Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 1-19).

I


— État civil… Comment ? une nouvelle naissance chez les Collin ! C’est au moins le septième !

— Et ça criera encore misère, le jour du terme, tu verras. C’est scandaleux !

M. Busset, au coin de la fenêtre, lisait la chronique locale que Mme Busset commentait, tout en façonnant d’une laine rugueuse un tricot, épais et dur comme un cilice, destiné aux pauvres. Lui, sec et jaunâtre ; elle, replète, les joues si bouffies d’une graisse blanche que les yeux et la bouche minuscule parvenaient à peine à s’ouvrir, ils se ressemblaient par l’expression de suffisance béate. Entre les deux vieillards, Estelle Gerfaux penchait, sur une broderie, son profil un peu long et sa couronne de tresses mordorées.

Une abeille entra à l’étourdie, se cogna aux murailles couleur chocolat, à la suspension de cuivre, enveloppée de tarlatane, qui ne devait se rallumer qu’en septembre, et s’envola en hâte chercher ailleurs du soleil et des fleurs.

Et la jeune fille envia l’abeille, comme elle enviait les libres martinets qui s’élançaient, en courses folles, du chevet formidable de la cathédrale au clocher de Sainte-Radegonde, adorné d’une couronne. Oh ! s’envoler loin de ce logis sans horizon, de cette rue maussade, de ces vieilles gens sans bonté, qui décourageaient la gratitude et le dévouement !

Retrouver le grand air, la joie d’être soi, l’activité généreuse !

Estelle discutait en elle-même la tentation. Un rêve captait sa pensée : rejoindre à Paris son frère Adrien, qui luttait là-bas, seul et débile ; le seconder, travailler avec lui et pour lui, revivifiée au contact d’une amitié vraie, d’un cœur chaud et enthousiaste. Mais la crainte de surcharger l’existence du jeune artiste, déjà si compliquée, arrêtait son désir.

Quelle issue chercher à cette vie nostalgique où, lentement, Estelle se sentait s’atrophier ? Elle le savait : elle ne pourrait, sans susciter la critique et les reproches, se soustraire à la mainmise appesantie sur elle. L’oncle et la tante Busset, aux yeux du monde, s’étaient acquis des droits à la reconnaissance de leur nièce. N’avaient-ils pas évité la faillite à son père, le grand bâtisseur et maître de carrières de Chauvigny, entraîné à la ruine par de trop vastes entreprises ? Et ensuite, à la mort du vaincu, ne donnèrent-ils pas l’asile de leur propre toit à la veuve et à l’orpheline ? Qui donc eût fait mieux ?

Mais que de mauvaise grâce en ces bienfaits ! Que d’aigres ferments dans le pain offert ! Racornis par l’égoïsme, ne s’intéressant guère qu’aux fluctuations de la Bourse et à leurs régimes de santé, l’ex-principal du Trésor et sa digne moitié étaient, nonobstant, travaillés d’une ambition posthume. Ils souhaitaient que leur souvenir fût honoré de leurs concitoyens, et, pour cela, entendaient léguer la majeure partie de leur fortune à la municipalité de Poitiers. En retour, le nom de Busset serait certainement décerné à une rue, et leurs effigies recueillies au Musée.

Ainsi soulevés par ce désir de gloire, ces deux médiocres, avec un grand souci de décorum et de correction, vivaient piètrement, afin de rendre le don plus magnifique.

Dans ces conditions, leur générosité envers leurs parents malchanceux fut aussi restreinte que contrainte. Estelle, à grand’peine, supportait l’humiliation de cette hospitalité hargneuse. Mais sa mère était touchée mortellement. Et pour ménager la paix de la chère malade, la jeune fille étouffa ses révoltes. Mme Gerfaux languit plus d’une année. Puis la patiente sollicitude d’Estelle n’eut plus d’objet…

Cependant, déprimée, désemparée, elle restait, depuis trois mois, à la place où l’avait frappée cette dernière douleur…

— Allons, encore une dégringolade ! annonça M. Busset, poursuivant la lecture du Journal de Poitiers. Les Villebon déposent leur bilan…

— Facile à prévoir ! susurra Mme Busset, entre ses minces lèvres froncées. Encore des gens qui voyaient trop grand !… On a déjà connu ça !

Estelle reçut la pointe en plein cœur. Ces attaques contre la chère mémoire de son père la soulevaient de colère impuissante. Son front s’alourdit davantage, et l’aiguille mordit à tort et à travers dans le linon.

— Je ne puis plus endurer cela, pensait-elle. À la longue, je vais les haïr.

Une ombre d’homme passa, rapide, devant la fenêtre basse. Un coup de sonnette retentit.

— M. Marcenat ! chuchota M. Busset, aux aguets derrière le rideau.

Ce fut comme un coup de vent qui traversait l’atmosphère assoupie. M. Marcenat ! Ce nom, de très ancienne notoriété poitevine, des maires, — voire des échevins, — des magistrats, des députés, l’avaient inscrit tour à tour dans les annales de la province. Et le titulaire actuel, conseiller général, jurisconsulte réputé au Palais et à la Faculté, érudit, philanthrope, rehaussait l’éclat de son ascendance par sa valeur personnelle : un de ces hommes, enfin, qui ne peuvent passer dans une rue de leur ville sans voir tous les chapeaux s’abaisser.

M. Busset, à deux paumes, lissa ses mèches clairsemées ; Mme Busset, d’une main agitée, vérifia la rectitude de sa broche, de son col de dentelle, et ses frisures implacablement noires. Estelle laissa tomber son ouvrage ; une flamme éclaira ses yeux obscurcis : M. Marcenat avait connu et estimé son père.

Le visiteur, en colloque avec la servante, dans le vestibule, élevait la voix :

— Inutile d’ouvrir le salon. Je n’ai qu’un simple renseignement à obtenir de Mlle Gerfaux. Je l’attendrai ici…

Mais Mme Busset se précipita. Une si belle occasion d’introduire un personnage d’importance dans le temple bouton d’or et chaudron ! M. Marcenat dut céder à ses instances et pénétrer dans la pièce enténébrée, fleurant le moisi et la naphtaline, dont la dame poussait elle-même les volets.

— Prévenez mademoiselle, Jeannette ! ordonna-t-elle avec la majesté que commandaient les circonstances, en s’installant dans sa bergère.

La jeune fille entrait aussitôt. Le conseiller général, — d’abord froid et de maintien rigide, — fit deux pas au-devant de Mlle Gerfaux, avec une évidente considération. S’il pensait peu de bien des femmes, il avait pu juger celle-ci à l’œuvre.

— Comment allez-vous ?

Elle lui paraissait maigrie et blême, dans son austère livrée de deuil. Estelle sentit l’intérêt vrai de la question banale. Un peu de rose anima son teint nacré.

— Assez bien maintenant. Merci, monsieur.

— Et votre frère ? En avez-vous des nouvelles satisfaisantes ?

Enfin quelqu’un comprenait son cœur !… Quelle impression bienfaisante en son délaissement ! Les yeux nuancés de vert, de bleu et d’or, comme les brumes de l’aube et du crépuscule, se levèrent avec reconnaissance. Et la figure bistrée, aux grands traits acérés, aux paupières lourdes, à la barbe en pointe, qui, encadrée d’une fraise, eût figuré, sans anachronisme, dans une galerie de portraits du seizième siècle, lui parut belle de sympathie et de bonté.

— La dernière lettre d’Adrien date de dix jours. Il ne reste jamais aussi longtemps sans m’écrire. Ce retard m’inquiète un peu.

— Quelle sottise ! intervint Mme Busset, la voix badine. Les jeunes gens, lancés dans la vie de bohème, ont autre chose à faire de plus amusant que d’écrire à leurs sœurs ; n’est-il pas vrai, monsieur ?

Estelle jeta un coup d’œil incisif vers sa tante. Mais, sans lui laisser le temps de protester, M. Marcenat disait avec un dédain nonchalant :

— La vie de bohème est une légende erronée, dont le vulgaire s’autorise pour calomnier les artistes. À la vérité, aucune étude, aucune profession ne nécessitent un travail plus acharné, des efforts plus constants que l’initiation à un art. Votre frère, mademoiselle, montre une énergie des plus méritoires…

Les tendres yeux, aux mirages de ciel et d’eau, s’embuèrent d’émotion.

— Malheureusement, ses forces le trahissent trop souvent ! soupira Estelle. Adrien ne s’est jamais complètement remis de la terrible chute qu’il fit à seize ans et dont il est resté un peu boiteux. Il n’a pu suivre régulièrement les cours du Conservatoire, et obtenir le prix qui eût assuré sa carrière. Le voilà employé chez un éditeur de musique, courant aussi les leçons, les concerts, faisant mille besognes ingrates, voulant produire quand même, et se tuant, je le crains, à la tâche !

— Ainsi se forge le talent, mademoiselle. Votre frère a le feu sacré. Sa sonate pour piano et violon a été remarquée. Prenez courage ! Il arrivera !

Elle le remercia d’un regard droit, plein de confiance. Sans plus tarder, en termes nets, M. Marcenat exposait le but de sa visite. On désirait édifier sur la paroisse une sorte de dispensaire infantile. M. Gerfaux avait élaboré jadis un plan de crèche modèle, admirablement distribué. La jeune fille avait-elle connaissance de ce projet, et lui serait-il possible d’en retrouver les dessins ?

— Je crois qu’ils me sont restés, en effet, dit Estelle, vivement stimulée. Dès aujourd’hui, je passerai en revue les cartons et les portefeuilles.

M. Marcenat remercia, s’inclina du côté de Mme Busset, qui trônait toujours dans son fauteuil, et qui se mit aussitôt sur pied, afin de reconduire le visiteur avec cérémonie. Mais dans le couloir, une obstruction arrêta le cortège : un petit télégraphiste, planté devant la bonne, demandait :

— Mamzelle Gerfaux ? C’est bien ici ?

Un télégramme ! Autant dire un bolide dans cet intérieur somnolent ! M. Marcenat eût souri de voir oncle, tante et domestique en cercle, sans le cri anxieux d’Estelle :

— De mon frère, sûrement ! Quelque accident, mon Dieu !

Le regard qu’elle jetait vers l’avocat le saisit comme un appel au secours. Et retenu par la pitié, il demeura, tandis que la jeune fille ouvrait le papier bleu, et épelait d’une voix brisée :

« Adrien souffrant, sans danger immédiat. Expliquerai par téléphone, de 4 à 7 heures. Demandez le 415-23. Jonchère. »

Estelle se tordit les mains. De grosses larmes roulèrent, en gouttes rondes, sur ses joues et sur sa collerette de crêpe.

— Malade !… et gravement ! Mourant, peut-être ! Et je suis ici !

Les deux vieillards, horrifiés, se passaient la dépêche, sans trouver une consolation ou un encouragement.

Ils se fussent plaints plutôt eux-mêmes. Que de surprises désagréables amène la famille ! Et comme c’est agitant pour la santé, ces secousses-là !

L’avocat s’émut de voir cette jeune fille abandonnée à son angoisse.

— Ne vous affectez pas avant de savoir la vérité, observa-t-il avec douceur. Qui vous appelle au téléphone ?

— L’ami le plus intime d’Adrien, Renaud Jonchère, le poète de cette Pluie d’étoiles que mon frère a mise en musique… Ils sont aussi voisins à la pension de famille…

M. Marcenat réfléchissait.

— La communication avec Paris est souvent fort longue à obtenir. L’attente à la poste sera, pour vous, fatigante et ennuyeuse. Pour l’éviter, venez téléphoner chez moi.

— Ah ! monsieur, c’est bien aimable à vous ! Nous acceptons volontiers ! minauda Mme Busset, s’emparant de l’invitation, ravie de pénétrer dans le vieil hôtel de la rue du Pont-Neuf.

— Car, tu dois le comprendre, expliqua-t-elle, dès que la porte fut refermée sur l’avocat, il est convenable que je t’accompagne chez un homme dont la femme reste toujours absente, à tort ou à raison.

Estelle se détourna avec impatience. Elle savait bien que la mésentente de M. et Mme Marcenat fournissait ample matière aux racontars. Mlle Odette de Tintaniac, d’une famille de Gascogne noble mais ruinée, avait accepté sans hésiter dix ans auparavant le nom et la fortune du grand bourgeois poitevin. Vincent Marcenat avait alors vingt-cinq ans, et c’était de sa part un mariage d’amour. Mais la fringante Bordelaise s’ennuya vite à périr dans l’antique cité, où tant de rues gardent un aspect médiéval et un silence de cloître. Elle prit Poitiers en dégoût, essaya d’attirer son mari vers Paris ou Bordeaux. L’avocat, attaché à son Palais, à l’Université où il professait, au pays où ses aïeux laissaient un souvenir si honorable, avait refusé de s’exiler. La jeune femme alors se vengea en se libérant, autant qu’il se pouvait, du lien conjugal, sans cesse appelée par sa famille et ses amis en gais rendez-vous aux endroits où l’on s’amuse : Biarritz, Nice ou Paris. Et l’on assurait que M. Marcenat, trop fier pour montrer sa peine d’abord, puis complètement refroidi, ne tentait rien pour retenir la vagabonde.

Estelle Gerfaux, dans son respect pour le haut caractère de cet homme, s’abstenait de penser à ces misères. Et elle coupa court aux commentaires acidulés de Mme Busset, l’esprit absorbé, d’ailleurs, par ses lancinantes inquiétudes.

Une heure plus tard, la tante et la nièce descendaient la rue du Pont-Neuf, et longeaient les hautes murailles couronnées par des cimes de marronniers en fleurs. La grille ouverte à leur coup de sonnette, la façade surmontée de balustres apparut, au bout d’une allée en berceau. Le perron à double escalier franchi, les deux femmes traversèrent le large vestibule, où des panoplies d’armes anciennes et étrangères brillaient sur des tapisseries de verdure. Le domestique poussa une porte drapée d’une portière, et montra l’appareil téléphonique, à l’angle de la cheminée de bois sculpté.

— Mademoiselle peut demander sa communication et attendre ici en toute tranquillité. Personne ne la dérangera. Monsieur en a donné l’ordre.

Il referma sans bruit, d’un mouvement moelleux. La pièce, abandonnée ainsi aux deux femmes, était le bureau même de M. Marcenat. Pendant qu’Estelle, fébrilement, appelait au téléphone, Mme Busset procédait à un inventaire méthodique et minutieux, allant de l’une à l’autre des vastes bibliothèques, où des reliures précieuses s’entrevoyaient derrière les grillages de cuivre, et se piétant devant les tableaux, les bronzes, les statuettes de marbre italien ou les ivoires japonais.

— Ce que ça doit coûter, tout ça ! marmonnait-elle. Il faut avoir joliment d’argent à perdre !

— Le numéro six ! Et trois quarts d’heure au moins à attendre ! fit Estelle, accablée.

Elle se jeta dans un fauteuil, incapable de prêter attention à quoi que ce fût, et indifférente aux propos de sa tante. Concentrée dans son anxiété, elle épiait le silence, croyant toujours y entendre vibrer le carillon annonciateur. Oh ! savoir, savoir enfin ! Ne plus subir ce tourment sans nom, cet affolement muet, ces hypothèses extravagantes !

Et dans ses yeux fixes, sans qu’elle y prit garde, se gravait une image peinte, encerclée d’un cadre d’or, une femme à la carnation éblouissante, aux cheveux cuivrés traversés d’un ruban mauve, qui, un sourire coquet à ses lèvres arquées, semblait la surveiller d’un air railleur et hautain.

— Mme Marcenat, au temps de son mariage ! fit Mme Busset, tombant en arrêt devant le médaillon. Elle reste là plus volontiers en peinture qu’en présence réelle…

Mais une sonnerie frénétique retentissait… Le signal de la communication ! D’un bond, Estelle fut à la cheminée, et d’une main tremblante, éleva le récepteur vers son oreille :

— Allô… C’est bien le 415-23 qui me parle ?… M. Renaud Jonchère, peut-être ?

Au milieu des crépitations, du fond de l’invisible lointain, une voix virile, au timbre jeune, se fit percevoir :

— Mademoiselle Gerfaux ? Je vous attendais… Au nom du ciel, d’abord, ne vous tourmentez pas ! Adrien est souffrant, certes. Mais rien n’est irrémédiable. Une attaque d’anémie cérébrale : voilà la vérité…

— Mon Dieu, mais c’est grave ! jeta-t-elle, effrayée, prévoyant déjà les pires conséquences, le naufrage de la pensée, le déséquilibre mental.

— Oui ! répéta la voix, plus sombre, c’est grave. Le cerveau, c’est le point vital pour nous autres artistes… Adrien se surmène outre mesure. J’avais déjà remarqué, en lui, de l’irritabilité, des absences… Il se plaignait de vertiges, de bourdonnements d’oreille… Bref, ce matin, syncope de deux heures, qui nous a épouvantés. Alors, je vous ai prévenue.

— Que dois-je faire ? fit-elle avec angoisse. Que conseille le médecin ?

— Le docteur ordonne le changement d’air, le repos immédiat. Venez d’abord vers lui, mademoiselle. Votre vue seule lui sera bienfaisante. Puis, vous le persuaderez de retourner en province, pour un temps, avec vous. La campagne, l’ambiance calme, voilà ce qui doit le rétablir…

Estelle répéta tout bas, d’un air éperdu :

— Mon Dieu ! mon Dieu !

Puis elle prononça, avec la décision désespérée de quelqu’un qui saute par la fenêtre, dans un incendie :

— Je serai demain à Paris ! Et je ferai pour le mieux ! Merci, monsieur, pour l’intérêt que vous montrez à mon frère.

La voix jeune et vibrante s’abaissa d’un ton :

— C’est un devoir, tout simple, entre frères d’armes… J’appelle l’ambulancière au secours du camarade tombé dans le rang. À demain donc, mademoiselle, et soyez tranquille : Adrien est entouré de bons soins à notre petite pension. La maison est très respectable. Vous pouvez y descendre en toute sécurité.

— Merci, merci, monsieur ! bégaya Estelle de nouveau, sans trouver d’autres mots en sa stupeur.

Elle raccrocha le récepteur et se retourna vers sa tante. Aussitôt une grêle de reproches l’assaillit.

— Ai-je bien entendu ? Comment, tu te proposes de partir pour Paris, comme ça, tout à coup, sans crier gare, ni consulter personne ! Qui t’accompagnera ? Ce ne sera pas ton oncle, avec sa gastralgie ; ni moi, avec ma sciatique !… Tu es d’une inconséquence !

Estelle releva sa tête, courbée sous le grand chapeau aux longs voiles de crêpe, et très pâle, regarda la vieille dame dans les yeux.

— Une fille pauvre doit s’habituer à ne compter que sur elle-même et n’a que faire de chaperon. J’ai vingt et un ans, et je suis allée plusieurs fois à Paris avec mon père. Je saurai bien trouver mon chemin. Mon frère a besoin de moi. Rien au monde ne sera capable de me retenir.

Mme Busset resta abasourdie, les yeux écarquillés, comme si, par un phénomène inexplicable, une personne inconnue s’était substituée à sa jeune parente. Avant qu’elle eût repris le souffle nécessaire pour fulminer son blâme, le maître du logis écartait la portière de velours de Gênes.

— Suis-je indiscret en venant m’enquérir des nouvelles reçues ? dit M. Marcenat.

L’attitude de défi où se raidissait Estelle fléchit aussitôt. Et, laissant parler simplement son émoi, la jeune fille exposa la situation inquiétante de son frère, les dangers encourus, le traitement prescrit… La campagne, le calme, le repos… Comment se procurer cela ?

M. Marcenat eut un coup d’œil vers Mme Busset.

— La belle saison commence. Une installation aux champs ou sur le bord de la mer ne vous séduirait-elle pas ?

La figure poupine, rayée comme une porcelaine qui s’écaille, détourna ses petits yeux obliques.

— Nous ne possédons pas de maison de campagne ! proféra sèchement la vieille dame. Et la mer nous est défendue, à M. Busset comme à moi. Mais la rue de la Psallette-Sainte-Radegonde est assez tranquille et assez aérée pour que les mauvaises fièvres, prises à Paris, y guérissent.

L’avocat comprit le sourire navré d’Estelle. Le jeune malade pouvait-il espérer la paix et la sympathie, nécessaires à sa guérison, dans cette famille revêche qui refusait de croire à sa vocation et de lui prêter tout concours ? Assurer le développement d’un talent, aider un débutant à monter vers l’avenir, c’était là, pourtant, une œuvre intéressante, qui eût pu être féconde en nobles satisfactions ! Mais le genre Busset demeure hermétiquement fermé aux idées généreuses. Et M. Marcenat savait, après expérience, que son plaidoyer resterait inutile.

— Je crois que la cure d’air, en ces conditions, serait insuffisante, dit-il, avec une ironie froide.

Puis, s’adressant à l’orpheline :

— Ne voyez-vous personne, parmi vos relations ou dans votre parenté, qui puisse vous donner l’hospitalité, quelque temps, à la campagne ?

Estelle secoua la tête. Sa poitrine se gonfla de soupirs. Hélas ! non, il ne lui restait personne sur qui elle osât compter avec certitude. La ruine, puis la mort de son père, avaient fait le vide.

L’avocat réfléchit une seconde, et dit lentement :

— Partez là-bas. Une idée m’est venue qui nous tirera d’embarras, je pense. Dès demain, je m’assurerai qu’elle est réalisable. Le plus difficile sera de décider votre frère à quitter Paris. Mais je m’adresserai à lui-même, en essayant de séduire son imagination d’artiste. Rappelez-moi, je vous prie, son adresse.

Il enregistrait l’indication sur son bloc-notes quand un tapage se fit au dehors, gagnant, de proche en proche, la maison. Des bruits de roues sur le gravier, des allées et venues de domestiques dégringolant les escaliers et galopant dans le vestibule. Et, dans le brouhaha de cette alerte, une voix féminine, aiguë, aux accents impérieux. Estelle surprit la crispation nerveuse qui bourrelait de plis le front de M. Marcenat.

La capricieuse, arrivant en coup de vent comme elle était partie, réintégrait, pour quelques jours, son gîte légal : le temps de se pourvoir des subsides nécessaires pour une nouvelle envolée.

Mlle Gerfaux, sur le seuil du cabinet, répétait un dernier remerciement confus quand Mme Marcenat passa, sans prêter attention aux deux femmes, clientes de son mari probablement. Moulée par une robe collante, la tête emboîtée d’un toquet prodigieux d’où émergeaient sa figure à fossettes et son chignon d’or roux, elle s’assortissait si étrangement à la grave figure de l’avocat qu’Estelle en conçut de la tristesse.

Bientôt, la jeune fille se retrouvait dans la rue près de sa tante qui cheminait à petits pas, ténébreuse, roide et pincée. Mais Estelle se sentait un courage qu’aucun obstacle n’arrêterait. Les Busset le devinèrent. Et la force secrète qui transfigurait la jeune fille imposa à ces peureux. Ils craignirent un éclat, à heurter de front l’insurgée.

Qu’elle allât donc où le vent l’emportait, à Paris, même au diable ! Ils s’en lavaient les mains.

Et sans plus d’opposition, Estelle Gerfaux, le lendemain, montait dans le train le plus matinal.