Les Roumains
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 1 (p. 375-408).
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Les Roumains
LES ROUMAINS

I.

LES TITRES DE LEUR NATIONALITÉ.


I. — une nationalité découverte — établissement des colonies.

Huit millions d’hommes frappent, en supplians, au seuil de nos sociétés occidentales. Que veulent-ils ? Ils demandent qu’on les aide à renaître ; ils revendiquent notre alliance. À peu près inconnus, égarés au bout de l’Europe, ils racontent que de longs siècles de servitude, d’oubli, de déprédations, et tout ce que des hommes sont capables de souffrir, les ont tenus ensevelis, séquestrés du reste de l’espèce humaine. Ils ont vécu, disent-ils, dans un désert, mais dans un désert où ils n’ont échappé à aucune des misères que traînent après elles l’extrême barbarie et l’extrême civilisation. Après cela, ce qu’ils craignent le plus, c’est qu’une adversité si longue, si persévérante, les ait défigurés au point que les sociétés et les peuples auxquels ils s’adressent ne les reconnaissent plus.

Chose nouvelle en effet dans notre monde moderne, ils ne réclament pas notre assistance, comme cela s’est vu toujours, au nom seul de la justice, de l’intérêt de tous, de l’humanité blessée et violée. Non ; la nouveauté et la grandeur de leur cause, c’est qu’ils se présentent comme des frères oubliés. Avec un accent qui rappelle certains grands procès plaidés par des nations entières dans Thucydide et dans Tacite, lorsque la parenté du sang était encore sacrée, ce qu’ils invoquent surtout, c’est la communauté d’origine ; c’est un lien de famille entre leur race et la nôtre ; c’est une même descendance, un même berceau, la même langue, les mêmes aïeux. La foi peut-être naïve qu’ils montrent dans la religion des souvenirs communs, la persuasion où ils sont que cette religion ne peut être invoquée sans fruit, que les hommes de l’Occident y sont demeurés aussi fidèles qu’ils le sont eux-mêmes, tous ces traits semblent un dernier reste, de l’antiquité dont ils se couvrent pour y chercher leurs titres confondus avec les nôtres.

Les Roumains disent à l’Occident : « Rendez-nous notre droit de cité dans la famille des peuples latins. Nous sommes des vôtres, quoique enveloppés de Barbares. Arrachez-nous à cette captivité. Que l’éloignement ne vous trompe pas sur ce qui nous touche. Des siècles néfastes nous ont tenus séparés de la mère-patrie, de cette Rome d’où nous descendons tous ; mais, quoique chargés de chaînes étrangères, relégués aux confins de l’Europe, nous sommes des frères pour la France, pour l’Italie, l’Espagne, le Portugal. C’est avec vous que nous voulons former une alliance éternelle, non avec les Barbares qui nous entourent. Vous nous avez oubliés, ayant perdu jusqu’à notre nom, car vous nous appelez Valaques, nous qui nous appelons Roumains. Dans notre profonde misère, s’est-il trouvé une seule époque où nous ayons perdu le souvenir de notre ancienne parenté ? Feuilletez notre histoire. Vous ne trouverez pas chez nous un seul moment d’oubli. Il est vrai qu’il y a eu des temps si funestes, que nous n’avons pas songé à faire valoir nos titres. Eh ! qui eût voulu seulement nous entendre ? Toutes les fois que l’espérance a reparu, c’est vers vous que nous avons tendu les bras. Nous avouons que nous sommes les derniers venus dans la famille latine. Est-ce une raison pour nous contester notre part d’héritage ? Reconnaissez-nous à nos traits, à notre visage. Voyez ! nous portons sur nous le sceau de la vieille Italie ; nous sommes les fils des laboureurs du Latium, du Picentin, de la Gaule Cisalpine et de la province de Narbonne. Mêmes traits, même couleur ; jusqu’aux vêtemens de nos pères, nous avons tout gardé. Voici le pallium, la tunique, les sandales, comme sur la colonne Trajane. Ce sont là des témoins qui parlent pour nous. Plus que tout le reste, nous avons sauvé (Dieu sait au milieu de quelles difficultés et de quels idiomes incultes !) notre langue natale ; vous la parliez autrefois avec nous dans notre berceau commun. Ne nous reconnaissez-vous pas aux accens de cette parole qui nous rappelle à tous la même patrie puissante ? Ne vous servez-vous pas des mêmes mots que nous pour les mêmes choses ? Ne dites-vous pas comme nous pain pâne, ciel cieru, vie viâtza, mort moârte, ainsi du reste ? Si notre langue vous semble encore humble et rustique, peut-être même défigurée par un trop long exil, ne la dédaignez pas : c’est celle que parlaient les vétérans des légions romaines, nos aïeux et vos maîtres. D’ailleurs nous ne désespérons pas de l’embellir à notre tour, si vous nous prêtez votre aide, non pas seulement comme à des hommes, mais comme à des frères, car vous le savez, la langue est, après Dieu, le plus fort lien entre les peuples. Si deux hommes jetés par hasard au milieu de races ennemies ou seulement étrangères s’aperçoivent qu’ils parlent la même langue, dès le premier mot ils font alliance entre eux, parce qu’ils se reconnaissent pour les membres d’une même famille. Le plus fort prête son appui au plus faible ; il l’arrache à la captivité. Vous et nous sommes entourés de races étrangères dont plusieurs sont ennemies. Vous êtes puissans, nous sommes faibles, quoique nous ne soyons pas à mépriser à cause de notre grand nombre. Reconnaissez-nous et sauvez-nous ! »

Telles sont les premières paroles qui sortent de la bouche de tout habitant de la Roumanie. Quiconque aura entretenu quelque commerce avec eux, celui-là avouera que je n’ai rien changé à leurs discours ordinaires.

Dans le temps où l’esprit français aimait, cherchait, répandait partout la lumière avec la vie, si quelqu’un eût appris à Montesquieu, à Voltaire, à Buffon, et après eux à Lessing, à Herder ce qu’ils paraissent avoir toujours ignoré, qu’une race d’hommes toute latine conserve entre la Mer-Noire et les Carpathes les usages, les traditions, en partie l’idiome de la vieille Italie et revendique ses ancêtres, quel éclat, quelle popularité ces grands hommes eussent répandus sur une découverte de ce genre ! Que de rapprochemens, que de résultats et quelle lumière ils en eussent tirés incontinent ! Je ne doute pas que l’Occident entier n’eût longtemps retenti de cette merveille. Une race d’hommes alliée à la nôtre, perdue et retrouvée, est-ce là un événement qu’ils eussent laissé dans l’ombre ? Je suppose que Montesquieu n’eût pas dédaigné de jeter un regard sur cette dernière parcelle du monde romain. Soit en parlant de la décadence de l’empire, soit en comparant les lois aux climats, il eût donné quelque part une place à la Rome de chaume des Moldo-Valaques. Qui doute que Voltaire se fût attaché à cette antiquité vivante, qu’il en eût fait jaillir tout ce qu’elle renferme de contrastes et d’ironie contre la majesté des choses humaines ? L’Europe aurait eu à répéter d’abord les moqueries du philosophe sur les Cincinnatus, les Régulus des monts Krapaks ; mais cette ironie eût été sans poison, elle eût même servi à populariser une cause encore trop peu connue. Puis le sérieux aurait remplacé le rire, et Voltaire aurait certainement salué le premier une nation renaissante au nom de ce génie romain qu’il a toujours préféré à tous les autres. Du moins il eût ajouté un chapitre à l’Essai sur les Mœurs des nations et aux Histoires de Charles XII et de Pierre Ier. En conduisant ses héros dans la Bessarabie et sur le Pruth, il n’eût pu se défendre de peindre ces provinces et de marquer d’un trait la condition des fils de Romulus soumis aux avanies d’un descendant d’Alcibiade, sous le cimeterre d’un sultan turc. Quant à Buffon, il ne se fût pas borné à dire que l’aurochs des Carpathes revit dans les armes de la Moldavie. Il eût voulu décrire ces Carpathes, dernier refuge des espèces animales et des races humaines auxquelles toutes les autres ont déclaré la guerre. On eût vu, de manière à ne pas l’oublier, le tableau de ces montagnes ardues, hérissées de forêts, coupées de torrens qui ne tarissent jamais, où l’aurochs proscrit, menacé de disparaître du règne animal, vient dérober sa tête dans le même temps que la nation dace, puis la nation roumaine, toutes deux proscrites comme lui, vont chercher auprès de lui, dans les mêmes lieux sauvages, une retraite assurée contre les menaces d’extermination que leur jette de toutes parts le monde civil.

Par malheur, l’Occident avait perdu au XVIIIe siècle jusqu’à la dernière trace des populations du Bas-Danube. Le plus savant de nos géographes, le sage d’Anville, fut, il semble, le seul qui vit clair dans cette question. Il fit mieux, il dit très nettement que « le langage actuel de la nation valake est foncièrement un dialecte de la langue latine ; » mais ses deux mémoires, si neufs, si judicieux, ne furent relevés par personne. Si vous voulez vous en assurer, jetez les yeux sur l’Histoire de la Décadence de l’Empire romain, par Gibbon. Il s’est donné pour tâche de rechercher, de suivre, de découvrir les derniers vestiges du peuple-roi, même sous les formes les plus défigurées. Son récit ramène forcément à diverses reprises les Moldaves, les Valaques ; il va jusqu’à citer d’anciennes histoires byzantines qui témoignent de leur descendance italienne, et sans discuter ces témoignages, sans même y faire la moindre allusion, il continue de jeter la race roumaine dans la fosse commune des Slaves, des Bulgares, des Albanais. Il rencontre le héros de la nationalité moldave, Étienne le Grand ; il en fait un Slave. Tous les actes glorieux d’une race d’hommes sont attribués à ses plus grands ennemis. Pour elle, son nom n’est pas même prononcé : excès de confusion qui est en même temps l’excès de l’injustice. C’est un des honneurs réservés à notre temps de remettre l’ordre dans ce chaos ; sans doute ici, comme en d’autres circonstances semblables, le premier pas pour ramener la justice dans les choses vivantes sera de replacer la justice dans l’histoire.

Oubliés ou méconnus par les écrivains, il restait aux Roumains une plus dure épreuve à traverser. Lorsqu’au commencement de ce siècle tout le monde se prit à espérer quelque chose au souffle de la révolution française, un rayon, je ne sais lequel, tomba aussi sur les ossemens et les cendres de ces peuples. Ils se sentirent remués par l’ambition de renaître. Deux fois ils s’adressèrent au vainqueur de Lodi et de Marengo. C’était un homme de leur race, le représentant, le consul, peut-être le nouveau Trajan de l’Europe latine. Ne reconnaîtrait-il pas les vétérans et les colons du divin césar ? On raconte que Napoléon ne comprit rien au langage de ces hommes qui redemandaient leur vieux droit de cité italiote. À peine s’il laissa tomber sur eux un regard. Ce qu’il y a de sûr, c’est que peu d’années après, dans les conférences de Tilsitt, il offrait au tsar d’ensevelir à jamais ces supplians dans l’empire russe.

Pendant que l’Europe occidentale se détournait de plus en plus des populations de la Roumanie, celles-ci ne cessaient d’entretenir la tradition de leurs origines, même dans les époques les plus barbares du moyen âge. Le Goth Jornandès, du VIe siècle, est le premier historien chez lequel je trouve le nom de Roumanie dans le sens où les paysans disent encore la terre-romaine, tsâra roumanesca. Au XIIe siècle, le clergé de ces provinces fit un effort marqué pour les rattacher à la civilisation latine. L’archevêque de Zagora écrit au pape Innocent III que les Valaques sont les héritiers du sang des Romains. Le pape reconnaît cette descendance comme une chose avérée. Innocent III essaie d’en profiter pour ramener à l’unité romaine les dissidens, qui semblaient chanceler encore. D’autre part, Byzance n’a jamais ignoré la filiation des Moldo-Valaques. Au XVe siècle, un écrivain byzantin, Chalcondylas, expose, comme un point reconnu de tous, que la langue roumaine est en tout semblable à la langue italienne, quoiqu’elle soit comprise à grand’peine par les Italiens. Lucius, dans sa description de la Dalmatie, étend cette ressemblance aux usages, aux coutumes.

Après une possession d’état aussi déclarée, comment le souvenir de cette filiation a-t-il été perdu chez nous ? Je pense qu’une chose explique l’isolement extraordinaire dans lequel sont tombés les Moldo-Valaques, et pourquoi le fil qui les rattachait à nos sociétés a été si tôt brisé dans le labyrinthe du moyen âge : c’est qu’ils ont rompu avec l’église catholique. De ce moment, l’Occident a cessé de les connaître. Dans un temps où les rapports religieux étaient les seuls qu’eussent entre eux les hommes éloignés les uns des autres, le lien de la foi brisé, tout fut brisé ; il devint impossible à l’Occident de reconnaître pour parens des peuples schismatiques. Tant que la papauté eut quelque espoir de retenir les Latins des provinces danubiennes, elle fit valoir l’autorité du sang de Romulus ; mais cet espoir une fois perdu (et il fallut y renoncer après la grande épreuve du concile de Florence, où l’archevêque moldave fut démenti par son peuple), la papauté ne vit plus, ne montra plus que des étrangers ou des ennemis dans ces frères. Toute relation, toute correspondance cessa.

De leur côté, aussi longtemps que les Roumains furent par-dessus tout infatués de leur schisme, tout ce qui le contrariait leur semblait odieux. Loin de réclamer le renouvellement de l’alliance avec les Latins, c’était beaucoup pour eux de ne pas les mépriser et les haïr. Ainsi les différends de religion couvraient pour les uns et pour les autres la question de race et de nationalité ; les églises ennemies rejetaient dans l’ombre la parenté de race ; elles tenaient les provinces divisées plus que ne faisait l’éloignement des lieux. La parenté du sang ne pouvait rien où manquait la conformité du dogme. Ni les uns ne tenaient à recouvrer leur droit dans la famille latine, ni les autres n’eussent consenti à l’accorder, et il a fallu que d’autres pensées absolument différentes entrassent dans le monde pour que les titres de la nationalité roumaine retrouvassent leur valeur.

Tout le monde aujourd’hui reconnaît le moldo-valaque pour une langue néo-latine. C’est la une notion vague que l’on admet sans se rendre compte des conséquences qu’elle entraîne et des preuves sur lesquelles elle s’appuie. Je m’étonne de voir dans des ouvrages récens justement estimés que le caractère particulier, distinctif des Roumains soit encore méconnu. Comment cet établissement a-t-il été possible ? Comment s’expliquer ce phénomène presque incroyable d’une société latine, débris perdu d’un vieux monde au milieu d’un océan de peuples étrangers ? Comment, foulés tant de fois et par tout ce que le monde barbare avait de plus violent, cette première empreinte n’a-t-elle pas été effacée ? Comment, au milieu de ce déluge de maux qui n’ont pas cessé même aujourd’hui, se trouve-t-il qu’à certains égards, de toutes les langues romanes, la langue des Carpathes est celle qui se rapproche le plus de l’idiome des Latins ? À ces questions, qui n’ont pu manquer de frapper les esprits, on a répondu d’abord que les Daces, soumis par les Romains, ont été forcés d’apprendre la langue des vainqueurs, que des provinces assujetties à l’empire ont peu à peu désappris leurs anciens idiomes, que les peuples ont dû faire effort pour comprendre les magistrats, qu’ainsi ce sont les classes supérieures qui ont par degré et lentement fait succéder le latin des patriciens aux vieilles langues indigènes.

Confondre la Roumanie avec toutes les autres provinces, c’est s’exposer à tout brouiller. Un fait fondamental domine les origines et l’histoire des peuples moldo-valaques. Cet événement est la grande colonie fondée par Trajan avec des colons tirés de tout le monde romain. Ces hommes ont porté le latin avec eux, ils ne l’ont pas appris dans leurs nouvelles demeures.

Quelques années avant notre ère, Ovide est exilé sur les bords du Danube, dans la province qui est devenue la Bessarabie. Il se consume à chercher quelque trace du monde latin sans pouvoir en rencontrer une seule. Tout lui est étranger, les hommes, les choses aussi bien que les lieux. La terre des steppes semblable à une autre mer immobile, la neige entassée, amoncelée comme des tours, la plaine sans limites, perpétuellement menacée par des cavaliers ; le Danube gelé, la petite bourgade de Tomes, où viennent tomber les flèches empoisonnées des Barbares qui insultent le poète en passant ; tous ces traits où la nostalgie est si vivement empreinte ne sont rien à côté de cette plainte qui revient à chaque vers : que pas un mot de la langue latine ne résonne sur ces rivages, qu’aucune oreille ne comprendrait ses Tristes, qu’il est réduit à parler gète et sarmate. Tout au plus quelque marchand grec, égaré comme lui à ces confins du monde civilisé, pourrait-il savoir et prononcer son nom. Un siècle après, s’il eût parcouru la province, il eût vu les mêmes plaines traversées par des routes militaires, peuplées de bourgs, de villes, sur l’emplacement des huttes incendiées des Daces et des Gètes, l’ancienne population virile à peu près exterminée, des femmes, des enfans de Barbares servant d’esclaves dans les fermes des colons ; au loin, quelques restes de tribus indigènes aux abois, mais nulle part de masses réunies ; sur le penchant des montagnes, dans les plaines déjà cultivées, où la nature toute nouvelle se couvrait de moissons, les enceintes palissadées, retranchées de colonies militaires ou de municipes ; leurs hautes tours de bois avec des veilleurs armés de flambeaux pour garder le nouvel ager publicus ; au milieu des moissons en fleur, le vétéran armé de la faucille, donnant des noms romains à sa cour, à son champ, à son pré, à son aqueduc, et plaçant le divin Trajan au plus haut du ciel dans la région étincelante de la voie lactée. La province jouissait déjà du droit italique.

De tels changemens aussi rapides attesteraient l’œuvre d’une vaste colonie, quand même l’histoire n’en ferait pas mention. On sait que Trajan avait écrit sur sa conquête de la Dacie des commentaires à l’exemple de César. Ces commentaires existaient encore au VIe siècle ; ils sont perdus, mais il semble qu’ils soient remplacés, en partie du moins, par un monument qui est encore debout, et sur lequel se trouve dans les moindres détails la trace de la volonté et des souvenirs de Trajan. La colonne Trajane, qu’il éleva pour s’en faire un tombeau[1], est, à vrai dire, l’histoire la plus fidèle, la plus sûre qu’on puisse imaginer de la conquête de la Dacie. Le caractère de ces expéditions y est profondément empreint. Ce n’est pas seulement le témoin immortel de cinq campagnes glorieuses ; c’est le tableau véridique, implacable de l’extermination d’un peuple. Je suppose que l’artiste qui l’a exécuté a surtout reçu pour mission d’épouvanter les nations rebelles.

Quel livre, quel monument peindrait mieux les vastes préparatifs d’une guerre inexorable : les vaisseaux chargés de blé, d’armes, de recrues incessamment rassemblées, les magasins immenses où tout abonde, les pesans bagages traînés à la suite des cohortes ; une lutte entreprise avec la patience et la lenteur d’un peuple qui se croit éternel ; les gigantesques ponts de bateaux et de pierre jetés sur le Danube et la Bistra ; les légionnaires ramassés en tortue au pied des murs et des abatis d’arbres ; les incendies de villages barbares, les forêts vierges coupées par la hache pour frayer une route à l’empire ; ce césar à cheval, partout calme et débonnaire au milieu des flots de fer de ses prétoriens ; les rois qui se jettent à ses pieds et implorent le pardon de leur nation ; le geste du césar qui refuse et dévoue sans colère tout un monde à la mort ; les têtes coupées des principaux présentées par les cheveux au vainqueur ou montrées au bout des piques du haut des murs ; d’autre part, le désespoir des indigènes, leur impuissance furieuse, les multitudes de Barbares chevelus, aux sabres recourbés, aux massues noueuses, aux braies amples traînant jusqu’aux pieds, qui fuient un à un sur les sentiers escarpés des montagnes, et qui, des dieux élevés, tournent la tête encore une fois vers la patrie perdue ; leurs troupeaux de bœufs, de vaches, de moutons, de chèvres, qui se précipitent devant les légionnaires, pasteurs armés de javelots en guise d’aiguillon ? Tout est fait pour inspirer la terreur. Dans cette poursuite acharnée à travers les bois, les montagnes, en dépit des frimas, on sent qu’il ne doit rien rester des vaincus, et que c’est là le testament du césar écrit dans chaque relief. Au sommet de la colonne, Jupiter pluvieux, de sa chevelure immense, de sa barbe, de son ample manteau laisse découler les frimas, les brumes, les pluies éternelles. La nature semble ainsi se joindre aux vainqueurs pour opprimer une terre condamnée.

Nous pouvons regretter aujourd’hui que ce monument de colère ne nous montre qu’à moitié l’expédition de Dacie. La guerre y est représentée dans sa fureur ; les résultats de cette guerre ne s’y voient pas, à moins que son but unique fût d’effrayer le monde. L’histoire des établissemens de Trajan manque à la colonne Trajane : je n’ignore pas qu’un écrivain du XVIIe siècle a cru en trouver une trace dans le dernier bas-relief ; mais si telle eût été la pensée du monument, elle eût été figurée avec la clarté et l’évidence souveraine que le peuple romain mettait dans ces sortes de choses ; l’art non plus que le génie de Rome n’y eût certainement rien perdu. Je m’imagine qu’il eût été beau de couronner ces trophées, ces fêtes guerrières, ces forêts de piques par les travaux des moissons et des vendanges. Au-dessus des sièges, des campemens, des marelles d’armées, des champs de bataille, on eût vu de vieux vétérans forger des socs de charrue, atteler des taureaux au joug, mesurer, orienter un enclos, bâtir une cabane, tresser le chaume, parquer un troupeau de brebis, abriter des ruches d’abeilles. Sur le seuil des villes incendiées, non loin des morts et des mourans, on aurait vu des femmes romaines émonder les vignes autour des hêtres, porter sur leurs têtes des corbeilles ou des amphores. Il me semble que ce mélange de tableaux guerriers et de tableaux rustiques eût été tout à fait dans le goût des Romains, et surtout de Virgile, qui n’a jamais manqué une occasion de rappeler les champs et les bois au milieu des combats héroïques. Les Géorgiques eussent encore une fois couronné l’Enéide.

Assurément Trajan, dans ses commentaires, n’avait pas oublié cette partie toute pacifique de son expédition. Il a dû se vanter d’une fondation civile qui avait agrandi de toute une province le monde romain. Je ne serais pas surpris qu’Eutrope[2] et les autres historiens, qui exaltent en termes précis et magnifiques sa colonie sur les bords du Danube, n’aient fait que rapporter ou suivre ses propres paroles officielles. Dans tous les cas, c’est une chose digne d’attention que les descendans de ces colons, aujourd’hui tombés dans l’extrême détresse, échappés par hasard à une ruine complète aient pour première pierre angulaire de leur nationalité cette même colonne Trajane où tout parle de victoire et d’orgueil. Quand j’ai commencé à étudier ce qui concerne les Roumains, rien ne m’a plus étonné que de voir tous les regards de ce peuple tournés vers un monument de triomphe, car on aurait tort de ne voir dans ce culte qu’un effort d’érudition chez quelques hommes. Il est certain qu’ils prétendent retrouver dans les détails innombrables de la colonne Trajane non-seulement les événemens passés, mais encore les choses présentes, la forme des objets dont ils se servent, les vêtemens, les habitations, la poterie, les outils, les instrumens, les meubles mêmes et la plupart des usages dont se compose la vie nationale. En regardant les deux mille têtes qui figurent les légions armées, ils croient reconnaître les traits des laboureurs de leurs campagnes. Du fond de leurs misères insondables, ils se sentent consolés, relevés par une fierté secrète. C’est peut-être le seul peuple de nos jours qu’un monument tout romain ait la puissance d’émouvoir.

Il reste encore aujourd’hui à écrire ou plutôt à retrouver l’histoire des expéditions et des colonies de Trajan dans la Dacie. Cela n’est point impossible, quoique l’antiquité ne nous ait laissé qu’un petit nombre d’indications éparses chez les écrivains[3]. En complétant ces fragmens par les médailles, les médailles par les bas-reliefs de la colonne Trajane, et en comparant les uns et les autres aux calculs des géographes, voici, je pense, ce que l’on peut dire de plus précis sur ce sujet.

Les Daces avaient plusieurs fois battu et refoulé les légions romaines sous Domitien ; ils avaient même imposé un tribut à l’empire, premier exemple qui ne sera pas perdu pour les Barbares. Une chose autorise à penser que la nation dace était moins grossière qu’on ne la représente : c’est qu’elle avait exigé par ce tribut qu’on lui remît un certain nombre d’ouvriers et d’artistes pour l’instruire dans les arts de la paix et de la guerre. Les historiens anciens, afin de déguiser la défaite des Romains, ont recours à une distinction très subtile ; ils disent que dans ces guerres l’empereur fut vaincu et non le peuple. Trajan se proposa de venger l’un et l’autre : pour mettre fin à des exigences chaque jour croissantes (car déjà les Daces réclamaient le donatif), il fit une expédition contre eux et leur roi Décébale. La première a duré trois ans ; les médailles frappées au moment du départ ne laissent aucune incertitude sur les dates. Trajan était empereur depuis quatre années, consul (si ce nom signifiait encore quelque chose) pour la quatrième fois, tribun du peuple pour la cinquième.

On sait quelles légions firent ces campagnes ; c’était la première ou la Minervienne, que l’on appelait aussi la Secourable, la Pieuse, la Fidèle, la Trajane ; c’était la cinquième ou la Macédonique, la treizième ou la Jumelle, la septième ou la Claudienne. On a voulu y joindre la sixième, qu’on ramène de Bretagne, puis de Judée, mais sans preuves irrécusables. À ces quatre ou cinq légions, ajoutez dix cohortes prétoriennes qui, avec les auxiliaires, Bataves et Germains, composaient une armée d’au moins soixante mille hommes.

Au printemps de l’an 101 de notre ère, Trajan, avec toutes ces forces, passa le Danube sur deux ponts de bateaux qu’il fit jeter là où le lit du fleuve est le plus étroit, à Gradisca et Bosisiena, aux frontières du Banat et de la Transylvanie. Sur les deux rives, il fortifia les deux têtes de pont par de solides travaux dont les restes se voient encore. Une ligne de ses commentaires, sauvée par hasard, marque la direction qu’il suivit. « Nous marchâmes[4], dit-il (car il a renoncé à la troisième personne des Commentaires de César), de Bersobie à Aixi. » C’était donc[5] le chemin de Tibisque qu’il suivait, droit au nord, vers le Tèmês ; le reste des troupes remonta la vallée de Czerna, l’un des affluens du Danube. La jonction s’opéra au confluent du Tèmês et de la Bistra, d’où l’armée, se tournant à l’est vers le massif des montagnes de la Transylvanie, entra dans les défilés des Portes-de-Fer. Le plus souvent il fallait se tracer une route, la hache à la main, à travers d’épaisses forêts solitaires non encore explorées. On n’y rencontrait que l’aurochs, l’ours, le sanglier ; une si grande solitude étonnait, elle semblait pleine d’embûches. Les soldats ne s’engageaient pas sans hésitation dans ces hautes futaies ténébreuses devant lesquelles avait reculé jusque-là l’audace des légions. On avait vu ces mêmes peuples couper des forêts entières et les laisser subsister debout de manière à en écraser des armées.

C’est dans l’un de ces défilés qu’un messager apporta avec mystère à Trajan un énorme champignon qui contenait une lettre en caractères latins, dans laquelle, au nom de son propre salut, il était sommé de retourner sur ses pas. La résistance ne commença qu’aux environs des Portes-de-Fer, lorsqu’on eut atteint, entre les sources du Syul, du Strey et de la Bistra, les régions les plus abruptes où l’ennemi s’était concentré. Entre deux rochers à pic, le général romain jeta sur la Bistra un pont qui reçut le nom de pont d’Auguste. Il livra trois grands combats sur cette rivière et sur le Maros, champs de bataille qui sont encore aujourd’hui connus des paysans sous le nom de prairie de Trajan (prat Trajanouloui). Selon Dion Cassius, la situation de l’armée romaine, séparée de ses bagages, de ses ambulances, fut un moment si critique, que le général déchira ses habits pour panser les blessés. Enfin on atteignit le plateau des Carpathes. Le siège fut mis devant Sarmizegethusa, la citadelle des Daces. Elle était située dans l’un des contreforts du mont Vulcan, près de la source du Syul valaque et du village de Varhély. Acculé dans sa ville sainte, Décébale envoya des ambassadeurs, les mains jointes derrière le dos, à la manière des esclaves, pour demander la paix. On la lui accorda aux conditions suivantes : les Daces livreraient leurs armes, leurs machines de guerre, leurs transfuges ; ils détruiraient leurs retranchemens, leurs forteresses, ils se retireraient de tous les lieux occupés par les Romains, dont ils deviendraient les alliés. Trajan laisse une garnison dans Sarmizegethusa ; il prend position dans le Banat, s’assure l’entrée de la Transylvanie, ferme les Portes-de-Fer, et, satisfait de ces précautions, il retourne à Rome. C’était à la fin de l’année 103. Ses soldats l’avaient déjà salué du nom de Dacique et proclamé imperator pour la quatrième fois. Il reçoit le triomphe et donne de magnifiques fêtes au peuple. Par une étrange dérision, l’histoire, qui a laissé dans l’ombre tant d’hommes et de faits jusqu’alors immortels, a conservé le nom du danseur qui fut le héros de ces fêtes. Il s’appelait Pylade.

La paix dura un peu moins d’une année. Tout annonçait une prise d’armes générale des Daces, quand Trajan les prévint. C’est à la fin de l’hiver de l’an 104 qu’il commença sa seconde expédition. Elle devait durer deux ans. La pensée de ces nouvelles campagnes se montre très différente de ce qu’avaient été les précédentes. Il ne s’agit plus seulement d’une incursion chez un peuple incommode ; c’est l’extirpation d’une nation rebelle dont le nom même doit être effacé de la terre. Aussi la première et la principale opération[6] de la campagne fut-elle de bâtir sur le Danube un pont de pierre gigantesque qui montrât d’avance que le peuple romain allait, non plus visiter et fouiller à la hâte une terre inconnue, mais prendre irrévocablement possession d’une conquête et la lier à la terre romaine. On se faisait sur le rivage opposé une province avant même d’y avoir abordé. Les historiens ont parlé avec la plus grande admiration des proportions colossales de ce pont, qui semblait pourtant n’être qu’un travail de campagne, et qui, dix-sept ans plus tard, fut coupé et détruit par les Romains eux-mêmes ; Ils s’étaient aperçus qu’ils avaient ouvert une grande route aux Barbares. On vante comme le dernier effort de la puissance humaine les vingt piles de ce pont, hautes de cent cinquante pieds, larges de soixante, éloignées l’une de l’autre de cent cinquante. L’endroit où il fut jeté n’était pas moins significatif : il débouchait non loin d’Orsova, entre les villages de Severin et de Felistan, c’est-à-dire dans les plaines de la Valachie. La pensée de Trajan se montrait par là tout entière.

Trajan voulait aborder les Daces par le flanc oriental des Carpathes, tandis que ses lieutenans, partis du Banat, les prendraient à revers par la route suivie dans les campagnes précédentes. Ainsi investi, l’ennemi n’aurait point de refuge. Assailli des deux côtés des Carpathes, il serait bientôt réduit à se rendre à merci. La grandeur des résultats répondit à ce plan de campagne. Trajan, après avoir traversé la Basse-Valachie, entre par la vallée de l’Aluta dans les Carpathes, s’engage dans les défilés de Vulcan et de Turris-Rubra qui s’ouvrent sur la plaine. Dans les bas-reliefs de la colonne, on voit les troupes légères, les archers, les frondeurs germains, précéder le gros de l’armée et fouiller les rochers, les forêts impénétrables. Les Daces, aisés à reconnaître à leurs sabres en forme de serpes et de faucilles, semblent en fuyant attirer les légionnaires dans des embûches. Un incident faillit tout compromettre : Longinus, lieutenant de Trajan, appelé à une entrevue par Décébale, tombe dans le piège. Il reste prisonnier.

Les Daces espéraient tirer grand parti de cette capture, et déjà ils redemandaient le donatif. Pour ne pas embarrasser davantage son général, Longinus s’empoisonna, preuve nouvelle qu’il est des temps où les vertus militaires survivent à toutes les autres. De réduits en réduits, on arriva au pied des abatis d’arbres, des murs, des forteresses qui fermaient étroitement la vallée où s’était retranché le gros de la nation. Défendus avec fureur, ces obstacles ne purent arrêter les légions, qui les escaladèrent. Atteints pour la seconde fois dans leur dernier refuge, entre la Transylvanie et la Valachie, les Daces ne pouvaient se retirer nulle part. Quelques-uns gagnèrent les cimes escarpées du Vulcan et s’enfuirent jusqu’au-delà du Pruth. On les voit encore dans les bas-reliefs emporter sur leur dos leurs provisions leurs sacs roulés, leur chétif bagage, traînant leurs enfans par la main. Le plus grand nombre mirent eux-mêmes le feu à leurs huttes, à leurs villages, à leur ville sacrée. Pour échapper aux Romains, les chefs prirent du poison. On ne ramassa que leurs cadavres à demi dévorés dans l’incendie qu’ils avaient allumé. Décébale, à qui l’honneur est resté d’avoir disputé, tant qu’il vécut, son pays à l’empire, se poignarda. Sa tête coupée fut portée à Rome pour amuser le peuple. Ce n’était pas seulement la tête d’un homme, mais d’une nation, entière, puisqu’à partir de ce jour le nom des Daces disparaît de l’histoire, comme s’il n’avait jamais existé.

Les Daces étaient détruits ; il fallait les remplacer, les empêcher de renaître. Ce fut l’œuvre des colonies latines. On en connaît avec certitude quatre au moins qui ont été conduites par Trajan, sans parler d’une cinquième dont l’empereur Sévère fut le fondateur. Rien de plus authentique ni de plus avéré que l’existence de ces colonies, puisqu’elle est attestée dans les lois romaine par le Digeste[7], qui fait connaître à la fois et leurs noms et le droit qui y était attaché. Déterminons la place qu’elles occupaient, ce qui peut se faire en comparant avec attention les lieux aux cartes militaires[8] dressées dans les premiers siècles de l’empire romain.

La Dacie, d’après Jornandès, apparaissait aux Barbares enveloppée de monts inaccessibles comme d’une couronne. Dans la réalité, cette couronne est une demi-circonférence fermée à l’est, ouverte à l’ouest, qui forme, par les Carpathes orientales, un boulevard continu depuis le Danube jusqu’aux sources du Sereth et du Pruth. Les crêtes de cette chaîne vont en s’abaissant du nord au sud. Le mont Pion (Tchachléou), qui sépare la Moldavie de la Transylvanie, a sept mille pieds au-dessus de la Mer-Noire[9] ; le Vulcan, qui fait la frontière de la Valachie, n’en a pas six mille. C’est là le boulevard naturel dont se couvrirent à l’est les colonies latines ; elles en suivirent exactement les courbes escarpées, les angles et les pentes. La première de ces colonies est Zerna (une inscription trouvée dans le voisinage porte Tsiernan) ; elle était établie au pied des montagnes, à la frontière sud de la Transylvanie et de la Valachie sur la rivière Czerna, qui a gardé son nom. Placée au débouché du pont de pierre, c’est elle qui gardait les communications avec la mère-patrie. Je remarque en outre que le mot czerne, qui s’est conservé dans le roumain et le slave, veut dire noir. C’est peut-être le seul mot que l’on connaisse avec certitude de la langue des Daces. En se dirigeant au nord dans le cœur du pays, vers les Portes-de-Fer, on rencontrait la seconde colonie, Sarmizegethusa, qui reçut le nom d’Ulpia Trajana, et que l’on appelait aussi la métropole ; elle tenait la place de la citadelle de l’ennemi. Des restes de murs, d’amphithéâtre, d’aqueducs, de temples, marquent sa situation près du village de Varhély. De là, après avoir traversé le Maros, on trouvait sur le plateau opposé Apulum, qu’un chef de Hongrois découvrit à la chasse au VIIIe siècle sous l’épaisse forêt qui l’abritait des Barbares. Apulum touchait à Carlsbourg ; il était à la fois colonie et municipe. En remontant au nord-est la rive droite du Maros, on gagnait à travers des champs ouverts Patavissa, située vers le bourg actuel de Radnot. C’était l’établissement fondé par Sévère. Il y a quelque incertitude sur Napoca, que d’Anville cherche dans le village et sous le nom de Dapoca, près de Clausembourg, et Mannert un peu plus à l’est, à Maros-Vasarhely, non sans une grande vraisemblance, trois voies romaines aboutissant à cette bourgade. Le dernier des établissemens, Parolissum, dominait les défilés de la Moldavie vers le Pas-de-Ghèmès, et commandait la vallée de la Bistritza et du Sereth. En dehors de l’enceinte, des citadelles, Ulpianuin, Doricava, Rhucconium, veillaient en sentinelles perdues sur l’extrême nord de la province.

Telle était la ceinture que formaient les colonies sur le plateau occidental des Carpathes, d’où elles se liaient aux plaines de la Moldavie et de la Valachie. Cette ligne était semée de mansions, de bourgs, de villes, même de municipes, telles que Tibisque, dont les droits n’étaient guère moins enviés que ceux des colonies. On y rencontrait des salines, des mines d’or, des eaux minérales, par exemple Méhadia, qui existe encore presque sous le même nom. Une vaste voie romaine, dont les débris se montrent à divers intervalles, unissait tous ces points. Il y avait de Zerna à Sarmizegethusa cent dix-huit milles romains, de Sarmizegethusa à Apulum cinquante, d’Apulum à Patavissa trente-six, de Patavissa à Napoca vingt-quatre, de Napoca à Parolissum quarante-six, en tout deux cent soixante-quatorze milles romains, ou environ quatre-vingt-dix lieues à l’abri des crêtes les plus âpres des montagnes. C’était comme un camp retranché dont un des côtés avait la longueur des Carpathes orientales. Là était la force de la colonie, au besoin son lieu de refuge, d’où elle rayonnait dans les campagnes de Moldavie et de Valachie, que parcourait une autre route. Celle-ci, débouchant directement du pont de pierre, entrait dans la Petite-Valachie, conduisait au pont de l’Aluta, et, après avoir parcouru trois cent trente milles romains, venait rejoindre le centre de la colonie dans la Transylvanie, à Apulum ; elle était aussi bordée de villages et de villes, parmi lesquelles je me contenterai de citer Caracal, Romula, Acidava, Castra Trajana. Toutefois ces établissemens étaient beaucoup moins importans que ceux des montagnes où les Romains avaient placé leurs plus solides fondemens. Maîtres des montagnes, ils l’étaient des plaines[10].

Si quelqu’un était tenté de rejeter ces détails comme superflus, ou du moins comme peu dignes des recherches qu’ils entraînent, je le prierais de considérer qu’il ne peut être inutile à des hommes de savoir au juste où habitaient leurs pères, et que d’ailleurs l’art unique déployé ici par les Romains mérite d’être remarqué, puisqu’il peut et doit encore servir de modèle à quiconque se proposera de fonder, à l’abri du temps, un système de colonies chez des peuples ennemis ou seulement domptés à moitié. Ces établissemens agricoles et guerriers dans les massifs des Carpathes, lorsque les Romains pouvaient, avec cent fois moins de travaux et de dépenses, commencer par se répandre dans les plaines, prouvent qu’il ne faut pas se laisser séduire trop vite par la facilité des lieux, mais bien plutôt ne pas reculer devant les positions réputées inaccessibles, et qu’il faut établir le gros de la population nouvelle dans les lieux, les abris les mieux fortifiés ou défendus par la nature. On atteint ainsi le double but d’ôter aux anciens possesseurs leur refuge et de le donner aux nouveaux. Sur cette règle, je laisse à d’autres à décider si, dans nos premiers établissemens en Algérie, nous avons été plus ou moins sages que les Romains ; mais je crois m’apercevoir que les Anglais dans l’Inde, commencent à s’inquiéter des conséquences que pourrait avoir pour eux une conduite absolument opposée.

Il est certain qu’en faisant attention à la science déployée dans cette occasion par les Romains, on trouve le secret de plusieurs choses qui sans cela passent pour inexplicables. Et d’abord on cesse de s’étonner du sort de la nation dace, quand on voit ses vainqueurs s’établir principalement dans tous ses lieux de refuge. En se postant dès leur arrivée au cœur des montagnes, les Romains ont coupé par lambeaux le corps de la nation ennemie, ils l’ont mise dans l’impossibilité de réunir jamais ses tronçons. Elle ne pouvait ni se rallier dans l’intérieur des terres, sur les plateaux, puisqu’ils étaient occupés, ni rentrer dans le pays par les défilés, puisqu’ils étaient fermés ; les colonies, liées entre elles, formant le cercle, faisaient face de tous côtés. Si les Daces eussent tenté de forcer le défilé de Vulcan, ils eussent trouvé en face les vétérans de Sarmizegethosa ; s’ils eussent tenté quelque chose au nord-est par les gorges de la Moldavie, du côté de Micaza et du Pas-de-Ghèmès, ils se fussent brisés contre le faisceau réuni des colonies de Napoca, de Patavissa, de Parolissum. Un seul point attaqué de cette vaste ligne concentrique, l’alarme était donnée à tous les autres. Ainsi les Daces ne pouvaient ni se défendre, ni attaquer. C’est pourquoi personne ne sait plus ce qu’ils sont devenus dans le monde. À partir du moment où est établi le système de Trajan, ils désespèrent ; comme tous les peuples privés d’espoir, ils disparaissent.

Voilà par quelles chaînes savantes les colonies latines ont été scellées dans le sol de la Dacie[11]. Dès lors vous pouvez vous expliquer aussi comment cette chaîne n’a jamais été entièrement rompue, comment même aujourd’hui ses anneaux partagés, séparés, font effort pour se rejoindre, se rattacher les uns aux autres. Remarquez que le système se prêtait d’avance à toutes les éventualités. Était-on sans crainte du côté des Barbares, n’avait-on rien à appréhender des invasions, les colonies se répandaient dans la plaine ; à portée des grandes routes militaires, elles allaient rayonner vers le Pruth jusqu’au municipe de Jassy (s’il faut en croire l’inscription mentionnée par d’Anville), jusqu’à Suczava aux sources de la Bistritza, jusqu’à Prætoria Augusta sur le Sereth, à Galatz sur le Danube, jusqu’à Nétiu Dava ou Sniatin aux frontières de la Bucovine et de la Galicie[12]. On parle même d’une route qui perçait la Bessarabie jusqu’à Bender. Au contraire les Barbares devenaient-ils redoutables, faisaient-ils irruption, tout se repliait dans la ceinture des Carpathes. C’est ce qui arriva quand Aurélien (en 274) abandonna la rive gauche du Danube : il ne put ramener sur l’autre rive qu’une partie de la colonie ; les plus pauvres, les plus robustes ou les plus attachés au sol refusèrent de le suivre. Ils se renfermèrent de nouveau dans l’enceinte des montagnes et laissèrent passer les Barbares : ceux-ci se répandaient sur la contrée ; mais comme le système savant des Romains leur échappait entièrement, ils ne l’imitaient pas ; ils laissaient ce qui restait de la population daco-romaine se réfugier, s’abriter, respirer dans les replis des défilés. Vainement les invasions succédèrent aux invasions ; elles ne réussirent pas à extirper ce débris de peuple, représentant de la civilisation antique, et c’est ainsi que les langues diverses, le flux et le reflux des races étrangères, les débordemens de nations qui se sont survis sans intervalles jusqu’à nos jours, Goths, Avares, Gépides, Huns blancs, Bulgares, Tartares, Magyars, Albanais, Turcs, Russes, Autrichiens, n’ont pu encore abolir dans la langue et dans la race cette première empreinte romaine. Les flots du Danube, en passant jour et nuit depuis dix-sept cents ans, n’ont pu jusqu’ici emporter les piles du pont de Trajan ; dès que les eaux sont basses, on en voit surgir d’immenses restes entre les villages de Falistan et de Severin.

II. — la langue roumaine. — renaissance littéraire.

Le premier titre des Roumains, le plus frappant, est incontestablement leur langue. Après l’avoir longtemps méprisée, ils en sont fiers, et ils ont raison. C’est leur vraie marque de noblesse au milieu des Barbares. Ils se vantent de l’avoir pieusement conservée. Et quelle persévérance, quelle ténacité ne suppose pas un héritage si bien gardé ! En se réveillant après une longue mort, ils n’ont trouvé autour d’eux aucun monument écrit, aucun grand écrivain national qui témoignât de leur passé. Au milieu de cette nuit profonde de leur histoire, ils n’ont trouvé, pour s’orienter à travers l’espèce humaine, qu’un écho de la parole antique dans la bouche des paysans, des montagnards, des plaéssi (chasseurs). L’étude des origines, qui n’a chez nous qu’une valeur littéraire, est pour eux la vie même. Asservis dans tout le reste, ils n’ont gardé que la liberté de choisir entre les élémens de leur Vocabulaire ceux qu’ils préfèrent.

Vie nationale, richesses, œuvres de leurs mains, on leur a tout enlevé, tout arraché, excepté leur langue indigène, que l’étranger fait effort pour extirper ou dénaturer. Comment s’étonner après cela que ces hommes s’attachent à ce monument vivant et populaire qui seul représente tous les autres et les supplée ? Comment s’étonner s’ils s’obstinent à le purifier de toute souillure étrangère, si dans ce travail ils mettent une sorte de superstition passionnée, si chaque mot slave, ou russe, ou autrichien, rejeté, leur parait un présage de victoire ; si chaque mot indigène retrouvé dans la bouche du peuple leur semble une conquête ; si la haine, le mépris, le dégoût, l’exécration, longtemps accumulés, qui ne peuvent éclater contre l’ennemi séculaire, encore présent ou menaçant, se tournent au moins contre les mots, les syllabes, les tours, les paroles, les lettres même dont le Barbare a déshonoré et infesté l’idiome natal ? Est-il étrange que des hommes si longtemps bâillonnés, étouffés, rejettent comme autant de stigmates de la servitude le vocabulaire imposé par les invasions, et bannissent jusqu’à l’accent même des oppresseurs ? Quand même ils iraient trop loin dans cette aversion pour les restes du langage de l’ennemi, qui pourrait les blâmer ?

Ils ont tout à faire. Sans doute la première nécessité est de se retrouver soi-même.

Nul d’entre eux ne suppose que leurs ancêtres, comme l’ont prétendu quelques savans, aient appris lentement et par degrés le latin avec la langue du pouvoir. Tous répètent instinctivement qu’ils ont toujours su la langue de Rome, qu’ils l’ont apportée avec eux et non pas apprise d’un maître, en quoi leur instinct est plus d’accord avec la vérité que ne l’étaient nos systèmes. Indépendamment de tout autre témoignage, quand même les historiens n’eussent rien dit de la multitude infinie[13] des laboureurs latins transportés dans la Dacie déserte, quand même la colonne Trajane ne subsisterait pas, la langue des Moldo-Valaques, telle qu’ils la parlent aujourd’hui, prouverait irrésistiblement qu’une vaste colonie a été fondée dans la contrée, et que la Roumanie a commencé par une émigration romaine. Il a fallu qu’un noyau de population latine fût profondément implanté dans le sol pour n’avoir pu être déraciné par les invasions qui n’ont plus cessé de le fouler. En examinant de plus près la constitution de cette langue, on trouverait que la population primitive des Daces a dû être frappée par quelque catastrophe inconnue, puisqu’elle a laissé un si petit nombre d’élémens ; qu’au contraire la masse romaine a dû être dès le commencement maîtresse absolue, puisqu’elle s’est si fortement, si invinciblement établie en Orient, dans le cœur même de cet idiome ; qu’au contraire les Slaves, les Serbes, n’ont dû se répandre que comme des alluvions tardives, puisque nulle part le fond même de la langue n’en a été affecté, mais seulement ce qu’on peut appeler la partie variable et extérieure. Voilà comment la langue toute seule pourrait remplacer et suppléer l’histoire, si celle-ci était perdue. Quant aux Moldo-Valaques, sans s’être embarrassés beaucoup de cette question, l’instinct du salut leur a tenu longtemps lieu de science. Ils se sont naturellement attachés à la solide base du monde romain par la raison toute simple que, les ayant sauvés jusqu’ici, elle peut, elle doit les sauver encore.

Malgré l’aversion bien connue de la plupart des hommes pour la question des langues, je suis obligé d’y insister, puisque c’est, à le bien prendre, la meilleure partie de mon sujet. Je m’engage seulement à ne rien dire que d’indispensable sur ce point.

C’est déjà une grande victoire pour les Roumains qu’ils aient conquis leur droit de cité dans la science ; je veux dire qu’il est désormais impossible de traiter sérieusement des origines et de la formation de nos langues néo-latines, française, provençale, italienne espagnole, portugaise, sans y faire entrer le roumain comme un élément nécessaire.

Ce que les Moldo-Valaques désirent le plus est à moitié accompli, puisque leur idiome est déjà reçu et accueilli sans nulle contestation possible dans la famille latine occidentale. Tous les grands travaux de notre temps s’accordent sur ce point de départ. Dietz en Allemagne, Fauriel, Ampère en France, tous ont reconnu dans la langue moldo-valaque une sœur aînée plus ou moins ressemblante, mais une sœur légitime du français et des idiomes de notre Europe méridionale. Mon dessein n’est pas de revenir sur ce grand fait désormais élémentaire, qui est un des événemens accomplis de la science de nos jours. Pour sortir de ces notions générales, je voudrais montrer quels résultats a produits cette première intervention du roumain dans l’histoire comparée, quels résultats on peut attendre d’une étude plus suivie. Il resterait même à déterminer avec précision les conséquences irrésistibles qui naissent à mesure qu’on entre dans cette voie. Ce serait à la fois caractériser l’idiome roumain, qui n’a encore été montré qu’à sa surface, et en marquer l’importance. Nous essaierons de le faire ici brièvement, bien que le sujet exigeât des volumes.

Tant que le groupe de nos langues latines occidentales se présentait seul à l’observation, on comprend tout ce qui manquait à l’historien, au philosophe, pour arriver à des conclusions qui emportassent avec elles la certitude. Il manquait un terme de comparaison, afin de vérifier les analogies que l’on établissait entre nos divers idiomes. Dans ces conditions, on a vu des systèmes plus ou moins imaginaires s’élever, se soutenir, sans qu’il fût possible ni de les prouver, ni de les renverser. Ces systèmes se soutenaient par le seul motif qu’ils avaient été avancés une fois ; ils vivaient sur le crédit qu’on accordait à leurs auteurs. Cependant le jour où l’on vint découvrir à l’extrémité de l’Europe, sans lien avec nos sociétés, un idiome semblable aux nôtres, parent des nôtres, on comprend aussitôt ce que ce nouveau terme de comparaison a dû apporter de lumières. Et bien qu’il faille avouer que l’on commence à peine à s’éclairer de ce flambeau, déjà des résultats éclatans ont été obtenus, parmi lesquels je me contenterai de citer les principaux. Comme il était aisé de le pressentir ces premiers résultats sont moins des vérités découvertes que des erreurs détruites.

J’appelle de ce nom le système[14] tout imaginaire, longtemps accrédité, d’une langue provençale qui aurait été le type de nos idiomes néo-latins et qui du midi de la France se serait répandue, on ne sait comment sur le reste de la France, sur l’Italie et l’Espagne. Tant que ces idiomes néo-latins étaient les seuls connus, on pouvait à tout prendre admettre que l’une de ces contrées eût communiqué sa langue aux autres. Du moins l’impossibilité n’était pas manifeste et grossière. Il a suffi de la seule apparition de l’idiome moldo-valaque pour faire évanouir ce système, déjà, il est vrai, très ébranlé. Personne n’a osé soutenir qu’un Provençal était allé enseigner sa langue aux montagnards des Carpathes. L’évidence s’est faite sur cette matière, longtemps obscurcie par la science même.

Voici un second résultat du même genre par lequel se détruit une erreur plus profonde et plus aisée à défendre. Qui ne sait que l’on a expliqué longtemps la formation de toutes les langues romanes et du français en particulier par la collision du latin avec les idiomes germaniques ? On allait même jusqu’à reconnaître le génie particulier de ces derniers idiomes dans les nôtres. Le latin, disait-on, avait fourni les mots ; le goth, le franc, le lombard, le vandale, avaient enseigné la nouvelle grammaire. Beaucoup d’objections s’étaient élevées contre cette idée ; mais, encore une fois, ce n’étaient que des raisonnemens opposés à d’autres raisonnemens : il fallait un fait palpable, visible, pour substituer la certitude au doute. Ce fait s’est montré, ou plutôt il se montre à découvert dans la constitution de l’idiome roumain. Là se trouvent toutes les différences fondamentales qui distinguent nos langues modernes et néo-latines de celles de l’antiquité. Comment donc l’allemand aurait-il fait la nouvelle syntaxe des peuples d’Occident, si cette syntaxe dans ce qu’elle a d’essentiel est absolument la même chez les peuples des Carpathes ? Dira-t-on que le moldo-valaque a jailli du choc du latin et de l’allemand ? Cette idée n’est venue encore à personne. On sait que les peuples du Bas-Danube, enveloppés de Slaves, de Hongrois, de Turcs, ont vécu hors du cercle des nations germaniques, et que celles-ci, loin de pouvoir leur imposer une langue, les ont à peine aperçues à l’origine. Si donc le Roumain, le Français, l’Espagnol, le Portugais, ont une même grammaire, au moins en ce qui les distingue de l’antiquité, et s’il est démontré que le premier n’a pas reçu de la race germanique ses formes de langage, cette démonstration s’applique évidemment à toutes les autres.

Ces résultats sont négatifs ; il en est d’autres positifs qui, en même temps qu’ils nous touchent de plus près, ont l’avantage de mieux marquer le caractère propre de l’idiome roumain. Si je ne me trompe, ils font faire un grand pas à la question fondamentale de nos origines. Toutes les fois que l’on a cherché à déterminer l’époque où ont commencé nos langues modernes, on a bientôt rencontré une borne qu’il a été impossible de franchir. Ceux qui ont vu le mieux et le plus loin dans le passé sont remontés jusqu’au IXe, peut-être au VIIIe siècle, pour saisir le germe de nos nouveaux idiomes[15], car ils rapportent des chartes, des diplômes de ce temps-là, où se lisent déjà des mots d’un latin rustique étranger au latin littéraire, mais encore en usage de nos jours. Ce sont les limites extrêmes qu’il nous est donné d’apercevoir avec certitude. Au-delà est la terre inconnue. Tout devient mystère dans l’enfantement de nos langues. Le fil historique nous abandonne, et pourtant l’esprit a peine à ne pas presser davantage cette question. Il me paraît que précisément à cette dernière limite l’idiome roumain vient à notre secours ; il se présente à nous comme un de ces instrumens en apparence grossiers, à l’aide desquels les plus humbles des hommes peuvent étendre leur cercle visuel et découvrir, dans l’abîme de la nuit, des espaces perdus qui échapperaient sans cela à l’œil des plus clairvoyans.

Que le lecteur veuille bien me prêter un moment son concours. Je ne désespère pas de le conduire, par une déduction rigoureuse, à quelque évidence sur cette partie la plus obscure peut-être de nos origines. J’interrogerai, il répondra.

— Si le même fond de langage se trouve chez les peuples du Bas-Danube, du Tibre, de l’Arno, de la Garonne, de la Seine, de l’Èbre, du Tage, quelle conclusion tirez-vous de cette parenté ?

— Attendez ! Voilà bien votre impatience ordinaire, dont je vous croyais guéri. Je me garderait de conclure comme vous à la parenté, car enfin vous m’avouerez que l’esprit humain, qui est partout le même, a pu faire les ressemblances qui vous frappent.

— À merveille ! Considérez pourtant qu’il ne s’agit pas seulement des lois et des formes générales du discours, mais bien des mots et des syllabes. Direz-vous que les peuples, sans se connaître, ont trouvé par hasard le même vocabulaire pour les mêmes choses ?

— Parlez-moi par des exemples. Je verrai ce que j’ai à répondre.

— Laissons de côté la famille innombrable des mots purement latins qui constituent nos langues et qui nous sont communs avec le moldo-valaque. Ouvrez le dictionnaire ; il suffira. Pour moi, je veux parler d’abord d’une autre famille de mots plus singuliers, étrangers à la langue littéraire des anciens.

— Voyons donc, citez.

— Eh bien ! lisez[16] : sala (salle), bastone (bâton), dupe (en italien dopo, depuis), camesa (camicia, chemise), sapa (sape), cercare (cercare, chercher), taiéré (tagliare, tailler), piscare (pizzicare, pincer), envezzâre (provençal envezar, accoutumer), etc. D’où ces mots sont-ils venus, si la langue savante écrite ne les connaissait pas ? D’où sortent-ils, sinon des dialectes rustiques de l’Italie qui continuaient à vivre à l’ombre de la langue savante des écrivains romains[17] ? Tantôt ce sont des mots tout romains, il est vrai, mais qui ont été partout changés, altérés, transformés de la même manière : fontâna (fontaine), d’un ablatif perdu de fons ; urlà (hurler, de ululare) ; ruginâ (italien ragine, rouille, de rubigo), etc. Comment les peuples se sont-ils accordés pour ajouter ou supprimer les mêmes syllabes ? Comment le sursùm des Latins est-il devenu le suso des Italiens, le sus du vieux français, le sus des Roumains ? Comment le deorsùm de Virgile a-t-il pu devenir le gius de Dante, le yuso du Cid, le yuso de Camoëns, le gios des Moldo-Valaques ? D’autres fois la difficulté est plus grande, car ce sont des mots dont la signification première a été partout étendue, changée de la même manière. Culcà (en italien culcare, se coucher), de collocare ; oaste (oste, etc., en vieux français host), de hostis, armée. Je vous fais grâce des conformités plus profondes de la grammaire. Celles-ci forment comme l’unité anatomique des langues néo-latines : mêmes altérations, mêmes innovations, mêmes idiotismes. — Comment, par exemple, le passif creditur, videtur est-il devenu en italien si crede, si vede, en roumain se crede, se vede, en espagnol se cree, se vee ? Croyez-vous que tout cela se soit fait par le hasard ? Pensez-vous que ces formes, toutes semblables, ont été inventées isolément, par aventure, en Valachie, en Bourgogne, en Moldavie, en Provence, en Bessarabie, en Andalousie, en Bucovine ? Avouez que cela serait bizarre.

— Vous m’attribuez trop aisément une idée déraisonnable. Je dirai que l’un de ces peuples a prêté sa langue aux autres.

— Vous supposez donc une communication directe entre eux ?

— Sans doute.

— De grâce, n’oubliez pas qu’aucune communication suivie, depuis les temps modernes, n’a eu lieu entre les Roumains et l’Occident.

— Qu’importe ? ils se sont connus un jour.

— Cela est-il absolument nécessaire ?

— Il faut au moins qu’ils aient eu le même berceau.

— Laissez la les termes poétiques, et parlez tout uniment. Qu’entendez-vous par ce berceau ?

— Je veux dire qu’avant de se répandre en Espagne, en France, en Portugal, ces peuples ont dû recueillir d’une même source les élémens communs de leur langue.

— Et où supposez-vous que les Roumains aient trouvé cette source ?

— Belle question ! Il est bien clair que les Roumains ont reçu leur langue des colons et des vétérans latins.

— C’est donc à dire qu’ils ont puisé dans la langue vulgaire, populaire de Rome ?

— Cela est certain.

— Concluez donc.

— Je le veux bien. La conclusion vient d’elle-même. Vous m’avez amené à décider que dès le temps de la séparation de la Dacie d’avec l’Occident, les formes élémentaires de nos langues existaient, et que l’Italie, la France, l’Espagne, la Roumanie, après avoir puisé dans un milieu commun, avaient commencé dès-lors à ébaucher les idiomes qui sont aujourd’hui les leurs. Mais à quoi bon tout cela ? Était-ce la peine de le démontrer ? Entre nous, il y a longtemps que j’avais pensé et dit les mêmes choses, sans les écrire. D’ailleurs j’ai tant d’affaires !

Le lecteur trouvera peut-être que j’ai trop beau jeu en faisant plus longtemps moi-même la question et la réponse. Je me hâte de rentrer dans mon rôle. Tout ce que j’ai voulu a été de suivre, au risque d’épuiser l’évidence, la méthode employée dans les sciences pour trouver et démontrer en même temps une vérité. Il reste, pour rendre la conclusion plus complète, à préciser les dates. Or rien n’est plus aisé. C’est en l’année 105 de notre ère que les colonies ont été fondées par Trajan. C’est en 274 qu’Aurélien a abandonné aux Barbares la rive gauche du Danube. Voilà un intervalle parfaitement défini. Depuis ce moment, les légions romaines n’ont pour ainsi dire plus reparu au-delà du fleuve. Ainsi cette petite société, projetée du monde romain au commencement du IIe siècle, en a été irrévocablement séparée au IIIe. À partir de cette époque, elle est demeurée comme un îlot perdu dans un océan de barbarie. Puisque cet état séquestré du continent romain au même fonds de langue que l’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal, il faut bien de toute nécessité que les élémens de ces langues, au moins dans les singularités qui leur sont communes, existassent avant la séparation.

C’est dans l’intervalle de l’an 105 à l’an 274 que le roumain s’est détaché du latin ; cette date détermine donc nécessairement aussi l’intervalle où l’on peut affirmer que nos langues néo-latines de l’Occident étaient déjà en voie de formation. Ce n’est pas que je veuille m’exagérer par là l’importance de ce premier débrouillement du langage vulgaire. Je veux seulement marquer, constater l’existence d’une langue rustique populaire, souvent aperçue et signalée, aussi souvent niée, jamais démontrée jusqu’ici, ni rendue palpable, et qui, formée des divers dialectes italiens, contemporaine de la langue savante, patricienne de Tacite et de Pline, a commencé par en être éclipsée et a fini par lui survivre.

S’il en est ainsi, le roumain nous a servi à regagner un espace de plus de six siècles dans la possession de nos propres origines. Ce que des esprits pénétrans avaient pressenti se trouve vérifié, démontré d’une manière aussi certaine qu’aucune des lois les mieux établies de l’histoire naturelle. La conjecture est changée en évidence. Sans recourir à aucune induction, nous avons saisi dans un fait palpable le germe de nos langues trois cents ans avant les invasions germaniques, auxquelles on avait coutume de rapporter la cause de tous les changemens. Lorsque le monde romain était encore fermé aux invasions, qu’aucun Barbare n’en avait foulé le sol, nous avons constaté avec évidence la présence d’une langue rustique dans un coin éloigné de l’Europe, et nous avons été nécessairement conduit à reconnaître des élémens tout semblables dans la partie méridionale de notre Occident. Ne dites plus que ce sont les Goths, les Francs, les Vandales qui ont renversé le vieil édifice de la parole humaine. Longtemps avant leur arrivée nous avons vu les vétérans, les colons de l’Italie propager jusque dans le fond de la Dacie leurs dialectes ou surannés ou méprisés.

En comparant aujourd’hui les systèmes, la structure de l’italien, du provençal, du français, de l’espagnol, du portugais, du roumain, il semble qu’un même génie interne, répandu dans chacun d’eux, les a portés à choisir, changer, altérer, décomposer, rejeter, s’approprier les mêmes choses. Vous diriez d’une grande lyre à six cordes qui s’ébranlent sous un même souffle puissant. La plus petite, la plus rude de ces cordes est incontestablement le roumain. Souvent elle se tait et semble brisée quand les autres résonnent ; quelquefois elle retentit d’un son étrange, sourd, guttural, asiatique, comme le dernier murmure d’un peuple qu’on étouffe ; mais toujours elle rentre dans l’accord des nations latines.

Ainsi, grâce à cet idiome nouvellement découvert pour l’Occident, encore méprisé d’un grand nombre, nous pouvons assister au premier débrouillement de la parole moderne, du moins nous en faire une idée exacte, tout emprunter à l’observation et rien aux systèmes, saisir le moment où nos langues se séparent du moule antique, y assigner même une date certaine. Quand cet humble idiome roumain ne devrait pas nous rendre d’autre service que de reculer de six siècles l’horizon de nos origines, il me semble que j’en ai dit assez pour montrer son importance. Faire la moindre conquête, pourvu qu’elle soit assurée, dans la connaissance du passé, est-ce une chose à mépriser pour l’homme, dont la vie est si rapide et la pensée si incertaine ? Voilà ce que dès la première expérience on peut tirer de l’application du roumain à quelques-uns des principaux problèmes de l’histoire générale. Peut-être même que, sans abuser de cette méthode, on pourrait aller beaucoup plus loin, car il n’a pu vous échapper que le moment de la formation du roumain touchait de bien près à l’âge d’or de la langue latine. Tacite et Pline écrivaient pendant que les colons arrivaient en Dacie. Ce n’est donc pas la corruption de la langue littéraire de Tacite et de Pline qui a pu en quelques années engendrer les idiomes nouveaux ; il fallait qu’ils existassent déjà en germe, et puisque cette œuvre n’appartient pas davantage aux Barbares, nous avons ici la confirmation d’une loi pressentie et annoncée par d’autres, à savoir : que les langues d’une même race, d’un même peuple portent en elles le principe de leurs changemens, qu’elles sont pour ainsi dire enveloppées l’une dans l’autre, indépendamment des vicissitudes extérieures ; que le latin des classes cultivées renfermait le latin rustique des classes inférieures, comme le latin rustique renfermait en soi les langues néo-latines modernes. Et si un bouleversement de la nature ou des hommes emportait du milieu de nous les représentans de la civilisation avec tous ses monumens écrits, il est probable que sous nos langues modernes on verrait surgir les dialectes populaires, les patois qui aspireraient à devenir des langues régulières écrites, pour commander et régner à leur tour. Peut-être n’est-ce là qu’une répétition de cette loi plus vaste de la nature, qui, sans rien faire naître de la corruption, tire tout invariablement d’un même principe de vie.

De ces conclusions générales, si je devais descendre à caractériser d’une manière particulière l’idiome roumain, je dirais que ce qui le distingue d’abord de ses sœurs occidentales, c’est une inclination marquée pour le fonds le plus ancien de la langue latine. Soit que la culture n’ait poli en rien cette première et rude empreinte, soit toute autre raison qu’il serait facile de trouver, il demeure certain que le roumain plus que toute autre langue moderne abonde en mots, en inflexions, en locutions romaines déjà surannées au temps d’Auguste. On sait qu’avant le développement littéraire de la langue, les Latins supprimaient la dernière consonne du substantif masculin. Les Moldo-Valaques ont gardé cette singularité de la vieille Italie : ils disent lupu, arsu, albu, absolument comme disaient et écrivaient Ennius et Naevius[18]. Sans multiplier ici outre mesure ces détails, il s’ensuit que le roumain affecte certaines propriétés des dialectes les plus anciens de l’Italie, et peut même servir à les manifester. Quoi donc ! est-ce un montagnard des Carpathes qui nous aidera à déchiffrer la colonne rostrale et les vers saliens ? Pourquoi non ? Varron signalait dans ces mêmes vers saliens, déjà si obscurs pour lui ; le mot cante, de cano. La forme salienne ne se retrace-t-elle pas intégralement dans le cant des Roumains ? J’ai grande envie d’ajouter en finissant que le nom le plus charmant du rossignol dans toutes les langues est celui qui a été composé d’une ancienne racine latine par les paysans moldo-valaques ; ils l’appellent d’un seul mot : celui qui veille toujours, privigitore, du pervigilium des poètes. C’est une beauté rustique qu’aurait dû trouver Virgile.

On pourrait commenter la langue par les usages. Il ne serait pas sans intérêt de retrouver dans le peuple moldo-valaque quelques coutumes toutes latines, lesquelles ne se retrouvent plus aujourd’hui, même en Italie. Tel est l’usage de répandre des noix[19] sur les pas des nouveaux mariés, coutume romaine s’il en fut, et qui s’est perdue là où elle a pris naissance. Qui se fût attendu à retrouver les épithalames et les refrains de Catulle, da nuces, chez les moissonneurs des bords du Sereth et de la Bistritza ? Dans les funérailles, les femmes coupent leurs cheveux et en font des offrandes sur les tombeaux, comme au temps des Sabines.

Aux usages je voudrais qu’on joignît les traditions, les superstitions, qui restent si longtemps la seule philosophie des peuples. Qui peut dire quel mélange de vieilles divinités rurales, daces ou romaines, se retrouvent dans les croyances populaires des Moldo-Valaques d’aujourd’hui ? Lado et Mano, qui président aux noces et dont les noms sont invoqués par les matrones ; les Zinélé, fées moldaves, vierges immortelles qui donnent la beauté aux belles ; Doïna, l’âme de tous les chants populaires historiques ; Drogoïca, la Cérés valaque dont une jeune fille couronnée d’épis et de bluets joue le personnage dans les sillons, en dansant, de village en village, à l’approche des moissons ; Stachîa, la triste gardienne des maisons ruinées et des demeures souterraines ; les Frumosèle (les belles), nymphes aériennes qui s’éprennent d’amour pour les jeunes gens, et se vengent de leurs dédains en leur envoyant la fièvre ou la goutte ; Miazanôpte, le génie qui erre à minuit sous la figure changeante d’un animal ; Strigoie, les sorcières qui ont gardé tous les secrets des magiciennes d’Apulée ; les Urbilelle, sœurs capricieuses qui s’asseient au berceau des nouveau-nés, et leur distribuent l’heur et le malheur ; la Legatura, puissance magique qui empêche les jeunes hommes d’embrasser leurs épousées et les loups de dévorer le troupeau ; Dislegutura, qui délie le charme ? Reçues d’âge en âge, conservées par la peur, respectées presque à l’égal du culte, les superstitions des peuples sont peut-être leurs plus anciennes archives.

Autre caractère de l’idiome roumain. Il s’est conservé jusqu’à nos jours sans le secours d’aucun artifice littéraire proprement dit, et ce n’est pas là un des phénomènes les moins extraordinaires de notre temps. Partout ailleurs, des génies inspirés, à des époques de repos ou de grandeur, ont prêté leur appui à des idiomes populaires, les ont empêchés de se déformer, les ont épurés, ennoblis, et leur ont donné de bonne heure la consistance de l’art. Ici, rien de semblable : une nuit de dix-sept siècles, ou plutôt un combat sans trêve, suivi d’un silence imposé par le vainqueur, et dans cet intervalle, à peine quelques années pour se refaire et respirer. Loin qu’ils aient pu écrire, étonnez-vous qu’ils aient continué de vivre.

Je viens de dire que nul artifice littéraire n’a soutenu pendant ce temps l’instinct du peuple. Plût à Dieu que cela fût rigoureusement vrai ! Il eût été peut-être moins funeste pour les anciens Moldo-Valaques de ne pas savoir lire que d’avoir appris à lire avec les lettres slavones du moine Cyrille. Elles ont servi longtemps à leur voiler à eux-mêmes le génie indigène de leur propre idiome. Comment reconnaître la filiation romaine sous ce vêtement russe et slovaque ? Ce sont les fers de l’étranger dont la langue est garrottée. Que serait devenu l’espagnol, s’il se fût caché sous des caractères arabes ? Croit-on qu’il fût resté libre dans ses développemens, que cette différence de signes, cette enveloppe mauresque, ne l’eussent pas longtemps séparé du reste de la famille latine ? Peut-être aujourd’hui même, jugé sur de telles apparences, l’espagnol passerait, aux yeux du plus grand nombre, pour une langue africaine ?

Le dernier siècle, qui a tant parlé de l’importance des signes, aurait eu un beau triomphe en voyant un peuple garrotté et séparé du monde par un alphabet, car telle a été longtemps la destinée des Roumains. Si ce ne fût pas un trait de génie ; ce fut au moins une bien heureuse rencontre pour les Slavons que d’avoir imposé, dès le Xe siècle, leur système d’écriture à une langue toute latine, puisqu’ils réussirent par là à déguiser, à affaiblir chez les indigènes le sentiment de leur filiation, à le détruire entièrement chez les autres ; Que l’on montre à un Français à un Italien, à un Espagnol, une page de pur roumain, écrite avec les quarante-quatre lettres barbares de Cyrille : jamais il ne consentira à reconnaître sous ce grimoire une langue parente du latin. Je le crois bien, la sienne à ce prix lui semblerait barbare. J’avoue que dans les longues heures stériles que j’ai obstinément données à l’étude du roumain, rien ne m’a plus fréquemment arrêté que cette barrière artificielle. À mesure que je changeais de maître, je devais changer de signes. Autant de livres, autant de caractères différens. À la fin, j’ai cru me reconnaître quand j’ai lu ces lignes d’un Roumain de Transylvanie[20] : « Ils ont recouvert d’une si laide suie les nobles formes romaines, qu’elles sont ensevelies sans espoir de salut. Que de fois, quand je commençais à écrire avec des lettres latines, je voyais soudainement apparaître devant moi la figure antique ! Elle brillait de tout son éclat, et semblait me sourire de ce que je l’avais débarrassée des vils haillons de Cyrille. »

Jugez par là de ce qu’était devenue la langue, lorsqu’après de telles vicissitudes, abandonnée au peuple, méprisée des classes supérieures, il se trouva des hommes, au commencement de ce siècle, Major en Transylvanie, Asaky en Moldavie, Héliade en Valachie qui se proposèrent d’en faire un instrument national de régénération pour tous. Il était arrivé de cette langue ce qui arrive d’une statue enfouie sous la terre depuis des siècles : la plupart des membres essentiels étaient intacts, mais plusieurs parties étaient mutilées, d’autres manquaient absolument, et l’on ne savait ce qu’elles étaient devenues. Pour refaire de ces sortes de fragmens un tout vivant, propre à exprimer la vie moderne, c’est une restauration qu’il fallait accomplir. En même temps, on devait se proposer un problème unique de nos jours, qui était de faire passer une langue vulgaire, populaire, au rang de langue littéraire et écrite. Ce que Dante a fait pour l’Italien au moyen âge, il s’agissait de l’ébaucher au moins pour les Roumains au XIXe siècle.

Tel est en effet le spectacle que l’on a pu se donner en regardant, depuis un demi-siècle, les populations des provinces danubiennes ; sous l’apparence superficielle dont on se contente ordinairement, au milieu des plaintes des partis et des classes, on voit se passer là un phénomène profond dont nous n’avions connaissance que par l’histoire déjà reculée, — une langue qui se dégage des dialectes populaires, vulgaires pour devenir une langue savante et cultivée. Ordinairement caché dans le berceau ou dans les antiquités des peuples, ce phénomène éclate à nos yeux avec la plupart des accidens qui l’ont accompagné dans le passé, sur de plus grands théâtres.

Retrouver sous les alluvions étrangères la langue nationale, voilà la question. Pour résoudre ce problème, quels élémens possédaient les Roumains ? Ils en ont deux principaux : la Bible et le peuple. La seule bonne fortune qu’ils aient rencontrée jusqu’ici, ils la doivent au schisme. Le culte est célébré dans la langue populaire, d’où il résulte qu’ils ont eu de bonne heure une traduction nationale de la Bible, chose qui a toujours manqué aux autres peuples néo-latins. Cet avantage est précieux en soi, il devient considérable si l’on examine de près la version roumaine. En comparant cette traduction aux nôtres faites à des époques très cultivées, j’ai cru sentir que la langue encore nue des Carpathes se rapproche mieux que nos idiomes policés de la langue des évangélistes. N’est-ce pas que des bergers peuvent plus aisément que des docteurs servir d’interprètes à des pêcheurs de Galilée ? Oserais-je même dire qu’à certains égards le latin des Roumains me semble plus ingénu, ou plus voisin de sa source que le latin autorisé par les conciles, et que, par exemple, quand il s’agit des peuples rassasiés par les cinq pains, j’aime mieux le saturat des Moldaves que l’impleti de la Vulgate ?

Une autre source vivante est le peuple lui-même, non celui des villes, mais des campagnes, car c’est un des traits marquans de cette renaissance que les écrivains, ne trouvant aucun livre, aucun modèle à suivre, sont obligés d’aller recueillir de la bouche même du peuple les élémens qu’eux-mêmes ont oubliés à moitié dans le commerce des nations policées. Pour retrouver la source vive de la parole, il faut qu’ils aillent loin des villes, où le mélange des idiomes et des races se fait trop sentir. Les lieux les plus écartés, les provinces les plus lointaines sont le plus propres à leurs recherches. C’est là, sous le toit de roseau du paysan, en entendant ses plaintes, ses doïnas, qu’ils prétendent retrouver la véritable empreinte de la langue des ancêtres, non altérée, défigurée par les néologismes des grandes villes, et il est indubitable qu’ils ont déjà rapporté de ces communications avec les pâtres, les laboureurs, des portions oubliées de leur langue qui semblent puisées toutes vives dans l’antiquité. De recherches en recherches, ils sont presque toujours ramenés à ces vallées abruptes des Carpathes, à ces plateaux élevés de la Transylvanie, à ces replis de terrain où nous avons vu s’asseoir les colonies romaines, comme si les mêmes lieux avaient protégé à la fois les races et les idiomes. C’est de là qu’a été rapporté en 1825 le premier dictionnaire comparé étymologique des Roumains[21], ouvrage dans lequel s’est consumée avec une admirable piété, une abnégation incomparable, la vie de trente écrivains plus ou moins célèbres en Transylvanie, auquel il est aisé sans doute de reprocher des étymologies forcées et un silence trop absolu sur les emprunts slaves, mais qui, par la nouveauté, par la grandeur du plan, car il comprend les racines de sept langues (roumaine, grecque, latine, italienne, espagnole, hongroise, allemande), n’en reste pas moins un monument unique, dont l’équivalent n’existe peut-être pas chez nous. À l’heure où j’écris ces lignes, un écrivain roumain, m’assure-t-on, s’est donné pour carrière d’aller dans ces mêmes endroits reculés interroger, sonder les paysans, afin de combler les vides de la langue avec les mots qu’il surprendra dans la bouche des descendans de la Minervienne, de la Jumelle, de la Claudienne. Qu’il suive l’itinéraire des légions indiquées ci-dessus, et puisse-t-il du moins retrouver les deux mots de liberté et d’espérance ! Ces mots en effet sont perdus en roumain.

Ne cherchez pas ici des monumens littéraires qui attirent du premier coup d’œil tous les regards. L’œuvre collective, c’est de délier la langue d’un peuple muet, et puisque, dans ces matières, on peut comparer les plus petites choses aux plus grandes, voyez quelles conséquences ce phénomène a entraînées partout ailleurs.

Lorsque le latin a commencé à devenir l’organe d’une société policée, lettrée, il a été obligé de rompre en partie avec l’idiome populaire ; il a dû emprunter un grand nombre de formes à la langue grecque, ce qui l’a rendu d’abord un peu artificiel. Quelque chose de semblable s’est passé en Italie. Lorsque Dante a formé son trésor aulique des richesses de tous les dialectes, il a eu besoin d’abord de commentateurs, non-seulement pour les choses, mais pour les mots. Chez nous, au XVIe siècle, Rabelais, au nom du plus grand nombre, a longtemps protesté contre une foule de mots savans, de locutions étrangères à la foule, puisées dans les langues antiques, et qui n’ont pas laissé de s’établir et de se naturaliser pleinement dans le français.

Voilà justement ce que l’on peut observer aujourd’hui dans la formation de la langue roumaine. À mesure qu’ils trouvent des vides, des lacunes dans le langage populaire, les écrivains contemporains sont forcés d’innover. Ils le font en empruntant ce qui leur manque, les uns au latin, les autres à l’italien, tous à l’Occident, d’où s’ensuit une difficulté aisée à prévoir par ce que je viens de dire : c’est qu’avec le ferme désir de rester populaire, on se forme peu à peu une langue policée, mais artificielle, et que le peuple a toutes les peines du monde à comprendre, si tant est qu’il y parvienne.

J’ai entre les mains une histoire nationale[22] dont l’auteur a dû faire suivre chaque volume par un vocabulaire de mots nouveaux qui sans cela seraient inintelligibles à ses lecteurs. En continuant dans cette voie (et le moyen qu’il en soit autrement ?), nul doute qu’on n’aboutit à produire un idiome des classes lettrées dont le moldo-valaque tel que nous le connaissons ne serait plus que la forme primitive et rustique. Dès-lors il y aurait pour ainsi dire deux langues, comme sous l’italien de la Crusca il y a les dialectes de l’Italie, sous le français de Racine le patois des campagnes, sous le romain de Virgile le latin vulgaire. On saisirait ainsi dans son éclosion le principe mystérieux de la germination des langues.

N’oubliez pas que la difficulté est double pour les Roumains. Outre qu’ils sont obligés d’innover, ils sont invinciblement entraînés à extirper les élémens slaves qui, comme je l’ai dit plus haut, leur rappellent l’ennemi, — par où l’on peut mesurer de quelle haine ils le poursuivent. Tel homme politique accuse le parti adversaire de se servir de lettres slavonnes, comme nous nous accuserions de porter la cocarde étrangère ! Assurément la plus grande preuve que des hommes puissent donner de l’incompatibilité des races serait de rejeter de la langue et de vomir tout ce qui rappelle l’oppresseur. Et que l’on ne dise pas que nous autres Français, nous ne nous tenons pas pour déshonorés pour avoir gardé des mots allemands, ni les Espagnols pour avoir gardé des mots arabes. Nous en parlerions vraiment trop à notre aise. Les Germains et les Arabes sont de l’histoire pour nous. Quant aux Roumains, ils sentent encore sur leur cou l’étreinte chaude de l’ancien oppresseur ; ils ne savent s’ils y ont vraiment échappé et pour combien de temps. Ils se souviennent qu’à chaque intervention, à chaque pas du protecteur, la langue slave laissait chez eux une souillure nouvelle, que les généraux russes faisaient eux-mêmes la guerre au dictionnaire, remplaçant dans les livres, dans les journaux les mots les plus consacrés de la langue des ancêtres par des mots russes, comme on remplace une garnison affamée et prisonnière par une garnison ennemie.

Dans ces conjonctures, ce qui n’est que philologie, érudition, délicatesse de goût, affaire de mots pour les autres, est pour les Roumains une œuvre de vie et de salut. Et certes, si la chose était possible, il serait beau de voir une nation demi-morte refuser de prononcer plus longtemps une seule des paroles qu’elle tient de son meurtrier ; mais les Roumains, même en cela, auront à considérer s’il n’y a pas une mesure à garder qui ne laissera pas d’être significative, s’il n’est pas de différences à établir entre les emprunts déjà anciens, légitimés par l’usage, et les importations récentes qui seules peuvent compter pour des stigmates. Leur langue est peut-être la seule qui possède un grand nombre de vrais synonymes, j’entends par là des mots doubles dont l’un est exactement la reproduction de l’autre. C’est qu’alors une couche slave s’est superposée comme une rouille à la couche latine. Faire disparaître la première est, dans ce cas, un progrès évident et facile, c’est rendre à une médaille fruste son ancien éclat ; mais n’y aurait-il pas quelque danger à trop italianiser leur langue, à la faire trop occidentale ? Pour moi, il me semble que j’aimerais à lui voir garder son caractère : latine sans doute, mais en même temps orientale, naïve, agreste, un peu rebelle au joug. Les mots même qu’elle aurait conservés du slave la feraient ressembler à une captive délivrée, qui se souvient de sa captivité. Elle entrerait dans l’étroite intimité de ses sœurs d’Occident, mais elle garderait dans cette alliance je ne sais quoi d’étrange qui marquerait qu’elle a vécu longtemps séparée. Pour rien au monde, je ne consentirais à ce qu’elle se fît italienne, française. Qui voudrait aujourd’hui que l’Espagnol eût renoncé à son intonation arabe, à ses teintes mauresques ? Seulement à l’entendre, vous voilà forcés de penser au soleil d’Arabie. De même de la langue roumaine, elle doit porter témoignage d’un monde lointain. Ne lui ôtez pas même ce je ne sais quoi d’âpre, de guttural, qui ne tient en rien de l’Europe. C’est peut-être un dernier écho étouffé des Daces ? et pourquoi les renier ? pourquoi les rejeter ? Je veux, quand je l’entends, que soudain m’apparaissent non-seulement les colons latins, les provinces d’Italie et de Narbonne, mais dans une relation que je ne puis exactement définir les steppes immenses, les monts inaccessibles, et au loin le ciel orageux de la Mer-Noire.

Si l’on ne craignait d’être accusé de trop d’ambition, le moment où nous sommes pourrait faire penser au premier épanouissement de l’italien avant la Comédie. Divine, avec cette différence que les écrivains roumains semblent moins poursuivre une gloire privée qu’une œuvre politique et nationale. Ce qui parmi nous se perd dans le vague de nos origines littéraires date de nos jours sur le Danube. On connaît là le premier qui dans ce siècle ait modifié l’alphabet de Cyrille, le premier qui ait apporté les nouvelles lettres comme au temps de Cadmus et du roi fabuleux Latinus, le premier qui ait introduit un mètre régulier dans les vers, le premier qui ait appliqué la prose à l’arithmétique, à la géométrie, le premier qui ait, comme Thespis fait monter des acteurs sur un théâtre, le premier qui ait publié un journal, composé une ode, une fable, une histoire. C’est un crépuscule, une aube, mais rougissant des premières lueurs de la vie, où flotte l’image déjà très reconnaissable d’une nationalité qui s’éveille. Dieu fasse que la lumière s’accroisse, que l’aube devienne le jour ! et moi aussi, puissé-je du fond de ma nuit être un de ceux qui salueront ce jour attendu !

Comment une pareille attente toute seule ne réagirait-elle pas sur des hommes qui peuvent se dire les premiers instituteurs de leur peuple ? Comment ne seraient-ils pas fortifiés et ravis pour peu que l’espérance leur soit laissée un moment ? Pourquoi ne sortirait-il pas quelque chose, sinon de grand, au moins de nouveau, d’une situation si nouvelle, où les lettres, par un concours unique, sont forcément ramenées à leur destination vraie, seule originale et féconde, — la formation, l’éducation l’indépendance, la discipline d’une race d’hommes ? Qui ne désirerait parmi nous avoir une tâche pareille à remplir ? Vînt-elle des Carpathes, une âme nouvelle, un souffle nouveau dans notre humanité flétrie, qui ne les accueillerait, qui ne les fêterait avec joie ? Et pour que ces vœux s’accomplissent, que manque-t-il à ces hommes qui les premiers, à travers mille obstacles, dont l’indifférence était le plus grand, ont rendu la parole à des nations muettes ? Que leur manque-t-il ? Un peu d’espoir, ai-je dit ; il y faut ajouter la certitude que leurs paroles ne s’éteindront pas sans écho au milieu de races sourdes. Or cette certitude, ils la possèdent ; ils savent qu’à cette autre extrémité de l’Europe quelque chose de leur voix nous arrive. Nous les entendons, nous les comprenons. Plus d’un écho de la race latine a déjà répondu. J’en dirais davantage, si je ne savais que toutes les fois que l’âme humaine se met de la partie, les hommes de nos jours entrent en défiance comme si vous leur tendiez une embûche.

Je maintiens seulement un point : conserver par miracle une langue nationale, l’élever en dépit de tous les obstacles au rang d’idiome cultivé, donne un droit aux hommes et au peuple qui font ces choses. J’ajoute que tant que le mot de civilisation conservera le sens qui y était attaché encore hier parmi nous, la validité de ce droit sera reconnu, que la permanence ou l’anéantissement des idiomes nationaux n’est pas un jeu de la Providence, mais bien un signe de séparation entre les races qu’elle conserve et celles qu’elle abolit ; qu’enfin ce serait une chose toute nouvelle dans le monde, et peut-être monstrueuse, de détruire un peuple au moment où il revit dans la meilleure portion de lui-même. Un enfant, s’il vient de naître et s’il a crié, vous le réputez viable. D’après vos propres lois, celui-là qui le tue est un meurtrier, et celui qui le laisse tuer, pouvant le sauver, n’a pas un renom meilleur, puisque souvent il encourt le même châtiment. Un peuple qui vient au monde, s’il a parlé aux autres dans sa langue, s’il en a fait un instrument cultivé de l’intelligence humaine, est, de la même façon, un peuple viable ; il a tout ce qu’il faut pour respirer, se développer, grandir. Malheur à qui le tue, ou qui, pouvant le sauver, le laisse périr ! Ce n’est pas en un jour que se font ces prodigieux instrumens de travail et de vie qu’on appelle les langues cultivées. Il faut que le temps, les hommes, les choses y aient concouru, que le passé et le présent y aient mis la main. Et l’on m’avouera qu’il serait au moins extraordinaire de penser que dans notre société moderne toute œuvre est garantie à celui qui l’a faite, toute propriété est respectée, toute production, tout instrument, toute richesse, tout patrimoine, excepté la propriété la plus sacrée, la production la. plus difficile et la plus ingénieuse, l’instrument le plus fécond, la richesse la mieux acquise, le patrimoine le plus inaliénable, à savoir : la langue même, qu’il serait toujours permis au plus fort de trancher et d’extirper violemment dans la bouche du peuple qui l’a créée, conservée, cultivée !

Savez-vous donc ce que cet idiome avait à dire ? Il ne faut pas avoir réfléchi beaucoup sur ce sujet pour comprendre que telle pensée ne peut naître que dans telle langue. Savez-vous ce que celle-ci a pour tâche d’exprimer ? Quelles peintures, quelles relations, quelles combinaisons inconnues, quels accords nouveaux dans l’intelligence humaine ? Et tout cela serait ravi d’avance ? Oui, cela se peut, mais non pas sans que l’humanité crie. Quand les langues sont arrivées à leur état de virilité ou seulement d’adolescence, il est trop tard pour que de pareils actes se consomment sans bruit. Ils laissent après eux une plainte qui ne finit jamais, car les hommes jugent de ce qu’ils ont perdu par ce qu’il leur était permis d’espérer. Voilà pourquoi les vrais écrivains, quelque plaisir qu’il y ait à les ravaler, resteront au niveau de toute grandeur. Dès qu’ils ont touché à une langue, elle devient domaine sacré, propriété nationale, chose inadmissible. Ce n’est plus la lande déserte, banale, abandonnée au premier occupant. C’est le signe que là habite un peuple, une conscience, une personne, un droit.


  1. Dio. Cassius, LXVIII, II
  2. Eutrop., VIII, cap. 6.
  3. Dio. Cassius, LXVIII. — D’Anville, Mémoires de l’Académie des Inscriptions, t. XXVIII, p. 30. — Mannert., Res Trajani Imperatoris ad Danubium gestœ.
  4. Inde Berzobim, deinde Aixi processimus.
  5. Voyez la table de Peutinger, segm. VI, VII.
  6. Dio. Cassius, LXVIII, II.
  7. Digest, tit. XV, De Censibus.
  8. Peutingeriana Tabula itineraria, segm. VI, VII, VIII. — Anonymi Ravennatis Geographia, lib. IV, p. 149, 150. — Mannert, De Tabulœ peutingerianœ œtale, p. 115.
  9. Neigebaur, Beschreibung der Moldau und Walachei, p 95. — Notions statistiques sur la Moldavie, p. 2, Jassy 1830.
  10. Ils dominaient sur un territoire que l’on peut évaluer ainsi : cinq cents milles jusqu’au Dniester, où finissait la province ; quatre cents milles depuis l’embouchure de l’Aluta jusqu’à la partie supérieure du Pruth, ce qui donne une circonférence de treize cents milles, ou environ quatre cent trente lieues. C’était la première ébauche d’un état roumain.
  11. Michelet, Légendes du nord, — principautés danubiennes.
  12. Laurianu, Istoria Româniloru, partea I, p. 137, 138 ; Jassy 1853.
  13. Ex toto orbe romano, infinitas copias hominum transtulerat ad agros et urbes colendas. — Eutrope, VIII, 6.
  14. Le système de M. Raynouard.
  15. Voyez Fauriel, Origines de la Langue italienne, t. II.
  16. Dietz, Grammatik der Romanischen Sprachen, t. I, p. 136. — Etymologisches Woerterbuch, p. 337, 377. — Lesicon Romanescu-Latinescu-Ungurescu-Nemtescu, Bude 1825, passim.
  17. Pierre Major, Orthographia Romana, p. 5, 6.
  18. On tient de Varron que les Sabins substituaient partout l’h à l’f. Les Transylvains du district de Fogarash (*) disent aussi hieru pour fera, hieru pour ferrum, etc., et comme l’espagnol a la même propriété, sans parler d’une multitude d’autres ressemblances, on pourrait peut-être en induire que les colonies de la Dacie ont reçu une partie de leurs populations des mêmes lieux d’où sont sorties les vingt-cinq colonies d’Espagne. Dans l’osque, le q se change en p ; au lieu de quatuor, on disait pator. Même singularité chez les Roumains : pour quatuor ils disent patru, pour aqua, apa. C’est Quintilien qui établit que les anciens Latins, se servaient de l’e au lieu de l’i. Ils disaient : intellego, sibe, comme les Roumains aujourd’hui disent intzelegu, sie.
    (*) Pierre Major, Orthographia Romana sive latino-valachica, una cum clavi quâ penetralia originationis vocum reserantum, p. 21.
  19. Démétrius Cantemir, Description de la Moldavie, part. II, c. 17, Leipzig 1771.
  20. Dialogu pentru inceputul linbel Romana, p. 72, Bude 1825.
  21. Lesicon Romanescu-Latinescu-Ungurescu-Nemtescu, Bude 1825.
  22. Laurianu Istoria Romaniloru, Jassy 1853.