Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/84

LXXXIV.



Lancelot et les chevaliers du Val sans retour, en se séparant de Galeschin et de mess. Yvain, avaient été conduits par les deux demoiselles jusqu’au défilé appelé le Pas félon. L’ost du roi Artus s’y trouvait déjà aux prises avec les gens de Karadoc, et sans doute les Bretons n’auraient pu avancer plus loin, si Lancelot et ses compagnons n’étaient venus à leur aide et n’avaient attaqué l’ennemi commun d’un autre côté. Après avoir encore assez longuement combattu, Karadoc prévit qu’il ne pouvait emporter l’avantage et donna le signal de la retraite. Pour lui, il s’enfonça dans un chemin couvert et détourné qui devait le ramener à la Tour douloureuse que les Bretons n’allaient pas manquer d’assiéger.

Lancelot le vit s’éloigner et brocha des éperons sur ses traces. Il le rejoignit, et quand il fut à portée : « Lâche géant ! lui cria-t-il, n’aurais-tu pas le cœur d’attendre un seul chevalier ? » Karadoc était alors à l’entrée d’un vallon profond ; il se retourne et, n’apercevant qu’un seul adversaire, il s’arrête et l’attend l’épée levée. Bientôt s’échangent entre eux les grands coups sur la tête, les bras et les épaules. Le sang vermeil rougissait déjà les mailles de leurs blancs hauberts ; mais Karadoc craint de ne pouvoir regagner à temps la Douloureuse tour, il tourne son cheval et laisse Lancelot le poursuivre. En approchant de son château, il entend un grand bruit d’armes : c’est l’ost des Bretons poursuivant de près ceux qui avaient cessé de leur disputer l’entrée du Pas félon, et qui fuyaient maintenant en désordre. Il n’en a que plus de hâte de rentrer, et la gaite qui du haut des murs le voit approcher, fait abaisser le pont pour lui laisser le passage libre.

Mais Lancelot le serrait vivement et ne cessait de le frapper de sa bonne épée. Pour se garantir, le géant fait couler son écu sur son dos. Lancelot, désolé de le voir au moment de franchir le pont, approche assez de lui pour saisir à deux mains l’écu. Il espérait le faire lâcher ; Karadoc, en le retenant, est renversé sur son arçon de derrière et forcé de quitter les guiches qui restent avec l’écu aux mains de Lancelot. Lancelot s’en débarrasse et avance sur le pont avec Karadoc, auquel il ne permet pas de se redresser. Puis il se lève sur sa selle, passe sur le cou de son cheval et de ses deux mains va saisir Karadoc à la gorge. Le géant se débat sous la rude étreinte et parvient à faire tomber à terre Lancelot entre les deux chevaux : mais notre chevalier n’a pas lâché le bras gauche et, grâce à cet appui, il remonte, non plus sur son cheval mais sur l’autre croupe, où il se maintient en passant les bras autour des flancs de Karadoc. Ainsi le cheval les emporte tous deux au delà des trois portes d’enceinte, sans que Lancelot ait à craindre les chevaliers qui les gardaient ; car ils avaient tous couru sur les premières murailles pour les défendre contre l’armée d’Artus.

Arrivés à l’entrée de ta Tour douloureuse, le géant, ne pouvant se délivrer de l’étreinte de Lancelot, fait un grand mouvement et tombe avec lui sur la grève. Ils sont tous deux meurtris, mais Karadoc plus encore que Lancelot, en raison de sa pesanteur. Ils restent d’abord étourdis de la chute : Lancelot se relève le premier ; quand il a dressé son épée, il trouve le géant déjà préparé à le recevoir. Karadoc n’a plus son écu, il soutient pourtant l’attaque sans trop de désavantage. Les deux hauberts sont démaillés, les deux heaumes sont fendus, entr’ouverts, inondés de sang ; et cependant ils ne semblent pas découragés ni disposés à demander merci.

Nous avons déjà parlé de la demoiselle que Karadoc avait enlevée à un chevalier qu’elle aimait et qu’il avait mis à mort. Elle en conservait un furieux ressentiment, mais le géant avait conçu pour la pucelle une passion tellement aveugle qu’il ne pouvait plus rien lui cacher de ce qu’il aurait eu le plus grand intérêt de tenir secret. Or, sa mère, la vieille magicienne, avait conjuré pour lui une épée qui devait seule avoir la vertu de lui donner le coup mortel ; et, pour son malheur, Karadoc en avait confié la garde à la discrétion de sa plus cruelle ennemie. D’une fenêtre de la tour, la pucelle suivait avec intérêt la lutte terrible de Karadoc contre celui qu’elle croyait le duc de Clarence. Le géant, tout affaibli qu’il était, cherchait à saisir son adversaire pour l’étouffer entre ses bras ; mais Lancelot devinait son intention et se gardait bien de lui donner prise. Enfin, non moins accablé de lassitude, il avait laissé le géant approcher des degrés de la tour et ramper sur le dos pour arriver aux dernières marches. En le voyant prêt de rentrer dans la tour, Lancelot veut lui asséner un dernier coup d’épée mais la lame tourne, va frapper la pierre du degré et vole en éclats. Heureusement, Karadoc n’avait plus la force de profiter de cet accident. Pour la demoiselle, effrayée du danger que courait celui pour lequel elle faisait des vœux, elle va chercher l’épée fée, la fait briller aux yeux de Lancelot, et quand elle est bien certaine d’avoir été comprise, elle la dépose sur la haute marche du degré. Lancelot va la prendre, et retenant le géant sur le seuil de l’entrée, fait voler à terre le poing qui tenait l’épée. Karadoc pousse un horrible cri qui retentit au loin ; les hommes d’armes, qui sur les murs du château résistaient aux Bretons, veulent répondre à cette espèce d’appel ; mais la demoiselle avait eu le temps de refermer les portes derrière eux, si bien que nul ne put arriver à temps et lui venir en aide.

Karadoc, en reconnaissant l’épée enchantée aux mains de Lancelot, comprit que sa dernière heure était venue. « Ah Dieu ! s’écria-t-il, devais-je être trahi par celle que j’aimais plus que moi-même ! » Cependant, pour essayer de retarder l’instant de sa mort, il rassemble ses forces et s’enfuit jusqu’à l’entrée d’une porte secrète à lui connue, laquelle donnait sur un fossé de deux toises de profondeur. Dans ce fossé était l’entrée de la chartre où se trouvait mess. Gauvain. Au risque de se briser le cou, et dans l’espoir de vivre assez pour immoler son prisonnier, il se laisse tomber dans la fosse, et malgré la douleur qu’il ressent de sa chute et de ses nombreuses blessures, la rage lui donne une dernière énergie ; il tâtonne, touche la porte de la chartre, prend à sa ceinture, de la main qui lui reste, les clefs qu’il ne quittait jamais, et ouvre le cachot. Mais au même moment il sent tomber sur ses épaules Lancelot, qui, après s’être recommandé à Dieu, n’a pas voulu le laisser échapper. Il jette un sourd gémissement, Lancelot lui arrache le heaume, abat sa ventaille et lui tranche la tête. Comme il poussait le cadavre à l’entrée de la chartre entr’ouverte, il entend une voix plaintive : « Qui est là ? demande Lancelot. — Un malheureux bien digne de pitié. » À cette voix il reconnaît le neveu du roi. « Cher seigneur et compain, s’écrie-t-il, comment vous est-il ? — Je vis encore mais pourquoi m’appelez-vous seigneur et compain ? — C’est que je suis Lancelot. — Ah ! j’aurais dû le deviner : quel autre pouvait arriver jusqu’à moi ! La Table ronde peut se vanter de posséder en vous la réunion de toutes les prouesses. »

Pendant cette heureuse reconnaissance, la demoiselle de la Tour faisait apporter et glisser dans la fosse une échelle et avertissait Lancelot de s’en servir. Il remonte donc et rejette l’échelle par la lucarne à messire Gauvain qui remonte à son tour. À la voix, messire Gauvain avait reconnu la demoiselle qui l’avait secouru ! il va d’abord embrasser ses genoux. Elle fait apporter des armes pour l’en revêtir elle-même. Lancelot, pendant ce temps, allait montrer la tête de Karadoc aux chevaliers et autres défenseurs du château. Quand ils ne peuvent plus douter de la mort de leur seigneur, ils s’humilient et se mettent en la merci du vainqueur. Lancelot les reçoit avec bonté et se fait aussitôt conduire à la prison de messire Yvain et du duc de Clarence. Les deux chevaliers ne peuvent, en le revoyant, se défendre d’un peu de honte mais leur délivrance et celle de messire Gauvain les décide aisément à prendre part à la commune allégresse.

Lancelot ayant fait ouvrir la porte du château va trouver le roi Artus qui avait pris hôtel dans le bourg. Il lui présente d’abord mess. Gauvain, puis il découvre la tête de l’odieux Karadoc. Viennent ensuite mess. Yvain, Galeschin, Keu d’Estrans et tous les chevaliers sortis du Val des faux amants. Dieu sait combien on s’émerveilla des nouvelles prouesses de Lancelot, et si Galehaut, Lionel, Bohor, la demoiselle de la Tour douloureuse et la demoiselle de Morgain furent transportés de joie et chantèrent les louanges du meilleur des bons. Après avoir raconté les différents incidents de leur quête commune, Lancelot pria le roi d’accorder un don à la demoiselle qui avait si bien mérité de mess. Gauvain et de lui-même. « Sans elle dit-il, nous n’aurions pas mis à fin l’aventure ; veuillez l’investir du château dans lequel elle fut si longtemps retenue. » Le roi l’accorda de grand cœur ; et cette nuit-là même, Melian le Gai, qui depuis longtemps avait convoité la possession du château de son ennemi mortel, demanda et obtint la main de la demoiselle. À partir de ce moment, la Tour douloureuse ne fut plus appelée que le Château de la belle prise.

Comme le roi Artus, après avoir soupé, pensait à se mettre au lit, la demoiselle de Morgain tira Lancelot à part et lui dit : « Sire chevalier, je vous rappelle votre promesse envers ma dame. » Il écoute avec tristesse et répond sans hésiter qu’il ne se parjurera pas. « Je retournerai au point du jour, si vous n’aimez mieux que je parte cette nuit même. — Vous savez les conventions : vous devez partir aussitôt que vous en êtes requis. » Il ne répond pas, entre dans la chambre où la demoiselle de la Tour avait déposé ses armes, et prie celle-ci de faire approcher le meilleur cheval des étables ; voulant, dit-il, faire un tour dans la forêt. Dès qu’il fut sorti, il chargea la demoiselle de Morgain d’aller prier mess. Gauvain de venir secrètement le trouver.

Messire Gauvain arrive. « Sire, lui dit Lancelot, je suis contraint, pour acquitter un engagement, de me séparer de vous, et je ne dois dire à personne, même à vous que j’aime autant qu’on peut aimer chevalier, où je vais et qui me fait partir. J’espère ne pas demeurer longtemps mais je vous prie de n’avertir le roi ni Galehaut de mon départ, avant que je ne sois éloigné. — Ah ! Lancelot ! dit mess. Gauvain, si vous avez à courir un danger, laissez-moi le partager. — Non, je n’ai rien à craindre et je m’en vais en lieu sûr. À Dieu soyez recommandé ! » Cela dit, il s’en va rejoindre la demoiselle et les sergents de Morgain qui emportent le riche pavillon. Laissons-le tristement regagner sa prison, et revenons au roi Artus et à Galehaut, auxquels messire Gauvain apprend le lendemain le départ inattendu de Lancelot. Ils en ressentent un vif chagrin : Galehaut surtout ne pouvait comprendre que son ami eût confié à un autre que lui ce qu’il avait en pensée. De là, une profonde mélancolie qui ne le quitta plus jusqu’à sa mort. Rien n’aurait pu distraire la cour du roi de la nouvelle inquiétude causée par l’éloignement du vainqueur de la Tour douloureuse, sans le fâcheux incident dont il nous faut maintenant parler.