Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap17

CHAPITRE XVII.



Base universelle de tout droit et de toute loi.

Alors les hommes choisis par le peuple pour rechercher les vrais principes de la morale et de la raison procédèrent à l’objet sacré de leur mission et, après un long examen, ayant découvert un principe universel et fondamental, il s’éleva un législateur qui dit au peuple : « Voici la base primordiale, l’origine physique de toute justice et de tout droit.

« Quelle que soit la puissance active, la cause motrice qui régit l’univers, ayant donné à tous les hommes les mêmes organes, les mêmes sensations, les mêmes besoins, elle a, par ce fait même, déclaré qu’elle leur donnait à tous les mêmes droits à l’usage de ses biens, et que tous les hommes sont égaux dans l’ordre de la nature.

« En second lieu, de ce qu’elle a donné à chacun des moyens suffisants de pourvoir à son existence, il résulte avec évidence qu’elle les a tous constitués indépendants les uns des autres ; qu’elle les a créés libres ; que nul n’est soumis à autrui ; que chacun est propriétaire absolu de son être.

« Ainsi, l’égalité et la liberté sont deux attributs essentiels de l’homme ; deux lois de la Divinité, inabrogeables et constitutives comme les propriétés physiques des éléments.

« Or, de ce que tout individu est maître absolu de sa personne, il s’ensuit que la liberté pleine de son consentement est une condition inséparable de tout contrat et de tout engagement.

« Et de ce que tout individu est égal un autre, il suit que la balance de ce qui est rendu à ce qui est donné, doit être rigoureusement en équilibre : en sorte que l’idée de liberté contient essentiellement celle de justice, qui naît de l’égalité.

« L’égalité et la liberté sont donc les bases physiques et inaltérables de toute réunion d’hommes en société, et, par suite, le principe nécessaire et régénérateur de toute loi et de tout système de gouvernement régulier.

« C’est pour avoir dérogé à cette base que chez vous, comme chez tout peuple, se sont introduits les désordres qui vous ont enfin soulevés. C’est en revenant à cette règle que vous pourrez les réformer, et reconstituer une association heureuse.

« Mais observez qu’il en résultera une grande secousse dans vos habitudes, dans vos fortunes, dans vos préjugés. Il faudra dissoudre des contrats vicieux, des droits abusifs ; renoncer à des distinctions injustes, à de fausses propriétés ; rentrer enfin un instant dans l’état de la nature. Voyez si vous saurez consentir à tant de sacrifices. »

Alors, pensant à la cupidité inhérente au cœur de l’homme, je crus que ce peuple allait renoncer à toute idée d’amélioration.

Mais, dans l’instant, une foule d’hommes généreux et des plus hauts rangs, s’avançant vers le trône, y firent abjuration de toutes leurs distinctions et de toutes leurs richesses : « Dictez-nous, dirent-ils, les lois de l’égalité et de la liberté ; nous ne voulons plus rien posséder qu’au titre sacré de la justice.

« Égalité, justice., liberté, voilà quel sera désormais notre code et notre étendard. »

Et sur-le-champ le peuple éleva un drapeau immense, inscrit de ces trois mots, auxquels il assigna trois couleurs. Et l’ayant planté sur le siège du législateur, l’étendard de la justice universelle flotta pour la première fois sur la terre ; et le peuple dressa en avant du siège un autel nouveau, sur lequel il plaça une balance d’or, une épée et un livre, avec cette inscription :

à la loi égale, qui juge et protège.

Puis, ayant environné le siège et l’autel d’un amphithéâtre immense, cette nation s’y assit tout entière pour entendre la publication de la loi. Et des millions d’hommes, levant à la fois les bras vers le ciel, firent le serment solennel de vivre libres et justes ; de respecter leurs droits réciproques, leurs propriétés ; d’obéir à la loi et à ses agents régulièrement préposés.

Et ce spectacle si imposant de force et de grandeur, si touchant de générosité, m’émut jusqu’aux larmes ; et m’adressant au Génie : « Que je vive maintenant, lui dis-je, car désormais je puis espérer. »