Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/70

LXX.



Comme on l’a deviné, personne n’osa disputer à Lancelot l’honneur de défendre la reine : après ce qu’il avait dit à Keu le sénéchal, qui pouvait espérer de lui être préféré ? De l’autre côté, les trois chevaliers de Carmelide se déclarèrent prêts à soutenir le jugement porté contre celle qui se faisait appeler la reine. Lancelot eût vivement souhaité de les combattre tous trois ensemble mais Galehaut ne le voulut pas souffrir, et dressa les conditions de la bataille : si le premier chevalier était vaincu, le second devait le remplacer et après lui le troisième.

Les gages mis entre les mains du roi Artus, chacun alla s’armer. Lancelot fit attacher ses chausses et revêtit son haubert ; mess. Gauvain lui offrit sa bonne épée Escalibur[1]. Quand il ne resta plus que la tête et les mains à couvrir, il monta son palefroi et s’en vint aux lices, accompagné de Galehaut, du Roi des cent chevaliers, de mess. Gauvain et d’autres encore. Devant lui marchait Lionel portant son heaume et son écu ; un second écuyer tenait de la main droite le cheval de bataille, de l’autre son glaive. Les lices avaient été disposées entre l’hôtel du roi, la forêt, la grande rivière et la prairie. Les deux reines s’assirent aux fenêtres, la fausse Genièvre en haut, la véritable plus bas, mais entourée de mess. Yvain, de Keu le sénéchal, de Giflet fils-Do[2], de Beduer et autres chevaliers de sa maison.

Arrivent les trois chevaliers de Carmelide, armés sauf de la tête et des mains. Ils étaient beaux et de haute taille. Lancelot était allé d’abord vers la reine : elle le baisa au vu de tous en le recommandant à Celui qui naquit de la vierge. Ainsi conforté, il couvre ses mains, lace le heaume et passe l’écu à son cou. Son cheval de combat richement couvert l’attendait : il monte, prend le glaive de la main du second écuyer, comme avaient déjà fait les trois chevaliers. Les fenêtres regorgent de spectateurs, et ceux qui ne peuvent trouver place montent aux créneaux.

Lancelot impatient d’entendre le cor donner le signal. « Messire Gauvain, criait-il, que tardez-vous à faire sonner ? » Le cor retentit ; Lancelot, le glaive sous l’aisselle et l’écu sur la poitrine, broche le cheval des éperons. Le premier des trois chevaliers l’attendait ; les glaives se croisent et heurtent contre les écus ; le bois du chevalier de Carmelide éclate, le fer de Lancelot écartant les mailles et le cuir traverse le cœur, et perce le dos ; le chevalier tombe sur le pré comme un corps mort. Lancelot passe outre, pose son glaive contre un arbre, descend, attache son cheval aux branches ; puis l’écu sur la tête et la bonne épée en main, il revient sur le chevalier abattu qu’il avertit de se relever ; celui-ci ne répondit pas : il était mort. Lancelot lui délace le heaume, abat la ventaille, lui tranche la tête, et essuie son épée sur l’herbe verte avant de la remettre au fourreau.

Mess. Gauvain donne pour la seconde fois du cor : le second champion arrive de toute la force de son coursier. Ils s’entre-frappent sur le haut des écus : le chevalier rompt son glaive, Lancelot fend l’écu, mais n’entame pas le haubert ; il prend alors au corps son adversaire, l’enlève de la selle, le jette par-dessus la croupe de son cheval, et piquant son glaive à terre, revient au chevalier de Carmelide déjà relevé et déjà la tête couverte de son écu fendu : « Rassurez-vous, crie Lancelot, j’aurais honte de combattre à cheval quand vous êtes à pied. » Il descend, attache son coursier à un arbre et revient l’épée en main sur son adversaire. Il tranche d’abord la guiche qui retenait l’écu du chevalier, puis il frappe fort et menu : on voit le chevalier inondé de sang, hésiter, reculer avec épouvante, et quoique vaincu, ne se décidant pas à prononcer le mot de recréance. Après avoir çà et là jeté les yeux, il se traîne péniblement à la rive, comme pour y trouver un refuge ; puis il semble honteux de mourir ainsi, et revenait sur ses pas, quand il voit Lancelot lever de nouveau Escalibur : « Ah ! Lancelot, s’écrie-t-il, gentil chevalier, de qui pourra-t-on espérer merci, sinon du meilleur des bons ? — Tu ne l’obtiendras, fait Lancelot, qu’après avoir reconnu à haute voix que le jugement prononcé contre madame la reine est faux, et que ceux qui l’ont porté sont traîtres et déloyaux. — Certes, dit le chevalier, je ne veux pas sauver ma vie en accusant les juges : ils ont fait ce qu’ils devaient. — Dis plutôt qu’ils seront à jamais honnis par tous les prud’hommes du monde ; et toi qui soutiens leur félonie tu recevras la mort. » Il hausse l’épée, l’autre ne l’attend pas et fuit à travers prés ; quand l’haleine lui manque il crie de nouveau merci. « Mauvais chevalier, dit Lancelot, laisse plutôt faire cette bonne épée : ne vaut-il pas mieux mourir que prononcer le honteux mot de recréance ? — Si m’aist Dieu, vous dites vrai : j’attendrai la mort de votre main, ne pouvant la recevoir de meilleur chevalier. » Alors il se tient immobile, la tête à peine couverte de la coiffe du haubert et des derniers lambeaux de son écu. Lancelot lui fait voler l’épée de la main ; tous ceux qui les regardent sont émus de compassion. Mais emporté par une ardeur de vengeance encore irritée par la vue de la reine, le vainqueur tranche d’un coup furieux heaume et ventaille, plonge Escalibur dans le crâne, et le corps s’étend devenu masse inanimée. « Ah ! belle et bonne épée, dit Lancelot en la remettant au fourreau, qui vous tient ne peut manquer de prouesse. » Il revient à son cheval et témoigne déjà de son impatience d’entendre une troisième fois sonner le cor.

Mais les barons de Carmelide étaient allés se jeter aux pieds du roi : « Sire, nous avons eu tort de laisser engager le combat avant d’avoir fait jurer aux champions qu’ils défendaient une juste cause. Il conviendrait donc de leur demander en ce moment s’ils veulent faire serment, les uns que le jugement fut équitable, l’autre qu’il est entaché de félonie[3]. Le roi allait satisfaire à la réclamation des barons, quand Galehaut, qui ne démêlait pas bien encore de quel côté était la bonne cause, se hâta de faire sonner le cor. Le troisième combat commença. Le chevalier, nommé Guifrey de Lamballe[4] avait un grand renom de prouesse. Bien que les deux chevaux parussent de force égale, il crut qu’en obligeant Lancelot à combattre à pied, la victoire lui serait plus facile. Dès la première rencontre, il ouvrit le poitrail du cheval de Lancelot. Mais en fléchissant, Lancelot le saisit, le souleva, et le força de vuider également les arçons. Ils tirèrent alors en même temps l’épée, frappèrent sur les heaumes comme sur enclume. Les mailles détachées volent çà et là ; le sang vermeil jaillit et rougit le haubert : les meilleurs coups sont pourtant donnés par Lancelot, et ceux-là mêmes qui connaissaient le mieux la prouesse de Guifrey ne doutent pas de sa défaite.

La furieuse bataille se prolongea jusqu’aux Nones. Guifrey épuisé de sang sentait l’haleine lui manquer ; Lancelot le pressait, le poursuivait le long des barrières, mais ne se hâtait pas de lui donner le coup décisif. L’autre levait encore le bras, mais ne frappait plus. Enfin Lancelot le jette à terre, lui arrache son heaume et levant les yeux vers la tour où Keu se trouvait près de la reine : « Sire Keu, crie-t-il, voici le troisième ; voulez-vous être le quatrième ? » Keu baisse la tête et ne répond rien. Guifrey, se voyant sans défense, s’étend aux pieds de Lancelot. « Preux chevalier, dit-il, je vous crie merci ! — Pas de merci, pour si grande injure ! » Le vaincu fait un dernier effort et retient le bras droit de Lancelot qui, de l’autre, le saisit par le milieu du corps, le renverse de nouveau, pose un genou sur sa poitrine et le frappe du pommeau de son épée sur la ventaille et sur la coiffe du haubert. Les barons et les dames, qui avaient admiré la belle défense du chevalier de Carmelide, prient alors le roi de donner le signal de la fin du combat : « Volontiers, dit Artus ; mais Lancelot est tellement enflammé que mes ordres ne l’arrêteront pas. — Sire, dit Galehaut, il est peut-être un moyen de le fléchir. Allez prier la dame pour laquelle il combat de demander la vie de Guifrey ; Assurément, elle fera ce que vous souhaiterez. — Je le veux bien, car rien ne saurait me coûter pour sauver la vie d’un si bon chevalier. »

Artus va donc trouver la reine : quand elle le voit arriver, elle se lève à sa rencontre : « Dame, lui dit-il, la sentence des juges est comme non avenue ; vous êtes rachetée : mais ce chevalier que Lancelot a vaincu va mourir si vous ne demandez qu’il vive ; ce serait grand dommage, car il est de grande prouesse. — Sire, s’il vous plaît ainsi, j’y ferai ce que je puis. » Elle descend de la tour, avance dans le pré et se jetant aux genoux de Lancelot : « Beau doux ami, dit-elle, je vous crie merci pour ce chevalier. » Lancelot la voyant dans cette humble posture a grande peine à se contenir : « Dame, ne craignez rien pour lui : si vous le désirez, je lui rendrai mon épée, loin de lui refuser la vie. N’êtes-vous pas la dame que je dois le plus écouter, celle qui m’a recueilli et guéri, quand j’étais hors de sens ? Vous, Guifrey, je vous tiens quitte, je n’ai plus rien à réclamer de vous. » Alors on se presse autour de Guifrey ; on le relève, on le soutient, on le ramène au milieu des siens. Et croyez que si l’une des deux reines eut à se réjouir, il en fut bien autrement de l’autre, ainsi que des barons de Carmelide, rendus indignes, par l’effet du jugement faussé, de jamais siéger en cour.

  1. Artus avait fait présent de cette fameuse épée à son neveu Gauvain, après avoir conquis Marmiadoise sur le roi Rion (Artus, p. 193). Les autres romanciers laissent toujours Escalibur aux mains d’Artus, et je crois qu’ils suivent mieux en cela la tradition primitive. C’était l’épée qu’Artus avait pu détacher de l’enclume du Perron (Merlin, p. 96).
  2. Giflet ou Girflet, fils de Do de Carduel. On disait Fils-Do, apparemment comme Fitz-Gerald, Fitz-James, Fitz-Warin ; toutefois sans prévention de bâtardise.
  3. Gauvain et Galehaut, juges du camp, n’avaient pas fait jurer Lancelot, contre toutes les règles du combat judiciaire, parce qu’ils n’étaient pas assurés de l’innocence de Genièvre. Lancelot eût défendu la reine, même si l’accusation de substitution eût été fondée ; mais ils ne voulaient pas l’exposer à commettre un parjure.
  4. Var. : Karadoc de la Maille.