Les Ruines/Lebigre, 1836/Invocation

INVOCATION.

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Je vous salue, ruines solitaires, tombeaux saints, murs silencieux ! c’est vous que j’invoque, c’est à vous que j’adresse ma prière. Oui ! tandis que votre aspect repousse d’un secret effroi les regards du vulgaire, mon cœur trouve à vous contempler le charme des sentiments profonds et des hautes pensées. Combien d’utiles leçons, de réflexions touchantes ou fortes n’offrez-vous pas à l’esprit qui sait vous consulter ! C’est vous qui, lorsque la terre entière asservie se taisait devant les tyrans, proclamiez déjà les vérités qu’ils détestent, et qui, confondant la dépouille des rois avec celle du dernier esclave, attestiez le saint dogme de l’égalité. C’est dans votre enceinte, qu’amant solitaire de la liberté, j’ai vu m’apparaître son génie, non tel que se le peint un vulgaire insensé, armé de torches et de poignards, mais sous l’aspect auguste de la justice, tenant en ses mains les balances sacrées où se pèsent les actions des mortels aux portes de l’éternité.

Ô tombeaux ! que vous possédez de vertus ! vous épouvantez les tyrans : vous empoisonnez d’une terreur secrète leurs jouissances impies ; ils fuient votre incorruptible aspect, et les lâches portent loin de vous l’orgueil de leurs palais. Vous punissez l’oppresseur puissant ; vous ravissez l’or au concussionnaire avare, et vous vengez le faible qu’il a dépouillé ; vous compensez les privations du pauvre, en flétrissant de soucis le faste du riche ; vous consolez le malheureux, en lui offrant un dernier asile ; enfin, vous donnez à l’ame ce juste équilibre de force et de sensibilité qui constitue la sagesse, la science de la vie. En considérant qu’il faut tout vous restituer, l’homme réfléchi néglige de se charger de vaines grandeurs, d’inutiles richesses : il retient son cœur dans les bornes de l’équité ; et cependant, puisqu’il faut qu’il fournisse sa carrière, il emploie les instants de son existence, et use des biens qui lui sont accordés. Ainsi vous jetez un frein salutaire sur l’élan impétueux de la cupidité ; vous calmez l’ardeur fiévreuse des jouissances qui troublent les sens ; vous reposez l’ame de la lutte fatigante des passions ; vous l’élevez au-dessus des vils intérêts qui tourmentent la foule ; et de vos sommets, embrassant la scène des peuples et des temps, l’esprit ne se déploie qu’à de grandes affections, et ne conçoit que des idées solides de vertu et de gloire. Ah ! quand le songe de la vie sera terminé, à quoi auront servi ses agitations, si elles ne laissent la trace de l’utilité ?

Ô ruines ! je retournerai vers vous prendre vos leçons ! je me replacerai dans la paix de vos solitudes ; et là, éloigné du spectacle affligeant des passions, j’aimerai les hommes sur des souvenirs ; je m’occuperai de leur bonheur, et le mien se composera de l’idée de l’avoir hâté.