remplir les fonctions difficiles et importantes de directeur général de l’agriculture et du commerce en Corse ; il se disposait à se rendre dans cette île , lorsqu’un événement inattendu vint y mettre obstacle.
La France, fatiguée d’un joug imposé par de mauvaises institutions, venait de le briser. Le cri de liberté avait fait tressaillir tous les cœurs français, et fait trembler tous les trônes. De toutes parts les lumières se réunissaient en un seul faisceau pour dissiper les ténèbres de l’ignorance. Le peuple venait de nommer ses mandataires, et Volney fut appelé à siéger parmi les législateurs de la patrie.
Sur une observation que fit Goupil de Préfeln, il s’empressa de donner sa démission de la place qu’il tenait du gouvernement, ne regardant pas, disait-il, un emploi salarié comme compatible avec l’indépendante dignité de mandataire du peuple.
Il prit part à toutes les délibérations importantes ; et, fidèle à son mandat, il se montra toujours un des plus fermes soutiens des libertés publiques.
Malouet ayant proposé[6] de se réunir en comité secret, afin de ne point discuter devant des étrangers : « Des étrangers ! s’écrie Volney, en est-il parmi nous ? L’honneur que vous avez reçu d’eux, lorsqu’ils vous ont nommés députés, vous fait-il oublier qu’ils sont vos frères et vos concitoyens ? N’ont-ils pas le plus grand intérêt à avoir les yeux fixés sur vous ? Oubliez-vous que vous n’êtes que leurs représentants, leurs fondés de pouvoirs ? et prétendez-vous vous soustraire à leurs regards lorsque vous leur devez compte de toutes vos démarches et de toutes vos pensées ?… Ah ! plutôt, que la présence de nos concitoyens nous inspire, nous anime ! elle n’ajoutera rien au courage de l’homme qui aime sa patrie et qui veut la servir, mais elle fera rougir le perfide et le lâche que le séjour de la cour ou la pusillanimité aurait déjà pu corrompre. »
Il fut un des premiers à provoquer l’organisation des gardes nationales, celles des communes et des départements, et fut nommé secrétaire dès la première année.
Il prit part aux nombreux débats qui s’élevèrent lorsqu’on agita la proposition d’accorder au roi l’exercice du droit de paix et de guerre[7].
« Les nations, dit-il, ne sont pas créées pour la gloire des rois, et vous n’avez vu dans les trophées que des sanglants fardeaux pour les peuples…
« Jusqu’à ce jour l’Europe a présenté un spectacle affligeant de grandeur apparente et de misère réelle : on n’y comptait que des maisons de princes et des intérêts de famille ; les nations n’y avaient qu’une existence accessoire et précaire. On possédait un empire comme des troupeaux ; pour les menus plaisirs d’une fête, on ruinait une contrée ; pour les pactes de quelques individus, on privait un pays de ses avantages naturels ; la paix du monde dépendait d’une pleurésie, d’une chute de cheval ; l’Inde et l’Amérique étaient plongées dans les calamités de la guerre pour la mort d’un enfant, et les rois, se disputant son héritage, vidaient leur querelle par le duel des nations. »
Il finit par proposer un décret remarquable qui se terminait par ces mots :
« La nation française s’interdit dès ce moment d’entreprendre aucune guerre tendante à accroître son territoire. »
Cette proposition fait honneur au patriotisme éclairé de Volney, et l’assemblée se hâta d’en consacrer le principe dans la loi qui intervint. Ce fut cette même année que, sur la proposition de Mirabeau, on s’occupa de la vente des domaines nationaux ; Volney publia dans le Moniteur quelques réflexions où il pose ces principes :
« La puissance d’un État est en raison de sa population ; la population est en raison de l’abondance ; l’abondance est en raison de l’activité de la culture, et celle-ci en raison de l’intérêt personnel et direct, c’est-à-dire de l’esprit de propriété : d’où il suit que plus le cultivateur se rapproche de l’état passif de mercenaire, moins il a d’industrie et d’activité ; au contraire, plus il est près de la condition de propriétaire libre et plénier, plus il développe les forces et les produits de la terre et la richesse générale de l’État. »
En suivant ce raisonnement si juste et si péremptoire, on arrive naturellement à cette conséquence, qu’un État est d’autant plus puissant qu’il compte un plus grand nombre de propriétaires, c’est-à-dire, une plus grande division de propriétés.
Jamais aucune assemblée législative n’avait offert une plus belle réunion d’orateurs célèbres. Dans les discussions importantes, ils se pressaient en foule à la tribune ; tous brûlaient du désir de soutenir la cause de la liberté, mais de cette liberté sage et limitée, premier droit des peuples.
Tout le monde connaît ce mouvement oratoire de Mirabeau dans une discussion relative au clergé : …Je vois d’ici la fenêtre d’où la main sacrilège d’un de nos rois, etc… mais peu de personnes savent à qui ce mouvement oratoire fut emprunté. Vingt députés assiégeaient les degrés de la tribune nationale : « Vous aussi ! dit Mirabeau à Volney qui tenait un discours à la main. — Je ne vous retarderai pas long-temps. — Montrez-moi ce que vous avez à dire… Cela est beau… sublime ; …mais ce n’est pas avec une voix faible, une physionomie calme qu’on tire parti de ces choses-là ; donnez-les-moi ». Mirabeau fondit dans son discours le passage relatif à Charles IX, et en tira un des plus grands effets qu’ait jamais produits l’éloquence.
C’était peu pour le représentant du peuple de se dévouer tout entier aux intérêts de son pays, il sacrifiait encore ses veilles à l’instruction de ses concitoyens.
Amant passionné de la liberté, ennemi déclaré de tout pouvoir absolu, Volney reconnut qu’il n’y avait que la raison qui pût terrasser le despotisme militaire et religieux. Dans le cours de ses longs voyages, il avait toujours vu la tyrannie croître en raison directe de l’ignorance. Il avait parcouru ces brûlantes contrées, asile des premiers chrétiens, et maintenant patrie des enfants de Mahomet. Il avait suivi avec terreur les traces profondes des maux enfantés par un fanatisme aveugle ; il avait vu les peuples d’autant plus ignorants qu’ils étaient plus religieux, d’autant plus esclaves et victimes des préjugés absurdes qu’ils étaient plus attachés à la foi mensongère de leurs aïeux. Il avait vu les hommes plus ou moins plongés dans d’épaisses ténèbres ; il conçut le hardi projet de les éclairer du flambeau de la saine philosophie. C’était s’imposer la tâche de saper jusque dans sa base le monstrueux édifice des préjugés et des superstitions ; il fallait pulvériser les traditions absurdes, les prophéties mensongères, réfuter toutes les saintes fables, et parler enfin aux hommes le langage de la raison. Il médita longtemps ce sujet important, et publia[8] le fruit de ses réflexions sous le titre de Ruines, ou Méditations sur les révolutions des empires.
Dans ce bel ouvrage[9] « il nous ramène à l’état primitif de l’homme, à sa condition nécessaire dans l’ordre général de l’univers ; il recherche l’origine des sociétés civiles et les causes de leurs formations, remonte jusqu’aux principes de l’élévation des peuples et de leur abaissement, développe les obstacles qui peuvent s’opposer à l’amélioration de l’homme. » En philosophe habile, en profond connaisseur du cœur humain, il ne se borne pas à émettre des préceptes arides ; il sait captiver l’attention et s’attacher à rendre attrayante l’austère vérité ; il anime ses tableaux. Tout-à-coup il dévoile à nos regards une immense carrière, il représente à nos yeux étonnés une assemblée générale de tous les peuples. Toutes les passions, toutes les sectes religieuses sont en présence ; c’est un combat terrible de la vérité contre l’erreur. Il dépouille d’une main hardie le fanatisme de son masque hypocrite, il brise les fers honteux forgés par des hommes sacrilèges ; il les montre toujours guidés par un vil intérêt, établissant leurs jouissances égoïstes sur le malheur des humains, et s’appliquant exclusivement à les maintenir dans une ignorance profonde. Il leur fait apparaître la liberté comme une déesse vengeresse ; et comme la tête de Méduse, son nom seul frappe d’effroi tous les oppresseurs, et réveille l’espoir dans le cœur des opprimés. Le premier élan des peuples éclairés est pour la vengeance ; mais le sage législateur calme leur fureur, réprime leur impétuosité, en leur apprenant que la liberté n’existe que par la justice, ne s’obtient que par la soumission aux lois, et ne se conserve que par l’observation de ses devoirs.
Dès 1790, il avait pressenti les conséquences terribles qu’auraient sur nos colonies les principes, et surtout la conduite de quelques soi-disant amis des noirs. Il conçut que ce pourrait être une entreprise d’un grand avantage public et privé, d’établir dans la Méditerranée la culture des productions du tropique ; et parce que plusieurs plages de la Corse sont assez chaudes pour nourrir en pleine terre des orangers de 20 pieds de hauteur, des bananiers, des dattiers, et que des échantillons de coton avaient déjà réussi, il conçut le projet d’y cultiver et de susciter par son exemple ce genre d’industrie.
Volney se rendit en Corse en 1792, et y acheta le domaine de la Confina, près d’Ajaccio ; il y fit faire à ses frais des essais dispendieux, et bientôt des productions nouvelles vinrent attester que la France, plus que tout autre pays, pourrait prétendre à l’indépendance commerciale, puisque déjà si riche de ses propres produits, elle pourrait encore offrir ceux du Nouveau-Monde. Mais ce n’était pas seulement vers l’amélioration de l’agriculture que se dirigeaient les efforts de Volney : il méditait sur la Corse un ouvrage dont la perfection aurait sans doute égalé l’importance, si nous en jugeons toutefois par les fragments qu’il en a laissés.
Les troubles que Pascal Paoli suscita en Corse, forcèrent Volney d’interrompre ses travaux et de quitter cette île. Le domaine de la Confina, que l’auteur des Ruines appelait ses Petites—Indes, fut mis à l’encan par ce même Paoli, qui lui avait donné tant de fois l’assurance d’une sincère amitié.
C’est pendant ce voyage en Corse qu’il fit la connaissance du jeune Bonaparte, qui n’était encore qu’officier d’artillerie. Le jugement qu’il émit dès lors est un de ceux qui démontrent le plus à quel haut degré il portait le génie de l’observation. Quelques années après, ayant appris en Amérique que le commandement de l’armée d’Italie venait de lui être confié : « Pour peu que les circonstances le secondent, dit-il en présence de plusieurs réfugiés français, ce sera la tête de César sur les épaules d’Alexandre. »
Cependant la liberté avait dégénéré en licence ; l’anarchie versait sur la France ses poisons destructeurs. Volney, qui ne pouvait plus défendre à la tribune les principes de la justice et de l’humanité, les proclamait dans des écrits pleins d’énergie et de patriotisme, et ne craignit pas de braver les hommes de 93 : tantôt il les accablait sous le poids de l’évidence, et leur reprochait hardiment leurs forfaits journaliers ; tantôt, maniant l’arme acérée du sarcasme, il s’écriait :
« Modernes Lycurgues, vous parlez de pain et de fer : le fer des piques ne produit que du sang ; c’est le fer des charrues qui produit du pain ! »
C’en était trop sans doute pour ne pas subir le sort de tout homme vertueux, de tout patriote éclairé ; Volney fut dénoncé comme royaliste, et chargé de fers : sa détention dura dix mois, et il ne dut sa liberté qu’aux événements du 9 thermidor.
Enfin l’horizon s’éclaircit après l’orage, et un gouvernement nouveau parut vouloir mettre tous ses efforts à obtenir le titre de gouvernement réparateur. On donna une forte impulsion à l’instruction publique ; une école nouvelle fut établie en France, et les professeurs en furent choisis parmi les savants les plus illustres.
L’auteur des Ruines, appelé à la chaire d’histoire, accepta cette charge pénible, mais qui portait avec elle une bien douce récompense pour lui, puisqu’elle lui offrait les moyens d’être utile. Tout en enseignant l’histoire, il voulait chercher à diminuer l’influence journalière qu’elle exerce sur les actions et les opinions des hommes ; il la regardait à juste titre comme l’une des sources les plus fécondes de leurs préjugés et de leurs erreurs : c’est en effet de l’histoire que dérivent la presque totalité des opinions religieuses et la plupart des maximes et des principes politiques souvent si erronés et si dangereux qui dirigent les gouvernements, les consolident quelquefois, et ne les renversent que trop souvent. Il chercha à combattre ce respect pour l’histoire, passé en dogme dans le système d’éducation de l’Europe, et s’attacha d’autant plus à l’ébranler, qu’éclairé par des recherches savantes, il ajoutait moins de foi à ces raconteurs des temps passés, qui écrivaient souvent sur des ouï-dire et toujours poussés par des passions. Comment en effet croirons-nous à la véracité des anciens historiens, lorsque nous voyons sans cesse les événements d’hier dénaturés aujourd’hui ?
Dans ses leçons à l’École Normale, Volney se livra à des considérations générales mais approfondies, et qui n’étaient à ses yeux que des éléments préparatoires aux cours qu’il se proposait de faire. La suppression de cette école déjà célèbre vint interrompre ses travaux.
Libre alors, mais fatigué des secousses journalières d’une politique orageuse, tourmenté du désir d’être utile lors même qu’on lui en était les moyens, Volney sentit renaître en lui cette passion qui dans sa jeunesse l’avait conduit en Égypte et en Syrie. L’Amérique devenue libre marchait à pas de géant vers la civilisation : c’était sans doute un sujet digne de ses observations ; mais, en entreprenant ce nouveau voyage, il était agité de sentiments bien différents de ceux qui l’avaient jadis conduit en Orient.
« En 1785, nous dit-il lui-même, il était parti de Marseille, de plein gré, avec cette alacrité, cette confiance en autrui et en soi qu’inspire la jeunesse ; il quittait gaiement un pays d’abondance et de paix, pour aller vivre dans un pays de barbarie et de misère, sans autre motif que d’employer le temps d’une jeunesse inquiète et active à se procurer des connaissances d’un genre neuf, et à embellir par elles le reste de sa vie d’une auréole de considération et d’estime.
« En 1795, au contraire, lorsqu’il s’embarquait au Havre, c’était avec le dégoût et l’indifférence que donnent le spectacle et l’expérience de l’injustice et de la persécution. Triste du passé, soucieux de l’avenir, il allait avec défiance chez un peuple libre, voir si un ami sincère de cette liberté profanée trouverait pour sa vieillesse un asile de paix, dont l’Europe ne lui offrait plus l’espérance. »
Mais à peine arrivé en Amérique, après une longue et pénible traversée, loin de se livrer à un repos nécessaire et qu’il semblait y être venu chercher, Volney, toujours avide d’instruction, ne put résister à la vue du vaste champ d’observations qui s’ouvrait devant lui. Il s’était depuis longtemps persuadé de cette vérité, qu’il n’est rien de si difficile que de parler avec justesse du système général d’un pays ou d’une nation, et qu’on ne peut le faire qu’en observant et voyant par soi-même. Il se mit donc en devoir d’explorer cette nouvelle contrée, comme douze années auparavant il avait traversé les pays d’Orient, c’est-à-dire, presque toujours à pied et sans guide. Ce fut ainsi qu’il parcourut successivement toutes les parties des États-Unis, étudiant le climat, les lois, les habitants, les mœurs, et lisant dans le grand livre de la nature les divers changements opérés par la force toute-puissante des siècles.
Le grand Washington, le libérateur des États-Unis, le guerrier patriote qui avait préféré la liberté de son pays à de vains honneurs, Washington ne pouvait voir avec indifférence l’auteur des Ruines ; aussi le reçut-il avec distinction, et lui donna-t-il publiquement des marques d’estime et de confiance.
Il n’en fut pas de même de J. Adams, qui exerçait alors les premières fonctions de la république. Volney, toujours sincère, avait critiqué franchement un livre que le président avait publié quelque temps avant d’être élevé à la magistrature quinquennale. On attribua généralement à une petite rancune d’auteur une persécution injuste et absurde que Volney eut à essuyer. Il fut accusé d’être l’agent secret d’un gouvernement dont la hache n’avait cessé de frapper des hommes, qui, comme lui, étaient les amis sincères d’une liberté raisonnable. On prétendit qu’il avait voulu livrer la Louisiane au directoire, tandis qu’il avait publié ouvertement que, suivant lui, l’invasion de cette province était un faux calcul politique.
Ce fut dans ce même temps qu’il fut en butte aux attaques du docteur Priestley, aussi célèbre par ses talents que remarquable par une manie de catéchiser que l’incendie de sa maison à Londres n’avait pu guérir. Le physicien anglais n’avait pu lire de sang froid quelques pages des Ruines sur les diverses croyances des peuples. Pour s’être placé entre deux sectes également extrêmes, il se croyait modéré, quoiqu’il proscrivit, avec toute la violence des hommes les plus exagérés, quiconque ne reconnaissait pas avec lui la divinité des écritures, et ne niait pas celle de J.-C. ; Priestley, peut-être jaloux de la réputation de Volney, ne négligea aucun moyen de l’engager dans une controverse suivie, voulant sans doute profiter de la célébrité du philosophe français, pour mieux établir la sienne ; le sage voyageur n’opposa d’abord aux attaques souvent grossières du savant anglais que le plus imperturbable silence ; mais enfin, pressé vivement par des diatribes où il était traité d’ignorant et de Hottentot, Volney dut se décider à répondre, et ce fut pour dire qu’il ne répondrait plus. Dans cette réponse peu connue[10], il n’opposa aux grossièretés de son adversaire qu’une froide ironie, tempérée par l’urbanité française et soutenue par le langage de la raison ; il y refusa de faire sa profession de foi, « parce que, disait-il, soit sous l’aspect politique, soit sous l’aspect religieux, l’esprit de doute se lie aux idées de liberté, de vérité, de génie, et l’esprit de certitude aux idées de tyrannie, d’abrutissement et d’ignorance. »
Ce concours de persécutions dégoûtait Volney de son séjour aux États-Unis, lorsqu’ayant reçu la nouvelle de la mort de son père, il fit ses adieux à la terre de la liberté, pour venir saluer le sol de la patrie.
A peine arrivé en France[11], son premier soin fut de renoncer à la succession de son père en faveur de sa belle-mère, pour laquelle il avait toujours eu les sentiments d’un fils, parce qu’elle lui avait montré dans plusieurs occasions la sollicitude d’une mère.
Volney avait signalé son retour d’Égypte par la publication de son Voyage ; on s’attendait généralement à voir paraître la relation de celui qu’il venait de faire en Amérique : cette espérance fut en partie déçue.
À l’époque de l’affranchissement des États-Unis, cette belle contrée attirait l’attention générale ; chacun, fasciné par l’enthousiasme de la liberté, y voyait un pays naissant, mais déjà riche à son aurore de tous les fruits de l’âge mûr. C’était, suivant la plupart, le modèle de tout gouvernement ; mais suivant Volney ce n’était qu’une séduisante chimère. Il avait tout vu en homme impartial ; il était revenu riche de remarques neuves, d’observations savantes : il conçut le plan d’un grand ouvrage où il aurait observé la crise de l’indépendance dans toutes ses phases, où il aurait traité successivement des diverses opinions qui partagent les Américains, de la politique de leur nouveau gouvernement, de l’extension probable des États malgré leur division sur quelques points ; enfin il aurait cherché à faire sentir l’erreur romanesque des écrivains modernes, qui appellent peuple neuf et vierge une réunion d’habitants de la vieille Europe, Allemands, Hollandais et surtout Anglais des trois royaumes. Mais cet important ouvrage, dont cependant plusieurs parties étaient achevées, demandait un grand travail et surtout beaucoup de temps dont les affaires publiques et privées ne lui permirent pas de disposer ; et d’ailleurs ses opinions différant sur beaucoup de points de celles des publicistes américains, peut-être fut-il aussi arrêté par la crainte trop fondée de se faire de nouveaux ennemis. Il se détermina donc à ne publier que le Tableau du climat et du sol des États-Unis.
Le Voyage en Égypte et en Syrie avait eu un si brillant succès, que ce ne fut qu’avec défiance que Volney publia le résultat des observations qu’il avait faites en Amérique. Ce dernier ouvrage fut aussi bien accueilli que le premier. L’auteur y embrasse d’un coup-d’œil ces vastes régions hérissées de montagnes inaccessibles et couvertes d’immenses forêts ; il en trace le plan topographique d’une main hardie ; il analyse avec sagacité les variations du climat. Sa définition pittoresque des vents est surtout remarquable. « Il n’a pas songé à les personnifier, et cependant, a dit un écrivain[12], ils prennent dans ses descriptions animées une sorte de forme et de stature homériques. Ce sont des puissances ; les fleuves et le continent sont leur empire ; ils commandent aux nuages, et les nuages, comme un corps d’armée, se rallient sous leurs ordres. Les montagnes, les plaines, les forêts deviennent le théâtre bruyant des combats. L’exposition des marches, des contre-marches de ces tumultueux courants d’air, qui se brisent les uns contre les autres dans des chocs épouvantables, ou qui se précipitent entre les monts à pic avec une impétuosité retentissante ; tout ce désordre de l’atmosphère produit un effet qui saisit à la fois l’ame et les sens, et les fait tressaillir d’émotions nouvelles devant ces nouveaux objets de surprise et de terreur. »
Dans cet ouvrage, comme dans son Voyage en Égypte et en Syrie, Volney ne se borne pas à une simple description des pays qu’il parcourt : il se livre à des considérations élevées ; l’utilité des hommes est toujours le but de ses recherches. L’étude qu’il avait faite de la médecine lui donnait un grand avantage sur tous les voyageurs qui l’avaient précédé ; il était plus à même de juger du climat, d’analyser la salubrité de l’air ; il nous retrace les effets de la peste, de la fièvre jaune ; il en recherche les diverses causes, et, s’il ne nous indique pas des moyens de guérir ces terribles épidémies, du moins nous apprend-il comment on pourrait les prévenir.
Différent des autres voyageurs, Volney ne nous entretient jamais de ses aventures personnelles ; il évite avec soin de se mettre en scène, et ne parle même pas des dangers qu’il a courus. Ce n’est cependant qu’exposé à des périls de toute espèce qu’il a pu voyager dans les pays ravagés de l’Orient et dans les sombres forêts de l’Amérique. Il avait d’autant plus à craindre la cruauté des hommes et les attaques des bêtes féroces, qu’il négligeait de prendre les précautions les plus simples qu’indique la prudence ; aussi n’échappa-t-il plusieurs fois que par miracle. En traversant une des forêts des États-Unis, il s’endormit au pied d’un chêne ; à son réveil, il secoue son manteau, et reste pétrifié à la vue d’un serpent à sonnettes. L’affreux reptile, troublé dans son repos, s’élance et disparaît parmi les arbres ; on n’entendait plus le bruit de ses écailles, avant que Volney, glacé de terreur, eût songé à s’enfuir.
Pendant ce voyage, on avait créé en France ce corps littéraire qui sut, en peu d’années, se placer au premier rang des sociétés savantes de l’Europe. L’illustre voyageur fut appelé à siéger à l’Académie : cet honneur lui avait été décerné pendant son absence ; il y acquit de nouveaux droits en publiant les observations qu’il avait faites aux États-Unis.
Trois années s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté la France, et les orages politiques n’étaient pas apaisés : les factions s’agitaient encore et dominaient tour à tour. Volney ne voulut pas reparaître sur la scène politique, et chercha dans l’étude des consolations contre les peines que lui causaient les malheurs de sa patrie.
À peu près vers cette époque, il vit arriver chez lui le général Bonaparte, qu’il n’avait pas vu depuis plusieurs années, et que le mouvement des partis avait fait priver de son grade : « Me voilà sans emploi, dit-il à Volney ; je me console de ne plus servir un pays que se disputent les factions. Je ne puis rester oisif : je veux chercher du service ailleurs. Vous connaissez la Turquie ; vous y avez sans doute conservé des relations ; je viens vous demander des renseignements, et surtout des lettres de recommandation pour ce pays : mes services dans l’artillerie peuvent m’y rendre très-utile. — C’est parce que je connais ce pays, répondit Volney, que je ne vous conseillerai jamais de vous y rendre. Le premier reproche qu’on vous y fera, sera d’être chrétien : il sera bien injuste sans doute, mais enfin on vous le fera et vous en souffrirez. Vous allez me dire peut-être que vous vous ferez musulman : faible ressource ; la tache originelle vous restera toujours : plus vous développerez de talents, et plus vous aurez à souffrir de persécutions. — Hé bien, n’y songeons plus. J’irai en Russie ; on y accueille les Français : Catherine vous a donné des marques de considération ; vous avez des correspondances avec ce pays, vous y avez des amis. — Le renvoi de ma médaille a détruit toutes ces relations. D’ailleurs, les Français qu’on accueille aujourd’hui en Russie, ne sont pas ceux qui appartiennent à votre opinion. Croyez-moi, renoncez à votre projet ; c’est en France que vos talents trouveront le plus de chances favorables : plus les factions se succèdent rapidement dans un pays, moins une destitution y est durable. — J’ai tout tenté pour être réintégré ; rien ne m’a réussi. — Le gouvernement va prendre une nouvelle forme, et Laréveillère-Lépeaux y aura sans doute de l’influence : c’est mon compatriote, il fut autrefois mon collègue ; j’ai lieu de croire que ma recommandation ne sera pas sans effet auprès de lui. Je vais l’inviter à déjeuner pour demain : trouvez vous-y, nous ne serons que nous trois. »
Le déjeuner eut lieu en effet ; la conversation de Bonaparte frappa Laréveillère, déjà prévenu par Volney. Le député présenta le lendemain le général à son collègue Barras, qui le fit réintégrer.
Une liaison intime ne tarda pas à s’établir entre le vertueux citoyen qui voulait par-dessus tout la liberté de son pays, et l’homme extraordinaire qui devait l’asservir ; mais Volney, toujours modéré dans sa conduite et ses opinions politiques, était loin d’approuver la pétulante activité de Bonaparte.
Vers la fin de 1799, Volney, convaincu que la liberté allait périr sous les coups de l’anarchie, seconda le 18 brumaire de tous ses efforts. Le surlendemain de cette journée, Bonaparte lui envoya en présent un superbe attelage qu’il refusa ; quelques semaines après, il lui fit offrir par un de ses aides-de-camp le ministère de l’Intérieur. « Dites au premier consul, répondit Volney, qu’il est beaucoup trop bon cocher pour que je puisse m’atteler à son char. Il voudra le conduire trop vite, et un seul cheval rétif pourrait faire aller chacun de son côté le cocher, le char et les chevaux. »
Malgré cette indépendance de caractère que le consul n’était pas accoutumé à trouver dans ceux qui l’entouraient, Volney continua près de deux ans à être admis dans son intimité ; il ne tarda pas à s’apercevoir cependant que l’austérité de son langage commençait à déplaire, et qu’on voulait surtout en écarter cette familiarité qu’on avait accueillie jusqu’alors. Un jour que dans une discussion importante et secrète le côté avantageux d’une mesure avait été trop vanté, et l’intérêt de l’humanité beaucoup trop négligé : « C’est encore de la cervelle qu’il y a là ! » s’écria Volney en mettant la main sur le cœur du premier consul.
On a cru généralement que leur rupture avait éclaté à l’occasion de l’influence que le premier consul se préparait à rendre au clergé. Il est certain que Volney lui fit quelques observations sur la nécessité d’une extrême circonspection dans cette mesure ; mais si ces observations furent reçues froidement, on peut assurer que le consul dissimula une partie du mécontentement qu’elles lui inspiraient. Les débats furent beaucoup plus vifs sur l’expédition de Saint-Domingue. Volney, qui avait été appelé à la discuter dans un conseil privé, s’y opposa de tout son pouvoir. Il représenta avec force tous les obstacles qu’on aurait à surmonter et tout ce qu’il y aurait encore à craindre, en supposant qu’on parvînt à s’emparer de l’île. « Admettons, ajouta-t-il, que les nègres, libres depuis douze ans, veuillent bien rentrer dans la servitude, que Toussaint-Louverture vous tende les bras, que votre armée s’acclimate sans danger, que votre colonie reprenne son ancienne activité ; eh bien ! même dans ces suppositions, qui me semblent contraires aux notions du plus simple bon sens, vous commettrez la plus grave des fautes. Pensez-vous que les Anglais, aujourd’hui seuls possesseurs des mers, ne vous feront pas bientôt une nouvelle guerre pour s’emparer de cette colonie ? Est-ce donc pour eux que vous voulez faire tant de sacrifices ? Qu’est-ce qu’un domaine qui n’offre point à ses maîtres de communication directe pour l’exploiter, et encore moins pour le défendre ? » Quelques mois après, les désastres de Saint-Domingue furent connus : des amis de cour ne manquèrent pas de répéter au premier consul les propos que Volney avait tenus contre cette expédition dont il avait si clairement prédit les suites ; et, suivant l’usage, ces propos furent commentés et envenimés.
Mais ce qui rompit pour toujours toute communication entre eux, ce fut la conduite que tint le philosophe au moment de l’avènement à l’empire. Volney avait concouru au 18 brumaire, dans l’espoir que la France en recueillerait une paix durable et un gouvernement constitutionnel. Le titre pompeux de Sénat Conservateur avait fasciné les yeux de la nation, et Volney, comme tant d’autres, crut y voir un autel sur lequel on alimenterait le feu de la liberté. Il ne vit dans les sénateurs que les mandataires de la nation, chargés de conserver le dépôt sacré des pactes qui établiraient un juste équilibre entre les droits des peuples et ceux des souverains. Il fut aussi flatté que surpris d’être appelé à siéger sur la chaire curule. Il accepta cette dignité, parce qu’il la considérait moins comme une récompense honorifique que comme une charge importante, et dont les devoirs étaient beaux à remplir. Son illusion dura peu. Il ne dissimula pas à quelques amis intimes sa crainte de voir le sénat devenir un instrument d’oppression pour la liberté individuelle comme pour la liberté publique, et dès lors il crut devoir à sa réputation l’obligation d’un grand acte. Au moment même où l’on proclamait l’empire, il envoya au nouvel empereur et au sénat cette démission qui fit tant de bruit en France et en Europe. L’empereur en fut vivement irrité ; mais toujours maître de lui-même quand il n’était pas pris au dépourvu, il sut contenir sa colère ; et le lendemain, apercevant Volney parmi les sénateurs qui étaient venus en corps lui rendre hommage et prêter serment de fidélité, il perce la foule, le tire à l’écart, et reprenant son ancien ton affectueux : « Qu’avez-vous fait, Volney ? lui dit-il ; est-ce le signal de la résistance que vous avez voulu donner ? Pensez-vous que cette démission soit acceptée ? Si, comme vous le dites, vous désirez vous retirer dans le Midi, vos congés seront prolongés tant que vous voudrez. » Quelques jours après, le sénat décréta qu’il n’accepterait la démission d’aucun de ses membres.
Forcé de reprendre sa dignité de sénateur et décoré du titre de comte, Volney, désirant ne plus paraître sur la scène politique, se retira à ta campagne, où il reprit ses travaux historiques et philologiques. Il s’y adonna particulièrement à l’étude des langues de l’Asie. Il attribuait à notre ignorance absolue des langues orientales, cet éloignement qui existe et se maintient opiniâtrement depuis tant de siècles entre les Asiatiques et les Européens. En effet, qu’on suppose que l’usage de ces langues devienne tout à coup commun et familier, et cette ligne tranchante de contrastes s’efface en peu de temps ; les relations commerciales n’étant plus entravées par la difficulté de s’entendre, deviendraient plus fréquentes, plus directes ; et bientôt s’établirait un nivellement de connaissances, qui amènerait insensiblement un rapprochement de mœurs, d’usages et d’opinions.
Volney nous dit lui-même que le but qu’il s’est proposé en publiant son premier ouvrage intitulé Simplification des langues orientales, fut de faire un premier pas fondamental qui pût en faciliter l’étude ; mais ce premier pas parut d’une telle importance à la Société asiatique séante à Calcutta, qu’elle s’empressa de compter Volney au nombre de ses membres. Cet hommage flatteur de la seule société savante qui pût juger du mérite de son ouvrage, encouragea Volney à donner plus d’étendue au premier plan qu’il s’était tracé ; et il osa entreprendre de résoudre un problème réputé jusqu’à présent insoluble, celui d’un alphabet universel, au moyen duquel on pût écrire facilement toutes les langues.
En 1803, le gouvernement français fit entreprendre le grand et magnifique ouvrage de la Description de l’Égypte ; on devait y joindre une carte géographique sur laquelle on voulait tracer la double nomenclature arabe et française : au premier coup d’œil la chose fut jugée impraticable à cause de la différence des prononciations. Volney fut invité à faire l’application de son système ; mais il n’y consentit qu’à condition qu’il serait préalablement examiné par un comité de savants, ne voulant pas, disait-il, hasarder l’honneur d’un monument public pour une petite vanité personnelle. On nomma une commission de douze membres, et le nouveau système de transcription européenne fut admis à une grande majorité.
Ce nouveau succès fut une douce récompense de ses utiles travaux. Il continua de diriger ses recherches vers cette nouvelle branche de savoir, et publia successivement plusieurs autres écrits, où il continua de présenter des développements nouveaux à sa première idée philantropique de concourir à rapprocher tous les peuples ; nous avons de lui l’Hébreu simplifié, l’Alphabet européen, un Rapport sur les vocabulaires comparés du professeur Pallas, et un Discours sur l’étude philosophique des langues.
La suppression de l’École Normale avait mis fin aux cours d’histoire que Volney avait ouverts d’une manière si brillante ; mais elle n’avait pas interrompu ses nombreuses et profondes recherches sur les anciens historiens. Dès 1781, il avait soumis à l’Académie un Essai sur la chronologie de ces premiers peuples dont il avait été observer les monuments et les traces dans les pays qu’ils avaient habités. En 1814, il publia ses Nouvelles Recherches sur l’histoire ancienne. Il y interroge tour à tour les plus anciennes traditions, les combat les unes par les autres, et, par un système continuel de comparaison, il parvient à dégager les faits des nombreuses fables qui les dénaturaient. Peu d’historiens résistent à cette espèce d’enquête juridique ; c’est dans leur propre arsenal qu’il va chercher des armes pour les combattre, et il le fait d’une manière victorieuse. Il s’attache surtout à résoudre le grand problème assyrien, et le résout à l’honneur d’Hérodote, qui est démontré l’auteur le plus profond et le plus exact des anciens. Cet ouvrage, fruit d’un travail immense et preuve d’une érudition profonde, eût suffi pour la gloire de Volney.
L’étude opiniâtre à laquelle il se livrait sans cesse abrégea ses jours. Sa santé, qui avait toujours été délicate, devint languissante, et bientôt il sentit approcher sa fin ; elle fut digne de sa vie.
« Je connais l’habitude de votre profession, » dit-il à son médecin trois jours avant de mourir ; « mais je ne veux pas que vous traitiez mon imagination comme celle des autres malades. Je ne crains pas la mort ; dites-moi franchement ce que vous pensez de mon état, parce que j’ai des dispositions à faire. » Le docteur paraissant hésiter : « J’en sais assez, » reprit Volney, « faites venir un notaire. »
Il dicta son testament avec le plus grand calme, et n’abandonnant pas à son dernier moment l’idée qui n’avait cessé de l’occuper pendant vingt-cinq ans, et craignant, sans doute, que ses essais ne fussent interrompus après lui, il consacra une somme de vingt-quatre mille francs pour fonder un prix annuel de douze cents francs pour le meilleur ouvrage sur l’étude philosophique des langues.
Volney mourut le 25 avril 1820 ; les regrets de toute la France se sont mêlés aux larmes d’une épouse, modèle de son sexe, dont la bienfaisance fait oublier aux pauvres la perte de leur protecteur, et dont les vertus rappellent les qualités de celui dont elle sut embellir la vie.
Parvenu aux honneurs et à une brillante fortune, et ne les devant qu’à ses talents supérieurs, Volney n’en faisait usage que pour rendre heureux tous ceux qui l’entouraient. Il se plaisait surtout à encourager et à secourir des hommes de lettres indigents. Le malheureux pouvait réclamer l’appui de ce citoyen vertueux, qui ne résistait jamais au plaisir d’être utile.
Dans sa carrière politique, il se montra toujours ami sincère d’une liberté raisonnable, et ne dévia jamais de ses principes de justice et de modération. Un de ses amis le félicitait un jour sur sa lettre à Catherine : « Et moi, je m’en suis repenti, » dit-il aussitôt avec une sincérité philosophique. « Si, au lieu d’irriter ceux des rois qui avaient montré des dispositions favorables à la philosophie, nous eussions maintenu ces dispositions par une politique plus sage et une conduite plus modérée, la liberté n’eût pas éprouvé tant d’obstacles, ni coûté tant de sang. »
La modestie et la simplicité de son caractère et de ses mœurs ne l’abandonnèrent jamais, et les honneurs dont il fut revêtu ne l’éblouirent pas un instant. « Je suis toujours le même, » écrivait-il à un de ses intimes amis, « un peu comme Jean La Fontaine, prenant le temps comme il vient et le monde comme il va ; pas encore bien accoutumé à m’entendre appeler monsieur le comte, mais cela viendra avec les bons exemples. J’ai pourtant mes armes, et mon cachet dont je vous régale : deux colonnes asiatiques ruinées, d’or, base de ma noblesse, surmontées d’une hirondelle, emblématique (fond d’argent), oiseau voyageur, mais fidèle, qui chaque année vient sur ma cheminée chanter printemps et liberté. »
On a souvent reproché à Volney un caractère morose et une sorte de disposition misanthropique, dont il avait montré des germes dans les premières années de sa vie. Ce reproche, il faut l’avouer, n’a pas toujours été sans fondement ; ces dispositions furent quelquefois l’effet d’une santé trop languissante ; peut-être aussi doit-on les attribuer à cette étude profonde qu’il avait faite du cœur humain, dans le cours de sa vie politique. « Malheur », a dit un sage, « malheur à l’homme sensible qui a osé déchirer le voile de la société, et refuse de se livrer à celte illusion théâtrale si nécessaire à notre repos ! son ame se trouve en vie dans le sein du néant ; c’est le plus cruel de tous les supplices…» Volney déchira le voile.
- ↑ Quelques jours avant de mourir, M. de Volney avait commencé l’histoire de sa vie ; tout ce qui est marqué par des guillemets, est copié sur des notes écrites au crayon, et qui furent trouvées parmi ses papiers.
- ↑ La Chambre des Pairs, l’Académie.
- ↑ Chassebœuf.
- ↑ À peu près 6,000 fr.
- ↑ Suard, Vie du Tasse.
- ↑ Moniteur du 28 mai 1789.
- ↑ Moniteur du 20 mai 1790.
- ↑ En 1791.
- ↑ Pastoret, Discours de réception à l’Académie.
- ↑ Voyez page 355.
- ↑ En juin 1798.
- ↑ Laya, Discours de l’Académie.