Les Roumains
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 2 (p. 5-49).
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LES ROUMAINS

II.

LEUR HISTOIRE. — RÉORGANISATION DES PROVINCES DANUBIENNES.


I. — l’histoire.


Nous avons parlé de la langue roumaine[1], voyons l’histoire.

Où était, il y a quelques années à peine, l’histoire des provinces danubiennes ? Dans quelles chroniques, dans quelles chartes la retrouver ? Sitôt que l’on faisait ces questions, on touchait à toutes les plaies de ces provinces, car on rencontrait une personnalité nationale, un peuple, qu’il était impossible de nier. À travers les chroniques polonaises, hongroises, russes, byzantines, turques, on démêlait la trace des Roumains comme on peut suivre le cours du Rhône, même quand il s’est perdu dans le lac de Genève ; mais les monumens indigènes, nationaux, qui déposaient de la vie de ce peuple, vous échappaient presque entièrement. Chez tous les autres, les historiens modernes s’appuient sur des chroniques, les chroniques sur des chartes, des diplômes, des pièces authentiques, témoins irrécusables des événemens qu’on raconte. Ici, rien de semblable. C’est une nation dont les titres, archives, diplômes, chroniques, ont été dispersés, détruits ou volés par ses envahisseurs. S’il existait quelque trace des titres de cette nation, il fallait les découvrir partout ailleurs que chez elle, dans les archives de Moscou, de Constantinople, de Vienne. Quant à son histoire proprement dite, ses ennemis seuls l’avaient écrite jusqu’ici. Elle se trouvait par lambeaux dans les historiens polonais, hongrois, autrichiens, moscovites, musulmans, chez lesquels on devait la recueillir à grand’peine, défigurée au milieu des préventions, des ressentimens, des haines que chaque nation rapporte de la lutte et qu’elle transmet à ses écrivains. C’était le corps du lévite mis en pièces et partagé entre tous les voisins. Ne demandez pas après cela où en était la critique historique en Roumanie, et s’il était aisé de fonder des conclusions solides sur ce sable mouvant. La série des règnes n’étant pas même fixée, c’était le point où, de l’aveu de tous, la barbarie était le plus visible.

Sans monument, sans rien qui marque la différence des âges, que peut devenir l’impression du passé chez un peuple égaré à travers les temps comme au milieu d’une steppe ? Les figures des voïvodes Alexandre le Bon, Mircea, Étienne le Grand, Basile le Loup, Michel le Brave, ébauchées sous les porches des églises, à demi effacées par les orages, sont les seuls témoins de l’histoire dans un pays où les déprédateurs n’ont pas même laissé de ruines ; le sentiment d’une lutte à outrance, d’une adversité sans trêve, un grand inconnu que l’on sait avoir été plein d’angoisses et de douleurs, voilà ce qui se révèle dans l’accent résigné des chants nationaux des Roumains. Ces doinas, qui se prolongent en expirant dans les ondulations des plaines, n’ont presque plus de rhythme, comme si l’âme était brisée. Au milieu de ce mystère, on dirait que la nature attristée garde seule, à la place de l’homme, la conscience des choses passées. C’est là, il me semble, ce qui se retrouve dans la pièce suivante que je traduis du plus ancien des poètes de nos jours[2]. Il faudrait y ajouter l’horizon du champ de bataille de Vale-Alba et les sons de la musette d’un berger qui alternent avec le gazouillement d’un ruisseau à travers la plaine blanchie par les ossemens des compagnons d’Étienne.

LE BERGER.

« Vallée blanche, blanche vallée, petit ruisseau des montagnes, pourquoi en passant près de ma colline, que le ciel soit pur ou chargé d’orages, exhales-tu un si triste soupir ? Ta rive est verdoyante, couronnée de mille fleurs ; ton onde, purifiée au menu gravier de la source, désaltère l’oiseau et mon troupeau.

LE RUISSEAU.

« Mon onde est limpide, ton troupeau s’y abreuve aujourd’hui, ainsi que cet oiseau qui s’envole ; mais hélas ! autrefois elle abreuvait les troupeaux de l’Orient qui étaient campés ici, lorsque le saint guerrier Étienne combattait pour son pays, lorsqu’en un jour néfaste le fer aigu moissonna boyards, guerriers, bergers, villageois. Depuis ce temps, mon onde se lamente toujours ; éternellement elle soupire, car elle a coulé mêlée au noble sang versé par les Roumains ; leurs os bien longtemps ont parsemé ces champs. Et moi, quand je songe à ce jour de tempête, je soupire ; le frémissement de la forêt se mêle à mes sanglots, car il n’y a plus de braves aujourd’hui pareils à ceux qui ont succombé. Leurs travaux et leur gloire, les Roumains les oublient maintenant. C’est pourquoi, petit berger, chante pour réveiller leurs pensées, et que ton chant leur dise ce qu’ils furent autrefois, ce qu’ils sont aujourd’hui ! »

Voilà, en général, sous quelle forme se présentait à l’esprit l’histoire des provinces danubiennes, quand un livre a tout changé. Les Chroniques des Roumains, par Sincaï[3], ont mis soudainement l’ordre où était le chaos. L’homme qui a pu produire si vite un si grand changement mérite bien de fixer un moment les regards.

Sincaï, que j’appellerais volontiers le Muratori des Roumains, né en 1753 dans un village de Transylvanie, mort obscurément en 1820, a consacré sa longue vie à une seule pensée : écrire l’histoire de la race roumaine, en rechercher, en rassembler partout les documens épars, élever ainsi à une race d’hommes un monument indestructible qui portât les caractères de la certitude et de la science moderne. Souvent persécuté, même emprisonné, rien ne le détourne de son œuvre. En 1808, il commence à la publier. Un obstacle invincible, facile à prévoir, l’arrête ; l’Autriche ne pouvait tolérer la publication d’un ouvrage où brillaient d’une lumière si vraie les titres traditionnels de ceux-là mêmes qu’elle tenait sous le joug. Le censeur écrivit en marge du manuscrit : « L’ouvrage mérite le feu, et l’auteur la potence ; opus igne, auctor patibulo dignus. » Cet arrêt n’empêcha pas l’écrivain de persévérer. Soit misère, soit nécessité de se dérober, ses biographes le montrent portant lui-même de lieu en lieu, dans une besace, son ouvrage proscrit, qui s’augmentait incessamment des découvertes qu’il faisait dans les archives publiques et privées. Il porta ainsi en secret son fardeau (et c’était, à vrai dire, la meilleure fortune de son peuple) jusqu’à son dernier jour. L’interdiction qui avait arrêté l’auteur vivant le poursuivit mort, et c’est aujourd’hui seulement, après un demi-siècle, que le gouvernement de Moldavie, bien inspiré par le prince régnant Grégoire Ghyka, a pu enfin publier, avec un applaudissement unanime, l’ouvrage de Sincaï. Ce monument vient à la lumière au moment même où le procès des Roumains étant devant le juge, ils avaient le plus besoin d’un témoignage authentique.

Quel est le caractère du livre de Sincaï ? On s’abuserait assurément si d’après le titre, Chroniques des Roumains, on y cherchait la naïveté jointe à la crédulité qui fait le fond de nos chroniqueurs. Il ne paraît pas qu’à aucune époque de leur histoire, les Roumains aient eu le tempérament de l’enfance ; loin de là, un esprit de critique prématuré se retrouve chez leurs écrivains les plus anciens. Cela est vrai surtout de Sincaï, qui est avant tout par la maturité, par le grand sens, un homme du xixe siècle. Les qualités les plus rares dans son pays et les plus nécessaires, il les possède : un esprit de règle, de méthode, d’investigation patiente ; un discernement admirable dans les grandes comme dans les petites choses ; l’art de porter l’ordre, la lumière dans le chaos le plus embrouillé qui fut jamais ; nul désir de l’effet, de l’éclat, mais un besoin excessif de la vérité démontrée, et tout cela dans un langage ingénu, original, brusque, vif, populaire, plein de verdeur et d’une simplicité presque rustique.

Depuis les temps de Décébale jusqu’en 1739, l’écrivain roumain reprend, raconte, discute chaque année en particulier ; il renoue incessamment le fil de la vie national ;, toujours près de se rompre. Chemin faisant, il met aux prises les historiens polonais, hongrois, russes, turcs ; il les contraint de rendre jour par jour à la race roumaine le témoignage qu’ils ont essayé d’éluder. Où ils n’ont été qu’incomplets, il les achève les uns par les autres. Où ils ont sciemment faussé la vérité, il la leur arrache avec éclat, et il reprend ainsi sur eux tous les dépouilles nationales. Sous cette critique toujours en haleine, vous voyez les discordes profondes des peuples voisins survivre dans leurs historiens après que ces peuples eux-mêmes se sont réconciliés ou ont été obligés de faire silence, et la discussion ainsi agrandie n’est guère moins vivante que le récit des événemens eux-mêmes. Au milieu de trois ou quatre races ennemies, l’historien conquiert année par année, jour par jour, la vérité historique, comme un champ de bataille. Dans aucun livre, on ne peut voir, j’imagine, avec plus d’évidence, comment ces diverses races, en se blessant, se désarmant l’une l’autre, se préparaient à tomber mutilées et sanglantes dans les mains de l’Autriche. Que l’auteur au milieu de cette mêlée ; n’ait jamais été entraîné par sa religion pour ses pauvres Roumains à des représailles contre ses adversaires de Pologne, de Hongrie, de Russie, qui pourrait l’affirmer ? Il est seulement constant que par-dessus tout il cherche la lumière, que loin de taire les traditions, les systèmes opposés, il les étale avec complaisance ; qu’il laisse amplement la parole à l’ennemi ; qu’aucun livre n’est plus nourri de documens officiels, d’actes, de lettres, de diplômes, de traités, de monumens authentiques ; que de tous côtés sont réunis les élémens divers de la certitude. Le lecteur seul est chargé de porter le jugement, méthode qui place l’auteur au rang des créateurs de la grande école historique du xixe siècle. Si l’on considère qu’il a été conduit à cette savante ; méthode de 1700 à 1808, c’est-à-dire dans un temps où aucun des travaux de la critique contemporaine n’avait encore paru, et lorsqu’un esprit tout différent régnnait dans l’histoire, l’admiration s’ajoutera à la surprise ; il vous semblera peut-être que de pareils travaux n’ont pu être achevés sans quelque dessein de la Providence sur le peuple pour lequel ils ont été entrepris. Et ce n’est là qu’une partie de l’œuvre de Sincaï ; car il avait joint à son ouvrage ce qu’il appelait la moelle des historiens, trente volumes recueillis çà et là de chroniques, de pièces officielles, de documens dont il avait commenté le texte, et qui étaient comme le fondement et la source de son vaste récit. Il avait fait pour la Roumanie ce que Muratori a fait pour l’Italie, les bénédictins pour la France, et ce qui manque encore à plus d’une nation orgueilleuse de son passé et de son présent. Qu’est devenue cette immense collection ? Quelle main l’a soustraite à tous les yeux ? quel est celui qui a intérêt à ce que le trésor de toute une race d’hommes soit perdu pour l’histoire, c’est-à-dire pour la civilisation ? Ce n’est pas ici le lieu de le rechercher ; il suffira de dire que l’on s’est trompé, si l’on a voulu enlever à une race d’hommes avec ses titres sa place au soleil. Dans ce cas, c’est l’ouvrage même de Sincaï qu’il fallait supprimer. Tel qu’il est, il vivra dans sa construction massive, et tant qu’il subsistera, ce sera une base inébranlable sur laquelle peut s’asseoir sans crainte la société roumaine.

II. — étienne le grand et michel le brave.

Le moment où les Roumains reparaissent dans le monde moderne n’est pas assurément sans quelque grandeur. Après que l’on a perdu de vue les chefs de leurs trente-cinq forteresses, tantôt engloutis comme patrices dans l’empire de Byzance, tantôt alliés à l’empire de Bulgarie, viennent les invasions tartares, mongoles. À peine les Mongols se retirent, on voit au sein de ces mêmes colonies oubliées que j’ai décrites[4] la race latine surgir et quitter ses abris, un essaim d’hommes se former entre les ruines d’Apulum, de Parolissa, d’Ulpia Trajana, s’aventurer peu à peu sur les vieilles voies romaines, en suivre les vestiges, descendre des hauteurs boisées, se risquer au pied des Carpathes, s’avancer dans les plaines, à mesure que la terre semble déserte, y rencontrer des hommes de la même race qui y arrivent par des chemins plus rapides, ou qui peut-être n’en étaient jamais sortis, et tons ensemble, changés, altérés par le travail du temps, par d’autres croyances, un autre culte, former de nouveaux établissemens, sans presque rien imiter des anciens ; car, d’agriculteurs qu’ils étaient autrefois, ces peuples étaient devenus pasteurs, les temps ne permettant guère d’enclore, d’ensemencer un terrain, tandis qu’ils pouvaient espérer de dérober leurs troupeaux à un ennemi dont le retour était toujours à craindre. On connaît le nom des deux chefs qui dans le xiiie siècle personnifient cette nouvelle prise de possession des plaines de Valachie et de Moldavie, Radul Négru et Bogdan, — premier degré de l’histoire moderne. Là recommence non plus la tradition, mais l’histoire attestée par des actes authentiques. C’est ce que le peuple nomme la seconde descente en comptant celle de Trajan pour la première.

Vous remarquerez que par cette immigration de Transylvanie en Valachie, la race roumaine commence par se démembrer en deux corps séparés : le premier, qui reste à l’ouest des Carpathes dans les retranchemens des colonies ; le second, qui se répand et déborde dans les plaines orientales. Une fois séparés, ces deux corps ne se réunissent plus. Dans ce grand fait qui domine toute cette histoire sont renfermées de graves conséquences, qui ne tarderont pas à se montrer.

Le plan des Romains de Trajan, comme je l’ai établi, avait été de former un seul état qui devait avoir pour base et pour citadelle le plateau central des Carpathes, pour rayonnement les vastes contrées environnantes. Ce premier plan venait de subir dès l’origine moderne une atteinte considérable. Il était sorti brisé du tumulte des Barbares. La race roumaine ne formait plus un seul bloc comme dans la pensée des fondateurs. La statue, d’abord entière, avait été partagée en morceaux par les invasions. D’un côté des monts de la Transylvanie se trouvait la tête séparée du corps ; de l’autre côté, le grand torse brisé en deux tronçons, Valachie et Moldavie. Tout l’effort de l’histoire des Roumains a été de refaire un même corps de ces membres dispersés.

Il faut avouer qu’à divers intervalles ces provinces ont été tout près d’y réussir, et elles ont été aidées principalement par deux hommes, Étienne le Grand et Michel le Brave, tous deux immortels, quoique inégaux, qui se sont suivis dans les mêmes traces à la distance d’un siècle. Sur quels fondemens ces deux hommes ont-ils posé l’état naissant qu’ils avaient reçu déjà plus qu’ébauché des mains d’Alexandre le Bon, de Mircea le Valaque ? Pourquoi leur construction n’a-t-elle pas duré ? Pourquoi une œuvre si hardiment commencée ne s’est-elle pas développée ? Qu’est-ce qui a empêché l’état de se maintenir et l’a poussé à une ruine prématurée dès que ces mêmes hommes n’ont plus été là pour le porter ? Voilà, je crois, ce qu’il est important d’examiner aujourd’hui.

Le premier qui ait montré ce que pourrait être un royaume roumain indépendant, c’est Étienne, et qui considérera avec quels faibles moyens il a accompli tant de choses extraordinaires ne lui refusera pas le nom de grand. À peine maître de la Moldavie, il se venge des usurpations des Hongrois, auxquels il tue dix mille hommes dans la bataille de Baia, le 15 décembre 1467 ; il s’étend aussitôt dans la Transylvanie, dont il se fait livrer par Mathias Corvin les gorges principales avec tout le territoire dont les eaux tombent dans la Bistritza et le Sereth. L’orgueil hongrois a fait des efforts inimaginables pour cacher cette première plaie ; il a bien fallu pourtant que cette race héroïque avouât sa défaite. Dans le même temps qu’Étienne se fortifie dans les Carpathes, il ferme son état vers l’autre extrémité, aux embouchures du Dniester et du Danube. Les forteresses de Kilia et d’Ackerman, prises d’assaut, lui assurent la Mer-Noire. Cependant il n’a dans ses mains que la Moldavie ; le prince de Valachie, ce même Vlad qui faisait empaler trente mille prisonniers en un jour et dans la même plaine, se soulève contre lui, et donne lieu aux campagnes de Valachie en 1469, 1470, 1471, 1472. Il fallut ces quatre années pour finir ce qu’on peut appeler une guerre civile. Partout vainqueur, à Sotzi, à Cursul-Apei, Étienne n’a plus rien à craindre des siens ; mais c’est une armée de cent vingt mille musulmans qui vient fondre sur lui. Elle est commandée par Mahomet II, le conquérant de Constantinople, qui n’a trouvé jusqu’ici aucun obstacle. Le 17 janvier 1475, Étienne met en déroute avec quarante mille hommes, à Racova, l’armée mahométane ; il la rejette au-delà du Danube. La chrétienté se sent sauvée, et elle ignore par quelle main. Étienne envoie des drapeaux, des esclaves, des trophées au roi de Pologne, au roi de Hongrie, qui essaie plus tard de lui dérober sa victoire, au patriarche de Rome Sixte IV, qui salue Étienne du nom d’athlète du Christ. Les Valaques, le croyant perdu, l’avaient de nouveau attaqué ; il les châtie. Presque aussitôt on le voit balayer une invasion de Cosaques et de Tartares qu’il noie dans le Dniester. L’année était à peine achevée, que Mahomet II reparaît, et cette fois avec les forces de toute la Turquie. Il passe le Danube sur cinq ponts. Étienne attend les secours promis par les Hongrois et les Polonais. Ces secours n’arrivent pas. Livré à lui seul, il accepte le 26 juillet 1476 la bataille de Vale-Alba sur les frontières nord-ouest de son état. Il la perd. C’eût été pour un autre un coup mortel. Étienne disparaît un moment submergé, et tout à coup le voilà, en 1481, qui écrase de nouveau les Valaques, toujours rebelles, à la journée de Rimnik, fameuse par l’apparition de saint Procope, qui traverse le champ de bataille et relève les affaires désespérées du Moldave. Les Valaques réduits, les Ottomans reparaissent. Bajazet II vient venger Mahomet II. Il est défait dans les batailles de Katlagouba, de Skeia, de Faltchi. Long-temps disputée, l’embouchure du Danube reste à Étienne. Le danger diminué du côté des musulmans éclate du côté des chrétiens. C’est maintenant le roi de Pologne, Jean-Albert, c’est le roi de Hongrie, Vladislas, qui croient l’occasion venue de se partager la Moldavie. Le roi Jean-Albert y entre à la tête de quatre-vingt mille Polonais. Étienne bat cette armée à Kotnar ; il la disperse au passage du Dniester. Indigné de l’attaque des chrétiens, on dit qu’il attela au joug vingt mille prisonniers ; il leur fit traîner la charrue dans les sillons ; on y sema des glands, d’où sortit la Forêt-Rouge, ainsi nommée parce qu’elle a germé dans le sang. Étienne poursuit les Polonais l’épée aux reins en Podolie, en Russie. Il prend Lemberg ; il occupe la Galicie ; la terreur s’étend dans toute la Pologne ; Cracovie menacée arme à la hâte. Lisez le traité de paix qu’Étienne fait signer au roi de Pologne en 1499. C’est le vrai fondement du droit international des provinces danubiennes à l’égard des puissances chrétiennes. Vous verrez dans ce traité tous les droits de souveraineté, d’indépendance plénière, garantis à la Moldavie, le roi et le voïvode traitant sur un pied complet d’égalité : partout le mot d’amitié, nulle part celui d’hommage ; convention d’extradition, alliance offensive et défensive, liberté de commerce. La Moldo-Valachie est ce jour-là dans la famille des grands états. Le retour d’Étienne est un triomphe ; il ramène avec lui cent mille prisonniers de la Russie-Rouge qu’il réduit en servage. Il se donne l’orgueilleuse joie de les semer de tous côtés par-delà le Danube ; il en remplit la Bulgarie, la Grèce ; on en vit arriver jusque sur les marchés d’Asie ; le chef de la Moldavie prenait plaisir à fouler la Russie dans son berceau. À la fin de cette même année 1499, il se retourne contre les Turcs dans une campagne d’hiver. Il les laisse s’engager au nord du Pruth au nombre de soixante-dix mille hommes ; le froid en fait périr quarante mille. Étienne tombe sur le reste de l’armée, qu’il coupe du Danube et qu’il achève. Outre la Moldo-Valachie, il possédait alors la Pocutie, la Bessarabie tout entière. Ce fut le moment culminant de sa fortune. Avant qu’elle ne décline, il meurt en 1504, plein de gloire, mais aussi d’appréhension sur l’avenir, sachant bien qu’il y avait un point ruineux dans ses états, et que cet empire construit avec tant d’efforts, soutenu de tant de victoires, assiégé au dehors et au dedans par l’islamisme et par le christianisme, pourrait difficilement subsister sans lui.

La figure de ce grand saint Étienne le Bon manquait à nos histoires du xve siècle, qui en restait comme appauvri et dépouillé dans sa dernière moitié. En effet, l’absence de ce personnage ôtait l’équilibre à l’histoire. C’était comme un vide dans un tableau, et il était impossible de s’en rendre compte. On apercevait à l’extrémité de l’Europe des mouvemens extraordinaires, et on ne pouvait discerner ni la volonté qui suscitait, ni le bras qui accomplissait ces prodiges. Il y avait des effets sans cause, tant qu’on ne connaissait pas le grand cœur héroïque qui imprimait le premier mouvement. C’est ainsi que certaines déviations dans les révolutions des corps célestes déconcertent l’observateur jusqu’à ce qu’il ait découvert dans l’étendue le petit point imperceptible qui les régit. Dès que ce point-là est signalé, tout rentre dans l’ordre et dans la loi. Il n’en est pas autrement d’Étienne. À mesure que cette figure se révèle, se dessine (et les histoires sont pleines de lui, sitôt qu’on le regarde), vous voyez sortir du nuage le bras qui pendant un demi-siècle a refoulé l’empire ottoman, et empêché Mahomet II d’outre-passer sa conquête de Constantinople. Qui donc arrêtait ce conquérant sur le seuil ? qui l’empêchait de faire un pas ? qui l’obligeait de reculer quand on ne lui découvrait point d’adversaire ? Était-ce une panique sans cause ? Il était impossible de le dire avec certitude. Maintenant tout s’explique. Vous voyez pourquoi Mahomet II, ce conquérant à qui tout cède, est enchaîné dans sa conquête, pourquoi il recule si précipitamment de l’autre côté du Danube dès qu’il l’a franchi. C’est qu’il est arrêté non par une vision, mais par un bras de chair. Ce même Étienne, présent à la fois sur le Dniester, sur le Danube, aux portes des Carpathes, opposé d’un côté à Mahomet II, à Bajazet II, à Soliman, à Scanderberg, aux Tartares, aux Turcs, de l’autre à Mathias Corvin, à Jean-Albert, aux Hongrois, aux Polonais, voilà celui qui ouvrait et fermait à son heure les portes de l’Europe orientale ! D’abord on ne le voyait nulle part ; aujourd’hui on est forcé de le rencontrer partout. Et comme c’est là le personnage d’un héros, c’est bien aussi celui d’un fondateur d’état : politique, dissimulé, cruel, impitoyable au besoin, pieux surtout, qui a su se concilier parmi ses peuples le titre de bon et celui de grand. « Il était, a-t-on dit, son propre potentat, puisqu’il ne craignait personne. » Si l’état qu’il a fondé n’a pas subsisté longtemps après lui, je ne sache pas qu’on puisse l’accuser d’avoir manqué de sagesse, de calcul, de sang-froid, ou même de prévoyance, puisque cette ruine précoce, il l’a, par un dernier trait de génie, annoncée sur son lit de mort au milieu même de ses plus grandes prospérités.

Dans cette histoire d’Étienne que de leçons à recueillir ! La plus simple, la plus évidente, c’est que le danger pour lui vint des chrétiens au moins autant que des musulmans. On voit ce grand homme obligé de faire face en mÊme temps de tous côtés, recevoir le premier l’assaut de l’islamisme, et les nations chrétiennes, hongroise, polonaise, profiter de ce qu’il fait tête aux infidèles pour l’attaquer et le ruiner par derrière. Au moment où le péril est le plus imminent, à Racova, on l’abandonne ; les Polonais de Jean-Albert croient pouvoir l’achever après qu’il les a couverts à Vale-Alba. Ceci me fait penser que les historiens ont mal interprété ce qu’ils appellent son testament, lorsqu’à la fin de sa vie, voyant l’horizon s’obscurcir de tous côtés, il a conseillé aux siens d’accepter sincèrement la suzeraineté de la Porte. Ce grand homme a dû se dire que, sans nulle sécurité du côté de la Hongrie, de la Pologne, de l’Allemagne, ses peuples trouveraient des ennemis ou moins exigeans, ou moins habiles, ou moins voisins dans Constantinople. Sans cela, et s’il eût pu véritablement compter sur l’alliance des nations chrétiennes, qui l’eût empêché de se jeter dans leurs bras ? Ce n’est pas certes la foi qui lui manqua jamais : autant de victoires remportées, autant d’églises élevées, il en fonda, dit-on, plus de quarante ; mais sa supériorité, c’est que la religion ne l’empêcha jamais de voir le parti qu’il pourrait au besoin tirer de l’islamisme. Ce même homme, qui empale par milliers tous ses prisonniers turcs, semble redouter moins le mahométisme moderne que le christianisme mongol ; il a, à cet égard, sur l’avenir une vue profonde et presque impartiale.

Considérez aussi l’art profond que l’on démêle chez lui ; je prie que l’on fasse attention à la distribution savante qu’il fit de ses états. Sur un territoire qui s’étendait en longueur des Carpathes au Dniester, il place ou du moins il laisse sa capitale, la ville sainte, à l’une des extrémités, dans Sucziava, aux débouchés de la Bucovine. Il se contente de fermer l’autre extrémité par Ackerman, sur la Mer-Noire ; tout le reste est ouvert aux incursions de l’ennemi. Il en résultait qu’avant de l’atteindre, les Tartares avaient à traverser le Dniester, le Pruth, le Sereth ; les Turcs, les lignes du Danube, le Sereth, la Bistritza. Quant aux nations chrétiennes, il les recevait aux débouchés des montagnes, les Hongrois à Baia, les Polonais dans la Forêt-Rouge. Si l’on étudie ses champs de bataille, on se convaincra qu’ils n’étaient point dispersés au hasard, comme le désordre, l’incurie des historiens le laisseraient croire. En traçant une ligne des sources du Sereth à son embouchure, on reconnaît que ses innombrables batailles ont été presque toutes livrées dans la vallée du fleuve, Baia, Vale-Alba, Rimnik, qu’il n’a jamais quitté le terrain où il avait tous ses avantages, son front couvert par les nombreux affluens du Danube, sa ligne de défense adossée aux Carpathes. Il laissait l’ennemi se répandre et déborder dans les plaines de Moldavie et de Valachie ; sans impatience, il l’attendait, comme en un camp retranché, dans les positions que je viens de marquer. Même après le désastre de Vale-Alba, il put gagner du temps et se refaire dans Niamtzo et les gorges voisines. Si au lieu de cela il eût eu sa capitale dans la plaine ouverte, à Jassy, où elle est aujourd’hui, et s’il se fût obstiné à la défendre, une seule journée eût tout perdu.

Vous reconnaîtrez par là sans peine que le temps où les provinces danubiennes ont montré une véritable vigueur, ç’a été lorsqu’elles avaient la tête de leur gouvernement, la Moldavie à Sucziava, la Valachie à Tirgovist, protégées l’une et l’autre à l’extrémité du territoire par la force naturelle des lieux ; au contraire leur impuissance militaire a commencé du jour où ces mêmes capitales, arrachées à leur position forte, sont descendues dans les plaines, alors que Jassy et Bucharest ont remplacé Sucziava et Tirgovist. Depuis ce moment, la capitale a été dans la main de l’ennemi, et l’on n’a plus vu, je ne dis pas une tentative, mais même une intention de résistance dès que l’ennemi s’est montré. Sucziava et Tirgovist sont les capitales d’Étienne le Grand et de Michel le Brave. Jassy et Bucharest ne rappellent politiquement que le Phanar et la Russie.

Appliquez ces observations à l’époque de Michel le Brave, vous les trouverez toutes confirmées. Sans études, sans réflexion, il a suivi l’exemple d’Étienne, et les mêmes principes ont produit des résultats semblables. En 1594, Michel, prince de Valachie, repousse les Turcs des bords du Danube. Il les enferme à Silistrie, à Hirsova ; tandis qu’il est aux prises avec eux, le chrétien Sigismond, reprenant l’œuvre de Mathias Corvin, s’apprête à s’emparer de la Valachie et de la Moldavie. Je ne dis rien des sermens que Michel prête tantôt à la Turquie, tantôt à la Hongrie, tantôt à l’empire. À l’ombre de ces sermens qui se détruisent l’un l’autre, il ne laisse pas de s’agrandir chaque jour. Il a un moment dans sa main la Valachie, la Moldavie, la Transylvanie. C’était là, encore une fois, le commencement d’un grand état. Michel le Brave semble avoir compris mieux que personne que la Moldavie et la Valachie, même réunies, seraient toujours chancelantes tant qu’elles seraient séparées du massif intérieur des Carpathes, que là devait être la forte base d’un état roumain, que tant que les provinces danubiennes seraient isolées des provinces retranchées vers les Portes-de-Fer, l’arbre serait séparé de sa souche. Sans doute l’arbre pourrait continuer de végéter ; mais il resterait aisément stérile, si on ne le rattachait à ce qui est, par la nature des lieux, par l’histoire de la race, par le premier plan des colonies, le fondement même d’un royaume roumain, et il est à remarquer que si cette hardie tentative de rattacher le tronc à la tête n’a pas été suivie d’un succès plus durable, la cause en a été non dans l’hostilité des musulmans, mais encore une fois dans les attaques des nations chrétiennes. D’un côté, les Roumains de la Transylvanie, depuis trop longtemps séparés, n’ont plus reconnu des frères ou des fils dans les Valaques de Michel le Brave ; de l’autre, les Polonais sont accourus. À la seule bataille de Ploiesti, ils ont tué quarante mille hommes à Michel, et ruiné par là une seconde fois dans ses fondations le nouvel état roumain.

III. — reconstitution. — système de défense militaire.

Quoi qu’il en soit, les bases de cet état ont été posées plus d’une fois avec gloire, et celui qui, étant né Roumain, voudrait se donner une patrie, ou celui qui, sans l’être, croirait utile de fonder un état moldo-valaque, parce qu’il penserait en avoir la puissance, devrait avoir souvent sous les yeux l’histoire d’Étienne et de Michel le Brave. Il en tirerait, je crois, les conclusions suivantes : que si les provinces danubiennes ont trouvé tant de difficultés à vivre, la cause en est un vice premier dans l’établissement de cet état, lorsque les Roumains du Bas-Danube se sont séparés des Roumains de la Transylvanie ; que dès-lors la force morale comme la force physique de la race roumaine a été partagée ou brisée. Incontestablement, si la Moldavie et la Valachie, déjà réunies par un vœu unanime, pouvaient, par un moyen quelconque, ne faire qu’un seul et même peuple avec le massif de la Transylvanie, la plupart des obstacles que l’on rencontre disparaîtraient : la nature, l’histoire, les traditions, la langue, tout se concilierait pour donner à l’établissement nouveau la consistance qui lui manque ; mais, cette union paraissant impossible aujourd’hui, il resterait à voir si la politique, l’art militaire moderne, ne présentent aucun moyen de corriger les inconvéniens d’une situation donnée.

Il est hors de doute que si la théorie pouvait devenir en un clin d’œil la pratique, si par un enchantement la puissance était donnée à un homme de fonder l’état roumain suivant les conditions de race et la nature des lieux, cet état comprendrait une partie du banat de Hongrie, la Transylvanie, la Bucovine, la Bessarabie, la Moldavie, la Valachie. Il serait entouré et gardé de tous côtés par la Theiss, le Maros, les Carpathes, le Dniester, la Mer Noire, le Danube ; il aurait une flotte à Ackerman, à Kilia. Dans ces conditions, ce serait un grand état de huit millions d’hommes, lequel n’aurait besoin du concours ou du moins de la protection de personne. Telles sont les bases que lui avaient données ses fondateurs, et que quelques grands hommes ont essayé de lui rendre ; mais de cet idéal d’un empire si nous descendons à la réalité, combien les choses sont différentes ! Des six provinces que je viens de nommer, les deux premières n’ont appartenu à l’état roumain qu’à la première origine, les deux autres lui ont été arrachées par violence ; les deux dernières seules forment aujourd’hui ses débris. C’est avec ces débris qu’il s’agit de constituer le nouvel état, et au lieu de chercher quel moyen il y a de résoudre le problème, il faut se garder de dire que la Roumanie n’est possible qu’avec toutes les conditions indiquées ci-dessus ; car chaque état a des brèches à réparer, et si l’on rejetait comme indigne d’examen tout établissement d’état qui ne serait pas tout d’abord en relation parfaite avec ce que demande la nature ou la parenté des races, il faudrait commencer par rejeter, sans plus de réflexion, la France sans le Rhin, l’Allemagne sans l’Alsace, la Suisse sans le Tyrol, l’Espagne sans Gibraltar, l’Italie sans la Valteline et sans la Corse. Ne faites pas au monde l’extrême plaisir de lui demander l’impossible pour qu’il s’autorise à vous refuser le nécessaire.

Si le grand Étienne reparaissait aujourd’hui, que ferait-il ? Il aurait par lui-même les bras liés, car on lui a ôté son champ de bataille en prenant à ses descendans la Bucovine pour la donner à l’Autriche. Il n’aurait plus sa capitale de Sucziava pour s’y retrancher à l’extrémité de ses états, y attendre l’ennemi usé par de longues marches, par la famine ou même par la victoire. Il ne tiendrait plus les défilés de la Forêt-Rouge pour arrêter ses alliés, pires que des ennemis déclarés. Il n’aurait plus devant lui dans la Bessarabie sa frontière du Dniester, qu’on a donnée à la Russie. Il chercherait en vain sa place de Roman fortifiée sur le Sereth. Il verrait de toutes parts son pays ouvert à l’ennemi le plus voisin ; mais, d’un autre côté, il trouverait ses peuples plus unis d’esprit et de cœur qu’ils n’ont été jamais, la Turquie chancelante, la Pologne disparue, la Hongrie effacée, les deux dernières remplacées par la Russie et par l’Autriche, et peut-être qu’entre les divisions de ces états nouveaux, qui ont gardé les anciennes jalousies, il ne désespérerait pas entièrement de la renaissance de sa nation, car il pourrait s’appuyer sur les intérêts de l’Occident, qui lui étaient restés à peu près inconnus ; puis, après avoir fait l’épreuve de ce qu’il peut attendre de l’amitié des Slaves et des Allemands, il serait conduit, comme les Roumains de nos jours, à mettre son recours dans les peuples latins de l’Occident. Il avait, par la Moldavie seule, une armée de 70 000 à 100 000 hommes ; un siècle après, sous Movila, elle était réduite à 40 000 ; au temps de Cantémir, elle n’était plus que de 8 000. Ce ne serait peut-être pas être trop exigeant que de la ramener au chiffre de 100 000 hommes avec l’accession de la Valachie. D’ailleurs il ne s’agirait plus d’une guerre agressive, et peut-être que l’art moderne, qui a su rendre les plaines aussi imprenables que les montagnes, conviendrait à cette situation nouvelle, car le système de défense serait aisément indiqué par la force des choses. De quoi s’agirait-il pour le défenseur de la nationalité roumaine ? De se faire une forte place de refuge où il pût s’abriter en sûreté, lui et toutes les ressources de l’état, assez longtemps pour donner à ses alliés ou à ses protecteurs le temps de se déclarer. Dès-lors ce qui s’est fait en Belgique, où l’on a constitué une nation au milieu de trois ou quatre autres qui la convoitent, éclairerait ce qui est le plus immédiatement praticable en Roumanie. La Belgique, si elle était attaquée, ne songerait pas à se défendre en rase campagne : elle abandonnerait à l’ennemi ses plaines, ses villes ouvertes ; elle se retrancherait tout entière avec son armée dans Anvers, d’où elle appellerait le secours des alliés qui lui resteraient fidèles, parce qu’ils auraient intérêt à la défendre. C’est donc un Anvers moldo-valaque qu’il faudrait construire. On le couvrirait à peu de frais de forts avancés assez nombreux pour assurer, comme on le peut toujours, à la défense une durée de quelques mois. Ne vient-on pas de voir Silistrie arrêter court la Russie pendant toute une campagne ? Dans cet Anvers moldo-valaque, qui serait placé nécessairement à portée du Danube, sinon au bord du fleuve même, de manière à tendre la main à l’Occident, se réfugieraient le gouvernement et l’armée ; tout ce qui représente la nationalité se concentrerait sur ce point. Cependant le drapeau resterait debout ; l’Europe, si tant est que ce soit son intention, aurait le temps d’arriver au canon de détresse. C’est toujours un grand spectacle que celui d’une nation qui lutte pour son existence. Ici l’intérêt serait doublé, parce qu’il s’agirait d’une nation qui, à peine sauvée, serait menacée d’être replongée dans le gouffre. La nouveauté de cette situation, l’imminence de la crise agiterait les esprits les plus froids. On craindrait de s’exposer à cet ébranlement. Dans tous les cas, si l’on savait que le nouvel état roumain ne peut être emporté et dévoré d’un seul coup, on serait tenté de le respecter : les ambitions seraient retenues par des craintes mutuelles.

Je suppose en outre que l’on se proposât de constituer un état auquel il ne serait pas nécessaire de remettre continuellement la main ; je dis que dans ce cas rien ne pourrait dispenser de l’enraciner plus fortement qu’il ne l’est sur le Danube, et ici l’histoire parle bien haut. Toutes les guerres heureuses ou malheureuses des Roumains dans les temps de leur indépendance ont pivoté sur les deux places de Kilia et d’Ackerman, situées à l’embouchure du Danube et du Dniester. C’est par là que toute agression a commencé, soit d’un côté soit de l’autre. Quand les Moldaves avaient perdu ces places, ils ne respiraient pas qu’ils ne les eussent reprises. Pourquoi cela ? Parce qu’elles étaient les portes des provinces, parce qu’avec le cours des deux fleuves elles ouvraient ou fermaient l’entrée dans le pays. La grande différence de l’époque d’Étienne le Grand et de celle de Michel le Brave, c’est que le premier posséda ces positions et que l’autre les perdit ; ce qui fit que, malgré ses prodiges continuels, ce dernier eut toujours l’ennemi à son seuil et le couteau sur la gorge. Quand il n’y eut plus d’espérance de ressaisir Kilia et Ackerman et de se rouvrir les embouchures du Danube, les provinces furent étouffées, si bien qu’elles ne firent plus aucun effort pour se relever : elles restèrent comme un corps mort sur un champ de bataille abandonné par le vainqueur lui-même. Or ce qui était vrai au temps d’Étienne, de Michel, de Démétrius Cantémir, l’est cent lois plus aujourd’hui que le Danube peut seul les tenir en communication ouverte avec leurs alliés ou protecteurs naturels. Concluons donc qu’il serait vain de songer à une organisation quelconque de ces provinces, si on ne les remettait en possession de communiquer librement et sûrement avec la Mer-Noire, comme elles l’ont fait tant qu’elles ont eu une existence assurée ou seulement disputée. Or cette conséquence entraîne la restitution d’une partie au moins de la Bessarabie, laquelle a été cédée contrairement à tous les droits.

Il est vrai que cela suppose au préalable l’union des deux principautés de Moldavie et de Valachie, premier élément de tout projet de réforme. L’instinct des populations ne permet pas d’en douter, il est unanime à cet égard. Deux provinces seulement sur six ayant échappé à l’étranger, les plus simples voient clairement qu’il faut au moins former un tout des débris qui subsistent ; autrement, les laisser systématiquement séparées l’une de l’autre, opposées l’une à l’autre, c’est éterniser la faiblesse, l’impuissance, la division, ou plutôt la désorganisation même. Ne sait-on pas que le morcellement a été la ruine de ces contrées ? Tout parti vaincu, toute faction tombée, tout prétendant désarmé sur l’une des rives du Milcov n’allait-il pas se refaire sur l’autre rive ? Chacun de ces petits états démembrés ne servait-il pas à démembrer son voisin ? Et cette division, cette guerre intestine qui a fait le malheur de ces provinces, on proposerait de la perpétuer ! ce serait le don de l’Occident à sa joyeuse entrée ! À qui donc profitera ce fléau ? À l’Autriche. Cela est vrai ; mais qui voudrait soupçonner l’Autriche de mettre son intérêt à la place de celui des peuples qu’elle protège ? C’est donc à la Turquie ? Mais qu’a-t-elle à gagner par la dislocation des provinces ? Que lui importe de posséder deux membres morts qui ne peuvent vivre que par leur réunion ? Que lui serviront deux cadavres pour se couvrir ? C’est d’un peuple vivant qu’elle a besoin, soit comme allié, soit comme dépendant ; elle a bien assez, Dieu merci, de ruines chez elle. Est-ce aux Roumains que profitera la division ? Encore une fois, toute cette terre crie pour solliciter qu’on l’en délivre. Revenons donc à l’évidence : pour établir une régénération quelconque, il faut une base, si petite, si étroite, si modeste qu’on la suppose, et ce premier point nécessaire est le rapprochement des parties qui s’appellent pour former un tout. Que si, ayant perdu déjà quatre de leurs provinces, il est interdit aux Roumains d’unir les deux seules qui leur restent ; s’il leur est défendu de coudre leurs lambeaux ; s’ils sont condamnés à faire revivre éternellement les rivalités, les déchiremens passés, à s’entre-choquer éternellement les uns contre les autres ; s’il s’agit d’asseoir sur la discorde le peuple renouvelé, laissons là l’idée de régénération : le problème n’a plus de sens.

IV. — le phanar.

Les nations chrétiennes, hongroise, polonaise, allemande, accoutumées à une longue domination, plutôt que d’accepter les Roumains pour égaux, ont mieux aimé en faire le butin des Turcs, par où il est aisé de penser ce qu’a dû devenir l’histoire des Moldo-Valaques. Deux grands hommes, Étienne et Michel le Brave, après eux des chefs intelligens, Basile le Loup, Matthieu Bassaraba, ont bien pu résister à la pente et tenir un état au bord d’un gouffre ; mais dès que la chrétienté se tournait en secret contre l’état formé pour la défendre, il était impossible que celui-ci subsistât. L’islamisme se déchaînait contre lui ; le christianisme restait ou indifférent ou hostile : il n’y avait plus qu’à périr.

Quand je vois quelles difficultés a trouvées cet état à se développer, je suis tenté de croire qu’il faut ajouter aux causes que je viens de dire une autre que les historiens indiquent à peine. Après la chute de Constantinople, la religion des Roumains les tient profondément isolés en Orient ; dans leur lutte contre l’islamisme, ils ne parurent guère moins haïssables aux Polonais catholiques que les mahométans mêmes. De là, entre trois religions opposées, tant de facilité à se tromper, à passer d’un camp dans l’autre. Pour que les princes aient trouvé si aisé de se jouer de leur parole, j’imagine qu’il a fallu qu’ils se sentissent déliés par leurs croyances mêmes. Au moment où Michel prête hommage au sultan, il jure à Jésus-Christ de ne pas tenir son serment. De même, quand le cardinal Bathory s’allia aux Turcs contre les Moldo-Valaques, il dut penser qu’il était délié de toute obligation envers des schismatiques, et la religion qui semblait la cause de la guerre se tournait presque invinciblement contre ces derniers.

Ce fut bien pis quand la religion ne fut plus qu’une occasion de rapines. Sous le prétexte de marcher contre l’islamisme, les Polonais passaient en Moldavie. Une fois entrés, ils n’avaient garde d’en sortir qu’ils ne l’eussent ravagée. À peine s’étaient-ils retirés, les Tartares se présentaient de l’autre côté pour se mettre à leur poursuite. Quand ils avaient mis le pied dans le pays, les Tartares oubliaient à leur tour d’en sortir, dévastant tout, ruinant tout, enlevant des villages, des villes entières, qu’ils allaient vendre aux Russes sur le marché de Constantinople.

Deux fois les Slaves ont empêché le développement de l’état roumain, d’abord par les Polonais, ensuite par les Russes ; mais il y eut une grande différence entre les uns et les autres. Tant que les Slaves attaquèrent l’état roumain par la main des Polonais catholiques, celui-ci opposa une résistance éclatante à des hommes d’un autre rite. Au contraire, quand ce sont les Moscovites qui se sont montrés avec l’appât de l’église grecque nationale, ils ont eu aussitôt leurs intelligences dans la place ; l’idée même de la résistance a manqué. On sait que, de nos jours encore, la Russie faisait précéder chacune de ses interventions par des reliques nouvelles qu’on venait tout justement de découvrir. Elle avait presque toujours sous la main quelque saint orthodoxe qui se révélait à propos, et qu’elle députait en poste au monastère de Niamtzo.

Avec Pierre le Grand, au bord du Pruth, commence le système de protection de la Russie ; il s’appela d’abord le parti chrétien. Le prince Démétrius Cantémir se jette dans les bras du tsar, et son pays expie chèrement la faute d’avoir salué si vite le soleil levant de la Russie ; car celle-ci ne put ni saisir les provinces, ni empêcher qu’un autre les gardât. Son ambition frustrée eut pour résultat d’achever de perdre ceux qu’elle convoitait sans avoir la force de les prendre. Quant à la Porte, voyant bien que ces provinces n’étaient plus qu’une possession précaire, elle résolut sur-le-champ d’en épuiser la substance, et elle coupa l’arbre par le pied.

Le lecteur ne m’obligera pas, je l’espère, de le traîner pendant un siècle et demi dans les horreurs du gouvernement du Phanar. On entend par là le système qui consistait à faire régir les provinces moldo-valaques par des étrangers grecs, dont la principale charge était de tirer du peuple tout ce qu’il pouvait rendre d’or et de sueur à son maître. Il est certain que la Porte a découvert là un système admirable pour éventrer la poule aux œufs d’or. Revêtu du nom de prince, chacun des fermiers arrivait, traînant après lui son cortège de créanciers dont il faisait ses nobles ; tous ensemble fondaient sur leur proie ; le plus obéré de ces souverains était réputé le meilleur. L’histoire de ces temps du xviiie siècle a la monotonie d’une chronique du moyen âge, qui se borne à rappeler la grêle, la tempête ou la peste. Quand le prince s’était enrichi de la misère de tous (trois ou quatre ans suffisaient aisément pour cela), la Porte le rappelait, le déposait, lui faisait rendre gorge ; après l’avoir mis à peu près à nu, elle lui rendait le gouvernement pour qu’il recommencât à se refaire, à se repaître, sauf à le dépouiller de nouveau ou à le remplacer presque immédiatement par un plus pauvre ou plus obéré, qui serait en même temps plus avide à se jeter sur la proie.

Ici je dois avertir les écrivains de l’Occident qui cherchent avec raison des sujets propres avant tout à irriter, à aiguiser la curiosité lassée, que ce gouvernement du Phanar est le seul qui n’ait été défendu par personne, le seul qui n’ait pas été réhabilité, le seul qui ait laissé chez tous la même exécration, le seul dont n’osent parler ceux mêmes qui vivent de son héritage, — et si quelqu’un se sentait parmi nous une vive démangeaison de sophismes, je crois qu’il ne pourrait rien faire de mieux que de l’appliquer à ce sujet. Avec notre méthode éprouvée, il me semble qu’on pourrait dire avec assez de bonheur que ces princes du Phanar ont été méconnus par une critique frivole, qu’une philosophie plus profonde les a montrés sous leur vrai jour. Ce furent autant d’agens providentiels dont la mission nous apparaît aujourd’hui avec éclat. Sans doute ils paraissaient dévorer le pays, et tel a été le sentiment des contemporains ; mais c’est là une vue bornée, un phénomène tout extérieur auquel il ne faut pas se laisser prendre. Dans la réalité, ils rendirent au peuple, en l’exténuant au moral et au physique, un immense service. En le privant de tous les biens, en l’accablant de tous les maux, ils l’ont forcé de progresser à son insu. Que dis-je ? à force de le mutiler, ils l’ont formé à l’unité, à l’égalité. Ils ont tout avili. D’accord, mais n’y avait-il pas dans leur esprit de rapine un instinct éclairé des nouveaux problèmes sociaux ? Ils eurent des vices ; qui voudrait leur en retrancher un seul ? Chacun de ces vices n’était-il pas nécessaire à l’accomplissement de leur mission humanitaire ? Ne pourrait-on pas ajouter que, par cette tyrannie intelligente, ayant mis en poussière la société, ils l’ont jetée dans la voie des réformes sociales ? car vous m’avouerez que nul n’est si près de désirer un changement que celui auquel on a tout ôté. Et puis veuillez encore considérer que ces hommes admirables ont laissé à ce peuple un filet de vie, justement assez pour respirer !

Et que souhaiter de mieux pour d’amples réformes qu’une nation ainsi sagement préparée, par les mains savantes de trente ou quarante despotes, à subir le progrès, comme elle a subi la barbarie ? Après quoi je serais obligé de dire que ces subtilités dont nous pouvons amuser notre orgueil feraient difficilement fortune chez des gens dont les plaies saignent encore, et qui ne mettent aucune vanité à les cacher.

Il est bon qu’il se soit trouvé sous nos yeux une petite société chrétienne où le despotisme chrétien ait pu montrer tout ce qu’il sait faire quand il n’est contrarié en rien dans ses légitimes instincts, ni par la science, ni par les idées, ni par la noblesse, ni par le peuple. C’est là assurément qu’il a dû accomplir ses miracles, que la société a dû être nivelée, la plèbe relevée, le tiers-état honoré, la noblesse humiliée, la vie civile développée. Voyons donc dans quel état s’est retrouvée cette société après un travail continu d’un siècle ; tout le monde est d’accord là-dessus. Voici ce qui a été découvert dès que l’on a soulevé la pierre du sépulcre : l’inégalité la plus monstrueuse qui fût jamais, une noblesse fondée sur la seule faveur du prince, sur un caprice, quelquefois sur la trahison ouverte, ou sur une aptitude plus grande aux exactions, aux déprédations ; rien qui réponde au tiers-état ; les anciens défenseurs du pays, les nobles du temps d’Étienne, rejetés pêle-mêle avec les hommes de la glèbe ; une même poussière humaine, foulée, broyée sous les pieds de quelques-uns ; un peuple qui se vend, village par village, homme à homme, pour se racheter de l’usure des grands et du prince ; au sommet, des fortunes colossales, tout ce qu’on peut imaginer de dissolution et de frivolité joint à un mélange de barbaries mérovingiennes jusqu’à la fin du xviiie siècle ; au bas de l’échelle, une misère sans nom dans une terre où tout abonde, où les fruits produits sans culture ont souvent nourri des armées ; le paysan obligé de donner à quelque puissant voisin son champ, son verger et bientôt sa cabane, si le voisin s’en soucie ; des peuples qui fuient une terre maudite, et qui y sont ramenés de force pour être dévorés ; çà et là, comme des îlots, quelques communes restées libres et propriétaires du sol, mais ces îlots disparaissant chaque jour, entamés, entraînés dans le même gouffre ; le toit du paysan de plus en plus réduit, et qui semble à la fin s’ensevelir sous terre pour se dérober au regard du déprédateur ; toutes les écoles supprimées, plus de langue nationale, car il est important que la noblesse et le peuple ne puissent même plus se comprendre, d’où l’impossibilité même de la plainte, qui ne touche plus les oreilles de personne, et une distance plus immense entre le peuple qui devient muet et les grands qui restent sourds ; puis, comme dernier résultat, un silence si profond de tous ces misérables, que l’Europe sait à peine aujourd’hui s’il est bien vrai que cet enfer ait existé. Ici d’ailleurs comme partout, la plèbe a peu de commisération pour la plèbe : les coups qui ne frappent qu’elle restent sourds, ils n’ont pas même de retentissement dans l’histoire.

Au milieu de cette détresse, quelques efforts, que l’on peut appeler héroïques, pour corriger ce qui semblait incurable. Ne parlons en ce moment que d’un mort. Sur le fond de la société de Jassy apparaît, au commencement de ce siècle, la figure du chef du clergé moldave, le métropolitain Benjamin, comme un esprit de renaissance parmi les ruines. C’était une âme d’une pureté incorruptible. Jamais on ne vit plus beau vieillard ni plus majestueux. Lorsque, dans la splendeur de son église orientale, il apparaissait derrière son voile d’or avec ses cheveux blancs tombant sur ses épaules, le peuple le prenait pour le saint patron de la Moldavie. Benjamin ne connaissait du monde et de la diplomatie moderne qu’Homère et saint Basile. Dans sa simplicité odysséenne, il ne laissait pas de discerner fort bien tout ce qui pouvait convenir à la régénération de son peuple. C’est sous son manteau que passèrent toutes les réformes introduites dans les écoles, c’est lui qui ramena la langue nationale dans le clergé. Il offrit sa petite imprimerie grossière aux écrivains novateurs, et, si je ne me trompe, au premier journal qui fut fondé. Un jour il entendit parler d’un théâtre national ; il voulut en avoir les prémices. On composa une pièce qui fut représentée pour lui. Ce spectacle dans une chambre, entre deux bougies, lui parut admirable, et c’est sous son patronage que fut inauguré le théâtre, comme au temps des mystères.

Dieu sait jusqu’où, dans sa sainte ardeur de régénération, il eût conduit le clergé moldave, si la Russie n’y eût mis bon ordre. On apprit un jour que Benjamin, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, allait être arraché de son siège archiépiscopal, où depuis cinquante ans il était adoré. Cette nouvelle faillit soulever le peuple le plus doux de la terre. Il fallut enlever le saint vieillard au milieu de la nuit ; le gouvernement du tsar le jeta dans le monastère de Slatina, où il ne tarda pas à mourir, — exemple offert à quiconque chercherait, au nom de l’église, à réveiller un souffle de vie nationale dans les provinces.

Que le lecteur me pardonne si j’ajoute, un peu hors de propos, une petite histoire qui a le mérite de faire connaître à merveille et Benjamin et le temps où il vivait. C’était en 1838. Un brigand fameux par ses meurtres, Piétraro, désolait le pays. Il se présente avec sa bande à la porte d’un château où vivait une grande dame, la princesse C… On lui refuse l’entrée, il livre un assaut en règle ; la maîtresse du logis résiste vaillamment à la tête de ses domestiques. Après trois jours, Piétraro demande à parlementer. On l’introduit ; la dame moldave le reçoit seule dans son salon, assise devant une table sur laquelle étaient deux pistolets armés. Frappé de ce sang-froid et peut-être aussi las de son métier, Piétraro avoue qu’il est prêt à y renoncer, si on lui assure l’impunité. La princesse adresse le brigand repenti au métropolitain Benjamin. Benjamin le reçoit chez lui, le fortifie, le console ; pour le mieux réhabiliter, il lui livre la garde de son palais, de sa personne, de ses trésors ; c’est Piétraro qui veille pendant la nuit à la porte de sa chambre. Tout le monde se rappelle à Jassy avoir vu le grand métropolitain faire ses visites d’apparat accompagné du brigand Piétraro. Pourquoi faut-il que j’ajoute ce qui suit ? Comblé de bienfaits, le brigand regrettait ses aventures. Bientôt il retourne à sa vie passée. Du moins il n’égorgea pas son bienfaiteur ; il s’enfuit, passa le Danube, se reforma une bande, et comme il ne tarda pas à être pris, il mourut sur la potence. Revenons.

Quand, après le régime du Phanar, la Russie, en 1829, a donné, sous le titre de règlement organique, une ombre d’organisation qui, à vrai dire, légitimait, légalisait, perpétuait les abus les plus crians, on a cru qu’on allait respirer, par cela seul qu’on donnait le nom de loi à presque toutes les anciennes barbaries.

Je ne sais si dans notre monde d’Occident il est beaucoup de sociétés sur lesquelles une épreuve de ce genre pût être tentée pendant une vie d’homme sans laisser après soi une ruine irréparable, et la Moldo-Valachie a été soumise sans intervalle à ce supplice pendant un siècle et demi. En sortant de cette torture, non-seulement elle n’est pas anéantie, mais sa régénération commence. Sitôt qu’on lui ôte le bâillon, elle parle, elle se refait, elle se répare. Loin d’être surpris de la trouver si informe, étonnez-vous qu’elle ait survécu.

Il y avait un danger à craindre. Après une servitude trop prolongée, lorsqu’on a présenté soudainement la liberté aux peuples, le plus souvent ils l’ont prise en haine. On devait donc appréhender que si jamais elle était montrée aux Roumains, cette vue ne les enivrât, et, ainsi que cela s’est vu chez d’autres nations que je ne veux pas nommer, il était à redouter que les Moldo-Valaques ne se déchaînassent d’abord contre leurs libérateurs eux-mêmes. Rien de pareil ne s’est vu chez eux, et ce n’est pas, selon moi, un faible témoignage. La liberté leur a été montrée, et ils ne l’ont point maudite. Soit la douceur naturelle et jusqu’ici inaltérable du peuple des campagnes, soit une raison prématurée, ils ont pu se croire un moment victorieux ; chose singulière, qui paraîtra incroyable, ils n’ont été ni infatués dans la bonne fortune, ni trop exigeans envers leurs libérateurs, ni ingrats après la défaite, ni serviles dans l’adversité : grande leçon dans un petit exemple.

V. — autonomie et souveraineté.

Avant de chercher ce que pourrait être la société roumaine régénérée, il faut voir si cette société a le droit d’exister. C’est ici que se place la question d’autonomie et de souveraineté.

Pendant que les historiens polonais prétendent que la Moldavie, la Valachie étaient des provinces vassales de la Pologne, et qu’ils allèguent onze traités de 1387 à 1569, il est bien extraordinaire que les historiens hongrois prétendent la même chose au profit de la Hongrie, dans les mêmes années et en vertu de traités tout semblables. Quelle meilleure preuve que ces titres ne valent rien ? Un peuple que deux autres peuples prétendent posséder à titre de fief et sur lequel ils ne disputent jamais, quelle belle fable diplomatique !

Aux commentaires intéressés, comparez des documens authentiques : en 1390, traité de Mircea, prince de Valachie, avec la Pologne, par lequel est stipulée l’alliance et non l’hommage. Même traité, même stipulation en 1396, et cette fois avec Sigismond, roi de Hongrie. Vous avez vu le traité d’Etienne le Grand ; on vient de retrouver le traité de commerce que Pierre VII de Moldavie fit en 1588, par son ambassadeur, avec la reine Elisabeth d’Angleterre. Le droit de souveraineté était donc reconnu alors comme incontestable ; voilà pour les puissances chrétiennes.

En ce qui touche la Porte, j’admets un moment, ce qui n’est pas, que tous les traités connus par lesquels la Moldo-Valachie a conservé son autonomie, sa souveraineté, soient perdus. Je dis qu’il est un fait plus puissant, plus visible que les traités, et qui ne souffre aucune ambiguïté. Vous demandez quelle est la condition de ces provinces à l’égard de la Porte ? Est-ce la conquête ? est-ce la prise de possession par le plus fort ? n’y a-t-il que des vainqueurs et des vaincus ? ou bien les droits des provinces ont-ils été reconnus et consacrés ? Nulle question à laquelle il soit plus aisé de répondre. Voyez dans sa forme immuable le droit musulman ; c’est lui qui répondra sans ambage. Dans tous les lieux où les musulmans ont fait une conquête, ils l’ont faite au nom d’Allah ; ils ont rattaché la terre nouvellement soumise à la terre musulmane, en la déclarant la propriété du Dieu du Koran. Voilà pourquoi le premier signe de propriété ou seulement de possession a toujours été la construction de la mosquée, marque évidente à tous les yeux que la terre conquise est devenue la terre d’Allah. C’est ainsi que partout où des musulmans se sont emparés d’un territoire, d’un royaume, ils ont commencé par faire hommage de leur victoire au Dieu de Mahomet, et ce grand acte de propriété, ils l’ont écrit sur le sol en caractères sacrés, témoin l’Espagne, l’Attique, la Morée, l’Archipel, Byzance, l’Asie-Mineure, la Serbie, la Bulgarie. Point de conquête musulmane qui ne porte cette empreinte.

Or rien de semblable dans les principautés. Par une exception éclatante, extraordinaire, les musulmans, dès leur entrée dans le pays, se sont interdit le droit d’y bâtir une seule mosquée. Depuis l’origine jusqu’à ce jour, ils ont tenu parole. Quelle démonstration plus certaine que la terre roumaine n’est pas, n’a jamais été terre musulmane, qu’elle n’a pas été marquée du sceau de la conquête, que l’autonomie, la souveraineté lui a été réservée ? Comment Allah serait-il devenu le propriétaire, le possesseur de ces contrées, et comment aurait-il stipulé que le culte d’Allah y serait à jamais proscrit ? Ce serait le renversement de tout ce que l’on sait de l’islamisme.

S’il a été convenu que la religion du prophète n’aurait pas un seul minaret dans les provinces, c’est que cette terre est restée propriété inaliénable des chrétiens, qu’elle n’a jamais été confondue avec le domaine de l’islam. Et dans un temps où les Turcs foulaient aux pieds toutes les conventions, vous admirerez certainement la bonne foi avec laquelle ils ont respecté ce qui était fondé sur le droit religieux, puisqu’il est constant qu’ils n’ont jamais fait aucun effort pour l’enfreindre ; pas même un marabout n’a été élevé dans les quatre provinces danubiennes : premier point certain, ils ne tiennent pas la terre à titre de conquête.

En partant du même principe, voyez-en découler une autre conséquence à laquelle ils ont été tout aussi fidèles qu’à la première. La terre roumaine étant restée terre chrétienne, il s’ensuivait juridiquement qu’aucun musulman ne pouvait y être propriétaire, y posséder un champ, une maison ou même y habiter, et c’est ce qui a été observé aussi depuis trois siècles avec une fidélité que la convention la plus formelle n’eût jamais obtenue, si la religion n’eût retenu ceux qui se jouaient de tout le reste ; car les provinces danubiennes purent bien devenir un objet de déprédation pour les musulmans, mais les musulmans ne mirent pas eux-mêmes la main à ces déprédations : ils chargèrent les chrétiens de dépouiller les chrétiens. Pour eux, se tenant à l’écart, ils firent tout ce que la religion leur permettait ; ils ne firent rien de ce qu’elle leur interdisait formellement.

Ainsi la Moldo-Valachie a pour preuve de son autonomie, de sa souveraineté, le titre le plus infaillible qui puisse se rencontrer parmi les hommes, le droit religieux des vainqueurs eux-mêmes. Un traité peut être déchiré et disparaître ; les diplomates, à force d’arguties, peuvent le contester, les érudits le réduire à néant. Ici, c’est une religion qui depuis trois siècles, sans un jour d’interruption, porte témoignage ; c’est une religion qui dépose devant le monde entier, et, comme dans toutes les affaires marquées de ce grand sceau, il ne se trouve ici matière à aucune chicane. De ce côté de l’eau est la terre d’Allah, de cet autre la terre du Christ. Nulle confusion entre eux, nulle ambiguïté ; la même borne a été posée par des dieux différens. Ici, les musulmans possèdent la terre, ils la cultivent, ils l’acquièrent, ils la vendent parce qu’ils la tiennent d’Allah, qui en est devenu le maître, le dispensateur, et qui en reste le seigneur ; là, ils ne peuvent faire aucune de ces choses, ni labourer, ni semer, ni moissonner, ni habiter, parce que cette terre est demeurée aux impies. Dans ce traité, mis en pratique par les peuples comme par les gouvernemens, tout est simple, tout porte le caractère d’une authenticité que chaque jour confirme. Deux religions ennemies déposent en même temps.

Les provinces danubiennes n’appartiennent donc pas à l’islam ; il s’ensuit encore évidemment que l’islam n’a eu aucun droit à en céder, aliéner ou livrer aucune partie. Comment le mahométisme a-t-il pu céder la Bucovine à l’Autriche, la Bessarabie à la Russie ? Par cette simple question, on voit que le droit subsiste, et tout ce qu’il est permis d’ajouter, c’est qu’il appartient aux Roumains de bien mesurer les temps où il convient de laisser dormir le droit et ceux où il convient de le revendiquer et de l’épuiser en son entier.

Si j’étais Roumain, je m’attacherais, en ce qui regarde la Porte, au testament d’Étienne le Grand comme à ce qu’il y aurait encore de plus sensé et de plus praticable au moment où j’écris. J’opposerais ce testament à celui de Pierre le Grand. Comme Étienne, je craindrais l’islamisme rationaliste beaucoup moins que le christianisme mongol ou croate, bien entendu que la sujétion resterait ce qu’elle était dans l’esprit d’Étienne, un hommage, un tribut, rien de plus. En un mot, je voudrais que ce lien fût assez réel pour associer les deux peuples à la défense commune, assez souple pour que la chute de la Turquie n’entraînât pas la chute de ces provinces. On a vu quelquefois un arbre vivace s’élancer du milieu d’une ruine. Prévoyez l’écroulement ; ne faites pas que la ruine, en s’abîmant, engloutisse tout ce qui vit autour d’elle.

VI. — la régénération morale.

La première chose à combattre dans le travail de la renaissance, c’est le découragement ; je ne voudrais pas qu’en voyant le reste de l’Europe, les Moldo-Valaques désespérassent d’atteindre à son état social. En effet, pourquoi désespéreraient-ils de s’élever à son niveau, même dans un temps rapproché ? Une civilisation purement matérielle se propage plus vite qu’on ne pense ; le niveau physique s’établit promptement entre les hommes. Demain ou après-demain un convoi de chemin de fer ira aussi vite sur les bords du Pruth et du Sereth que sur les bords de la Tamise et du Mississipi. Une banque, une institution de crédit peut être fondée en quelques mois à Jassy, à Bucharest, comme à Londres ou à New-York ; on peut trouver partout sans trop de peine des paysans, des ouvriers, des pauvres, des riches, des nobles, soumis les uns et les autres à une volonté absolue. Tout cela est l’affaire de quelques mois ou de quelques années.

Il n’y a que la liberté qui soit un embarras dans les affaires humaines ; elle seule exige une éducation particulière ; elle seule établit des différences profondes, essentielles entre les peuples, selon qu’ils la possèdent ou qu’ils en sont privés ; elle seule exige du temps pour s’affermir, et il est certain que, si l’on convient d’y renoncer, tout se simplifie par enchantement ; les peuples les plus arriérés peuvent en quelques années rejoindre les plus cultivés. Toute différence fondamentale s’efface. Il ne convient plus à personne d’accuser son voisin de barbarie ; plus de place chez les uns pour l’orgueil, ni chez les autres pour l’humiliation. Une machine à vapeur qui traverse l’espace les range en un clin d’œil les uns et les autres au même niveau. L’échelle du droit n’étant plus là pour les placer à des degrés divers, on atteint d’un seul coup cette unité, cette égalité si longtemps poursuivies. L’homme moral seul faisait obstacle ; ôtez-le, le miracle est accompli.

Si donc, comme il en est quelque apparence, l’homme fatigué de poursuivre un but moral réduit son orgueil légitime à faire fortune, s’il abandonne le dur travail de l’éducation politique et civile, s’il met sa gloire dans une machine, s’il lui laisse le soin d’agir, de penser, d’exister à sa place ; si, au lieu des vastes projets qu’il avait auparavant, l’espèce de civilisation qu’il poursuit est purement matérielle ; si, comme un roi fainéant, il lui plaît de laisser la nature domptée paraître à sa place sans qu’il ait plus besoin de dignité personnelle ; si tout ce qu’il avait aimé, il le condamne ; si tout ce qu’il avait rejeté, il le couronne, voilà de nouveau un grand abîme comblé et tous les peuples rapprochés et nivelés. Vous qui vous regardiez comme étant au bas de l’échelle, ne pouvez-vous en un moment franchir l’intervalle qui vous sépare des autres ? Ne pouvez-vous prétendre à des machines aussi parfaites que les leurs ? Le fer, le bois, le lin, le chanvre, ne seront-ils pas chez vous aussi intelligens que chez nous ? Si réellement l’homme moderne doit se mesurer par les seules forces de la nature physique, qui possède une nature plus féconde que la vôtre ? Qui a plus de raison de s’enorgueillir ? Si la beauté morale n’est plus rien sur la terre, qui peut se vanter plus que vous de la beauté physique ? Soit que l’on regarde vos races de paysans qui ont soutenu sans plier l’écroulement de tant de sociétés, leur taille élancée, leurs traits antiques, leurs yeux pleins de douceur et de feu, où l’Italie de Virgile semble se réfléchir encore, soit que l’on considère les lieux, l’horizon fermé par les monts inaccessibles, la solitude des forêts profondes, le lit des torrens aurifères, que de merveilles qui attendent encore leur historien ou leur peintre ! Ne possédez-vous pas dans les vallées des Carpathes toutes les richesses d’un sol montagneux ? N’est-ce pas là une Suisse orientale fertile en troupeaux, en bois de construction ? Dans les plaines, la terre n’est-elle pas plus féconde que les nôtres mêmes, puisqu’elle se passe d’engrais ? N’avez-vous pas, par une bonne fortune singulière, des cours d’eau, la Bistritza, le Sereth, le Pruth, le Jiul, l’Olto, l’Argès, la Dimbovitza, la Jalomitza, qui traversent parallèlement le pays du nord au midi, et portent vos productions dans le grand bassin du Danube ? Le moindre effort les rendrait tous aisément navigables ; plus je regarde votre pays, moins je vois par où il doit le céder à d’autres. Que le droit, la vie morale, l’indépendance, les besoins les plus élevés de la nature humaine disparaissent seulement de la terre, vous voilà en un jour les égaux des plus favorisés.

Après tout cela, si la pensée singulière de vous régénérer moralement prenait une forte consistance parmi vous, quelle nouveauté ne serait-ce pas ? Vous devriez, ce me semble, l’essayer, ne fût-ce que pour vous distinguer des autres. Dans un temps où il est convenu que la régénération matérielle marque seule la civilisation vraie, que toute nourriture donnée à l’âme humaine est une dépense perdue, une non-valeur, toute inspiration de justice une chimère, un roman, il ne serait pas sans importance de voir un petit peuple prétendre à rentrer dans la vie par la renaissance morale autant que par la renaissance physique. Un pareil démenti donné à toutes nos maximes, à tous nos systèmes, intéresserait le monde au moins par la curiosité, et ce ne serait pas là non plus une si grande extravagance qu’il doit sembler d’abord.

Dans le moment où une nation se retrouve, il s’échappe du cœur même des plus endurcis je ne sais quel désir de probité, d’intégrité, de vie morale. Ce moment se retrouvera indubitablement chez vous ; c’est cet instant qu’il s’agirait de saisir. J’ai vu la Grèce dans le temps qu’elle travaillait à son indépendance : tous les brigands étaient ce jour-là gens de bien ; j’ai dormi seul, au milieu d’eux, dans leurs retraites les plus inaccessibles, avec plus de sécurité que je ne pourrais le faire aujourd’hui dans nos villes les mieux gardées. De même en Italie ; qui doute que les mœurs n’y soient devenues plus réglées depuis qu’on a espéré y revoir une patrie ? Si parmi vous il était possible de ne plus mettre en doute la résurrection de la chose publique, on verrait sortir des actes éclatans de cette certitude. Ceux-là mêmes qui semblent aujourd’hui pétrifiés dans l’injustice séculaire se sentiraient mollir. C’est le doute sur la renaissance de la patrie qui arrête tout, qui glace tout. On a peur de travailler pour un rêve. Le manque d’une patrie n’est un si grand malheur que parce qu’il est la cause la plus active de toute déchéance morale.

Ce ne sont pas, dit-on, les gens de bien qui font défaut ; c’est la force qui leur manque. Raison de plus pour intéresser les mœurs publiques dans la question, car il serait assurément peu sensé de tout attendre des bras et des cœurs de l’étranger, sans y rien mettre du vôtre.

Dans cette restauration morale, que ne pourraient les femmes moldaves et valaques, si elles y mettaient leurs cœurs ! Avec les avantages que leur donnent la loi, la coutume, que ne feraient-elles pas ! Et de bonne foi, ne commencent-elles pas à se lasser d’imiter seulement nos frivolités ? Faut-il que nos vices mêmes leur paraissent admirables, parce qu’ils ont le prestige de l’éloignement ? Après s’être nourries de nos romans, n’ont-elles pas découvert que sous cette magnifique emphase se cachent de singulières industries, et que ces beaux héros finissent bien souvent par être d’assez méchans valets ? C’est par les mariages que la patrie roumaine a été perdue ; par cette porte sont entrés les étrangers cupides qui ont mis la main sur le pays. Russe, Grec ou Tartare, tout aventurier arrivait nu, se disait prince, et trouvait quelque riche héritière toujours prête à se donner à un titre moscovite ou byzantin. Dès-lors l’étranger devenait le maître et des hommes et du sol. Tant que cette plaie restera ouverte, où est l’espérance de salut ? Et il n’y a que les femmes qui puissent y remédier. Si tout homme notoirement ennemi, ouvertement traître, était refusé (et remarquez que je ne demande pas là un miracle), s’il se faisait un vide autour de lui, comme cela se voit dans d’autres pays, cette seule résolution serait plus puissante que toutes les constitutions d’état. Ne serait-ce pas là aussi un plaisir de lutter par un regard contre les amorces, les promesses, les ambitions de toutes les Russies ? N’y aurait-il pas là de quoi attirer un cœur avide d’un moment de grandeur ou seulement d’orgueil ? Les femmes ont fait le mal ; les femmes seules peuvent le guérir… Mais qu’elles connaissent peu leur véritable intérêt ! Elles croient, en copiant nos usages, nos mœurs, notre indifférence pour le bien et le mal, notre ricanement sur toute aspiration, s’élever à la hauteur de l’Occident ; elles ne voient pas qu’elles perdent ainsi ce qu’il y a de plus charmant en elles, leurs grâces ingénues, comme d’un enfant qui s’éveille.

Pourquoi ces filles de l’Orient aspirent-elles avec tant de hâte à nos laideurs et à nos décrépitudes ? Elles viennent de l’endroit où naît l’aurore. Elles en ont les beautés nonchalantes, le doux parler mielleux, l’œil humide et brûlant, la chevelure ondoyante, les rayons éblouissans ; ce sont des roses matinales qu’elles doivent répandre sur le chemin, non pas les roses fanées déjà dans nos tristes fêtes.

Concevez au reste, si vous le pouvez, ce qui doit se passer en des esprits très cultivés, ouverts subitement à toutes les idées de l’Occident, et qui ne voient autour d’eux aucun moyen d’en appliquer une seule. On leur montre la patrie, et dans le même moment on la retire ! Le supplice de Tantale, qu’était-ce auprès de cela ? Quelle activité de l’imagination et quel désœuvrement réel de l’âme ! quelle plénitude et quel vide à la fois ! De quel côté se tourner ? Le sentiment de l’impossible est partout ; il faut que l’âme s’égare ou qu’elle s’éteigne. C’est assurément ce qui arriverait aussi de l’Occident, si, après avoir embrassé toutes les idées, il se voyait subitement condamné à l’impossibilité d’en appliquer une seule.

Les femmes ont perdu la patrie, les femmes pourraient la refaire ; mais deux obstacles s’y opposent : l’un qui est un usage, l’autre qui est une loi. Selon la coutume orientale, les femmes sont mariées avant qu’elles aient atteint l’âge de discernement, et par une singulière contradiction, en même temps qu’elles sont comptées pour rien, elles conservent des droits très étendus. Quand elles les connaissent, il est trop tard pour en user. Par une contradiction plus choquante, le mariage donne aux étrangers l’indigénat, en sorte que le même homme se trouve à la fois, par exemple, sujet russe et sujet roumain. Selon que la chance tourne, il est l’un ou l’autre, ou tous les deux en même temps, et je vous laisse à deviner laquelle de ces deux patries est toujours livrée à l’autre, si c’est la grande ou la petite.

Dans cette confusion, on a vu de jeunes femmes, au risque de mille maux, fidèles à l’idée de patrie, enlever leurs enfans, leurs pupilles, les porter elles-mêmes au loin, pour empêcher le père de les livrer à la Russie. Entre le père et la mère qui décidera ? Répondez ; que ferez-vous de ces enfans ? les couperez-vous par moitié, comme dans le jugement de Salomon, pour qu’une moitié revienne au tsar et l’autre au sultan ?

Ce sont là quelques-unes de vos misères. Examinons vos ressources. Les fils des boyards viennent achever leur éducation parmi nous. Chaque année ils arrivent en France, attirés à la lueur de ce qui leur paraît la civilisation même. Le danger pour ces jeunes esprits qui subissent sans contrôle une si grande fascination, c’est que nos vices mêmes leur semblent consacrés. Et comment discerner chez nous ce qu’il y a de durable à travers tant de changemens et de contradictions journalières ? Est-ce bien à ce spectacle toujours mobile de nos inconstances que peut prendre sa forme l’esprit encore incertain des jeunes Roumains ? Mais où les envoyer ? quel peuple a remplacé la France dans la souveraineté de l’intelligence, dans l’inspiration de la justice ? Aucun. Qu’ils continuent donc de nous visiter ; peut-être sont-ils plus propres que nous-mêmes à découvrir l’étincelle immortelle cachée sous nos misères. La France ouvrira, agrandira leur horizon, car quelquefois l’esprit se rapetisse dans de petits pays. Il est bon aussi qu’ils viennent sceller chaque année l’alliance au foyer de la race latine. Je crois même, puisqu’ils doivent se transplanter, qu’ils s’y prennent trop tard ; des enfans en bas âge qui n’auraient pas encore contracté l’habitude des choses qu’on veut corriger seraient assurément plus propres à recevoir des impressions nouvelles, surtout à les garder. Que les jeunes Roumains nous voient donc, et qu’ils sachent en même temps que nous aussi, dans notre Occident, nous avons nos Byzances. Cependant je ne voudrais pas qu’ils retournassent dans leur pays sans avoir visité quelques-uns des petits états, qui, enclavés au milieu des grands, ont su garder leur indépendance native avec leur liberté, par exemple la Hollande et la Suisse. Ils auraient là un spectacle analogue à celui qu’ils sont destinés à rencontrer chez eux ; ils verraient comment un petit peuple sait se faire respecter des plus grands. La France, je le veux bien, leur inspirerait les hautes et magnanimes ambitions ; les états que je viens de nommer leur apprendraient ce qu’il faut en garder pour qu’elles soient raisonnables. Ils rentreraient chez eux, emportant une certaine règle qu’ils pourraient appliquer, car le malheur serait qu’après avoir vu les choses humaines sur de trop grandes proportions, ils ne pussent plus accepter les conditions que la nature leur a faites, et qu’en voulant débuter comme la France a fini, ils ne se jetassent à plaisir dans l’impossible.

Vous avez un peuple parfaitement sain d’esprit. La corruption des grands a passé sur sa tête sans l’entamer, son sens du moins est resté droit. Protégez-le d’une triple muraille contre nos subtilités. Ne lui dites pas que le progrès est de tomber, car il est simple après tout, et il vous croirait peut-être. Cachez-lui ce fatal secret que les peuples qu’il avait pris pour modèles croient ne rien perdre et même tout gagner en renonçant à toute valeur morale. Il n’est que nu, pauvre, misérable, quasi serf : de grâce n’en faites pas un sophiste tout fier de sa domesticité.

Vous avez une religion qui ne paraît pas incompatible avec la liberté civile et politique, car tous les cultes, depuis un temps immémorial, sont admis et tolérés parmi vous. Ceux mêmes que le peuple a en mépris n’ont jamais été proscrits ni persécutés. La liberté des cultes, cette idée élémentaire pour laquelle nous avons tant lutté dans notre Occident, et qu’il nous a été impossible de faire accepter ni même de montrer à la plus grande partie de la race latine, ne souffre chez vous aucune contradiction. C’était la meilleure moitié de la révolution française, et cette moitié est enracinée dans vos mœurs. Que de choses cela seul ne suppose-t-il pas dans votre peuple ! Voilà certainement un grand et précieux avantage ; tirez-en un orgueil légitime. Vous n’avez pas le célibat des prêtres, d’où il suit qu’ils ne peuvent former un état dans l’état ; point de congrégations séculières, la religion a été tenue chez vous dans une si longue dépendance, qu’elle est restée jusqu’ici étrangère à tout projet de domination. Que d’avantages réunis, si vous savez en user ! Ajoutez que votre culte est pratiqué dans votre langue, ce qui entraîne après soi ces deux grands biens, l’un que l’instruction populaire dérive de l’esprit même du culte, l’autre que vous possédez le germe d’une église vraiment nationale. Pour la distinguer de l’église russe, c’est assurément beaucoup que la langue. Ne souffrez plus un mot russe dans la liturgie. Qu’à cela se joigne le moindre changement dans les rites, le costume, le chant ; le plus petit, le plus insignifiant de ces changemens aura des résultats incalculables ; avec un clergé accoutumé à obéir, et un peuple à qui tout fanatisme est inconnu, ces modifications ne sont point assurément impossibles. Elles seront insaisissables à l’origine ; mais les suites en seront importantes. Fiez-vous à l’effet de ces petites réformes plus qu’à celles qui n’auraient qu’une apparence purement philosophique. Celles-ci sont trop élevées, trop au-dessus de la portée des peuples. Ils font semblant de les comprendre, mais ils n’en ont qu’une intelligence trompeuse et grossière ; à la première occasion, ils les quittent pour retomber dans leurs plus anciennes formes. J’ai vu de ces peuples titans qui avaient juré d’escalader le ciel ; où sont-ils ?

Fermez donc l’oreille aux sophismes ordinaires des nations les plus spirituelles de l’Occident. Elles vous diront que la première chose, la seule digne de vous occuper, c’est de créer la vie économique, et que la vie politique ne manquera pas de suivre, soit demain, soit dans un siècle. Ne vous piquez pas de tant d’esprit. Demeurez convaincus que vous ne moissonnerez que ce que vous aurez semé. Si vous ne placez dès le premier jour, sous une forme quelconque, aussi modeste que vous voudrez, la liberté dans vos fondations, soyez certains que vous ne la reverrez jamais, à moins qu’elle ne rentre chez vous par effraction, au risque de détruire votre édifice.

C’est au reste un avantage à tirer de votre situation qu’il soit si aisé parmi vous d’être novateur sans rien hasarder que l’expérience n’ait consacré chez les autres. Tout progrès déjà suranné ailleurs paraîtra nouveau chez vous, et il semble qu’il y ait de quoi tenter un homme amoureux de renommée, maître d’acquérir à si bon marché le titre de réformateur, L’égalité devant la loi, devant l’impôt, l’accessibilité de tous à toutes les fonctions, la sécularisation des biens du clergé, l’indépendance des tribunaux, ces axiomes du nouveau droit public seraient autant de révolutions parmi vous ; ajoutez-y la liberté de la parole avec la liberté de la presse, ce qui implique des assemblées régulières dont vos anciennes assemblées contenaient le principe, et dont la Russie même vous a laisse le simulacre, car nul ne concevra que, le droit principal de votre nationalité reposant, comme on l’a vu, sur la langue nationale et populaire, le premier acte de votre réorganisation fût d’enchaîner et d’étouffer la parole. C’est par elle que vous avez survécu ; respectez-la. Quant à nous, peuples latins, nous sommes tous intéressés dans cette affaire. Il ne faudrait pas, par l’exemple d’un peuple nouveau, autoriser les Allemands, les Anglo-Saxons dans cette opinion si chère à leur orgueil, que le droit, la liberté, faits pour eux seuls, doivent rester étrangers à la race latine.

J’ai quelquefois, il est vrai, entendu des Roumains prétendre qu’un étranger investi de toute la force étrangère est seul capable d’imposer la justice, par son omnipotence, à un monde accoutumé depuis trop longtemps à être régi par l’injustice. Ayant épuisé la tyrannie du mal, ceux-là invoquent la tyrannie du bien. Après le despotisme de l’Orient, ils se tournent vers le despotisme de l’Occident. Eh quoi ! toujours la servitude ! Si du moins celle-ci devait tourner au profit de la raison ! Mais où chercher, où trouver ce parfait sage, ce demi-dieu, cet hercule chrétien qui, se réglant sur sa seule volonté, mettra son caprice dans le bien public, étouffera les hydres, nettoiera les écuries d’Augias sans se laisser aveugler jamais par la quasi-divinité dont on propose de l’investir ? Supposez même qu’on eût trouvé ce parfait prodige, je soutiens qu’il serait impuissant, car le despotisme de toutes les formes s’est usé sur la terre roumaine ; parce qu’il viendra de l’Occident, se trouvera-t-il rempli de la force qui lui a manqué jusqu’ici ? Sur cette terre de malheur, une seule chose n’a jamais été essayée ; laquelle ? Le droit. C’est donc au droit qu’il faut recourir. Toutes les combinaisons de tyrannie qu’il vous plaira d’imaginer, violentes, sanguinaires, rusées, débonnaires même, se sont succédé, toutes n’ont servi qu’à implanter davantage l’habitude de mal faire. Un Alexandre le Bon, un Basile le Loup reparaîtrait en personne, qu’il serait par lui seul incapable de relever ce corps tombé, s’il ne s’appuyait du puissant levier du monde moderne, liberté, publicité. Autant vaudrait livrer bataille aujourd’hui avec les flèches et les arcs des ancêtres, en refusant le secours des armes nouvelles. D’où vient que l’organisation monstrueuse de la Moldo-Valachie a pu vivre jusqu’à nos jours ? C’est que la lumière n’y est jamais descendue. En face de cet échafaudage ruineux, que pourrait un pauvre prince d’Europe, s’il entreprenait la lutte à lui seul ? Nul doute qu’il ne fût vaincu par la force d’inertie que le mal sait trouver à propos quand elle lui est nécessaire. Dans la servitude, tout fléau est inattaquable, parce qu’il peut toujours se nier, se dérober par les ténèbres. Voulez-vous descendre dans ces gouffres, ayez pour compagnon la conscience publique, et vous n’y réussirez qu’en la prenant pour témoin et pour juge. Ainsi le prince que nous supposons le meilleur et le plus fort ne fera le bien qu’à la condition d’avoir pour auxiliaire l’esprit tout entier de la nation, éveillé, excité par la révélation soudaine de ses plaies, sur lesquelles elle s’endort : c’est-à-dire qu’il faut de toute nécessité la lumière de la parole, seule capable de pénétrer dans les labyrinthes et d’éclairer les antres[5].

Quelle idée vaine de croire qu’un prince environné du silence et de la nuit pourra, en se substituant à la conscience du peuple roumain, le régénérer et le sauver ! Il faudrait pour cela une naïveté, une ignorance absolue du bien et du mal, lesquelles ne sont plus de notre temps. La régénération d’un peuple chrétien, comme celle d’un individu, n’est véritable, n’est possible que s’il y concourt lui-même, première et presque seule règle dans la restauration des sociétés. On ne rencontre plus de ces nations enfans que l’on puisse entreprendre d’élever sans qu’elles y participent. Tenez-les, je le veux bien, à la lisière, mais qu’elles sachent au moins qu’il s’agit de marcher.

Si cela est vrai d’un peuple, c’est assurément des Roumains. Sans avoir vécu, il y a longtemps que l’heure de la conscience et de la responsabilité a sonné pour eux. Tant de désastres leur ont donné l’expérience anticipée des choses humaines. Je crois même qu’ils poussent cette science jusqu’au raffinement, ayant contracté l’habitude de tout dédaigner dans la nécessité de tout subir. Ils auront donc part eux-mêmes à leur propre régénération, ils la prépareront de leurs mains ; ils ne la recevront pas machinalement comme un ukase, ou elle ne sera qu’un leurre. Assez de règlemens ont été importés chez eux des chancelleries étrangères. C’est une loi vivante qui leur manque, et celle-là, il n’y a qu’eux qui puissent se la donner. D’ailleurs, ôter à des peuples chrétiens la conscience de leurs destinées, les ramener à l’enfance, est-ce les élever ou les détruire ?

VII. — état social.

Nul code dans le monde n’est si riche en maximes chrétiennes que le règlement organique imposé par la Russie. Le ton est presque bucolique, quand il s’agit des laboureurs contribuables. Que d’insinuations et d’amour pour leur arracher l’âme après ce préambule !

Au milieu de ces lois, enveloppées de tant de barbarie, on découvre une loi qui paraîtra étrange à un homme de l’Occident. La voici : « Le propriétaire est obligé de donner à tout paysan, sans distinction, et indépendamment du bétail, une faltche et demie de terre labourable, quarante pregines de prairie et vingt pregines de pâturages. » Dans certains cas, cette portion comprend les deux tiers de la propriété. Il y a là tout un système de législation qui appartient en propre aux provinces danubiennes ; il est né de leur histoire. Le règlement de 1829 l’a consacré et ne l’a point créé. De ce système suivent deux choses : l’une, que la loi reconnaît au paysan un droit primordial, inaliénable, sur une partie de la terre ; l’autre conséquence, c’est que les terres non cultivées abondent.

Ici éclateront les dissidences entre les Roumains, on n’en peut guère douter. Et quel pays n’a les siennes ? Comment interpréter, comment réaliser ce droit historique ? Un étranger pouvant difficilement intervenir avec efficacité dans une question aussi intestine, il ne reste qu’à les laisser parler eux-mêmes, en éloignant autant que possible les récriminations mutuelles.

Les uns disent : « Que l’Europe ne se méprenne pas sur nous en écoutant quelques hommes errans, sans naissance, sans foyer, heureusement proscrits de lieu en lieu. Ce sont eux qui ont parlé d’une aristocratie oppressive en Moldo-Valachie. Dieu merci, il n’en est rien. Nous ne savons ce que c’est que féodalité parmi nous. Cette barbarie de l’Occident nous est toujours demeurée inconnue. À l’origine, nous nous sommes emparés sans violence des terres désertes ; au XIIe, au XIIIe siècle, nous nous sommes partagé pacifiquement la terre, en usant des formes et de la solennité du droit romain. Ainsi rien parmi nous de pareil aux usurpations des barons du moyen âge dans l’Occident. Il est vrai que la masse des paysans a fini par se trouver dans un état voisin du servage. Comment cette révolution s’est accomplie, on ne peut le dire. D’ailleurs à qui la faute ? Le peuple chez nous est insouciant et paresseux ; le paysan a trouvé un grand avantage à se vendre volontairement, lui et sa postérité, à quelque riche voisin qui pût le protéger contre le fisc. La vente s’est faite argent comptant. Quel marché est plus sacré ? On demande aujourd’hui des réformes profondes. Lesquelles ? Ne sait-on pas que c’est là le préliminaire du partage des biens et de tout ce qui fait horreur à l’Europe ? De quel changement parle-t-on ? Le paysan est affranchi. Il peut aller, venir où bon lui semble. En outre le peuple chez nous ne sent pas le besoin de devenir propriétaire ; les plus misérables sont ceux qui possèdent quelque chose. Ayant passé par la barbarie du moyen âge, l’Occident a eu besoin de réformes dont il est encore ébranlé. Ce qui était usurpation féodale chez lui, étant né de la conquête, est possession légitime chez nous, étant le fait d’une vente. Qui donc songerait à nous frustrer des droits les mieux acquis ? L’Autriche a pu avec justice châtier, par des réformes dans la distribution des terres, les nobles de Hongrie, de Transylvanie, qui s’étaient insurgés contre son empire. Elle a donné aux paysans ce que les nobles rebelles s’étaient contentés de leur promettre. Mais nous, qui peut nous faire un crime de ce genre ? Où, quand nous sommes-nous mêlés à des rebelles ? Qu’avons-nous promis ? N’ayant rien fait pour changer le statu quo, il serait souverainement injuste de nous priver des avantages qui naissent de l’ancienne forme des choses. »

Les autres répondent : « Est-ce bien sérieusement que l’on parle de la distribution, de l’orientation du sol par le droit romain, chez des peuples pasteurs, entre deux incursions de Tartares ? N’est-ce pas compromettre ce qu’il y a de plus sacré dans nos titres que de les exagérer à ce point ? Est-il sage en outre de considérer l’Europe comme barbare, et nous comme les seuls héritiers de la civilisation ? Il est vrai que nous n’avons pas la féodalité fondée sur la chevalerie et le prestige des temps anciens ; mais nous avons des villages, des foules, des territoires vendus de temps immémorial à un maître. Ce n’est pas le courage ou le choix qui ont donné un chef à cette multitude ; avouons-le, bien souvent l’usure a acheté cette plèbe et s’est appelée noblesse. Tel était grand boyard sous Étienne, à la journée de Racova, dont le descendant est aujourd’hui un pauvre laboureur sans terre et presque sans abri. Si la glèbe pouvait parler chez nous comme en d’autres pays, elle serait souvent plus noble et de meilleure maison que celui qui la foule. C’est le paysan qui a conservé chez nous, avec la langue, la nationalité. Comprendrait-on que la nationalité pût revivre, et que le paysan seul n’en tirât pas avantage ? Si la féodalité nous a manqué, il s’ensuit qu’elle n’a pas mis son empreinte sur le peuple. L’homme de glèbe a pu être opprimé, accablé, il n’a pas été conquis.

« Voilà pourquoi chez nous son droit positif a surnagé à travers toutes les oppressions. La coutume immémoriale a conservé ce droit, la loi l’a consacré et inscrit. C’est ce droit formel, véritablement historique, toujours fraudé, jamais aboli, reconnu par la Russie même, fondement de la législation moldo-valaque, dernier héritage inaliénable de la liberté ancienne, qu’il s’agit aujourd’hui, non d’usurper, mais de racheter. Toute la réforme est là. L’Autriche, il n’y a pas longtemps, demandait des terres en Valachie pour les distribuer à soixante mille Allemands. S’il y a des terres à céder à bas prix, que ne les aliène-t-on aux indigènes plutôt qu’aux étrangers ? Voyez en outre ce que cette même Autriche vient de faire en Hongrie ; elle a proposé elle-même de céder une portion de terres aux paysans dans les conditions suivantes : un tiers de la valeur payé par le paysan, un tiers par l’état, l’autre tiers imposé comme sacrifice au propriétaire. Et par là l’empire a plus entamé la nationalité hongroise que par toutes ses armées. Craignez que l’Autriche ne prenne elle-même l’initiative de quelques propositions de ce genre parmi vous, car elle intéresserait ainsi les masses à sa domination politique et civile. Nous risquerions de perdre à la fois et sans rachat véritable, comme nous proposons de le faire, une terre inculte, et la nationalité roumaine par surcroît. N’espérons pas d’ailleurs que l’Europe nous affranchisse et qu’elle respecte chez nous tous les abus qu’elle a détruits chez elle. Demanderons-nous qu’on nous fasse une patrie, et stipulerons-nous que nous seuls en aurons le profit ? Voulons-nous à la fois tous les biens de la liberté, tous les avantages de la servitude ? Ce serait trop d’ambition. »

Telles sont, avec toutes les nuances que l’on peut imaginer, les opinions qui se heurtent entre elles sur ces matières.

L’accord se rétablit sur la question du clergé. Si partout ailleurs, même en Espagne, en Piémont, les biens d’un clergé indigène ont été sécularisés, qui s’opposerait, excepté la Russie, à la sécularisation des biens d’un clergé étranger, lequel ne peut être qu’ennemi ? Que font en Moldavie, en Valachie les moines grecs ? Cette population flottante ne sait de la langue et des usages du pays que ce qui est nécessaire pour le dévorer. Où vit-on jamais des invasions de moines étrangers s’abattre annuellement sur une contrée, la dépouiller, et se retirer pour faire place à d’autres qui recommencent les mêmes déprédations ?

Les monastères grecs en Moldo-Valachie possèdent, dit-on, le cinquième du territoire. Par un arrangement monstrueux, les richesses de ces couvons s’écoulent hors du pays, placées en réalité sous la main de la Russie, qui les fait administrer par ses créatures, les abbés du mont Athos et des lieux saints. Les tribunaux de Moldavie ont décidé que ces biens seront administrés dans les provinces mêmes. Qui croira que la Porte a brisé ce jugement au profit des moines étrangers, véritables serfs du tsar ? Comment la Turquie n’a-t-elle pas vu une chose aussi simple que celle-ci ? C’est qu’elle rend d’une main à la Russie ce qu’elle lui dispute de l’autre, et que cette affaire a pour elle le double inconvénient de faire croire tout ensemble à sa vénalité et à son incapacité ?

De ce qui précède, je ne veux tirer que cette conclusion : partout les bras manquent au sol. C’est donc le contraire de ce qui arrive chez nous, où le plus souvent c’est le travail qui manque à l’ouvrier : par où l’on voit que la difficulté la plus grande de nos sociétés occidentales a une solution préparée dans ces provinces. Il ne s’agit pas de créer des systèmes qui réparent l’insuffisance du sol. Le champ est là, il n’est stérile et désert que faute des plus simples moyens éprouvés ailleurs par la société moderne ; car qui serait assez insensé pour aller chercher aujourd’hui l’oppression et presque l’esclavage en Moldavie, en Valachie, lorsque tant de territoires déserts appellent ailleurs l’homme en lui offrant la liberté et la sécurité ? Avec d’immenses terres en friche, le législateur serait donc bien malheureux, s’il ne trouvait le moyen d’y asseoir sans dommages pour personne une population croissante et prospère. Mais quel sera ce législateur ? Il est temps de le chercher.

VIII. — organisation politique.

Il n’y a pas de tiers-état en Moldavie et en Valachie, si vous entendez par là une classe intermédiaire nombreuse, qui vive d’une profession industrielle. À la première vue, c’est, il semble, une grande difficulté pour faire sortir cette société de la forme byzantine et y introduire des institutions nouvelles ; peut-être qu’en y regardant de plus près on verra que cette difficulté n’est pas sans remède.

Tout le monde conviendra qu’appliquer, par exemple, la constitution anglaise à la Moldo-Valachie, former de la grande boyarie un ordre politique, une pairie héréditaire, serait consacrer, éterniser les plus monstrueux abus que l’on veut abolir. Le plus souvent vous établiriez vos fondemens sur l’étranger, à l’exclusion du Roumain. Voilà l’héritage séculaire du despotisme. Rien de consistant, de régulier, n’a pu se former à son ombre. Tous ses appuis sont ruineux ; à peine vous les touchez, ils s’écroulent. Point de famille véritablement historique, si ce n’est peut-être dans la poussière. Point de services éclatans à récompenser là où il n’y avait que le plaisir du prince. Dès-lors que pourriez-vous établir de solide ou du moins de sensé sur une hiérarchie artificielle, laquelle représente non pas des traditions, non pas l’histoire nationale, mais un échafaudage de charges byzantines, auquel s’est ajouté l’échafaudage des titres musulmans et russes, tout cela mobile, incertain, capricieux, perpétuellement bouleversé ; ruine vivante, qui se déplace, s’altère à chaque règne ? Les plus grands noms, les plus anciens, il faudrait aller les chercher sous le chaume. Où sont les nobles d’Alexandre le Bon, d’Étienne le Grand ? Quasi dans le servage. On sait sous quelle cabane habitent aujourd’hui les dynasties de Mircea le Valaque et de Movila le Moldave. Laisserez-vous de côté ces grands noms historiques ? Que représente alors votre chambre héréditaire ? Les prendrez-vous ? C’est donc à la charrue que vous irez chercher vos pairs ? Je le veux bien ; mais est-ce là votre pensée ? De toutes parts les impossibilités surgissent. La hiérarchie de la noblesse actuelle ne représentant en rien le passé national, si vous posez vos premières assises sur ce sable mouvant, vous ferez comme celui qui essaya de bâtir son temple sur des abîmes toujours ouverts. Il en vit sortir des flammes.

Que faire donc dans un sol où la glèbe sociale a été tant de fois renversée, où les plus nobles, les plus anciens, sont pour ainsi dire cachés sous un détritus grec, byzantin, musulman ? Que faire ? Ne pas s’arrêter à l’apparence, à la surface, à l’étiquette ; chercher plus profondément les sources de la vie nationale, former de tout ce qui possède une seule masse, un seul corps, représenté selon l’ancien usage par une même assemblée. Et dès-lors sur quelle base asseoir les institutions ? Je viens de le dire. Sur la terre, rendue de plus en plus accessible à tous dans un pays si évidemment agricole.

Mais qui marquera la part exacte du droit en litige ? Première question qui se présente dans un pays où tout est incertain. Pour donner une constitution politique à la Moldo-Valachie, il faudrait que sa constitution sociale fût réglée, et pour asseoir la constitution sociale, il faudrait que la constitution politique existât au préalable.

Comme dans tous les problèmes de ce genre, ainsi posés, il y a trois solutions : premièrement l’utopie, qui n’est qu’un moyen d’ajourner indéfiniment la question, en ayant l’air de la résoudre ; secondement l’épée, qui tranche le nœud gordien par les révolutions ; troisièmement, si l’on ne croit pas aux utopies et si l’on ne veut pas de révolutions, il reste, à partir de l’état des choses subsistantes, à l’accepter, comme s’il était légitime, sauf à l’améliorer par le travail du temps. Dans ce troisième système, qui, je l’avoue, me semble le seul applicable, si l’on prend pour base l’état actuel de la propriété, on donne en résultat le pouvoir législatif à la seconde classe de la noblesse, dans laquelle il est aisé de faire entrer tous ceux que la propriété, l’intelligence, la fortune, l’industrie naissante, ont émancipés. Ce serait comme une issue ouverte au corps entier de la nation, à mesure qu’il se formerait, car ce que l’on peut faire dans l’état encore embryonnaire où est la nation roumaine, c’est de tracer les grandes lignes d’un premier plan que viendra remplir la société à mesure qu’elle se développera. Il s’agit de construire un édifice auquel on pourra ajouter des parties et des ailes, à mesure qu’elles deviendront nécessaires. Là, je crois, est l’idée que le législateur ne devrait pas perdre de vue.

Dans ce système, la nation changerait de tête ; la seconde classe, devenant en réalité la première, ne serait plus le client devant le patron antique : elle aurait intérêt à soutenir des institutions qui l’affranchiraient de l’orgueil des grands, et comme elle possède une bonne partie du sol, elle pourrait s’attacher à la liberté naissante sans en être distraite par de trop pressans besoins ; car c’est, à ce qu’il paraît, une trop lourde charge pour des hommes d’avoir en même temps et tout ensemble à faire fortune et à fonder la liberté. Lorsque ces deux buts sont poursuivis en même temps, il est rare que le premier ne fasse pas oublier le second. Le besoin de s’enrichir est si âpre chez les nouveaux enrichis, qu’il remplace aisément tous les autres. Faire des affaires devient trop facilement pour eux l’unique but de la vie religieuse, politique et civile. Ainsi le remède naîtrait du mal. La seconde classe s’accoutumant, comme il ne peut manquer d’arriver, à des institutions auxquelles elle devrait son affranchissement de la tutèle des grands, le tiers-état ne manquerait pas de naître, de se développer rapidement avec le commerce, l’industrie, l’agriculture, à l’ombre de ces institutions nouvelles ; il entrerait dans la forme qu’il trouverait établie. En d’autres termes, au lieu d’être chargé de fonder la liberté, chose qui ne paraît pas être l’essence de sa condition, il naîtrait dans la liberté. À mesure qu’il entrerait en scène, il respirerait l’air vivifiant des droits déjà acquis. Ces droits établis avant lui deviendraient un élément nécessaire dont il ne pourrait se passer à l’avenir, et par là se trouverait évité un des écueils que l’on a rencontrés dans d’autres pays où le tiers-état, ayant grandi et s’étant développé sous le pouvoir absolu, est toujours prêt à y rentrer comme dans sa nature même.

Chimères, contradictions, impossibilités que tout cela ! s’écriera-t-on ; voilà trop de qualités nécessaires dans un peuple qui n’a pu encore les acquérir ! Un pouvoir fort qui ne se sert pas de la force pour usurper ! des grands qui ont le bon sens de céder quelque chose à la justice ! des assemblées régulières qui ne perdent pas tout en un jour pour vouloir tout gagner ! la liberté qui n’est pas le chaos ! la parole qui n’est pas le blasphème ! Où trouver ces prodiges ? Toujours la même difficulté. Pour opérer ces merveilles, il faudrait que ces merveilles fussent déjà consommées. À quoi je réponds : qu’il faut bien supposer dans le corps même de cette société un principe de renaissance, sans lequel tout système serait également impuissant. Il s’agit de mettre en lumière ce principe, non pas de le créer. Que l’on ne juge pas de ce que deviendront les hommes sous l’empire du droit par ce qu’ils sont sous l’empire presque exclusif de l’injustice. Je ne voudrais pas même désespérer des plus endurcis. Otez-leur le pouvoir de mal faire, ils finiront par ne plus le vouloir.

Le consentement unanime ; l’abolition de l’esclavage ne marque-t-il pas déjà un désir de progrès ? Il est donc possible de ramener à l’équité ceux-là mêmes que l’on disait changés en pierres. Donnez-leur une patrie, vous verrez quel miracle cette idée seule peut accomplir chez eux. Armez-vous tant que vous voudrez contre les classes, il faudra bien pourtant chercher dans les individus le germe de la renaissance politique et morale ; car c’est de notre temps une espérance, il me semble, assez vide que de trouver un système, une pierre philosophale qui dispense l’homme de toute probité, et qui établisse la justice publique sans que personne ait besoin d’être juste.

IX. — conclusion.

J’ai montré que les Roumains ont une tradition, une langue, une histoire, une religion, un droit public et privé, c’est-à-dire tout ce qui a constitué jusqu’ici les élémens de la vie nationale. J’ai signalé les trois causes qui se sont opposées au plein développement de cet état : premièrement la nature, quand ils se sont séparés de leur souche et du boulevard choisi à l’origine même des colonies ; secondement l’opposition, la haine des nations chrétiennes, représentées par la Pologne, la Hongrie et l’empire d’Allemagne ; troisièmement leur religion, qui les a tenus isolés des nations latines avec lesquelles était leur alliance naturelle. Et, si l’on veut bien y réfléchir, on verra que de ces trois causes il n’en est pas une qui n’ait été profondément modifiée par le temps. En ce qui touche la première, personne ne niera que les Roumains de Transylvanie ne reconnaissent aujourd’hui des frères dans les Roumains de Valachie et de Moldavie, et qu’il serait sinon impossible, au moins difficile de les pousser à s’égorger mutuellement sur leurs anciens champs de bataille de Ploiesti, de Tugureni, d’Alba-Julia. Quant à l’opposition des nations chrétiennes, il est bien vrai que la Russie et l’Autriche remplacent aujourd’hui la Pologne et la Hongrie dans un esprit semblable, mais il est vrai également que d’autres peuples regardent les mêmes choses avec des yeux bien différens, ce qui n’existait pas au XVIe siècle, où tout le monde s’est trouvé d’accord pour écraser un empire naissant et y a travaillé sans y parvenir tout à fait. Si l’on pouvait interroger aujourd’hui la Pologne et la Hongrie, il est à peu près certain que l’expérience et des calamités intolérables leur ont appris quelque chose depuis les temps de Casimir, de Mathias Corvin et de Sigismond. Quant à l’isolement des Roumains par la religion, on peut dire qu’il a cessé depuis que les hommes se sont unis étroitement par d’autres côtés que par leur église, car assurément c’est le caractère de notre siècle qu’une foule de choses qui avaient été impossibles aux siècles précédans à cause de l’opposition des églises sont devenues faciles, et se sont réalisées sans peine par un nouvel ordre d’idées que quelques-uns appellent indifférence, et que beaucoup appellent impartialité, tolérance, grandeur d’esprit.

Si j’avais un grain de puissance ou seulement d’ambition dans l’esprit, il me semble donc que je serais tenté de descendre dans cet abîme du peuple roumain et d’y faire rentrer un peu de lumière et d’espoir. J’y serais, je crois, déterminé par les questions et par les raisons suivantes :

1° Les Roumains ont été au XVe et au XVIe siècle un des boulevards de la chrétienté ; ils ont versé abondamment leur sang pour cette cause dans d’innombrables batailles. D’autres ont eu la gloire, l’honneur, le profit ; ils n’ont eu que les désastres. Faut-il que cette iniquité s’éternise ?

2° L’amitié de la Russie a été plus funeste aux Roumains que l’hostilité de tous les autres peuples réunis. Sous le couvert de cette amitié, la Russie a enlevé violemment aux Roumains une moitié de leur territoire et sourdement envahi tout le reste. Ce genre de protection est-il celui qui doit durer ou passer, sans changer, en d’autres mains ?

3° Il y a aujourd’hui dans le monde, en Europe, un effort visible des races humaines pour se reconnaître, se réunir, se concentrer. A mesure que le lien religieux s’affaiblit, celui des races se manifeste. Les premiers, les Slaves ont aspiré ouvertement par le panslavisme à la domination. Après eux, les Allemands, avec une ferveur au moins égale, ne cessent d’attirer à eux tout ce qu’ils peuvent rencontrer d’élémens germaniques disséminés dans l’univers. Quand cette tendance est si marquée, et qu’elle va quelquefois jusqu’à la haine, n’est-il pas sage, n’est-il pas raisonnable pour les peuples latins de se rapprocher à leur tour, et, si l’un d’eux a été éloigné, de lui tendre la main, de le faire rentrer dans l’alliance ? D’ailleurs nous est-il indifférent que le grenier des provinces danubiennes soit entre des mains amies ou ennemies ?

4° Les causes qui s’opposaient au développement, à la durée de l’état roumain se sont modifiées. Ces difficultés peuvent être vaincues ; vaut-il la peine de vaincre ? Ici la question s’élève ; il s’agit de la civilisation.

C’est demander s’il est convenable, s’il est utile qu’une nationalité périsse quand il est possible de la faire durer : question qui peut bien être posée et qui mérite assurérement qu’on y réponde. Tous les jours les hommes admirent le mécanisme d’une machine, surtout si elle est nouvellement découverte. Rien n’égale à cet égard l’étonnement, la reconnaissance, l’admiration qu’ils font paraître, et celui qui détruirait l’une de ces inventions, ils le traiteraient avec raison de barbare. Qu’est-ce donc qu’une nationalité, si ce n’est une mécanique divine sortie des mains du grand ouvrier ? Qu’est-ce encore, sinon un système d’aptitudes, de ressorts tout moraux, de fonctions intellectuelles, de forces vives qui ne peuvent se montrer que là ? Mettre la main sur un de ces systèmes, le détruire ou le laisser détruire parce qu’il n’a pas encore fourni tout ce qu’il peut fournir, c’est rentrer en pleine barbarie ; car ce qui distingue la barbarie de la civilisation, c’est uniquement que la première détruit en germe les forces vives de la société humaine, et que l’autre les conserve. Sur cette règle, jugez de tout le passé. Vous verrez que plus les nations sont barbares, plus elles ont la vertu d’étouffer autour d’elles les germes nationaux ; au contraire, plus elles sont civilisées, plus elles les conservent. Vous aurez là une échelle infaillible entre les différens peuples. Dans l’antiquité, les Grecs n’ont presque rien détruit, ils ont été les plus civilisés de tous ; les Romains, qui l’étaient moins, ont beaucoup plus détruit. Alexandre a tout laissé subsister en Orient ; c’est sa supériorité sur César.

Le moyen âge a eu la vertu de détruire beaucoup plus que l’époque moderne, et, dans ces derniers temps, la Russie a la vertu de la destruction au plus haut degré ; elle l’a plus que l’Autriche, l’Autriche plus que l’Angleterre, l’Angleterre plus que la France, qui, dans les temps modernes, n’a pas extirpé, que je sache, une seule langue, une seule vie nationale.

Quand la question est gagnée pour les Roumains dans la science, dans l’histoire, la tradition, les lettres, cette même question sera-t-elle ruinée dans la politique et la réalité ? N’aurons-nous retrouvé un monde perdu que pour le perdre encore ? Ne dites pas qu’après tout, si la nationalité des Roumains périssait, les facultés de ce peuple se développeraient sous une domination étrangère, que ce qu’il y a de bon en lui survivrait sous une autre forme. Autant de mots, autant de sophismes. Un peuple de moins dans le monde, c’est un rapt fait à la nature humaine. La civilisation n’est pas seulement le trafic, elle a aussi pour but de conserver les individus, hommes ou nations. Celle qui en conservera le plus sera la plus élevée. L’idée d’humanité, qui a fait jusqu’ici l’honneur de notre siècle, en deviendrait le fléau, si elle devait servir à couvrir de ce beau nom l’anéantissement de l’homme au profit de l’espèce.

Que l’on ne compare pas non plus, comme on le fait quelquefois, l’homme sans patrie et l’exilé. Leur position à tous deux est trop différente. J’imagine que celle du second est une félicité en comparaison de celle du premier. Il s’est trouvé souvent, dans les temps anciens et modernes, des hommes qui se sont volontairement exilés pour ne pas voir de trop près ce qu’ils auraient été incapables de supporter ; mais qui a jamais vu un homme se condamner volontairement à n’avoir aucune patrie ? Quand il s’est trouvé des hommes assez criminels pour livrer la leur, c’était au moins afin d’en acquérir une autre. Ainsi n’avoir aucune patrie semble être jusqu’ici le plus grand supplice pour des hommes, et ce serait s’abuser de croire qu’ils se rattachent à l’espèce à proportion qu’ils sont séparés de la famille ou de la nation. J’ai toujours observé que ceux auxquels manque un foyer, une patrie, au lieu de se consoler par l’humanité, se rejettent dans la misanthropie. Considérez en particulier les Roumains : l’œil fixe, la tête penchée, il vous semblera voir les statues des prisonniers daces se lever, errer de seuil en seuil, redemandant la cité perdue.

Après tout, notre siècle est en âge de dire quel ordre de civilisation il entend faire prévaloir. Arrivé au milieu de sa rousse, deux voies s’ouvrent devant lui, entre lesquelles il peut choisir : ou diminuer, exténuer par degrés les nationalités, ou les conserver. Il entrera dans l’une ou l’autre de ces voies, selon qu’il verra dans le corps des nations les forces vives de l’esprit humain, ou seulement des obstacles à cette vague unité que quelques-uns embrassent déjà comme le terme de la progression des choses humaines. On avouera que rien n’est plus nécessaire que de sortir d’incertitude sur de pareilles questions, puisqu’il y a des sociétés et des civilisations qui se sont abîmées pour avoir suivi des idées fausses sur de pareilles matières.

Il est vrai que notre siècle porte en lui de singulières contradictions à ce sujet ; le plus souvent il a parlé dans un sens et agi dans un autre. A prendre ses systèmes littéraires, qui tous vont au réveil des nationalités, vous seriez tenté de croire qu’il a suscité de l’oubli beaucoup de choses mortes. Parlant toujours de nationalités, il en a déjà éteint ou du moins réprimé plusieurs, puisque c’est de nos temps que la langue polonaise a été réduite en quelque façon à n’être plus qu’une langue morte, que la hongroise a éprouvé un sort à peu près semblable ; en outre l’italien ne se parle plus en public que dans un coin de l’Italie. Venise lui a été arrachée d’hier ; c’est l’ouvrage de Campo-Formio. Qu’à cela s’ajoute sous nos yeux l’étouffement de la langue roumaine ; nous aurons vu de notre temps quatre langues étouffées, sinon détruites, et l’on ne pourra guère douter que notre siècle a fait, au-delà du précédent, un pas irrévocable vers l’anéantissement ou du moins vers la réduction des nationalités.

D’un autre côté, les choses mortes qu’il a ressuscitées se réduisent à deux, la Grèce et la Belgique, en sorte qu’entre ces tombeaux et ces berceaux il semble encore indécis, attendant une main qui le pousse et n’osant s’engager avec résolution ni dans la voie des renaissances, ni dans la voie des ruines. Toutefois il est certain déjà qu’il n’a point à se repentir des deux résurrections que je viens de rappeler. Par la création de la Grèce, il a donné une satisfaction à la piété des hommes envers le passé, par celle de la Belgique à leur raison, par l’une et l’autre à la justice. Tout bien considéré, la première de ces créations est un des actes qui plaideront le mieux pour lui dans l’avenir. Toutes les fois qu’il s’agira de la Grèce, l’humanité tressaillera de joie d’avoir enfanté un peuple ; elle se rappellera l’heure, le moment où cela est arrivé, et elle applaudira, car ce n’est pas par une circonstance particulière, dans un moment de déplaisir ou d’humeur, qu’il faut juger ces choses immortelles. Il n’appartient qu’à Dieu de se repentir d’avoir créé des hommes.

Direz-vous que la Grèce était plus facile à ressusciter que ne le serait aujourd’hui la Roumanie du Bas-Danube ? On pourrait le contester ; je me souviens que beaucoup de gens pensaient alors qu’il était trop tard pour rien faire. Tout ce que l’on devait trouver, selon eux, dans cette exhumation d’un peuple, c’était un peu de cendre, et cela pourtant n’a pas empêché l’Europe d’agir et le peuple de survivre. Que faudrait-il donc aujourd’hui, si l’on voulait vous décider à faire pour la Roumanie non pas la dixième, mais la centième partie de ce que vous avez fait pour la Grèce ? Que faudrait-il ? — Un nom antique ? Celui des Roumains ne l’est-il pas ? — Une iniquité criante ? Ils la subissent. — Des avanies, des exactions, des extorsions, des massacres ? Ils ont souffert tout cela pendant des siècles.

Il faut un intérêt politique, déterminé, avoué. J’en conviens ; mais l’intérêt ici est évident. S’il s’agit de fortifier, de consolider la Turquie, encore une fois, est-il préférable pour elle, oui ou non, de traîner après soi dans les provinces danubiennes un corps mort ou un corps vivant, prêt à partager ses luttes, ses dépenses, ses sacrifices, ses périls, ses combats ? Que sert à la Turquie de posséder ces provinces, s’il n’y a point d’hommes pour les couvrir ? Que lui sert d’avoir des landes, si ces landes sont stériles ? Est-ce seulement un tribut qu’il lui faut, ou des sociétés policées qui épousent sa cause ? Au lieu de ce désert, supposez un peuple régénéré, attaché à la Turquie par l’intérêt, par le besoin de la défense commune, encore plus que par l’ancien hommage. Le plus puissant des boulevards, ne sera-ce pas une nation ?

Je sais bien que la plus grande crainte des hommes, en laissant arriver des états nouveaux à la vie, c’est d’augmenter la force des novateurs dans le monde, et c’est en quoi l’erreur est évidente. Nous avons vu les états les plus nouveaux si heureux de vivre, qu’ils se sont rattachés aussitôt à tout ce qui représente le mieux le passé ; ils ont racheté leur nouveauté en s’alliant de cœur aux vieux états. Rassurez-vous. Combien de Roumains aujourd’hui révolutionnaires deviendront les partisans du statu quo dès qu’ils auront une heure de vie !

Après ces questions, il s’agit toujours de savoir si le chemin que l’on suit entre ces renaissances et ces ruines conduit à la civilisation ou à la barbarie. Ce point est le dernier que j’examinerai.

On demande pourquoi la barbarie est entrée d’un seul coup, et à pleins bords, dans la civilisation antique. Je crois pouvoir le dire. Il est étonnant qu’une cause si simple ne frappe pas tous les yeux. Le système de la civilisation antique se composait d’un certain nombre de nationalités, de patries, qui, bien qu’elles semblassent ennemies, ou même qu’elles s’ignorassent, se protégeaient, se soutenaient, se gardaient l’une l’autre. Quand l’empire romain, en grandissant, entreprit de conquérir et de détruire ces corps de nations, les sophistes éblouis crurent voir au bout de ce chemin l’humanité triomphante dans Rome. On parla de l’unité de l’esprit humain ; ce ne fut qu’un rêve. Il se trouva que ces nationalités étaient autant de boulevards qui protégeaient Rome elle-même, car chacune d’elles faisait face à un côté de la barbarie : Carthage aux Arabes, la Grèce aux Mèdes, aux Perses, l’Égypte aux Africains, le royaume de Pont aux Mongols, les Daces aux Scythes, les Gaules à la Germanie. C’était là un système dans lequel tout se tenait en équilibre, et qui se maintenait par des forces opposées. Lors donc que Rome, dans cette prétendue marche triomphale vers la civilisation antique, eut détruit l’une après l’autre Carthage, l’Égypte, la Grèce, la Judée, la Perse, la Dacie, les Gaules, il arriva qu’elle avait dévoré elle-même les digues qui la protégeaient contre l’océan humain sous lequel elle devait périr. Le magnanime César, en écrasant les Gaules, ne fit qu’ouvrir la route aux Germains. Tant de sociétés, tant de langues éteintes, de cités, de droits, de foyers anéantis, firent le vide autour de Rome, et là où les Barbares n’arrivaient pas, la barbarie naissait d’elle-même. Les Gaulois détruits se changeaient en Bagaudes. Ainsi la chute violente, l’extirpation progressive des cités particulières causa, l’écroulement de la civilisation antique. Cet édifice social était soutenu par les nationalités comme par autant de colonnes différentes de marbre ou de porphyre. Quand on eut détruit, aux applaudissemens des sages du temps, chacune de ces colonnes vivantes, l’édifice tomba par terre, et les sages de nos jours cherchent encore comment ont pu se faire en un moment de si grandes ruines !

Concluons de là que s’il est vraiment aujourd’hui des hommes qui désirent que la société humaine change de face, ceux-là doivent désirer que les formes nationales disparaissent par degrés ; où vous en détruisez une, vous détruisez un des piliers de la voûte. Au contraire, ceux qui sont attachés à l’ordre de civilisation que nous connaissons se trompent quand ils applaudissent à la chute d’une nation ou à l’extinction d’une race d’hommes ; car, pour que la barbarie s’étende sur une contrée, il ne faut pas croire qu’il soit absolument nécessaire d’y ouvrir la porte à des hordes ennemies, et ce serait se rassurer à tort de s’imaginer que désormais les déserts sont vides, que les barbares y ont tari. Le meilleur des hommes porte toujours en lui son barbare, qui ne demande que l’occasion d’apparaître. Si vous ôtez à la vie civile tout ce qui en fait la noblesse, l’honneur, la grandeur, avec l’idée de patrie et de famille humaine, vous déchaînez en chaque homme le Vandale ou le Hun, c’est-à-dire l’individu qui, sans être retenu par aucune idée sociale, cherche à satisfaire en toute chose sa volonté effrénée, genre de vandalisme qui est le pire de tous, puisque aucun héroïsme ne s’y joint et qu’il n’en peut rien sortir. Otez à une terre toute chance d’avenir, elle enfante d’elle-même la barbarie comme les ronces ; cela s’est vu déjà dans les pays dont je viens de parler, en Moldavie, en Valachie, où pendant les deux derniers siècles, sans invasions, sans établissemens étrangers, le pays recula de mille années, jusqu’aux confins de l’époque mérovingienne, par la seule raison que tout espoir, toute carrière légitime, toute espèce de but élevé ayant été ravi aux hommes, ils se trouvèrent rejetés dans la barbarie par la société même.

Tels sont les principes sur lesquels doit s’appuyer, selon moi, la régénération des Roumains. Puissent-ils reconnaître dans ces vues un pressentiment éclairé de leur avenir ! Puissent surtout ces idées entrer dans l’esprit d’un homme qui se trouve en état de les mettre en pratique ! Je n’ai rien dit qui ne soit fondé, non sur des opinions, mais sur des faits. J’ai réduit les réformes essentielles aux proportions les plus étroites, au-dessous desquelles le progrès est impossible. Il resterait à examiner l’intérêt de chaque gouvernement dans l’œuvre de régénération, ce que l’on peut attendre ou craindre des protecteurs en particulier ; mais à mesure que ce nouvel horizon s’ouvre, il se ferme pour moi, et je m’arrête.

Edgar Quinet.
  1. Dans la Revue du 15 janvier 1856.
  2. George Asaky
  3. Chronica Romanilor, 3 vol. in-4o, Jassy 1853. Des recueils de chroniques moldaves et valaques ont été publiés dans ces dernières années à Jassy et à Bucharest.
  4. Revue du 15 janvier dernier.
  5. Au moment où j’écrivais ces lignes, je n’espérais pas qu’elles recevraient une si éclatante et si prompte confirmation dans l’ordonnance que le prince régnant, Grégoire Ghika, vient de rendre, le 11 février, sur la liberté de la presse, seul moyen de former l’opinion publique et même d’éclairer le gouvernement.