Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap21

CHAPITRE XXI.



Problème des contradictions religieuses.

Cependant les divers groupes s’étant placés, et un vaste silence ayant succédé à la rumeur de la multitude, le législateur dit : « Chefs et docteurs des peuples, vous voyez comment jusqu’ici les nations, vivant isolées, ont suivi des routes différentes : chacune croit suivre celle de la vérité ; et cependant si la vérité n’en a qu’une, et que les opinions soient opposées, il est bien évident que quelqu’un se trouve en erreur. Or, si tant d’hommes se trompent, qui osera garantir que lui-même n’est pas abusé ? Commencez donc par être indulgents sur vos dissentiments et sur vos discordances. Cherchons tous la vérité comme si nul ne la possédait. Jusqu’à ce jour les opinions qui ont gouverné la terre, produites au hasard, accréditées par l’amour de la nouveauté et par l’imitation, propagées par l’enthousiasme et l’ignorance populaires, ont en quelque sorte usurpé clandestinement leur empire. Il est temps, si elles sont fondées, de donner à leur certitude un caractère de solennité, et de légitimer leur existence. Rappelons-les donc aujourd’hui à un examen général et commun ; que chacun expose sa croyance, et que tous devenant le juge de chacun, cela seul soit reconnu vrai, qui l’est pour le genre humain. »

Alors la parole ayant été déférée par ordre de position au premier étendard de la gauche : Il n’est pas permis de douter, dirent les chefs, que notre doctrine ne soit la seule véritable, la seule infaillible. D’abord elle est révélée de Dieu même…

Et la nôtre aussi, s’écrièrent tous les autres étendards ; il n’est pas permis d’en douter.

Mais du moins faut-il l’exposer, dit le législateur ; car l’on ne peut croire ce que l’on ne connaît pas.

Notre doctrine est prouvée, reprit le premier étendard, par des faits nombreux, par une multitude de miracles, par des résurrections de morts, des torrents mis à sec, des montagnes transportées, etc.

Et nous aussi, s’écrièrent tous les autres, nous avons une foule de miracles ; et ils commencèrent chacun à raconter les choses les plus incroyables.

Leurs miracles, dit le premier étendard, sont des prodiges supposés ou des prestiges de l’esprit malin, qui les a trompés.

Ce sont les vôtres, répliquèrent-ils, qui sont supposés ; et chacun parlant de soi, dit : Il n’y a que les nôtres de véritables ; tous les autres sont des faussetés.

Et le législateur dit : Avez-vous des témoins vivants ?

Non, répondirent-ils tous : les faits sont anciens, les témoins sont morts ; mais ils ont écrit.

Soit, reprit le législateur ; mais s’ils sont en Contradiction, qui les conciliera ?

Juste arbitre ! s’écria un des étendards, la preuve que nos témoins ont vu la vérité, c’est qu’ils sont morts pour la témoigner, et notre croyance est scellée du sang des martyrs.

Et la nôtre aussi, dirent les autres étendards : nous avons des milliers de martyrs qui sont morts dans des tourments affreux, sans jamais se démentir. Et alors les chrétiens de toutes les sectes, les musulmans, les Indiens, les Japonais, citèrent des légendes sans fin de confesseurs, de martyrs, de pénitents, etc.

Et l’un de ces partis ayant nié les martyrs des autres : Eh bien ! dirent-ils, nous allons mourir pour prouver que notre croyance est vraie. Et dans l’instant une foule d’hommes de toute religion, de toute secte, se présentèrent pour souffrir des tourments et la mort. Plusieurs même commencèrent de se déchirer les bras, de se frapper la tête et la poitrine, sans témoigner de douleur.

Mais le législateur les arrêtant : Ô hommes ! leur dit-il, écoutez de sang-froid mes paroles : si vous mouriez pour prouver que deux et deux font quatre, cela les ferait-il davantage être quatre ?

Non, répondirent-ils tous.

Et si vous mouriez pour prouver qu’ils font cinq, cela les ferait-il être cinq ?

Non, dirent-ils tous encore.

Eh bien ! que prouve donc votre persuasion, si elle ne change rien à l’existence des choses ? La vérité est une, vos opinions sont diverses ; donc plusieurs de vous se trompent. Si, comme il est évident, ils sont persuadés de l’erreur, que prouve la persuasion de l’homme ?

Si l’erreur a ses martyrs, où est le cachet de la vérité ?

Si l’esprit malin opère des miracles, où est le caractère distinctif de la Divinité ?

Et d’ailleurs, pourquoi toujours des miracles incomplets et insuffisants ? Pourquoi, au lieu de ces bouleversements de la nature, ne pas changer plutôt les opinions ? Pourquoi tuer les hommes ou les effrayer, au lieu de les instruire et de les corriger ?

Ô mortels crédules, et pourtant opiniâtres ! nul de nous n’est certain de ce qui s’est passé hier, de ce qui se passe aujourd’hui sous ses yeux, et nous jurons de ce qui s’est passé il y a deux mille ans.

Hommes faibles et pourtant orgueilleux ! les lois de la nature sont immuables et profondes, nos esprits sont pleins d’illusion et de légèreté ; et nous voulons tout démontrer, tout comprendre ! En vérité, il est plus facile à tout le genre humain de se tromper que de dénaturer un atome.

Eh bien ! dit un docteur, laissons là les preuves de fait, puisqu’elles peuvent être équivoques ; venons aux preuves du raisonnement, à celles qui sont inhérentes à la doctrine.

Alors un imam de la loi de Mahomet s’avançant plein de confiance dans l’arène, après s’être tourné vers la Mekke et avoir proféré avec emphase la profession de foi : Louange à Dieu ! dit-il d’une voix grave et imposante ! La lumière brille avec évidence, et la vérité n’a pas besoin d’examen : » et montrant le Qôran : « Voilà la lumière et la vérité dans leur propre essence. Il n’y a point de doute en ce livre ; il conduit droit celui qui marche aveuglément, qui reçoit sans discussion la parole divine descendue sur le Prophète pour sauver le simple et confondre le savant. Dieu a établi Mahomet son ministre sur la terre ; il lui a livré le monde pour soumettre par le sabre celui qui refuse de croire à sa loi : les infidèles disputent et ne veulent pas croire ; leur endurcissement vient de Dieu ; il a scellé leur cœur pour les livrer à d’affreux châtiments…[1] »

À ces mots un violent murmure, élevé de toutes parts, interrompit l’orateur. « Quel est cet homme, s’écrièrent tous les groupes, qui nous outrage aussi gratuitement ? De quel droit prétend-il nous imposer sa croyance comme un vainqueur et comme un tyran ? Dieu ne nous a-t-il pas donné, comme à lui, des yeux, un esprit, une intelligence ? et n’avons-nous pas droit d’en user également, pour savoir ce que nous devons rejeter ou croire ? S’il a le droit de nous attaquer, n’avons-nous pas celui de nous défendre ? S’il lui a plu de croire sans examen, ne sommes-nous pas maîtres de croire avec discernement ?

« Et quelle est cette doctrine lumineuse qui craint la lumière ? Quel est cet apôtre d’un Dieu clément, qui ne prêche que meurtre et carnage ? Quel est ce Dieu de justice, qui punit un aveuglement que lui-même cause ? Si la violence et la persécution sont les arguments de la vérité, la douceur et la charité seront-elles les indices du mensonge ? »

Alors un homme s’avançant d’un groupe voisin vers l’imam, lui dit : « Admettons que Mahomet soit l’apôtre de la meilleure doctrine, le prophète de la vraie religion ; veuillez du moins nous dire qui nous devons suivre pour la pratiquer : sera-ce son gendre Ali, ou ses vicaires Omar et Aboubekre[2] ? »

À peine eut-il prononcé ces noms, qu’au sein même des musulmans éclata un schisme terrible : les partisans d’Omar et d’Ali, se traitant mutuellement d’hérétiques, d’impies, de sacrilèges, s’accablèrent de malédictions. La querelle même devint si violente qu’il fallut que les groupes voisins s’interposassent pour les empêcher d’en venir aux mains.

Enfin, le calme s’étant un peu rétabli, le législateur dit aux imams : « Voyez quelles conséquences résultent de vos principes ! Si les hommes les mettaient en pratique, vous-mêmes, d’opposition en opposition, vous vous détruiriez jusques au dernier ; et la première loi de Dieu n’est-elle pas que l’homme vive ? » Puis s’adressant aux autres groupes : « Sans doute cet esprit d’intolérance et d’exclusion choque toute idée de justice, renverse toute base de morale et de société ; cependant, avant de rejeter entièrement ce code de doctrine, ne conviendrait-il pas d’entendre quelques-uns de ses dogmes, afin de ne pas prononcer sur les formes, sans avoir pris connaissance du fond ? »

Et les groupes y ayant consenti, l’imam commença d’exposer comment Dieu, après avoir envoyé vingt-quatre mille prophètes aux nations qui s’égaraient dans l’idolâtrie, en avait enfin envoyé un dernier, le sceau et la perfection de fous, Mahomet, sur qui soit le salut de paix ; comment, afin que les infidèles n’altérassent plus la parole divine, la suprême clémence avait elle-même tracé les feuillets du Qôran : et détaillant les dogmes de l’islamisme, l’imam expliqua comment, à titre de parole de Dieu, le Qôran était incréé, éternel, ainsi que la source dont il émanait ; comment il avait été envoyé feuillet par feuillet en vingt-quatre mille apparitions nocturnes de l’ange Gabriel ; comment l’ange s’annonçait par un petit cliquetis, qui saisissait le Prophète d’une sueur froide ; comment, dans la vision d’une nuit, il avait parcouru quatre-vingt-dix cieux, monté sur l’animal Boraq, moitié cheval, moitié femme ; comment, doué du don des miracles, il marchait au soleil sans ombre, faisait reverdir d’un seul mot les arbres, remplissait d’eau les puits, les citernes, et avait fendu en deux le disque de la lune ; comment, chargé des ordres du ciel, Mahomet avait propagé, le sabre à la main, la religion la plus digne de Dieu par sa sublimité, et la plus propre aux hommes par la simplicité de ses pratiques, puisqu’elle ne consistait qu’en huit ou dix points : professer l’unité de Dieu ; reconnaître Mahomet pour son seul prophète ; prier cinq fois par jour ; jeûner un mois par an ; aller à la Mekke une fois dans sa vie ; donner la dîme de ses biens ; ne point boire de vin, ne point manger de porc, et faire la guerre aux infidèles ; qu’à ce moyen, tout musulman devenant lui-même apôtre et martyr, jouissait, dès ce monde, d’une foule de biens ; et qu’à sa mort, son ame, pesée dans la balance des œuvres, et absoute par les deux anges noirs, traversait par-dessus l’enfer le pont étroit comme un cheveu et tranchant comme un sabre ; et qu’enfin elle était reçue dans un lieu de délices, arrosé de fleuves de lait et de miel, embaumé de tous les parfums indiens et arabes, où des vierges toujours chastes, les célestes houris, comblaient de faveurs toujours renaissantes les élus toujours rajeunis.

À ces mots, un rire involontaire se traça sur tous les visages ; et les divers groupes, raisonnant sur ces articles de croyance, dirent unanimement : Comment se peut-il que des hommes raisonnables admettent de telles rêveries ? Ne dirait-on pas entendre un chapitre des Mille et une nuits ?

Et un Samoyède s’avançant dans l’arène : Le paradis de Mahomet, dit-il, me paraît fort bon ; mais un des moyens de le gagner m’embarrasse ; car s’il ne faut ni boire ni manger entre deux soleils, ainsi qu’il l’ordonne, comment pratiquer un tel jeûne dans notre pays, où le soleil reste sur l’horizon quatre mois entiers sans se coucher ?

Cela est impossible, dirent les docteurs musulmans pour soutenir l’honneur du Prophète ; mais cent peuples ayant attesté le fait, l’infaillibilité de Mahomet ne laissa pas que de recevoir une fâcheuse atteinte.

Il est singulier, dit un Européen, que Dieu ait sans cesse révélé tout ce qui se passait dans le ciel, sans jamais nous instruire de ce qui se passe sur la terre.

Pour moi, dit un Américain, je trouve une grande difficulté au pèlerinage ; car supposons vingt-cinq ans par génération, et seulement cent millions de mâles sur le globe : chacun étant obligé d’aller à la Mekke une fois dans sa vie, ce sera par an quatre millions d’hommes en route ; on ne pourra pas revenir dans la même année ; et le nombre devient double, c’est-à-dire de huit millions : où trouver les vivres, la place, l’eau, les vaisseaux pour cette procession universelle ? Il faudrait bien là des miracles.

La preuve, dit un théologien catholique, que la religion de Mahomet n’est pas révélée, c’est que la plupart des idées qui en font la base existaient long-temps avant elle, et qu’elle n’est qu’un mélange confus de vérités altérées de notre sainte religion et de celle des juifs, qu’un homme ambitieux a fait servir à ses projets de domination et à ses vues mondaines. Parcourez son livre ; vous n’y verrez que des histoires de la Bible et de l’Évangile, travesties en contes absurdes, et du reste un tissu de déclamations contradictoires et vagues, de préceptes ridicules ou dangereux. Analysez l’esprit de ces préceptes et la conduite de l’apôtre ; vous n’y verrez qu’un caractère rusé et audacieux, qui, pour arriver à son but, remue assez habilement, il est vrai, les passions du peuple qu’il veut gouverner. Il parle à des hommes simples et crédules, il leur suppose des prodiges ; ils sont ignorants et jaloux, il flatte leur vanité en méprisant la science ; ils sont pauvres et avides, il excite leur cupidité par l’espoir du pillage ; il n’a rien à donner d’abord sur la terre, il se crée des trésors dans les cieux ; il fait désirer la mort comme un bien suprême ; il menace les lâches de l’enfer ; il promet le paradis aux braves ; il affermit les faibles par l’opinion de la fatalité ; en un mot, il produit le dévouement dont il a besoin par tous les attraits des sens, par les mobiles de toutes les passions.

Quel caractère différent dans notre doctrine ! et combien son empire, établi sur la contradiction de tous les penchants, sur la ruine de toutes les passions, ne prouve-t-il pas son origine céleste ? Combien sa morale douce, compatissante, et ses affections toutes spirituelles n’attestent-elles pas son émanation de la Divinité ? Il est vrai que plusieurs de ses dogmes s’élèvent au-dessus de l’entendement, et imposent à la raison un respectueux silence ; mais par-là même sa révélation n’est que mieux constatée, puisque jamais les hommes n’eussent imaginé de si grands mystères. Et tenant d’une main la Bible, et de l’autre, les quatre Évangiles, le docteur commença de raconter que, dans l’origine, Dieu (après avoir passé une éternité sans rien faire) prit enfin le dessein, sans motif connu, de produire le monde de rien ; qu’ayant créé l’univers entier en six jours, il se trouva fatigué le septième ; qu’ayant placé un premier couple d’humains dans un lieu de délices, pour les y rendre parfaitement heureux, il leur défendit néanmoins de goûter d’un fruit qui leur aissa sous la main ; que ces premiers parents ayant cédé à la tentation, toute leur race (qui n’était pas née) avait été condamnée à porter la peine d’une faute qu’elle n’avait pas commise ; qu’après avoir laissé le genre humain se damner pendant quatre ou cinq mille ans, ce Dieu de miséricorde avait ordonné à un fils bien-aimé, qu’il avait engendré sans mère, et qui était aussi âgé que lui, d’aller se faire mettre à mort sur terre ; et cela, afin de sauver les hommes, dont cependant depuis ce temps-là le très-grand nombre continuait de se perdre ; que, pour remédier à ce nouvel inconvénient, ce dieu, né d’une femme restée vierge, après être mort et ressuscité, renaissait encore chaque jour ; et, sous la forme d’un peu de levain, se multipliait par milliers à la voix du dernier des hommes. Et de là passant à la doctrine des sacrements, il allait traiter à fond de la puissance de lier et de délier, des moyens de purger tout crime avec de l’eau et quelques paroles ; quand, ayant proféré les mots indulgence, pouvoir du pape, grâce suffisante ou efficace, il fut interrompu par mille cris. C’est un abus horrible, dirent les luthériens, de prétendre, pour de l’argent, remettre les péchés. C’est une chose contraire au texte de l’Évangile, dirent les calvinistes, de supposer une présence véritable. Le pape n’a pas le droit de rien décider par lui-même, dirent les jansénistes : et trente sectes à la fois s’accusant mutuellement d’hérésie et d’erreur, il ne fut plus possible de s’entendre.

Après quelque temps, le silence s’étant rétabli, les musulmans dirent au législateur : Lorsque vous avez repoussé notre doctrine, comme proposant des choses incroyables, pourrez-vous admettre celle des chrétiens ? n’est-elle pas encore plus contraire au sens naturel et à la justice ? Dieu immatériel, infini, se faire homme ! avoir un fils aussi âgé que lui ! ce dieu-homme devenir du pain que l’on mange et que l’on digère ! avons-nous rien de semblable à cela ? Les chrétiens ont-ils le droit exclusif d’exiger une foi aveugle ? et leur accorderez-vous des privilèges de croyance à notre détriment ?

Et des hommes sauvages s’étant avancés : Quoi, dirent-ils, parce qu’un homme et une femme, il y a six mille ans, ont mangé une pomme, tout le genre humain se trouve damné, et vous dites Dieu juste ! quel tyran rendit jamais les enfants responsables des fautes de leurs pères ! Quel homme peut répondre des actions d’autrui ! N’est-ce pas renverser toute idée de justice et de raison ?

Et où sont, dirent d’autres, les témoins, les preuves de tous ces prétendus faits allégués ? Peut-on les recevoir ainsi sans aucun examen de preuves ? Pour la moindre action en justice il faut deux témoins ; et l’on nous fera croire tout ceci sur des traditions, des ouï-dire !

Alors un rabbin prenant la parole : « Quant aux faits, dit-il, nous en sommes garants pour le fond : à l’égard de la forme et de l’emploi que l’on en a fait, le cas est différent, et les chrétiens se condamnent ici par leurs propres arguments ; car ils ne peuvent nier que nous ne soyons la source originelle dont ils dérivent, le tronc primitif sur lequel ils se sont entés ; et de là un raisonnement péremptoire : Ou notre loi est de Dieu, et alors la leur est une hérésie, puisqu’elle en diffère ; ou notre loi n’est pas de Dieu, et la leur tombe en même temps. »

Il faut distinguer, répondit le chrétien : votre loi est de Dieu, comme figurée et préparative, mais non pas comme finale et absolue ; vous n’êtes que le simulacre dont nous sommes la réalité.

Nous savons, repartit le rabbin, que telles sont vos prétentions ; mais elles sont absolument gratuites et fausses. Votre système porte tout entier sur des bases de sens mystiques, d’interprétations visionnaires et allégoriques ; et ce système, violentant la lettre de nos livres, substitue sans cesse au sens vrai les idées les plus chimériques, et y trouve tout ce qu’il lui plaît, comme une imagination vagabonde trouve des figures dans les nuages. Ainsi, vous avez fait un messie spirituel de ce qui, dans l’esprit de nos prophètes, n’était qu’un roi politique : vous avez fait une rédemption du genre humain de ce qui n’était que le rétablissement de notre nation : vous avez établi une prétendue conception virginale sur une phrase prise à contre-sens. Ainsi vous supposez à votre gré tout ce qui vous convient ; vous voyez dans nos livres mêmes votre trinité, quoiqu’il n’en soit pas dit le mot le plus indirect, et que ce soit une idée des nations profanes, admise avec une foule d’autres opinions de tout culte et de toute secte, dont se composa votre système dans le chaos et l’anarchie de vos trois premiers siècles.

À ces mots, transportés de fureur et criant au sacrilège, au blasphème, les docteurs chrétiens voulurent s’élancer sur le juif. Et des moines bigarrés de noir et de blanc s’étant avancés avec un drapeau où étaient peints des tenailles, un gril, un bûcher et ces mots : justice, charité et miséricorde : « Il faut, dirent-ils, faire un acte de foi de ces impies, et les brûler pour la gloire de Dieu. » Et déjà ils traçaient le plan d’un bûcher, quand les musulmans leur dirent d’un ton ironique : Voilà donc cette religion de paix, celte morale humble et bienfaisante que vous nous avez vantée ? Voilà cette charité évangélique qui ne combat l’incrédulité que par la douceur, et n’oppose aux injures que la patience ! Hypocrites ! c’est ainsi que vous trompez les nations ; c’est ainsi que vous avez propagé vos funestes erreurs ! Avez-vous été faibles, vous avez prêché la liberté, la tolérance, la paix : êtes-vous devenus forts, vous avez pratiqué la persécution, la violence

Et ils allaient commencer l’histoire des guerres et des meurtres du christianisme, quand le législateur, réclamant le silence, suspendit ce mouvement de discorde.

« Ce n’est pas nous, répondirent les moines bigarrés, d’un ton de voix toujours humble et doux, ce n’est pas nous que nous voulons venger, c’est la cause de Dieu, c’est sa gloire que nous défendons. »

Et de quel droit, repartirent les imams, vous constituez-vous ses représentants plus que nous ? Avez-vous des privilèges que nous n’ayons pas ? êtes-vous d’autres hommes que nous ?

Défendre Dieu, dit un autre groupe, prétendre le venger, n’est-ce pas insulter sa sagesse, sa puissance ? Ne sait-il pas mieux que les hommes ce qui convient à sa dignité ?

Oui, mais ses voies sont cachées, reprirent les moines.

« Et il vous restera toujours à prouver, repartirent les rabbins, que vous avez le privilège exclusif de les comprendre. » Et alors, fiers de trouver des soutiens de leur cause, les juifs crurent que leur loi allait triompher, lorsque le mébed (grand-prêtre) des Parsis, ayant demandé la parole, dit au législateur :

« Nous avons entendu le récit des juifs et des chrétiens sur l’origine du monde ; et, quoique altéré, nous y avons reconnu beaucoup de choses que nous admettons ; mais nous réclamons contre l’attribution qu’ils en font à leur prophète Moïse, d’abord parce qu’ils ne sauraient prouver que les livres inscrits de son nom soient réellement son ouvrage ; qu’au contraire nous offrons de démontrer par vingt passages positifs, que leur rédaction lui est postérieure de plus de six siècles, et qu’elle provient de la connivence manifeste d’un grand-prêtre et d’un roi désignés[3] ; qu’ensuite, si vous parcourez avec attention le détail des lois, des rites et des préceptes présumés venir directement de Moïse, vous ne trouverez en aucun article une indication, même tacite, de ce qui compose aujourd’hui la doctrine théologique des juifs et de leurs enfants les chrétiens. En aucun lieu vous ne verrez de trace, ni de l’immortalité de l’ame, ni d’une vie ultérieure, ni de l’enfer et du paradis, ni de la révolte de l’ange, principal auteur des maux du genre humain, etc.

« Moïse n’a point connu ces idées, et la raison en est péremptoire, puisque ce ne fut que plus de deux siècles après lui que notre prophète Zerdoust, dit Zoroastre, les évangélisa dans l’Asie… Aussi, ajouta le mébed en s’adressant aux rabbins, n’est-ce que depuis cette époque, c’est-à-dire après le siècle de vos premiers rois, que ces idées apparaissent dans vos écrivains ; et elles ne s’y montrent que par degrés, et d’abord furtivement, selon les relations politiques que vos pères eurent avec nos aïeux ; et ce fut surtout lorsque, vaincus et dispersés par les rois de Ninive et de Babylone, vos pères furent transportés sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, et qu’élevés pendant trois générations successives dans notre pays, ils s’imprégnèrent de mœurs et d’opinions jusqu’alors repoussées comme contraires à leur loi. Alors que notre roi Kyrus les eut délivrés de l’esclavage, leurs cœurs se rapprochèrent de nous par la reconnaissance ; ils devinrent nos imitateurs, nos disciples ; les familles les plus distinguées, que les rois de Babylone avaient fait élever dans les sciences chaldéennes, rapportèrent à Jérusalem des idées nouvelles, des dogmes étrangers.

« D’abord la masse du peuple, non émigrée, opposa le texte de la loi et le silence absolu du prophète ; mais la doctrine pharisienne ou parsie prévalut : et, modifiée selon votre génie et les idées qui vous étaient propres, elle causa une nouvelle secte. Vous attendiez un roi restaurateur de votre puissance ; nous annoncions un Dieu réparateur et sauveur : de la combinaison de ces idées vos esséniens firent la base du christianisme : et, quoi qu’en supposent vos prétentions, juifs, chrétiens, musulmans, vous n’êtes, dans votre système des êtres spirituels, que des enfants égarés de Zoroastre. »

Le mébed, passant de suite au développement de sa religion, et s’appuyant du Sad-der et du Zend-avesta, raconta, dans le même ordre que la Genèse, la création du monde en six gahâns : la formation d’un premier homme et d’une première femme dans un lieu céleste, sous le règne du bien ; l’introduction du mal dans le monde par la grande couleuvre, emblème d’Ahrimanes ; la révolte et les combats de ce génie du mal et des ténèbres contre Ormuzd, dieu du bien et de la lumière ; la division des anges en blancs et en noirs, en bons et en méchants ; leur ordre hiérarchique en chérubins, séraphins, trônes, dominations, etc. ; la fin du monde au bout de six mille ans ; la venue de l’agneau réparateur de la nature ; le monde nouveau ; la vie future dans des lieux de délices ou de peines : le passage des ames sur le pont de l’abîme ; les cérémonies des mystères de Mithras ; le pain azyme qu’y mangent les initiés ; le baptême des enfants nouveau-nés ; les onctions des morts, et les confessions de leurs péchés. En un mot, il exposa tant de choses analogues aux trois religions précédentes, qu’il semblait que ce fut un commentaire ou une continuation du Qôran et de l’Apocalypse.

Mais les docteurs juifs, chrétiens, musulmans, se récriant sur cet exposé, et traitant les parsis d’idolâtres et d’adorateurs du feu, les taxèrent de mensonge, de supposition, d’altération de faits : et il s’éleva une violente dispute sur les dates des événements, sur leur succession et sur leur série ; sur la source première des opinions, sur leur transmission de peuple à peuple, sur l’authenticité des livres qui les établissent, sur l’époque de leur composition, le caractère de leurs rédacteurs, la valeur de leurs témoignages ; et les divers partis, se démontrant réciproquement des contradictions, des invraisemblances, des apocryphités, s’accusèrent mutuellement d’avoir établi leur croyance sur des bruits populaires, sur des traditions vagues, sur des fables absurdes, inventées sans discernement, admises sans critique par des écrivains inconnus, ignorants ou partiaux, à des époques incertaines ou fausses.

D’autre part un grand murmure s’excita sous les drapeaux des sectes indiennes et les brahmanes, protestant contre les prétentions des juifs et des parsis, dirent : Quels sont ces peuples nouveaux et presque inconnus qui s’établissent ainsi, de leur droit privé, les auteurs des nations et les dépositaires de leurs archives ? À entendre leurs calculs de cinq à six mille ans, il semblerait que le monde ne fût né que d’hier, tandis que nos monuments constatent une durée de plusieurs milliers de siècles. Et de quel droit leurs livres seraient-ils préférés aux nôtres ? Les Vèdas, les Chastras, les Pourans, sont-ils donc inférieurs aux Bibles, au Zend-avesta, au Sad-der ? Le témoignage de nos pères et de nos dieux ne vaudra-t-il pas celui des dieux et des pères des Occidentaux ? Ah ! s’il nous était permis d’en révéler les mystères à des hommes profanes ! si un voile sacré ne devait pas couvrir notre doctrine à tous les regards !…

Et les brahmanes s’étant tus à ces mots : « Comment admettre votre doctrine, leur dit le législateur, si vous ne la manifestez pas ? Et comment ses premiers auteurs l’ont-ils propagée, alors qu’étant seuls à la posséder, leur propre peuple leur était profane ? Le ciel la révéla-t-il pour la taire ? »

Mais les brahmanes persistant à ne pas s’expliquer : « Nous pouvons leur laisser les honneurs du secret, dit un homme d’Europe. Désormais leur doctrine est à découvert ; nous possédons leurs livres, et je puis vous en résumer la substance. «

En effet, en analysant les quatre Vèdas, les dix-huit Pourans et les cinq ou six Chastras, il exposa comment un être immatériel, infini, éternel et rond, après avoir passé un temps sans bornes à se contempler, voulant enfin se manifester, sépara les facultés mâle et femelle qui étaient en lui, et opéra un acte de génération dont le lingam est resté l’emblème ; comment de ce premier acte naquirent trois puissances divines, appelées Brahma, Bichen ou Vichenou, et Chib ou Chîven, chargées, la première de créer, la seconde de conserver, la troisième de détruire ou de changer les formes de l’univers : et, détaillant l’histoire de leurs opérations et de leurs aventures, il expliqua comment Brahma, fier d’avoir créé le monde et les huit sphères de purifications, s’étant préféré à son égal Chib, ce mouvement d’orgueil causa entre eux un combat qui fracassa les globes ou orbites célestes, comme un panier d’œufs ; comment Brahma, vaincu dans ce combat, fut réduit à servir de piédestal à Chib, métamorphosé en lingam ; comment Vichenou, dieu médiateur, a pris, à des époques diverses, neuf formes animales et mortelles pour conserver le monde : comment d’abord, sous celle de poisson, il sauva du déluge universel une famille qui repeupla la terre ; comment ensuite, sous la forme d’une tortue, il tira de la mer de lait la montagne Mandreguiri (le pôle) ; puis, sous celle de sanglier, déchira le ventre du géant Erenniachessen qui submergeait la terre dans l’abîme du Djole, dont il la retira sur ses défenses ; comment incarné sous la forme de berger noir, et sous le nom de Chrisen, il délivra le monde du venimeux serpent Calengam, et parvint, après en avoir été mordu au pied, à lui écraser la tête.

Puis, passant à l’histoire des génies secondaires, il raconta comment l’Éternel, pour faire éclater sa gloire, avait créé divers ordres d’anges, chargés de chanter ses louanges et de diriger l’univers ; comment une partie de ces anges se révoltèrent sous la conduite d’un chef ambitieux, qui voulut usurper le pouvoir de Dieu et tout gouverner  ; comment Dieu les précipita dans le monde de ténèbres, pour y subir le traitement de leur malfaisance ; comment ensuite, touché de compassion, il consentit à les en retirer, et à les rappeler en grâce après qu’ils eurent subi de longues épreuves ; comment à cet effet ayant créé quinze orbites ou régions de planètes, et des corps pour les habiter, il soumit ces anges rebelles à y subir quatre-vingt-sept transmigrations ; il expliqua comment les ames ainsi purifiées retournaient à la source première, à l’océan de vie et d’animation dont elles étaient émanées ; comment tous les êtres vivants contenant une portion de cette ame universelle, il était très-coupable de les en priver. Enfin il allait développer les rites et les cérémonies, lorsqu’ayant parlé des offrandes ni des libations de lait et de beurre à des dieux de cuivre et de bois, et des purifications par la fiente et l’urine de vache, il s’éleva de toutes parts des murmures mêlés d’éclats de rire, qui interrompirent l’orateur.

Et chaque groupe raisonnant sur cette religion : « Ce sont des idolâtres, dirent les musulmans, il faut les exterminer… Ce sont des cerveaux dérangés, dirent les sectateurs de Confutzé, qu’il faut tâcher de guérir. Les plaisants dieux, disaient quelques autres, que ces marmousets graisseux et enfumés, qu’on lave comme des enfants malpropres, et dont il faut chasser les mouches friandes de miel, qui viennent les salir d’ordures ! »

Et un brahmane indigné, prenant la parole : Ce sont des mystères profonds, s’écria—t—il, des emblèmes de vérités que vous n’êtes pas dignes d’entendre.

De quel droit, répondit un lama du Tibet, en êtes-vous plus dignes que nous ! Est-ce parce que vous vous prétendez issus de la tête de Brahma, et que vous rejetez à de moins nobles parties le reste des humains ? Mais, pour soutenir l’orgueil de vos distinctions d’origines et de castes, prouvez-nous d’abord que vous êtes d’autres hommes que nous. Prouvez-nous ensuite, comme faits historiques, les allégories que vous nous racontez : prouvez-nous même que vous êtes les auteurs de toute cette doctrine ; car nous, s’il le faut, nous prouverons que vous n’en êtes que les plagiaires et les corrupteurs ; que vous n’êtes que les imitateurs de l’ancien paganisme des occidentaux, auquel vous avez, par un mélange bizarre, allié la doctrine toute spirituelle de notre Dieu ; cette doctrine dégagée des sens, entièrement ignorée de la terre avant que Boudh l’eût enseignée aux nations.

Et une foule de groupes ayant demandé quelle était cette doctrine et quel était ce dieu, dont la plupart n’avaient jamais ouï le nom, le lama reprit la parole et dit :

Qu’au commencement un Dieu unique, existant par lui-même, après avoir passé une éternité absorbé dans la contemplation de son être, voulut manifester ses perfections hors de lui-même, et créa la matière du monde ; que les quatre éléments étant produits, mais encore confus, il souffla sur les eaux, qui s’enflèrent comme une bulle immense de la forme d’un œuf, laquelle en se développant devint la voûte et l’orbe du ciel qui enceint le monde ; qu’ayant fait la terre et les corps des êtres, ce Dieu, essence du mouvement, leur départit, pour les animer, une portion de son être ; qu’à ce titre, l’ame de tout ce qui respire étant une fraction de l’ame universelle, aucune ne périt, mais que seulement elles changent de moule et de forme, en passant successivement en des corps divers : que de toutes les formes, celle qui plaît le plus à l’Être divin est celle de l’homme, comme approchant le plus de ses perfections ; que quand un homme, par un dégagement absolu de ses sens, s’absorbe dans la contemplation de lui-même, il parvient à y découvrir la Divinité, et il la devient en effet ; que parmi les incarnations de cette espèce que Dieu a déjà revêtues, l’une des plus saintes et des plus solennelles fut celle dans laquelle il parut il y a vingt-huit siècles dans le Kachemire, sous le nom de Fôt ou Boudh, pour enseigner la doctrine de l’anéantissement, du renoncement à soi-même. Et traçant l’histoire de Fôt, le lama dit qu’il était né du coté droit d’une vierge de sang royal, qui n’avait pas cessé d’être vierge en devenant mère ; que le roi du pays, inquiet de sa naissance, voulut le faire périr, et qu’il fit massacrer tous les mâles nés à son époque ; que, sauvé par des pâtres, Boudh en mena la vie dans le désert jusqu’à l’âge de trente ans, où il commença sa mission d’éclairer les hommes, et de les délivrer des démons ; qu’il fit une foule de miracles les plus étonnants ; qu’il vécut dans le jeûne et dans les pénitences les plus rudes, et qu’il laissa en mourant un livre à ses disciples, où était contenue sa doctrine ; et le lama commença de lire…

« Celui qui abandonne son père et sa mère pour me suivre, dit Fôt, devient un parfait samanéen (homme céleste).

« Celui qui pratique mes préceptes jusqu’au quatrième degré de perfection, acquiert la faculté de voler en l’air, de faire mouvoir le ciel et la terre, de prolonger ou de diminuer la vie (de ressusciter).

« Le samanéen rejette les richesses, n’use que du plus étroit nécessaire ; il mortifie son corps ; ses passions sont muettes ; il ne désire rien ; il ne s’attache à rien ; il médite sans cesse ma doctrine ; il souffre patiemment les injures ; il n’a point de haine contre son prochain.

« Le ciel et la terre périront, dit Fôt : méprisez donc votre corps composé de quatre éléments périssables, et ne songez qu’à votre ame immortelle.

« N’écoutez pas la chair : les passions produisent la crainte et le chagrin ; étouffez les passions, vous détruirez la crainte et le chagrin.

« Celui qui meurt sans avoir embrassé ma religion, dit Fôt, revient parmi les hommes jusqu’à ce qu’il la pratique. »

Le lama allait continuer, lorsque les chrétiens, rompant le silence, s’écrièrent que c’était leur propre religion que l’on altérait, que Fôt n’était que Jêsous lui-même défiguré, et que les lamas n’étaient que des nestoriens et des manichéens déguisés et abâtardis.

Mais le lama, soutenu de tous les chamans, bonzes, gonnis, talapoins de Siam, de Ceylan, du Japon, de la Chine, prouva aux chrétiens, par leurs auteurs mêmes, que la doctrine des samanéens était répandue dans tout l’Orient plus de mille ans avant le christianisme ; que leur nom était cité dès avant l’époque d’Alexandre, et que Boutta ou Boudh était mentionné long-temps avant Iêsous. Et rétorquant contre eux leur prétention : « Prouvez-nous maintenant, leur dit-il, que vous-mêmes n’êtes pas des samanéens dégénérés ; que l’homme dont vous faites l’auteur de votre secte n’est pas Fôt lui-même altéré. Démontrez-nous son existence par des monuments historiques à l’époque que vous nous citez ; car, pour nous, fondés sur l’absence de tout témoignage authentique, nous vous la nions formellement ; et nous soutenons que vos Évangiles mêmes ne sont que les livres des mithriaques de Perse et des esséniens de Syrie, qui n’étaient eux-mêmes que des samanéens réformés. »

À ces mots, les chrétiens jetant de grands cris, une nouvelle dispute plus violente allait s’élever lorsqu’un groupe de chamans chinois et de talapoins de Siam, s’avançant en scène, dirent qu’ils allaient mettre d’accord tout le monde ; et l’un d’eux prenant la parole : « Il est temps, dit-il, que nous terminions toutes ces contestations frivoles en levant pour vous le voile de la doctrine intérieure que Fôt lui-même, au lit de la mort, a révélée à ses disciples.

« Toutes ces opinions théologiques, a-t-il dit, ne sont que des chimères ; tous ces récits de la nature des dieux, de leurs actions, de leur vie, ne sont que des allégories, des emblèmes mythologiques, sous lesquels sont enveloppées des idées ingénieuses de morale, et la connaissance des opérations de la nature dans le jeu des éléments et la marche des astres.

« La vérité est que tout se réduit au néant ; que tout est illusion, apparence, songe ; que la métempsycose morale n’est que le sens figuré de la métempsycose physique, de ce mouvement successif par lequel les éléments d’un même corps qui ne périssent point, passent, quand il se dissout, dans d’autres milieux et forment d’autres combinaisons. L’ame n’est que le principe vital qui résulte des propriétés de la matière et du jeu des éléments dans les corps où ils créent un mouvement spontané. Supposer que ce produit du jeu des organes, né avec eux, développé avec eux, endormi avec eux, subsiste quand ils ne sont plus, c’est un roman peut-être agréable, mais réellement chimérique de l’imagination abusée. Dieu lui-même n’est autre chose que le principe moteur, que la force occulte répandue dans les êtres ; que la somme de leurs lois et de leurs propriétés ; que le principe animant, en un mot, l’ame de l’univers ; laquelle, à raison de l’infinie variété de ses rapports et de ses opérations, considérée tantôt comme simple et tantôt comme multiple, tantôt comme active et tantôt comme passive, a toujours présenté à l’esprit humain une énigme insoluble. Tout ce qu’il peut y comprendre de plus clair, c’est que la matière ne périt point ; qu’elle possède essentiellement des propriétés par lesquelles le monde est régi comme un être vivant et organisé ; que la connaissance de ces lois, par rapport à l’homme, est ce qui constitue la sagesse ; que la vertu et le mérite résident dans leur observation ; et le mal, le péché, le vice, dans leur ignorance et leur infraction ; que le bonheur et le malheur en sont le résultat, par la même nécessité qui fait que les choses pesantes descendent, que les légères s’élèvent, et par une fatalité de causes et d’effets dont la chaîne remonte depuis le dernier atome jusqu’aux astres les plus élevés. Voilà ce qu’a révélé au lit du trépas notre Boudah Somona Goutama. »

À ces mots, une foule de théologiens de toute secte s’écrièrent que cette doctrine était un pur matérialisme ; que ceux qui la professaient étaient des impies, des athées, ennemis de Dieu et des hommes, qu’il fallait exterminer. — « Hé bien, répondirent les chamans, supposons que nous soyons en erreur ; cela peut être, car le premier attribut de l’esprit humain est d’être sujet à l’illusion ; mais de quel droit ôterez-vous à des hommes comme vous, la vie que le ciel leur a donnée ? Si ce ciel nous tient pour coupables, nous a en horreur, pourquoi nous distribue-t-il les mêmes biens qu’à vous ? Et s’il nous traite avec tolérance, quel droit avez-vous d’être moins indulgents ? Hommes pieux, qui parlez de Dieu avec tant de certitude et de confiance, veuillez nous dire ce qu’il est : faites-nous comprendre ce que sont ces êtres abstraits et métaphysiques que vous appelez Dieu et ame, substance sans matière, existence sans corps, vie sans organes ni sensations. Si vous connaissez ces êtres par vos sens ou par leur réflexion, rendez-nous-les de même perceptibles, que si vous n’en parlez que sur témoignage et par tradition, montrez-nous un récit uniforme, et donnez à notre croyance des bases identiques et fixes. »

Alors il s’éleva entre les théologiens une grande controverse sur Dieu et sur sa nature ; sur sa manière d’agir et de se manifester ; sur la nature de l’ame et son union avec le corps ; sur son existence avant les organes, ou seulement depuis leur formation ; sur la vie future et sur l’autre monde : et chaque secte, chaque école, chaque individu différant sur tous ces points, et motivant son dissentiment de raisons plausibles, d’autorités respectables, et cependant opposées, ils tombèrent tous dans un labyrinthe inextricable de contradictions.

Alors le législateur ayant réclamé le silence, et ramenant la question à son premier but : « Chefs et instituteurs des peuples, dit-il, vous êtes venus en présence pour la recherche de la vérité ; et d’abord chacun de vous croyant la posséder, a exigé une foi implicite ; mais apercevant la contrariété de vos opinions, vous avez conçu qu’il fallait les soumettre à un régulateur commun d’évidence, les rapporter à un terme général de comparaison, et vous êtes convenus d’exposer chacun vos preuves de croyance. Vous avez allégué des faits ; mais chaque religion, chaque secte ayant également ses miracles et ses martyrs, chacune produisant également des témoignages et les soutenant de son dévouement à la mort, la balance, par droit de parité, est restée égale sur ce premier point.

« Vous avez ensuite passé aux preuves de raisonnement ; mais les mêmes arguments s’appliquant également à des thèses contraires ; les mêmes assertions, également gratuites, étant également avancées et repoussées ; l’assentiment de chacun étant dénié par les mêmes droits, rien ne s’est trouvé démontré. Bien plus, la confrontation de vos dogmes a suscité de nouvelles et plus grandes difficultés ; car, à travers les diversités apparentes ou accessoires, leur développement vous a présenté un fond ressemblant, un canevas commun ; et chacun de vous s’en prétendant l’inventeur autographe, le dépositaire premier, vous vous êtes taxés les uns les autres d’être des altérateurs et des plagiaires ; et il naît de là une question épineuse de transmission de peuple à peuple des idées religieuses.

« Enfin, pour combler l’embarras, ayant voulu vous rendre compte de ces idées elles-mêmes, il s’est trouvé qu’elles vous étaient à tous confuses et même étrangères ; qu’elles portaient sur des bases inaccessibles à vos sens ; que, par conséquent, vous étiez sans moyens d’en juger, et qu’à leur égard vous conveniez vous-mêmes de n’être que les échos de vos pères : de là cette autre question de savoir comment elles ont pu venir à vos pères, qui, eux-mêmes, n’avaient pas d’autres moyens que vous de les concevoir : de manière que, d’une part, la succession de ces idées étant inconnue, d’autre part leur origine et leur existence dans l’entendement étant un mystère, tout l’édifice de vos opinions théologiques devient un problème compliqué de métaphysique et d’histoire…

« Comme néanmoins ces opinions, quelque extraordinaires qu’elles puissent être, ont une origine quelconque ; comme les idées les plus abstraites et les plus fantastiques ont, dans la nature, un modèle physique, une cause, quelle qu’elle soit, il s’agit de remonter à cette origine, de découvrir quel fut ce modèle ; en un mot, de savoir d’où sont venues, dans l’entendement de l’homme, ces idées maintenant si obscures de la divinité, de l’ame, de tous les êtres immatériels qui font la base de tant de systèmes, et de démêler la filiation qu’elles ont suivie, les altérations qu’elles ont éprouvées dans leur succession et leurs embranchements. Si donc il se trouve des hommes qui aient porté leurs études sur ces objets, qu’ils s’avancent et qu’ils tentent de dissiper, à la face des nations, l’obscurité des opinions où depuis si longtemps elles s’égarent. »



  1. Ces paroles sont le sens et presque le texte littéral du premier chapitre du Qôran.
  2. Ce sont ces deux grands partis qui divisent les musulmans. Les Turcs ont embrassé le second, les Persans le premier.
  3. Voyez à ce sujet le tome I des Recherches nouvelles sur l’Histoire ancienne, où cette question est développée à fond, depuis le chapitre V.