Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap22
CHAPITRE XXII.
Origine et filiation des idées religieuses.
À ces mots, un groupe nouveau, formé à l’instant d’hommes de divers étendards, mais lui-même n’en arborant point, s’avança dans l’arène ; et l’un de ses membres portant la parole, dit :
« Législateur, ami de l’évidence et de la vérité !
« Il n’est pas étonnant que tant de nuages enveloppent le sujet que nous traitons, puisque, outre les difficultés qui lui sont propres, la pensée n’a, jusqu’à ce moment, cessé d’y rencontrer des obstacles accessoires, et que tout travail libre, toute discussion lui ont été interdits par l’intolérance de chaque système ; mais puisqu’enfin il lui est permis de se développer, nous allons exposer au grand jour, et soumettre au jugement commun, ce que de longues recherches ont appris de plus raisonnable à des esprits dégagés de préjugés ; et nous l’exposerons, non avec la prétention d’en imposer la croyance, mais avec l’intention de provoquer de nouvelles lumières et de plus grands éclaircissements.
« Vous le savez, docteurs et instituteurs des peuples ! d’épaisses ténèbres couvrent la nature, l’origine, l’histoire des dogmes que vous enseignez : imposés par la force et l’autorité, inculqués par l’éducation, entretenus par l’exemple, ils se perpétuent d’âge en âge, et affermissent leur empire par l’habitude et l’inattention. Mais si l’homme, éclairé par la réflexion et l’expérience, rappelle à un mûr examen les préjugés de son enfance, il y découvre bientôt une foule de disparates et de contradictions qui éveillent sa sagacité et provoquent son raisonnement.
D’abord, remarquant la diversité et l’opposition des croyances qui partagent les nations, il s’enhardit contre l’infaillibilité que toutes s’arrogent, et s’armant de leurs prétentions réciproques, il conçoit que les sens et la raison, émanés immédiatement de Dieu, ne sont pas une loi moins sainte, un guide moins sûr que les codes médiats et contradictoires des prophètes.
« S’il examine ensuite le tissu de ces codes eux-mêmes, il observe que leurs lois prétendues divines, c’est-à-dire immuables et éternelles, sont nées par circonstances de temps, de lieux et de personnes ; qu’elles dérivent les unes des autres dans une espèce d’ordre généalogique, puisqu’elles s’empruntent mutuellement un fonds commun et ressemblant d’idées, que chacune modifie à son gré.
« Que s’il remonte à la source de ces idées, il trouve qu’elle se perd dans la nuit des temps, dans l’enfance des peuples, jusqu’à l’origine du monde même, à laquelle elles se disent liées ; et là, placées dans l’obscurité du chaos et dans l’empire fabuleux des traditions, elles se présentent accompagnées d’un état de choses si prodigieux, qu’il semble interdire tout accès au jugement ; mais cet état même suscite un premier raisonnement, qui en résout la difficulté ; car, si les faits prodigieux que nous présentent les systèmes théologiques ont réellement existé ; si, par exemple, les métamorphoses, les apparitions, les conversions d’un seul ou de plusieurs dieux, tracées dans les livres sacrés des Indiens, des Hébreux, des Parsis, sont des événements historiques, il faut convenir que la nature d’alors différait entièrement de celle qui subsiste ; que les hommes actuels n’ont rien de commun avec ceux de ces siècles-là, et qu’ils ne doivent plus s’en occuper.
Si, au contraire, ces faits prodigieux n’ont pas réellement existé dans l’ordre physique, dès lors on conçoit qu’ils sont du genre des créations de l’entendement ; et sa nature, capable encore aujourd’hui des compositions les plus fantastiques, rend d’abord raison de l’apparition de ces monstres dans l’histoire ; il ne s’agit plus que de savoir comment et pourquoi ils se sont formés dans l’imagination : or, en examinant avec attention les sujets de leurs tableaux, en analysant les idées qu’ils combinent et qu’ils associent, et pesant avec soin toutes les circonstances qu’ils allèguent, l’on parvient à découvrir, à ce premier état incroyable, une solution conforme aux lois de la nature ; on s’aperçoit que ces récits d’un genre fabuleux ont un sens figuré autre que le sens apparent ; que ces prétendus faits merveilleux sont des faits simples et physiques, mais qui, mal conçus ou mal peints, ont été dénaturés par des causes accidentelles dépendantes de l’esprit humain ; par la confusion des signes qu’il a employés pour peindre les objets ; par l’équivoque des mots, le vice du langage, l’imperfection de l’écriture ; on trouve que ces dieux, par exemple, qui jouent des rôles si singuliers dans tous les systèmes, ne sont que les puissances physiques de la nature, les élements, les vents, les astres, et les météores, qui ont été personnifiés par le mécanisme nécessaire du langage et de l’entendement ; que leur vie, leurs mœurs, leurs actions ne sont que le jeu de leurs opérations, de leurs rapports ; et que toute leur prétendue histoire n’est que la description de leurs phénomènes, tracée par les premiers physiciens qui les observèrent, et prise à contre-sens par le vulgaire, qui ne l’entendit pas, ou par les générations suivantes, qui l’oublièrent. On reconnaît, en un mot, que tous les dogmes idéologiques sur l’origine du monde, sur la nature de Dieu, la révélation de ses lois, l’apparition de sa personne, ne sont que des récits de faits astronomiques, que des narrations figurées et emblématiques du jeu des constellations. On se convaincra que l’idée même de la divinité, cette idée aujourd’hui si obscure, n’est, dans son modèle primitif, que celle des puissances physiques de l’univers, considérées tantôt comme multiples à raison de leurs agents et de leurs phénomènes, et tantôt comme un être unique et simple par l’ensemble et le rapport de toutes leurs parties : en sorte que l’être appelé Dieu a été tantôt le vent, le feu, l’eau, tous les éléments ; tantôt le soleil, les astres, les planètes et leurs influences ; tantôt la matière du monde visible, la totalité de l’univers ; tantôt les qualités abstraites et métaphysiques, telles que l’espace, la durée, le mouvement et l’intelligence ; et toujours avec ce résultat, que l’idée de la divinité n’a point été une révélation miraculeuse d’êtres invisibles, mais une production naturelle de l’entendement, une opération de l’esprit humain, dont elle a suivi les progrès et subi les révolutions dans la connaissance du monde physique et de ses agents.
« Oui, vainement les nations reportent leur culte à des inspirations célestes ; vainement leurs dogmes invoquent un premier état de choses surnaturel : la barbarie originelle du genre humain, attestée par ses propres monuments, dément d’abord toutes ces assertions ; mais de plus, un fait subsistant et irrécusable dépose victorieusement contre les faits incertains et douteux du passé. De ce que l’homme n’acquiert et ne reçoit d’idées que par l’intermède de ses sens, il suit avec évidence que toute notion qui s’attribue une autre origine que celle de l’expérience et des sensations, est la supposition erronée d’un raisonnement dressé dans un temps postérieur : or, il suffît de jeter un coup d’œil réfléchi sur les systèmes sacrés de l’origine du monde, l’action des dieux, pour découvrir à chaque idée, à chaque mot, l’anticipation d’un ordre de choses qui ne naquit que long-temps après ; et la raison, forte de ces contradictions, rejetant tout ce qui ne trouve pas sa preuve dans l’ordre naturel, et n’admettant pour bon système historique que celui qui s’accorde avec les vraisemblances, la raison établit le sien, et dit avec assurance :
« Avant qu’une nation eût reçu d’une autre nation des dogmes déjà inventés ; avant qu’une génération eût hérité des idées acquises par une génération antérieure, nul de tous les systèmes composés n’existait encore dans le monde. Enfants de la nature, les premiers humains, antérieurs à tout événement, novices à toute connaissance, naquirent sans aucune idée, ni de dogmes issus de disputes scolastiques ; ni de rites fondés sur des usages et des arts à naître ; ni de préceptes qui supposent un développement de passions ; ni de codes qui supposent un langage, un état social encore au néant ; ni de divinité, dont tous les attributs se rapportent à des choses physiques, et toutes les actions à un état despotique de gouvernement ; ni enfin d’ame et de tous ces êtres métaphysiques que l’on dit ne point tomber sous les sens, et à qui cependant, par toute autre voie, l’accès à l’entendement demeure impossible. Pour arriver à tant de résultats, il fallut parcourir un cercle nécessaire de faits préalables ; il fallut que des essais répétés et lents apprissent à l’homme brut l’usage de ses organes ; que l’expérience accumulée de générations successives eût inventé et perfectionné les moyens de la vie, et que l’esprit, dégagé de l’entrave des premiers besoins, s’élevât à l’art compliqué de comparer des idées, d’asseoir des raisonnements, et de saisir des rapports abstraits.