Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 224-234).


XVIII


Le lendemain, M. et Mme Marcenat partaient pour Florence. Le ciel s’était éclairci et eux-mêmes, sur le chemin de la ville du Lys rouge, retrouvèrent leur première gaieté et leur aisance amicale.

Déjà ils pouvaient ensemble égrener des souvenirs. En traversant la Lombardie, ils avaient vu ces mêmes plaines fertiles, ces champs de maïs, ces ormeaux où la vigne se suspend en festons. Mais le paysage bientôt se modifiait, prenait un caractère de sévérité et de grandeur. Les Apennins dressaient leurs pentes abruptes, hérissées de génevriers et d’ajoncs, entre lesquelles se creusaient des vallées profondes où les rivières desséchées laissaient seulement quelques filets d’eau courante, dans un large lit de galets. Des tunnels et des tunnels ; encore le fleuve de cailloux et l’aride montagne. Mais tout à coup l’horizon s’élargissait ; la plaine toscane se déroulait, pleine de délices, baignée d’une lumière argentée, avec sa première ville, épanouie en corbeille rose : Pistoia.

— La préface de Florence, dit M. Marcenat, agité maintenant d’une attente joyeuse.

Et désignant une jeune Anglaise, tout de vert habillée, assise, une fleur à la main, comme un modèle qui garde la pose :

— Et voici le premier Botticelli.

Mais le soleil aveuglant obligeait à baisser les stores. La cohue des touristes obstruait le couloir. Et ce fut sans avoir rien pu distinguer des approches de la cité de Dante, qu’ils entendirent, à l’arrêt du train, chanter le nom caressant, frais comme un appel d’oiseau en avril : Firenze, Firenze !

Vincent Marcenat pâlit d’émotion, et saisissant le poignet d’Estelle, le serra avec force.

— Ah ! ma petite amie, je ne croyais pas me retrouver jamais ici !

Elle lui offrit son bras pour le préserver de la foule, sur le quai encombré. Suivant leur facchino, ils traversèrent la gare. Un grand diable de cocher, orné d’un gilet safran, d’une lavallière violette et d’un haut-de-forme démesuré, condescendit à les recevoir dans sa carrozza, et debout sur son siège, les guides hautes, fier comme un antique conducteur de char, les mena, à fond de train, vers la piazza dell’ Indipendenza.

M. Marcenat avait retenu là un appartement dans une maison de famille, tranquille et confortable. Estelle jeta une exclamation de surprise charmée en entrant dans les chambres, grandes et fraîches, aux murs peints à fresques, garnies d’un élégant et pratique mobilier, et surtout en découvrant, par les fenêtres encadrées de jasmins, les grands parterres, où les orangers et les palmiers s’élançaient des épais buissons de roses et d’anthémis. Ah ! l’aimable gîte, intelligemment disposé pour le repos et le rêve !

Ces primes impressions — futiles peut-être, mais savoureuses — préparaient l’esprit des voyageurs à une vie souriante. Ici, la sensation d’exil s’abolissait. La Toscane, avec ses doux paysages, son art sobre, raffiné, tout de vérité et de mesure, c’est la France en beauté, dans une fête de lumière.

Et quelle dignité naturelle et avenante dans ce peuple ! La jolie femme de chambre, Assunta, aux mains longues, au sourire discret, n’était-elle pas une véritable grande dame, par la finesse et la réserve ? Et le majestueux portier semblait un seigneur qui accueille ses hôtes, au seuil de son palazzo, et s’emploie, avec bonhomie, à les obliger en leur procurant des franco-bolli.

Rien de bas, ni de vulgaire, ni de brutal, parmi les plus simples et les plus frustes paysans assemblés, au marché du vendredi, sur la piazza della Signoria, les vendeurs d’herbages ou les enleveurs d’ordures, guidant des chariots baroques, que traînent des chevaux, gros comme des ânes, ou des baudets, gros comme des chiens ! Et ces enfants éveillés, aux frimousses espiègles, ces artisans, aux traits caractérisés et énergiques, dont les blouses à empiècements et à plis gardent une antique coupe, combien il était intéressant de les retrouver, animés d’une vitalité intense, sur les bas-reliefs de Donatello ou de Lucca della Robbia, parmi les cortèges se déroulant sur les tableaux et les fresques de Ghirlandajo, des deux Lippi, ou de Masaccio ! Angelots curieux, glissant leurs minois dans les scènes les plus graves de l’Évangile, épiant les miracles de la Légende Dorée, ou graves citoyens, escortant les Mages et la Sainte Famille, assistant aux péripéties de la Passion et dissertant, en tout lieu, sur les événements, dans des aparté prudents et passionnés, en dignes compatriotes de Machiavel…

Estelle affectionna, ainsi que M. Marcenat l’avait prévu, ces vieux et adorables maîtres du quinzième siècle, qui atteignirent la perfection du vrai, de la grâce et du sublime, en composant, sans se lasser, avec leurs douces Madones, le poème de la maternité et de l’enfance divine. Elle les chercha, comme des amis dont la rencontre réjouit et émeut, dans les galeries opulentes des Uffizi ou de Pitti. Mais elle préférait encore les trouver aux parois des vieilles chapelles, parfumées d’encens, ou sous les arcades poétiques des cloîtres, encadrant en bas un jardinet, fleuri sur des tombes, et en haut, un morceau de ciel brillant qui attire la prière.

Les visites aux musées furent brèves. Trop vivement, M. Marcenat y constatait l’impuissance grandissante de sa vision. Mais longuement, ils errèrent par les ruelles pittoresques et archaïques, d’Or San-Michele à Santa-Croce, du Strozzi à la Badia, du couvent de San-Marco, illuminé par les célestes visions de Fra Angelico, à la Nouvelle Sacristie de San-Lorerizo que Michel-Ange a remplie de ses conceptions surhumaines.

Ils s’arrêtèrent là, interdits, frissonnants comme en un lieu sacré, retenus surtout par le merveilleux Pensieroso, aux pieds duquel s’allonge la souple figure de l’Aurore. Et Vincent Marcenat, songeur, vit comme une image symbolique d’eux-mêmes en cette jeune femme inquiète, attendant le destin, dans l’angoisse du jour qui commence, et l’homme méditatif, dont la tête lourde de pensées austères accable de son poids le bras qui la soutient.

Ainsi communiaient-ils en de pures extases. Aux fins d’après-midi, ils montaient à Fiesole, à Certosa, aux jardins Boboli, ou à Michelangelo pour admirer Florence, en son heure glorieuse. Du belvédère choisi, au delà des cyprès, des pins parasols et des oliviers, qui se profilaient aux premiers plans, la ville apparaissait, dans le cirque vert et amarante des collines, semblable à un bouquet massé dans une coupe d’agate irisée.

Pour la dernière fois, ils étaient montés par le Viale dei Colli, sous la voûte des ormes et des platanes, entre les haies de roses et de lauriers. Appuyés aux balustres de la terrasse du piazzale Michelangelo, ils emplissaient leurs yeux de la perspective incomparable. Un poudroiement d’or planait sur Florence. Des reflets métalliques de bronze s’allumaient aux frontons brunis des vieux palais, au faîte des campaniles. L’Arno, parsemé de paillettes, contournait son ruban jaune entre les quais. Au-dessus de l’amoncellement des maisons, pressées les unes contre les autres, et des toits fauves, surgissaient d’innombrables aiguilles, des lanternes, des clochers, et — éclatants points de repère pour le regard errant — le dôme rose de Santa-Maria, caressé de lueurs vermeilles, et la tour, altière sous son double diadème crénelé, du Palazzo-Vecchio.

En face de ce tableau délicieux, une mélancolie s’infusa en leurs âmes, avec l’idée de départ. Leurs voix s’abaissèrent, leurs paroles devinrent plus rares. Estelle, se détournant, regarda San-Miniato. Elle souhaita revoir la crypte, étayée de colonnes antiques, et l’immense mosaïque où un Christ byzantin terrible menace le monde, et les œuvres élégantes et fortes de Michelozzo et de Rossellino. M. Marcenat appréhenda les obscurs escaliers de l’église à triple étage.

— Allez seule. Contentez votre désir. Je vous attends à cette place.

— Je serai vite de retour, fit-elle en lui souriant.

Il éprouvait néanmoins une singulière anxiété, pendant qu’elle s’éloignait de son pas léger et glissant. Elle lui était si vite devenue nécessaire et précieuse ! Et aussitôt, en observant le rythme de cette démarche libre et alerte, il pensa, chagrin, que la jeune femme éprouvait une délivrance à ne plus sentir l’entrave du bras qui retenait d’ordinaire le sien.

Deux promeneurs — un monsieur et une dame — croisèrent Estelle, si près que M. Marcenat put voir l’homme, immobilisé en un brusque arrêt de surprise, enlever précipitamment son chapeau. Si Mme Marcenat répondit au salut, ce mouvement fut imperceptible — du moins pour son mari. Mais la compagne de l’inconnu se retournait et interrogeait, évidemment, sur la rencontre. Le couple descendait vers la terrasse. Et Vincent entendit, à leur passage, les réflexions que la femme émettait, d’une voix roucoulante et rieuse :

— Décidément, Rinaldo, vous avez des connaissances dans toutes les parties du monde, même en Poitou. Au fait, ça doit être un ignoble trou, Poitiers ! Je n’y ai jamais joué.

Le port hardi de la tête, mignarde sous le grand chapeau enveloppé de tulle, le manteau de soie feuille morte, jeté comme un peplum sur la robe de dentelle blanche, la canne longue à pommeau d’argent divulguaient l’actrice, encore mieux que les paroles. Le regard de M. Marcenat glissa avec indifférence sur cette brillante personne, pour se fixer âprement sur l’homme, debout près d’elle.

La haute taille de l’inconnu s’accusait en vigueur sur le fond d’or du ciel, et aussi son profil net, accentué par la moustache recourbée. Il apparaissait jeune, beau, de mâle élégance, mais les yeux affaiblis de l’observateur ne parvenaient pas à saisir les détails de ses traits, les nuances de sa physionomie, et il se tenait trop loin pour discerner, de ses répliques, autre chose qu’un murmure presque musical.

Avec une exaspération muette, Vincent concentrait inutilement toutes ses facultés d’attention. L’objet de son examen restait flou, indistinct, en dehors de son champ visuel. Il eût été tout simple de s’approcher, pour satisfaire cette curiosité bizarre. Une sorte de honte, une répugnance retinrent M. Marcenat.

Et cependant, du fond de son esprit, fusaient d’incertaines pensées, troublantes comme des soupçons. Il se rappelait, à cette heure, l’aveu d’Estelle, et quelques lignes de la lettre anonyme, reçue avant leur mariage, et dont il gardait mémoire, en dépit de sa volonté et de son mépris.

Ces souvenirs se liaient, quoi qu’il en eût, au propos de la jolie passante. Était-ce cet homme, dont si peu de pas le séparaient qui, le premier, avait ému le cœur d’Estelle Gerfaux ?

Les touristes achevaient, à petits pas, le tour de la plate-forme, s’écartant toujours plus de Vincent Marcenat, et rejoignaient l’auto, arrêtée sur le viale. Peu de minutes après, Estelle redescendait de San-Miniato. Avait-elle attendu le départ des promeneurs pour reparaître ?

Il lui sembla que la jeune femme revenait moins calme et moins enjouée, que la voix, dont il connaissait bien maintenant les inflexions, restait plus sourde et plus lente.

Ils remontèrent en voiture, poursuivirent l’avenue jusqu’à Gelsomino, d’où ils regagnèrent la Porta-Romana. Des horizons charmants, embués de vapeurs changeantes, passaient entre les colonnades des troncs d’arbres. Après quelques minutes, M. Marcenat se vit incapable de retenir la question qui lui brûlait les lèvres. Il dit, d’un ton détaché :

— Vous avez reçu un salut tout à l’heure. Si loin de France, c’est presque une aventure.

Estelle déplia son ombrelle. Le soleil couchant lui brûlait, en effet, le visage. Et elle répondit mollement, après un temps qui fut noté par l’oreille de son compagnon :

— Un ancien camarade d’Adrien. Les voyages amènent des rencontres bien inattendues.

Comme si ce sujet attirait sa pensée vers son frère, elle parla de s’arrêter chez un marchand d’estampes, en passant sur le Ponte-Vecchio, pour y acheter le Concert de Giorgone qu’elle désirait offrir à Adrien.