Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap15

CHAPITRE XV.



Le siècle nouveau.

À peine eut-il achevé ces mots, qu’un bruit immense s’éleva du côté de l’occident ; et, y tournant mes regards, j’aperçus à l’extrémité de la Méditerranée, dans le domaine de l’une des nations de l’Europe, un mouvement prodigieux ; tel qu’au sein d’une vaste cité, lorsqu’une sédition violente éclate de toutes parts, on voit un peuple innombrable s’agiter et se répandre à flots dans les rues et les places publiques. Et mon oreille, frappée de cris poussés jusqu’aux cieux, distingua par intervalles ces phrases :

« Quel est donc ce prodige nouveau ? quel est ce fléau cruel et mystérieux ? Nous sommes une nation nombreuse, et nous manquons de bras ! nous avons un sol excellent, et nous manquons de denrées ! nous sommes actifs, laborieux, et nous vivons dans l’indigence ! nous payons des tributs énormes, et l’on nous dit qu’ils ne suffisent pas ! nous sommes en paix au dehors, et nos personnes et nos biens ne sont pas en sûreté au dedans ! Quel est donc l’ennemi caché qui nous dévore ? »

Et des voix parties du sein de la multitude répondirent : Élevez un étendard distinctif autour duquel se rassemblent tous ceux qui, par d’utiles travaux, entretiennent et nourrissent la société, et vous connaîtrez l’ennemi qui vous ronge. »

Et, l’étendard ayant été levé, cette nation se trouva tout à coup partagée en deux corps inégaux, et d’un aspect contrastant : l’un innombrable et presque total, offrait, dans la pauvreté générale des vêtements et l’air maigre et hâlé des visages, les indices de la misère et du travail ; l’autre, petit groupe, fraction insensible, présentait, dans la richesse des habits chamarrés d’or et d’argent, et dans l’embonpoint des visages, les symptômes du loisir et de l’abondance.

Et, considérant ces hommes plus attentivement, je reconnus que le grand corps était composé de laboureurs, d’artisans, de marchands, de toutes les professions laborieuses et studieuses utiles à la société, et que, dans le petit groupe, il ne se trouvait que des ministres du culte de tout grade (moines et prêtres), que des gens de finance, d’armoirie, de livrée, des chefs militaires et autres salariés du gouvernement.

Et ces deux corps en présence, front à front, s’étant considérés avec étonnement, je vis, d’un côté, naître la colère et l’indignation ; de l’autre, un mouvement d’effroi ; et le grand corps dit au plus petit :

« Pourquoi êtes-vous séparés de nous ? N’êtes-vous donc pas de notre nombre ? »

« Non, répondit le groupe : vous êtes le peuple ; nous autres, nous sommes un corps distinct, une classe privilégiée, qui avons nos lois, nos usages, nos droits à part. »

le peuple

Et de quel travail viviez-vous dans notre société ?

les privilégiés

Nous ne sommes pas faits pour travailler.

le peuple

Comment avez-vous donc acquis tant de richesses ?

les privilégiés

En prenant le soin de vous gouverner.

le peuple

Quoi, nous fatiguons, et vous jouissez ! nous produisons, et vous dissipez ! Les richesses viennent de nous, vous les absorbez, et vous appelez cela gouverner !Classe privilégiée, corps distinct qui nous est étranger, formez votre nation à part, et voyons comment vous subsisterez.

Alors le petit groupe, délibérant sur ce cas nouveau, quelques hommes justes et généreux dirent : Il faut nous rejoindre au peuple, et partager ses fardeaux ; car ce sont des hommes comme nous, et nos richesses viennent d’eux. Mais d’autres dirent avec orgueil : Ce serait une honte de nous confondre avec la foule, elle est faite pour nous servir ; ne sommes-nous pas la race noble et pure des conquérants de cet empire ? Rappelons à cette multitude nos droits et son origine.

les nobles.

Peuple ! oubliez-vous que nos ancêtres ont conquis ce pays, et que votre race n’a obtenu la vie qu’à condition de nous servir ? Voilà notre contrat social ; voilà le gouvernement constitué par l’usage et prescrit par le temps.

le peuple.

Race pure des conquérants ! montrez-nous vos généalogies ! nous verrons ensuite si ce qui, dans un individu, est vol et rapine, devient vertu dans une nation.

Et à l’instant, des voix élevées de divers côtés commencèrent d’appeler par leurs noms une foule d’individus nobles ; et, citant leur origine et leur parenté, elles racontèrent comment l’aïeul, le bisaïeul, le père lui-même, nés marchands, artisans, après s’être enrichis par des moyens quelconques, avaient acheté, à prix d’argent, la noblesse : en sorte qu’un très-petit nombre de familles étaient réellement de souche ancienne. Voyez, disaient ces voix, voyez ces roturiers parvenus qui renient leurs parents ; voyez ces recrues plébéiennes qui se croient des vétérans illustres ! Et ce fut une rumeur de risée.

Pour la détourner, quelques hommes astucieux s’écrièrent : Peuple doux et fidèle, reconnaissez l’autorité légitime : le Roi veut, la loi ordonne.

le peuple.

Classe privilégiée, courtisans de la fortune, laissez les rois s’expliquer : les rois ne peuvent vouloir que le salut de l’immense multitude, qui est le peuple ; la loi ne saurait être que le vœu de l’équité.

Alors les privilégiés militaires dirent : La multitude ne sait obéir qu’à la force, il faut la châtier. Soldats, frappez ce peuple rebelle !

le peuple.

Soldats ! vous êtes notre sang ! frapperez-vous vos parents, vos frères ? Si le peuple périt, qui nourrira l’armée ?

Et les soldats, baissant les armes, dirent : Nous sommes aussi le peuple, montrez-nous l’ennemi ! Alors les privilégiés ecclésiastiques dirent : Il n’y a plus qu’une ressource : le peuple est superstitieux, il faut l’effrayer par les noms de Dieu et de religion.

Nos chers frères ! nos enfants ! Dieu nous a établis pour vous gouverner.

le peuple.

Montrez-nous vos pouvoirs célestes.

les prêtres.

Il faut de la foi : la raison égare.

le peuple.

Gouvernez-vous sans raisonner ?

les prêtres.

Dieu veut la paix : la religion prescrit l’obéissance.

le peuple.

La paix suppose la justice ; l’obéissance veut la conviction d’un devoir.

les prêtres.

On n’est ici-bas que pour souffrir.

le peuple.

Montrez-nous l’exemple.

les prêtres.

Vivrez-vous sans dieux et sans rois ?

le peuple.

Nous voulons vivre sans oppresseurs.

les prêtres.

Il vous faut des médiateurs, des intermédiaires.

le peuple.

Médiateurs près de Dieu et des rois ! courtisans et prêtres, vos services sont trop dispendieux ; nous traiterons désormais directement nos affaires.

Et alors le petit groupe dit : Tout est perdu, la multitude est éclairée.

Et le peuple répondit : Tout est sauvé, car si nous sommes éclairés, nous n’abuserons pas de notre force : nous ne voulons que nos droits. Nous avons des ressentiments, nous les oublions : nous étions esclaves, nous pourrions commander ; nous ne voulons qu’être libres, et la liberté n’est que la justice.