Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/69

Léon Techener (volume 4.p. 163-174).

LXIX.



Au terme indiqué, la reine partit de Carduel en Galles sous la conduite de mess. Gauvain et des chevaliers de sa maison. Galehaut ne tarda pas à les suivre avec Lancelot et bon nombre de chevaliers armés.

La demoiselle de Carmelide avait déjà fait affirmer son droit par les barons du pays. Le roi en revoyant Galehaut et Lancelot leur fit belle chère ; mais il défendit à la reine de partager son hôtel, honneur réservé à la fausse Genièvre. La reine choisit un logis voisin elle y fut entourée des chevaliers et barons de Bretagne qui, tous, s’accordaient à blâmer le roi de favoriser l’accusation.

Le jour de l’Ascension, Artus dit aux barons de Bretagne : « Seigneurs, je vous ai mandés, parce qu’un roi ne doit rien décider sans le conseil de ses hommes. Vous connaissez la plainte présentée devant nous par la demoiselle héritière du royaume de Carmelide. Je pensais d’abord que la clameur n’était pas juste : aujourd’hui je sais qu’elle est fondée en droit, et que la tromperie vient de celle que je tenais auparavant pour reine. Les hommes du pays témoigneront devant vous qu’elle est la fille du roi Léodagan de Carmelide : celle que je tenais pour ma femme épousée n’est que la fille de Cleodalis le sénéchal. J’ai besoin de votre conseil sur ce que je dois faire aujourd’hui pour réparer ma trop longue méprise. »

Ces paroles jetèrent les barons dans un grand trouble : nul ne trouvait moyen de contredire ; mess. Gauvain pleurait comme s’il eût déjà prévu la condamnation de la reine. Galehaut pourtant demanda à répondre aux paroles du roi.

« Sire, dit-il, tout le monde vous tient pour prud’homme : vous ne vous hâterez donc pas de faire ce que vous pourriez estimer plus tard une très-grande folie. Je ne crois pas que la reine ait rien à craindre de la clameur de cette demoiselle. — Galehaut, répond le roi, vous n’en pouvez savoir la vérité aussi bien que les hommes du pays. Ils étaient avec le roi Léodagan ; comment douter de ce qu’ils témoignent ? — Au moins, sire, peut-il sembler étrange qu’ils aient réclamé si tard et que le cas ait été si longtemps ignoré. N’avaient-ils pas jusqu’à présent tenu ma dame pour la véritable reine ? — Je sais, repartit le roi, qu’elle ne l’est pas, et j’en ai grand regret ; j’eusse volontiers gardé mon amour à celle que je tenais à droite épouse ; mais je ne le pourrais plus sans péché. Ce n’est pas ici un cas de bataille ; le témoignage des barons de Carmelide suffit pour nous faire connaître la vérité. »

Les barons de Carmelide furent alors réunis en conseil. La reine s’assit d’un côté de la salle, la demoiselle accusatrice de l’autre. Le roi dit : « Vous tous qui siégez comme mes hommes et dont j’ai depuis longtemps reçu les serments, vous allez connaître d’une clameur portée devant moi, laquelle touche à ces deux dames. L’une prétend avoir été justement épousée et couronnée, comme la seule fille de votre seigneur et de la reine sa femme ; l’autre, que je tenais jusqu’à présent pour mon épouse, me soutient qu’elle est en effet ce que la première dit être. Vous devez en savoir la vérité. Jurez donc sur les Saints que vous ne parlerez ni par amour ni par haine, et que vous reconnaîtrez pour reine celle qui l’est véritablement. »

Alors le vieux Bertolais s’avance, tend la main devant les Saints que présente le roi, et jure que si Dieu et les Saints l’aident, la demoiselle qu’il tient par la main est Genièvre, femme du roi Artus, enointe et sacrée comme reine, fille, du roi et de la reine de Carmelide. Après lui jurent, d’abord les hauts barons de la terre, puis les autres barons et chevaliers qui avaient été en la cour du roi Léodagan. Il y en eut pourtant dans le nombre qui soutinrent la cause de la vraie reine ; mais le roi ne tint pas compte de leurs réserves, tant le philtre qu’on lui avait servi lui avait troublé l’entendement. La reine fut jugée coupable : ce fut la plus grande tache de toute la vie du roi Artus. À l’occasion de ce faux jugement, il y eut grande liesse dans le pays de Carmelide, grand deuil dans le royaume de Logres.

Après la sentence des juges, le roi demanda ce qu’on devait faire à l’égard de celle qui l’avait si longtemps abusé. Galehaut, devinant la pensée du roi, fut d’avis de remettre à la Pentecôte une aussi grave décision ; attendu qu’une telle supercherie ne pouvait être punie à la hâte. Il parlait ainsi pour demeurer dans le parti des conseillers du roi ; en effet, le roi parut lui en savoir bon gré et consentit au délai proposé. En attendant, il confia à mess. Gauvain la garde de la reine, à la condition de se représenter avec elle à la Pentecôte : « N’y manquez pas, beau neveu, lui dit-il encore, si vous voulez conserver mon amour. — Sire, répondit Gauvain, ce n’est pas la première fois que la reine est menacée de vous perdre. » Il disait cela pour rappeler comment elle avait été, le jour même de son mariage, sur le point d’être enlevée par les parents de la fausse Genièvre[1].

À la Pentecôte, mess. Gauvain ne manqua pas de reparaître avec la reine, et le roi de son côté somma les hauts barons, sur la foi qu’il lui avaient jurée, d’examiner ce qu’on devait faire de celle qu’il avait retenue si longtemps en péché mortel. Les barons de Logres ne pouvaient croire que l’intention du roi fût de la faire juger à mort ; ils se trompaient, Artus ne méritait plus le nom de justicier. L’autre Genièvre s’était jetée à ses pieds, en s’écriant avec force larmes qu’elle se donnerait la mort si l’autre n’était pas condamnée. Artus avait cédé et ne souhaitait plus rien tant que la condamnation de la noble reine.

Mess. Gauvain délibéra avec les barons de Bretagne pour aviser à ce que ferait chacun d’eux. Quant à lui, il était bien résolu de ne jamais siéger dans une cour où la reine aurait été condamnée à la mort. « Mais, dit Galehaut, il faut procéder avec douceur à l’égard du roi : comme il semble vouloir user envers ma dame de la dernière rigueur, demandons un répit de quarante jours. Peut-être que, revenu dans ses terres, il ne sera plus autant affolé de celle qu’il veut mettre à la place de la reine. »

Les barons de Logres approuvèrent le conseil et demandèrent ce répit, par la bouche de Galehaut. Le roi répondit qu’il ne voyait aucune raison de différer la sentence : « Si vous vous récusez, je sais qui vous remplacera. — Sire, répondent-ils, puisqu’un jugement a déclaré notre dame Genièvre déchue de son titre d’épouse et de reine, il est certain qu’il faudra prononcer contre elle la peine de mort. Or, c’est une sentence que nous refusons de porter, désireux, comme nous le sommes tous, que ma dame la reine ne soit pas cruellement traitée. — Soit ! répond le roi, d’autres que vous feront justice, et dès ce soir. » Il commande alors aux barons de Carmelide de prononcer le jugement, et le vieux Bertolais dit : « Nous le voulons bien, Sire, à la condition que vous présiderez. Si les barons de Bretagne se récusent, au moins faut-il que le roi de Bretagne occupe leur place. » Le roi sentit qu’il ne pouvait refuser ; il les accompagna dans la salle où ils devaient juger. Et Galehaut, sachant bien qu’à la vie de la reine était attachée la vie de son ami, demanda aux Bretons ce qu’ils entendaient faire si elle était condamnée. « Je le répète, dit mess. Gauvain, je quitterai la terre de mon oncle, et n’y reviendrai jamais. » Mess. Yvain le fils d’Urien et Keu le sénéchal prennent le même engagement et entraînent avec eux tous les autres. « Grâce à Dieu ! dit à son tour Galehaut, il est aisé de voir si ma dame la reine est aimée des prud’hommes, et s’ils approuvent qu’on l’ait condamnée. »

Il alla retrouver son ami : « Beau doux compain, lui dit-il, n’ayez pas d’inquiétude ; avant la fin du jour, vous verrez le plus hardi fait d’armes dont on ait entendu parler. Si la cour du roi condamne la reine, j’entends fausser le jugement ; j’appellerai le roi et offrirai de le combattre soit de son corps, soit par le champion qu’il lui plaira désigner. — Non, Galehaut, vous ne ferez rien de pareil : c’est moi qui soutiendrai la querelle : si le roi ne m’en sait pas de gré, il n’y aura grand mal pour personne ; laissez-moi donc faire ce qui conviendra. — J’y consens, puisque vous le voulez mais, comme moi, vous êtes de la maison du roi et compagnon de la Table ronde, ne l’oubliez pas. Quand donc vous entendrez prononcer le jugement, vous me regarderez ; sur un signe que je vous ferai, vous avancerez vers le roi et vous déclarerez que vous renoncez aux honneurs de sa maison et de la Table ronde. Cela fait, vous pourrez sans blâme fausser le jugement. »

Ils en étaient là, quand Artus sortit avec les barons de Carmelide de la salle où le jugement venait d’être prononcé. Il s’assit, les barons se rangèrent à ses côtés. La reine se tint à part, ne laissant entrevoir aucune émotion. Et Bertolais, chargé de la parole, dit de façon à être bien entendu :

« Écoutez, seigneurs barons de Bretagne, le jugement rendu par le commandement du roi Artus, contre la femme qui avait été durant trop de temps sa royale compagne. Pour faire droit contre un tel forfait, la coupable devrait perdre la vie ; mais nous devons avoir égard à l’honneur qu’elle eut longtemps, bien que sans droit, de partager la couche du roi. Il devra suffire à justice qu’elle soit dépouillée de tout ce qu’elle avait revêtu le jour de son mariage. Comme elle a porté couronne contre raison, les cheveux qui l’ont reçue seront coupés, ainsi que le cuir des mains qui l’ont posée sur sa tête. Les deux pommettes de ses joues sur lesquelles l’huile sainte fut répandue seront tranchées : dans cet état, elle s’éloignera de la terre de Logres, et se gardera de jamais reparaître devant notre sire le roi. »

Grande fut l’indignation de messire Gauvain et des barons de Logres, en entendant la sentence. Chacun à l’envi déclara qu’il ne siégerait jamais dans une cour où tel jugement avait été dressé. « Mess. Gauvain dit le premier : si monseigneur le roi n’y avait eu part, ceux qui l’ont consenti seraient à jamais honnis. » Autant en dit mess. Yvain : Keu le sénéchal alla plus loin encore en déclarant qu’il était prêt à combattre le meilleur, sauf le roi, des chevaliers qui avaient eu part à une aussi odieuse sentence. Au milieu d’un tumulte croissant, Galehaut regarda son ami et lui fit le signe dont ils étaient convenus. Aussitôt Lancelot fend violemment la presse des barons, sans demander qu’on lui ouvre passage ; il trouve sur son chemin Keu le sénéchal qui voulait se porter défenseur de la reine, il le fait rudement tourner sur lui-même en le saisissant au bras. Keu furieux s’élance une seconde fois devant lui : « Arrière crie Lancelot, laissez à meilleur que vous le soin de garder la reine. — Meilleur ? dit Keu — Meilleur. — Et lequel ? — Vous le verrez bientôt. » Puis détachant l’agraffe du riche manteau qu’il portait, il ne regarde pas qui le relève et s’avance en tunique jusqu’au siége du roi : « Sire, dit-il, j’ai été votre chevalier, compagnon de la Table ronde ; cela, par vôtre grâce, dont je vous remercie. Je vous demande de m’en tenir quitte.

« — Comment ! beau doux ami ; parlez-vous sérieusement ?

« — Oui, sire.

« — S’il plaît à Dieu, vous ne le ferez pas ; Quoi ! Vous renonceriez à l’honneur auquel tant d’autres aspirent !

« — J’y suis résolu, sire, je n’entends plus être de votre maison.

« — Si vous n’avez égard ni à mes prières ni à celles de tous ces barons, voici ma main, je vous quitte de tous les liens d’homme lige auxquels vous étiez tenu envers moi.

« — Maintenant, sire, en mon nom, en celui de maints chevaliers ici présents, je demande qui a fait le jugement rendu contre l’honneur de ma dame la Reine ?

« — C’est moi, répond vivement le roi, et je ne pense pas qu’il y ait un homme disposé à le trouver sévère : avec plus de raison l’estimerait-on trop doux. Mais pourquoi le demander ?

« — Parce que je déclare parjure et déloyal quiconque a pris part à ce jugement. Et je suis prêt à le montrer contre lui, ou contre la cour tout entière.

« — Écoutez-moi, Lancelot : je n’ai pas oublié vos grands services ; quelque chose que vous disiez, je ne puis vous haïr. C’est pourtant grande audace à vous de fausser mon jugement, et je ne doute pas que vous ne trouviez un champion qui vous en fasse repentir.

« — C’est ce qu’on verra bien, car je suis prêt à montrer la fausseté du jugement, non pas contre un seulement, mais contre les meilleurs chevaliers qui voudront en soutenir la droiture ; et si je ne les force à confesser le parjure, je veux que l’on me pende par la gueule !

« — Oh ! bien, » interrompit alors Keu, « je pardonne à Lancelot l’outrage qu’il vient de me faire. Il est assurément ivre ou en démence, quand il veut seul combattre deux chevaliers.

« — Sire Keu, sire Keu, reprend Lancelot, enflammé de courroux, dites ce qu’il vous plaira : mais apprenez que je suis prêt à défendre la reine, non contre deux, mais bien contre les trois meilleurs chevaliers qui prirent part au jugement. Sachez de plus que, pour le royaume de Bretagne, vous ne devriez pas consentir à être le quatrième. J’espère, sénéchal, que le roi ne s’opposerait pas à vous voir joint aux champions du jugement que j’ai déclaré faux et infâme.

« — À Dieu ne plaise, dit le roi, que trois se réunissent contre un seul, quand il est arrivé si souvent à mes chevaliers de combattre seuls contre trois des autres pays ! »

Mais les barons de Carmelide indignés de voir leur jugement faussé, relevèrent l’appel et déposèrent les gages. Le roi cependant résistait encore : « Vous ignorez, leur disait-il, que Lancelot est un des meilleurs chevaliers du monde ; et je ne voudrais pas, au prix de mon royaume, le voir mourir honteusement. — Sire, dit Lancelot, il faut que la bataille ait lieu ; car je soutiens que le jugement est faux, et que tous ceux qui n’ont pas craint d’y prendre part ont fait acte de félonie. »

Alors il s’agenouilla et tendit ses gages au roi, qui dut malgré lui consentir à l’épreuve. Les barons de Carmelide choisirent leurs trois meilleurs chevaliers, hauts de taille, larges d’épaules ; le plus vieux ayant à peine quarante ans. Le combat fut fixé au dimanche suivant, le premier après la Pentecôte.

La reine en attendant le jour qui devait décider de son honneur et de sa vie, fut reconduite à l’hôtel qu’elle avait choisi, par ses chevaliers qui ne pouvaient s’empêcher de craindre l’issue d’un combat aussi inégal[2].

  1. Romans de la Table ronde, ARTUS, p. 239.
  2. Il y a deux textes entièrement différents de ce grand épisode du jugement de la reine. J’ai suivi les mss. 751 et 752, qui m’ont semblé plus anciens et d’ailleurs plus corrects dans plusieurs endroits, que le msc. 339.