Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap14

CHAPITRE XIV.



Le grand obstacle au perfectionnement.

Le Génie se tut… Cependant, prévenu de noirs sentiments, mon esprit demeura rebelle à la persuasion ; mais craignant de le choquer par ma résistance, je demeurai silencieux… Après quelque intervalle, se tournant vers moi et me fixant d’un regard perçant :… « Tu gardes le silence, reprit-il, et ton cœur agite des pensées qu’il n’ose produire !… » Interdit et troublé : « Ô Génie ! lui dis-je, pardonne ma faiblesse : sans doute ta bouche ne peut proférer que la vérité ; mais ta céleste intelligence en saisit les traits là où mes sens grossiers ne voient que des nuages. J’en fais l’aveu : la conviction n’a point pénétré dans mon ame, et j’ai craint que mon doute ne te fût une offense.

« Et qu’a le doute, répondit-il, qui en fasse un crime ? l’homme est-il maître de sentir autrement qu’il n’est affecté ?… Si une vérité est palpable et d’une pratique importante, plaignons celui qui la méconnaît : sa peine naîtra de son aveuglement. Si elle est incertaine, équivoque, comment lui trouver le caractère qu’elle n’a pas ? Croire sans évidence, sans démonstration, est un acte d’ignorance et de sottise : le crédule se perd dans un dédale d’inconséquences ; l’homme sensé examine, discute, afin d’être d’accord dans ses opinions ; et l’homme de bonne foi supporte la contradiction, parce qu’elle seule fait naître l’évidence. La violence est l’argument du mensonge ; et imposer d’autorité une croyance, est l’acte et l’indice d’un tyran. »

Enhardi par ces paroles : « Ô Génie ! répondis-je, puisque ma raison est libre, je m’efforce en vain d’accueillir l’espoir flatteur dont tu la consoles : l’ame vertueuse et sensible se livre aisément aux rêves du bonheur, mais sans cesse une réalité cruelle la réveille à la souffrance et à la misère : plus je médite sur la nature de l’homme, plus j’examine l’état présent des sociétés, moins un monde de sagesse et de félicité me semble possible à réaliser. Je parcours de mes regards toute la face de notre hémisphère : en aucun lieu je n’aperçois le germe, ou ne pressens le mobile d’une heureuse révolution. L’Asie entière est ensevelie dans les plus profondes ténèbres. Le Chinois, avili par le despotisme du bambou, aveuglé par la superstition astrologique, entravé par un code immuable de gestes, par le vice radical d’une langue et surtout d’une écriture mal construites, ne m’offre, dans sa civilisation avortée, qu’un peuple automate. L’Indien, accablé de préjuges, enchaîné par les liens sacrés de ses castes, végète dans une apathie incurable. Le Tartare, errant ou fixé, toujours ignorant et féroce, vit dans la barbarie de ses aïeux. L’Arabe, doué d’un génie heureux, perd sa force et le fruit de sa vertu dans l’anarchie de ses tribus et la jalousie de ses familles. L’Africain, dégradé de la condition d’homme, semble voué sans retour à la servitude. Dans le nord, je ne vois que des serfs avilis, que des peuples troupeaux, dont se jouent de grands propriétaires. Partout l’ignorance, la tyrannie, la misère ont frappé de stupeur les nations ; et les habitudes vicieuses, dépravant les sens naturels, ont détruit jusqu’à l’instinct du bonheur et de la vérité : il est vrai que, dans quelques contrées de l’Europe, la raison a commencé de prendre un premier essor ; mais là même, les lumières des particuliers sont-elles communes aux nations ? L’habileté des gouvernements a-t-elle tourné à l’avantage des peuples ? Et ces peuples qui se disent policés, ne sont-ils pas ceux qui, depuis trois siècles, remplissent la terre de leurs injustices ? ne sont-ce pas eux qui, sous des prétextes de commerce, ont dévasté l’Inde, dépeuplé le nouveau continent, et soumettent encore aujourd’hui l’Afrique au plus barbare des esclavages ? La liberté naîtra-t-elle du sein des tyrans, et la justice sera-t-elle rendue par des mains spoliatrices et avares ? Ô Génie ! j’ai vu les pays civilisés, et l’illusion de leur sagesse s’est dissipée devant mes regards : j’ai vu les richesses entassées dans quelques mains, et la multitude pauvre et dénuée ; j’ai vu tous les droits, tous les pouvoirs concentrés dans certaines classes, et la masse des peuples passive et précaire : j’ai vu des maisons de prince, et point de corps de nations ; des intérêts de gouvernement, et point d’intérêt ni d’esprit public : j’ai vu que toute la science de ceux qui commandent consistait à opprimer prudemment ; et la servitude raffinée des peuples policés m’a paru plus irrémédiable.

« Un obstacle surtout, ô Génie ! a profondément frappé ma pensée : en portant mes regards sur le globe, je l’ai vu partagé en vingt systèmes de cultes différents : chaque nation a reçu ou s’est fait des opinions religieuses opposées ; et chacune, s’attribuant exclusivement la vérité, veut croire toute autre en erreur. Or si, comme il est de fait, dans leur discordance, le grand nombre des hommes se trompe, et se trompe de bonne foi, il s’ensuit que notre esprit se persuade du mensonge comme de la vérité ; et alors, quel moyen de l’éclairer ? Comment dissiper le préjugé qui d’abord a saisi l’esprit ? Comment surtout écarter son bandeau, quand le premier article de chaque croyance, le premier dogme de toute religion, est la proscription absolue du doute, l’interdiction de l’examen, l’abnégation de son propre jugement ? Que fera la vérité pour être reconnue ? Si elle s’offre avec les preuves du raisonnement, l’homme pusillanime récuse sa conscience ; si elle invoque l’autorité des puissances célestes, l’homme préoccupé lui oppose une autorité du même genre, et traite toute innovation de blasphème. Ainsi l’homme, dans son aveuglement, rivant sur lui-même ses fers, s’est à jamais livré sans défense au jeu de son ignorance et de ses passions. Pour dissoudre des entraves si fatales, il faudrait un concours inouï d’heureuses circonstances ; il faudrait qu’une nation entière, guérie du délire de la superstition, fût inaccessible aux impulsions du fanatisme ; qu’affranchi du joug d’une fausse doctrine, un peuple s’imposât lui-même celui de la vraie morale et de la raison ; qu’il fût à la fois hardi et prudent, instruit et docile ; que chaque individu, connaissant ses droits, n’en transgressât pas la limite ; que le pauvre sût résister à la séduction, le riche à l’avarice ; qu’il se trouvât des chefs désintéressés et justes ; que les oppresseurs fussent saisis d’un esprit de démence et de vertige ; que le peuple, recouvrant ses pouvoirs, sentît qu’il ne les peut exercer, et qu’il se constituât des organes ; que, créateur de ses magistrats, il sût à la fois les censurer et les respecter ; que, dans la réforme subite de toute une nation vivant d’abus, chaque individu disloqué souffrît patiemment les privations et le changement de ses habitudes ; que cette nation enfin fût assez courageuse pour conquérir sa liberté, assez instruite pour l’affermir, assez puissante pour la défendre, assez généreuse pour la partager : et tant de conditions pourront-elles jamais se rassembler ? Et lorsqu’en ses combinaisons infinies, le sort produirait enfin celle-là, en verrai-je les jours fortunés ? et ma cendre ne sera-t-elle pas dès long-temps refroidie ? »

À ces mots, ma poitrine oppressée se refusa à la parole… Le Génie ne me répondit point ; mais j’entendis qu’il disait à voix basse : « Soutenons l’espoir de cet homme ; car si celui qui aime ses semblables se décourage, que deviendront les nations ? Et peut-être le passé n’est-il que trop propre à flétrir le courage ? Eh bien ! anticipons le temps à venir ; dévoilons à la vertu le siècle étonnant près de naître, afin qu’à la vue du but qu’elle désire, ranimée d’une nouvelle ardeur, elle redouble l’effort qui doit l’y porter. »