Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap18

CHAPITRE XVIII.



Effroi et conspiration des tyrans.

Cependant, à peine le cri solennel de l’égalité et de la liberté eut-il retenti sur la terre, qu’un mouvement de trouble et de surprise s’excita au sein des nations ; et d’une part la multitude émue de désir, mais indécise entre l’espérance et la crainte, entre le sentiment de ses droits et l’habitude de ses chaînes, commença de s’agiter ; d’autre part, les rois réveillés subitement du sommeil de l’indolence et du despotisme, craignirent de voir renverser leurs trônes ; et partout ces classes de tyrans civils et sacrés qui trompent les rois et oppriment les peuples, furent saisies de rage et d’effroi ; et tramant des desseins perfides : « Malheur à nous, dirent-ils, si le cri funeste de la liberté parvient à l’oreille de la multitude ! Malheur à nous, si ce pernicieux esprit de justice se propage !… » Et voyant flotter l’étendard : « Concevez-vous l’essaim de maux renfermés dans ces seules paroles ? Si tous les hommes sont égaux, où sont nos droits exclusifs d’honneur et de puissance ? Si tous sont ou doivent être libres, que deviennent nos esclaves, nos serfs, nos propriétés ? Si tous sont égaux dans l’état civil, où sont nos prérogatives de naissance, d’hérédité ? et que devient la noblesse ? S’ils sont tous égaux devant Dieu, où est le besoin de médiateurs ? et que devient le sacerdoce ? Ah ! pressons-nous de détruire un germe si fécond, si contagieux ! Employons tout notre art contre cette calamité ; effrayons les rois, pour qu’ils s’unissent à notre cause. Divisons les peuples, et suscitons-leur des troubles et des guerres. Occupons-les de combats, de conquêtes et de jalousies. Alarmons-les sur la puissance de cette nation libre. Formons une grande ligue contre l’ennemi commun. Abattons cet étendard sacrilège, renversons ce trône de rébellion, et étouffons dans son foyer cet incendie de révolution. »

Et en effet, les tyrans civils et sacrés des peuples formèrent une ligue générale ; entraînant sur leurs pas une multitude contrainte ou séduite, ils se portèrent d’un mouvement hostile contre la nation libre, et investirent à grands cris l’autel et le trône de la loi naturelle : « Quelle est, dirent-ils, cette doctrine hérétique et nouvelle ? Quel est cet autel impie, ce culte sacrilège ?… Sujets fidèles et croyants ! ne semblerait-il pas que ce fût d’aujourd’hui que l’on vous découvre la vérité, que jusqu’ici vous eussiez marché dans l’erreur, que ces rebelles, plus heureux que vous, ont seuls le privilège d’être sages ! Et vous, peuple égaré, ne voyez-vous pas que vos nouveaux chefs vous trompent, qu’ils altèrent les principes de votre foi, qu’ils renversent la religion de vos pères ? Ah ! tremblez que le courroux du ciel ne s’allume, et hâtez-vous, par un prompt repentir, de réparer votre erreur. »

Mais, inaccessible à la suggestion comme à la terreur, la nation libre garda le silence ; et, se montrant tout entière en armes, elle tint une attitude imposante.

Et le législateur dit aux chefs des peuples : « Si, lorsque nous marchions un bandeau sur les yeux, la lumière éclairait nos pas, pourquoi, aujourd’hui qu’il est levé, fuira-t-elle nos regards qui la cherchent ? Si les chefs qui prescrivent aux hommes d’être clairvoyants, les trompent et les égarent, que font ceux qui ne veulent guider que des aveugles ? Chefs des peuples ! si vous possédez la vérité, faites-nous la voir : nous la recevrons avec reconnaissance ; car nous la cherchons avec désir, et nous avons intérêt de la trouver : nous sommes hommes, et nous pouvons nous tromper ; mais vous êtes hommes aussi, et vous êtes également faillibles. Aidez-nous donc dans ce labyrinthe où, depuis tant de siècles, erre l’humanité ; aidez-nous à dissiper l’illusion de tant de préjugés et de vicieuses habitudes ; concourez avec nous, dans le choc de tant d’opinions qui se disputent notre croyance, à démêler le caractère propre et distinctif de la vérité. Terminons dans un jour les combats si longs de Terreur : établissons entre elle et la vérité une lutte solennelle : appelons les opinions des hommes de toutes les nations : convoquons l’assemblée générale des peuples : qu’ils soient juges eux-mêmes dans la cause qui leur est propre ; et que, dans le débat de tous les systèmes, nul défenseur, nul argument ne manquant aux préjugés ni à la raison, le sentiment d’une évidence générale et commune fasse enfin naître la concorde universelle des esprits et des cœurs. »