Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 197-215).


XVI


Le secret se diffusait, peu à peu. C’était miracle que le nez subtil de Mlle Laguépie n’en eût pas encore flairé les émanations. Caroline, à la vérité, était fort occupée de ses petites affaires personnelles à cette époque. Sans être encore officiellement installée, elle s’immisçait dans la place et se rendait utile et agréable par mille prévenances envers Mme Dalyre.

Un jour, passant dans la rue du Pont-Neuf, Mlle Laguépie vit le portail de l’hôtel Marcenat grand ouvert, et le jardin et les abords de la maison envahis par les ouvriers.

— Tiens ! pensa-t-elle, le bon frère remet son habitation en état, avant l’aménagement de sa sœur. C’est parfait !

Elle examina, avec complaisance, le petit domaine dont elle se voyait déjà surintendante, et le vieux Germain flânant à la porte, elle le toisa d’un œil impérieux, comme pour rappeler à l’ordre son futur subordonné.

Ce même après-midi, Mme Dalyre qui, après une indisposition assez sérieuse, restait déprimée et taciturne, manifesta quelques velléités de causer.

— Dites-moi, demanda-t-elle de prime-saut à la demoiselle de compagnie, ne m’avez-vous pas parlé, à notre première entrevue, de M. Gerfaux et de sa sœur ? Vous les connaissez ?

Caroline perçut une intonation bizarre, sur ce nom de Gerfaux, et, circonspecte, resta sur ses gardes.

— Je les connais en effet quelque peu, fit-elle, d’un air détaché.

— Cette jeune fille est une de vos amies ? L’avez-vous fréquentée beaucoup ?

Que signifiait cet intérêt soudain pour Estelle ? De plus en plus méfiante, Mlle Laguépie éluda, de son mieux, les questions trop directes.

Amie serait trop dire, répliqua-t-elle, réservée et ambiguë. Nous n’avons jamais été intimes. Ma grand’mère visitait sa tante. Ainsi nous nous apercevions de temps à autre. Et quand son frère tomba malade et qu’ils se réfugièrent tous deux à Lusignan, je pus leur rendre quelques services, ajouta-t-elle, avec la modestie d’un petit manteau bleu.

Mme Dalyre laissa tomber l’entretien. Mais dans le courant de la soirée, Mlle Laguépie revenant à ses pénates, la nouvelle carillonna enfin à ses oreilles : Estelle Gerfaux allait devenir la seconde Mme Marcenat.

Caroline crut pâmer de saisissement. Estelle, Estelle, favorisée d’une pareille chance ! Et tout cela s’était comploté à son insu ! La petite guêpe ne se pardonnait pas son aveuglement. Ce qu’Estelle avait dû rire à ses dépens, sous cape ! Cette fille, qu’elle regardait comme une naïve, presque comme une niaise, se révélait plus matoise et plus rouée qu’elle-même, pour avoir réussi, sans tapage, cette magnifique affaire !… Estelle Gerfaux, dame et maîtresse chez le frère, en possession de l’autorité, du luxe, du confort, tandis qu’elle-même, Caroline, croupirait en d’humbles fonctions subalternes, quasi femme de chambre chez la sœur !

Elle lacéra son mouchoir, dans un paroxysme de rage, avec le regret de ne pouvoir exercer ses ongles de même sur la figure de son amie d’hier. Ces Gerfaux maudits avaient été créés et mis au monde pour la torturer ! Après le frère, la sœur ! L’aversion jalouse, longtemps couvée, éclatait en exécration. Il lui semblait que le bonheur d’Estelle se faisait à son préjudice.

Faudrait-il assister, passive, à ce triomphe insolent ?… Oh ! la confondre, l’écraser !… Furieusement, Caroline chercha dans sa petite cervelle venimeuse. Un moyen ?… un moyen de nuire à Estelle, sans se compromettre elle-même ?

Comment faire usage de ce qu’elle savait et le porter à la connaissance de M. Marcenat ?… Une lettre anonyme ?… Aurait-elle quelque prise sur un homme de cette trempe ?… Une dénonciation, en termes vagues, resterait sans effet. D’autre part, fournir des détails trop précis équivalait à livrer sa signature — l’idylle éphémère de Lusignan étant restée strictement secrète.

Estelle, ainsi attaquée, trouverait quelque défense. Et Caroline, découverte, risquait de perdre sa position chez Mme Dalyre. On pouvait supposer que celle-ci acceptait sans allégresse les faits nouveaux. Mais Mlle Laguépie ne connaissait pas encore suffisamment les ressorts de ce caractère pour oser en jouer.

Écumante de haine, Caroline dut s’avouer qu’elle manquait d’armes pour une action décisive. Mais il était au-dessus de ses forces de laisser les événements s’accomplir sans essayer de s’y ingérer. Du moins se donnerait-elle la satisfaction d’être malfaisante à Estelle et de troubler l’amoureux fiancé. En conséquence de ces réflexions, elle s’amusa patiemment à cette sorte de puzzle qui consiste à découper des mots imprimés et à les coller de façon à former des phrases. Le tout composa une missive, assaisonnée de perfidie, et signée : « Un ami attristé, » que la poste remit à l’adresse de M. Marcenat.

Après quoi, la conscience pacifiée, ayant accompli ce qu’elle se devait à elle-même, Mlle Laguépie put se mêler, avec discrétion, aux commérages, et répéter, comme les autres :

— C’est vraiment une chance inespérée, pour Estelle Gerfaux ! Car enfin, il faut bien le dire, elle n’a rien d’extraordinaire !

Il est rare que les castes se mélangent, dans le microcosme provincial, où tout a gardé à peu près sa place. Aussi, l’annonce du mariage projeté entre M. Marcenat, l’éminent avocat et professeur de la Faculté, et la sœur de l’organiste, provoquait-elle une certaine rumeur dans la capitale de l’ancienne Aquitaine.

Dans les rues, au parc de Blossac, à l’église, on se désignait, d’un clin d’œil ou d’un coup de coude, l’héroïne de l’histoire, cette jeune fille, très simple d’allures et de toilettes, qui n’offrait vraiment « rien d’extraordinaire ».

Derrière les stores des fenêtres ou les vitrines des boutiques, Mlle Gerfaux devinait, à son passage, les regards aux aguets, les chuchotements critiques. Elle sentait converger de toutes parts, sur elle, les pointes de l’envie, de la malignité ou du dédain.

Et quelle épreuve d’essuyer les congratulations intempestives et intempérantes de l’oncle et de la tante Busset ! Ceux-ci ne se possédaient plus d’orgueil. Songez donc ! Voir entrer dans sa parenté un conseiller général, possédant auto, villa, hôtel ! Du coup, Estelle prenait le premier rang dans la famille. Et M. et Mme Busset parlaient de refaire leur testament. Leur neveu et leur nièce s’étant passés de leur aide, ils étaient disposés maintenant à tout leur donner.

Estelle se confinait, autant que possible, dans la maison qui lui devenait de plus en plus chère et douce. Là, tout respirait l’affection, la sincérité, la joie cordiale des saines tendresses, le plaisir entraînant du travail.

La vieille masure, sous son manteau fleuri, laissait échapper, par toutes ses lézardes, un bruissement joyeux, des sons musicaux. En bas, les pianotages, les vocalises, les exercices des élèves. En haut, le duo amoureux des jeunes mariés, les éclats de gaieté de Mlle Gaby, coupés parfois d’une maternelle remontrance.

Oh ! quels êtres simples et bons ! Estelle se reprochait, maintenant, d’avoir songé à s’éloigner. Si naturellement sa place s’était faite parmi eux ! Et maintenant, l’idée de s’arracher à ces sympathies sûres, à cette félicité tranquille, l’inquiétait jusqu’à l’angoisse.

Cette impression l’assaillait surtout lorsqu’elle revenait de chez Mme Dalyre. La veuve, toujours couchée sur sa chaise longue, exagérant peut-être la faiblesse qui lui permettait une inertie commode, manda, à trois ou quatre reprises, la fiancée de son frère. Celui-ci assistait à ces entrevues diplomatiques et mettait tous ses soins à faciliter la conversation entre les deux femmes.

Vincent cherchait à faire ressortir l’instruction solide, le sens fin de Mlle Gerfaux. Estelle, de bonne grâce, répondait aux questions de la veuve, directes et précises comme en un examen pédagogique.

— Vous dessinez ?

— Un peu… J’ai commencé l’aquarelle.

— Musicienne ? Cela va sans se dire ! Violon ou piano ?

— Je joue du piano, assez médiocrement. Sauf en ces dernières années où mon frère m’a fait travailler, j’ai toujours manqué de temps pour les études nécessaires.

— Ah !… J’avais pensé que… murmura Mme Dalyre. Et son regard étonné et dédaigneux disait clairement : « Quoi ! Pas même un talent à produire ! Pas de beauté transcendante ! Rien d’exceptionnel !… Je ne comprends pas. »

Un certain après-midi, Estelle arriva rue du Puygarreau avec un empressement inusité. Elle devait y retrouver M. Marcenat qui était allé, la veille, à Angers, consulter son docteur. Trop anxieuse pour sentir le malaise qui la paralysait d’ordinaire à son entrée dans le salon, elle ne vit que son fiancé, et s’élança vers lui :

— Eh bien ? Oh ! dites vite !

— Eh bien ! nous restons dans le statu quo, fit légèrement Vincent Marcenat, avec une gaieté affectée. On me donne quelques mois de plus à attendre l’échéance fatale de l’opération. J’ai pensé à profiter de ce répit pour utiliser la lumière qui me reste. Il y a des visions d’art et de nature qui m’ont émerveillé à vingt ans, et que mille obstacles, depuis lors, m’ont empêché de rejoindre… Vous plaît-il, ma chère Estelle, de venir avec moi, à leur recherche ?

Elle écoutait sans bien comprendre. Il sourit.

— En un mot, pour parler clairement, vous serait-il agréable de partir, aussitôt notre mariage célébré ? Je vous propose cet itinéraire : le Saint-Gothard, Lugano, une pointe dans l’Italie du Nord. Si l’été reste aussi tempéré, nous pourrons pousser jusqu’à Venise et Florence.

Aux noms magiques, la jeune fille, éblouie, joignit instinctivement les mains.

— Florence ! murmura-t-elle. Mon père m’en a parlé tant de fois ! Donatello, Botticelli, Michel-Ange !… Nous rêvions d’aller les admirer chez eux.

— Eh bien, vous y viendrez ! Je jouirai de vos enthousiasmes, en ravivant moi-même mes impressions d’antan. J’y userai ce qui me reste de facultés visuelles. Mais nous aurons amassé un trésor commun de souvenirs inoubliables. Et plus tard, Estelle, vous me ferez prendre patience, dans mon purgatoire, en évoquant, aux yeux de mon esprit, les images de beauté que nous aurons admirées ensemble.

Émue, la jeune fille oublia le témoin réfrigérant, et, d’un geste spontané, étendit la main en silence vers M. Marcenat. Mais, aigrelette et discordante, la voix de Mme Dalyre résonnait :

— Allons, mon ami, je constate que tu restes un fidèle traditionnaliste, en toutes choses… puisque tu observes les us et coutumes classiques, au point de récidiver le classique voyage de noces… Il est vrai que le beau ciel d’Italie est si propice aux lunes de miel !

Estelle rougit. M. Marcenat réprima un mouvement d’impatience. Puis il reprit naturellement son discours, sans paraître tenir compte de l’interruption :

— Oui, ces souvenirs sont impérissables… Je crois que je me retrouverais sans trop de difficultés dans le dédale des ruelles florentines, entre le Mercato Nuovo et le Ponte-Vecchio, ou de San-Lorenzo à la Piazza delia Signoria. J’avais vingt ans à peine, cependant, quand je fis cette excursion de vacances avec un ami de l’École de droit. Depuis, mes courses vers le Midi se sont plutôt dirigées vers l’Espagne ; et du côté de l’Est, je n’ai jamais dépassé les stations de la Côte d’Azur ou de la Riviera.

Estelle comprit la vraie portée de ces paroles, détruisant l’insinuation méchante : la seconde femme de M. Marcenat ne devait pas craindre de retrouver, au delà des Alpes, les traces de la première épouse.

Très simplement, cette parenthèse fermée, l’avocat reprenait l’exposé du projet tout à coup surgi en son esprit, à la gare d’Angers, en quittant le docteur. Il s’était nanti aussitôt d’indicateurs et de guides. Ces documents en main, discutant sur la carte le circuit à établir, les étapes à fixer, les futurs compagnons de route se laissaient peu à peu envoûter par la suggestion du voyage, tandis que Mme Dalyre, crispée jusqu’à la crampe, étouffait des bâillements réitérés.

Ils durent enfin remarquer cette fatigue, exprimée sans ménagements, et prirent congé l’un et l’autre. La veuve, restée seule, soulagea sa colère par des haussements d’épaules désordonnés et un monologue vitupérant.

— Et il prétend qu’il n’est pas amoureux ? Allons donc ! Il en est toqué ! Elle l’affole avec ses regards de biche blessée ! Et les égards chevaleresques dont il l’entoure ! Ne croirait-on pas qu’elle est née d’un prince régnant ?… Stupidité !… Que les hommes sont donc niais, sots, absurdes !

Mlle Caroline rentrait à cette minute. Fixée dans la maison depuis peu, elle disparaissait du salon, dès l’arrivée d’Estelle Gerfaux et de M. Marcenat, afin de les laisser en intimité avec Mme Dalyre. Dieu — et surtout le diable — savaient quelles fureurs grondaient en son sein, tandis qu’elle guettait le départ des fiancés, pour reprendre son poste.

Ouvrant la porte sans bruit et se glissant à pas de chat, elle put entendre quelques-unes des invectives, grommelées à demi-voix par la veuve. Et son âme ulcérée fut rafraîchie d’un plaisir vif et pur.

Enfin, cette femme impénétrable se laissait deviner ! Elle blâmait son frère. Elle envisageait ce mariage avec répulsion. Ah ! si Caroline avait su le deviner plus tôt !

Impossible d’exploiter actuellement sa découverte. Mme Dalyre donnait trop peu de prise à la familiarité pour que la demoiselle de compagnie osât déjà s’immiscer dans une question si délicate. La lettre anonyme, lancée vers M. Marcenat, vingt jours auparavant, lui imposait, d’ailleurs, la prudence. Sans doute, ce don Quichotte du barreau avait brûlé l’épître truquée, sans en tenir compte. Son attitude près d’Estelle l’indiquait assez. Mais Caroline craignait quand même l’avocat comme un juge d’instruction. Elle le supposait si bien averti des finesses judiciaires que le moindre indice lui servirait à découvrir la dénonciatrice.

Mlle Laguépie n’aurait gagné à l’aventure que la honte d’un coup d’épée dans l’eau, la gêne d’avoir démasqué son inimitié envieuse et, très probablement, un renvoi ignominieux.

Il fallait donc temporiser. Mais enfin un point était acquis : Mme Dalyre n’éprouvait qu’antipathie pour sa future belle-sœur. Caroline s’en félicita :

— Au moins, la verrai-je peu souvent ici, cette mijaurée !

Esclave stricte des convenances, Mlle Laguépie, néanmoins, deux jours avant le mariage, monta rue des Carmes.

— Je suis bien en retard à vous apporter mes compliments, ma chère ! fit-elle en embrassant Estelle. Mais vous savez toutes les préoccupations qui m’incombent. Et je suis sûre que vous m’en excuserez.

— N’en doutez pas, dit Mlle Gerfaux, avec aménité. Vous accommodez-vous de vos habitudes nouvelles ?

— Mon Dieu, oui. Jusqu’à présent, du moins. Mme Dalyre, plutôt rébarbative au premier abord, s’apprivoise encore assez vite. Vous en savez quelque chose. J’ai vu le dernier présent qu’elle vous a fait… ce pendentif d’opales ! Ce joyau est magnifique. Cependant, méfiez-vous ! Ce peut être un don perfide !… Les opales, dit-on, portent malheur.

— Je ne suis pas superstitieuse. Et je ne suppose jamais de perfidie chez personne.

Caroline se mordit la lèvre. Puis elle témoigna une enfantine curiosité des merveilles de la corbeille… Estelle, avec aussi peu d’empressement que de gloriole, ouvrit quelques cartons et des écrins. Le nez pointu de Mlle Laguépie frémit de convoitise devant les bijoux — peu nombreux, mais beaux, — les fourrures, les dentelles, toutes les choses de la parure féminine que la fiancée de M. Marcenat avait choisies d’un goût sobre et discret.

— Vous avez été comblée, ma bonne amie. Que paraîtra mon modeste souvenir, près de ces splendeurs ?

Et Caroline glissait entre les doigts d’Estelle un minuscule paquet, entortillé d’une faveur rose.

— Le mouchoir que je vous avais promis, il y a deux ans, à Lusignan… Comme la vie bifurque, hein ? Et quelles espérances tout autres pour vous à cette époque !

La main qu’elle retenait tressaillit et chercha à se dégager. Un bruit de porte ouverte et fermée se fit entendre dans le couloir. Craignant d’être dérangée, Caroline se décida à épuiser, d’un coup, son carquois de flèches empoisonnées. Enserrant ferme, à deux bras, les épaules de Mlle Gerfaux, et levée sur la pointe du pied pour embrasser sa victime, elle lui susurrait à l’oreille :

— Pauvre chère, comme je pense à vous quand je vois « son » nom ! L’Illustration vient de publier la comédie qu’il a fait jouer au Théâtre-Français. Et je lis, chaque semaine, ses chroniques dans la Vie mondaine. Je m’attriste alors pour vous. Quand on songe à ce qui aurait dû être !… Enfin, vous vous êtes résignée… Je vous en félicite.

L’étreinte traîtresse se relâcha, brusquement. Monique entrait dans le salon. Et Mlle Laguépie se sauvait incontinent, comme si un diable griffu et cornu eût approché.

… Troublées ou non, les heures s’écoulèrent, amenant les minutes solennelles. Estelle eut l’illusion d’un de ces rêves où l’on se sent mouvoir, où l’on s’écoute parler, sans saisir le sens de ses paroles et de ses gestes, avec l’étonnement effrayé d’accomplir des actes incohérents et irrémissibles.

Ainsi, ce jeudi matin qui suivait la Pentecôte, se surprit-elle gravissant l’escalier de l’hôtel de ville, entourée par les perspectives idéales des fresques de Puvis de Chavannes. Puis, debout à côté de M. Marcenat, elle s’engagea à remplir les obligations légales dont le maire venait de lire l’énonciation. Après quoi, transportée dans la chapelle du couvent où, par faveur particulière de l’archevêché, avait lieu la cérémonie nuptiale, Estelle, agenouillée sous les plis diaphanes du voile, devant l’autel illuminé, reçut la bénédiction du prêtre, après avoir répété la syllabe qui livrait son avenir jusqu’à l’éternité !

Ce qui lui parut surtout anormal et déconcertant, ce fut de prendre ensuite le bras que lui offrait M. Marcenat pour traverser le chœur, et pour revenir plus tard, de la sacristie, vers la baie ensoleillée du portail. La vue de son gant blanc sur la manche noire de son compagnon l’effarouchait, et elle s’appliquait, en marchant, à rendre ce contact insensible.

Elle monta, la première, dans l’auto. Celui dont elle portait désormais le nom prit place près d’elle, et chercha sa main, inerte sur le satin de la robe.

— Estelle, murmura Vincent Marcenat, Estelle, merci !

Presque aussitôt, la voiture stoppait devant la maison de la rue du Pont-Neuf. Et, peu d’instants après, la jeune femme se trouvait assise à la place d’honneur d’une table servie avec luxe, entourée d’une assistance peu nombreuse.

Toujours ce halo fantastique donnant un aspect irréel à la scène ! Confusément elle distinguait Mme Dalyre, guindée et pompeuse, ses petits yeux plus enfoncés que jamais sous le front proéminent, et distendant ses lèvres serrées, de temps à autre pour un sourire de commande, comme un automate dont joue le ressort. Plus loin, des figures à peu près inconnues, parents ou amis de M. Marcenat ; le fils aîné de Mme Dalyre, l’usinier des Sables, près de son élégante jeune femme, tous deux corrects et ennuyés. D’un autre côté, Adrien et Monique, silencieux, visiblement émus ; et Mlle Gaby, droite sur sa chaise, gardant un sérieux magistral, sous sa robe rose de demoiselle d’honneur.

Encore un peu de temps… Le décor et la figuration se transformaient de nouveau… Estelle était revenue à sa chambre, rue des Carmes, pour y changer de toilette et rassembler quelques objets oubliés. Monique, Mme Françon, Gaby l’avaient aidée à enlever la blanche tunique de l’hyménée, remplacée déjà par un costume de voyage en serge kaki.

Et pour empêcher de sentir la mélancolie du départ, chacune s’évertuait à parler. Gaby s’exaltait au sujet de Venise.

— Oh ! glisser en gondole au clair de lune ! s’écriait la fillette, en levant poétiquement les yeux au plafond.

— Et les jardins de Florence, les cloîtres, les églises, les fontaines ! Voir tout cela ! Quel rêve ! soupirait Monique, gonflant son cou de colombe.

Adrien s’était glissé dans la chambre.

— Dès que nous aurons des économies, nous irons à notre tour, Monique, à la recherche des blancs fantômes de Desdémone, de Juliette, de Laure et de Béatrice.

Et les deux jeunes gens échangèrent un sourire plein de caresses.

— Vous m’enverrez des cartes postales, mi-sœur ! recommandait Gaby. De tous les pays où vous vous arrêterez !

— C’est promis.

— Oui, mais… (et Gaby branlait une tête méfiante), il paraît que les mariées oublient toujours ce qu’elles ont promis à leurs amies, avant les noces.

— Ne crains rien. Je n’oublierai pas, moi ! affirma Estelle, s’efforçant au ton enjoué. Et n’es-tu pas contente, Gaby ? En m’en allant d’ici, je te fais place ! Tu hérites de mon appartement et de mon mobilier.

Elle jeta un dernier coup d’œil autour de la chambrette où elle avait vécu cette année décisive. Et tout à coup ses larmes débordèrent. Elle tendit les mains, à droite et à gauche, dans une subite détresse.

— Ah ! mes amis ! Je ne croyais pas qu’il me serait si douloureux de vous quitter. Adrien, Monique, à quel bonheur je vous laisse !

Ils devinèrent, tous deux, que l’adieu qui la déchirait s’adressait aussi à l’amour, poursuivi d’un regret instinctif et suprême. Monique, toujours sûrement inspirée par sa nature aimante, mit son bras autour du cou de sa belle-sœur.

— Vous reviendrez si près de nous, Estelle ! Rappelez-vous ce qu’a dit le poète : « Le retour fait aimer l’adieu ! » Et nous vous verrons heureuse aussi, heureuse de vous donner toute à de grands devoirs, dignes de votre courage et de votre cœur !

Celle qui s’appelait maintenant Mme Vincent Marcenat releva lentement son front affaissé. Les petites paroles, simples et douces, étaient entrées au plus profond de son âme. Reprenant possession d’elle-même, elle sentit se réveiller les graves et vaillantes pensées qui l’avaient convaincue et dirigée. Aussi nettement que s’il eût été inscrit sur le mur, en traits de feu, Estelle vit resplendir devant elle le mot austère et noble qu’elle prenait pour formule et pour règle : Servir !

Servir ! Employer toutes ses forces, toute sa volonté zélée, à se rendre utile, à défendre l’éprouvé, à le garder du désespoir, à lui alléger l’affliction, à l’entourer de douceur et de sollicitude ! Monique avait raison. Sa part était belle !

Et rassérénée, raffermie, Estelle Gerfaux s’en fut rejoindre l’époux qui l’attendait.