Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/60

Léon Techener (volume 4.p. 89-97).

LX.



Nous savons par le sage Tamide de Vienne, — celui de tous les clercs du roi Artus qui a le plus raconté des bontés de Galehaut, — que nul chevalier de son temps ne le surpassait en largesse, valeur et puissance, à l’exception du roi Artus auquel il n’est permis de comparer personne. Il aurait tenté la conquête du monde, si Lancelot en se rendant maître de ses pensées, ne l’eût décidé à servir le roi Artus. « Le cœur d’un prud’homme, lui avait-il dit, est une richesse bien préférable à la possession des terres et des royaumes. » À compter de là, Galehaut ne vécut plus que pour Lancelot ; car son amour pour la dame de Malehaut lui était venu du désir de seconder celui de son compain pour la reine Genièvre. Il avait vu avec douleur Lancelot entrer dans la maison du roi ; mais en l’éloignant de la cour, il savait qu’il lui faisait violence. De son côté, Lancelot cachait ses ennuis pour ne pas augmenter ceux de Galehaut ; si bien qu’ils chevauchèrent longtemps en évitant de se parler.

Avant d’entrer en Sorelois, ils passèrent la nuit dans un château du duc d’Estrans, nommé la Garde du Roi, sur la rivière d’Hombre. Le sommeil de Galehaut fut très-agité ; il levait les bras et faisait des exclamations qui ne pouvaient échapper à son ami. Le lendemain, ils remontèrent : Galehaut, le chaperon abattu sur les yeux, parut vouloir dépasser Lancelot et pressa le pas de son cheval jusqu’à l’entrée de la forêt de Gloride, sur les marches du duché d’Estrans. Lancelot se rapprochant alors de lui : « Cher sire, dit-il, vous avez des pensées que vous me cachez ; vous savez, pourtant combien vous avez droit à mon conseil. — Assurément, beau doux ami, répond Galehaut, et vous savez aussi combien je vous aime ; laissez-moi donc vous découvrir ce que j’aurais voulu ne dire à personne. Dieu m’a donné tout ce que pouvait désirer cœur d’homme. Aujourd’hui, la crainte de perdre ce que j’aime autant qu’on peut aimer m’apporte chaque fois des songes fâcheux. La nuit dernière, je me croyais dans la maison du roi Artus ; un énorme serpent s’élançait de la chambre de la reine, venait à moi et m’environnait de flammes. Je sentais la moitié de mes membres se dessécher. Puis j’entendais battre dans ma poitrine deux cœurs entièrement de la même grandeur. L’un se détachait pour céder la place à un léopard luttant contre une foule de bêtes sauvages ; l’autre ne sortait de ma poitrine qu’en m’arrachant la vie.

« — Cher sire, dit Lancelot, un prince sage comme vous êtes peut-il se tourmenter d’un songe ? Il faut laisser les femmes et les hommes sans courage prendre un tel souci. — Ils annoncent parfois, dit Galehaut, les choses à venir. — Non, l’avenir n’est pas à la connaissance des hommes. — Je veux pourtant demander aux sages clercs ce que je dois présumer de ces visions. Autrefois le roi Artus fut aussi visité par des songes merveilleux, et l’intention lui en fut révélée par de grands clercs. J’ai résolu de demander ces clercs au roi, et je les ferai venir en Sorelois pour apprendre d’eux ce que je dois attendre s’ils présagent ma mort, ou bien un surcroît d’honneur. »

Avant de quitter la Garde du Roi, Galehaut vêtit une chappe légère d’isembrun[1], fourrée de cendal vert ; et, pour mieux rêver à son aise, il en abattit le chaperon sur ses yeux. Ainsi remontèrent-ils, seulement accompagnés de quatre écuyers. Après avoir traversé le fleuve d’Azurne qui confinait aux marches de Galore, ils suivirent le cours de la Tarance jusqu’à l’entrée d’une forêt qui couvrait une roche dominée par le grand et splendide château de l’Orgueilleuse Garde. « Voilà, » dit Lancelot en l’apercevant, « une construction merveilleuse. — Elle fut, répond Galehaut, érigée pour garder la mémoire d’un grand orgueil et d’une folie des plus étranges. C’était du temps où je méditais la guerre contre le roi Artus. Après l’avoir conquise, je ne pensais pas avoir grande peine à soumettre tous les autres rois du monde ; et, dans cette confiance, je fis disposer sur les murailles cent cinquante créneaux, pour autant de rois que je voulais conquérir. J’aurais hébergé ces rois, dans le château, le jour où je devais prendre le titre de roi des rois. Les fêtes du couronnement auraient duré deux semaines et après la messe du grand jour, je me serais assis à table sur le plus haut siége, en manteau royal, ma couronne sur un grand candélabre d’argent : autour de moi se seraient assis les cent cinquante rois, leur couronne également posée devant eux sur un moindre candélabre. Après le manger, tous ces candélabres auraient été portés aux créneaux, jusqu’à la chute du jour ; puis on aurait enlevé les couronnes, pour les remplacer par autant de cierges assez pesants pour n’avoir rien à craindre du vent et rester allumés jusqu’au lendemain. Sur la plus haute tour aurait étincelé, le jour, ma grande couronne, et la nuit le plus grand cierge qu’on aurait pu façonner. Dans chacune des journées suivantes j’aurais prodigué les dons les plus riches. Enfin, les fêtes passées, j’aurais fait avec tous ces rois un voyage dans toutes les parties du monde[2]. »

« Mais quand, par vos conseils, je me fus accordé avec le roi Artus, j’ai dû cesser de nourrir ces projets. Sachez seulement, beau doux ami, que je ne suis jamais entré dans ce château, sans laisser au seuil tout sujet d’ennui et de tristesse. Et j’y vais aujourd’hui, parce que j’ai, plus que jamais, besoin de réconfort. »

Mais voilà qu’arrivés au pied de la roche, et comme ils commençaient à la gravir, leurs yeux sont frappés d’une grande merveille. Les murs de l’enceinte, les tours elles-mêmes s’inclinèrent, puis éclatèrent par le milieu. Galehaut voyant tomber les créneaux avance de quelques pas, et ce qui restait des tours et des murailles s’écroule avec un bruit effroyable. « Assurément dit Galehaut, ce que je vois est un présage de malheur. – Sire, reprend Lancelot, n’allez pas vous affliger de pertes terriennes. Il faut laisser les mauvais hommes gémir de la ruine de leurs domaines, parce qu’ils n’ont d’autre valeur que celle de ces domaines. Pour nous, rendons grâces au Seigneur-Dieu qui a bien voulu renverser le château avant que nous y fussions entrés. » Galehaut se prit à sourire : « Beau doux ami, vous attribuez donc mon chagrin à la ruine de ce château : mais eût-il mieux valu que tous les châteaux du monde, sa perte ne m’eût pas causé la moindre peine. Connaissez mieux le fond de mon cœur, et sachez que jamais aucune perte de terre n’a troublé ma sérénité, aucune conquête ne m’a donné la joie que j’attends de votre compagnie. Mais je m’afflige des tourments de cœur que ces ruines me présagent. Or ces tourments ne peuvent être que de vous à moi. Je vis tellement en vous, qu’après votre mort, rien ne pourrait me donner la force de vivre ; et ce n’est pas seulement votre mort que je redoute, mais votre éloignement. Ah ! si la reine votre dame m’avait réellement aimé, elle eût senti qu’il ne fallait pas vous donner à un autre, fût-il le roi Artus. Je ne la blâme pas ; j’aurais dû me souvenir de ce qu’elle me dit un jour : C’est folie de faire largesse de ce dont on ne pourrait se passer. Elle vous a donné au roi, pour vous avoir tout à elle, et elle a bien fait. Mais ne l’oubliez pas, beau doux ami, le jour que je perdrai votre compagnie, le monde perdra la mienne. — Cher sire, avec l’aide de Dieu, pourrions-nous jamais cesser d’être compains ! Je me suis donné au roi Artus de votre consentement ; mais, pour être son homme, je n’en reste pas moins entièrement à vous de corps et d’âme. »

Ainsi parlèrent-ils longuement, tout en continuant à chevaucher. Les lieux où ils passèrent (nous laissons à d’autres le soin d’en reconnaître la place) furent, d’abord la maison aux rendus de Chesseline[3], fondée près du château du même nom par le roi Glohier ; puis une ville nommée Alentin[4], et enfin Sorhaus, la principale cité du Sorelois. Et comme ils en approchaient, cent chevaliers de la contrée vinrent à Galehaut, conduits par son oncle, vieillard qui avait eu soin de son enfance. En tendant les bras à son nourri, des larmes s’échappèrent de ses yeux. « Sire, dit-il, nous avons été en grande crainte à votre endroit ! nous vous supposions mort ou gravement malade, en raison de l’étrange merveille dont nous avons été témoins. »

« Que vous est-il donc arrivé ? dit Galehaut. Ai-je perdu quelqu’un de mes amis ? — Non sire, vous n’avez perdu aucun de vos amis, grâce à Dieu ! » Galehaut ne veut pas en entendre davantage ; il pique son cheval, salue d’un air riant ses chevaliers, en passant devant eux. L’oncle le suivait de son mieux : « Bel oncle lui dit Galehaut, je vous avais jusqu’à présent trouvé des plus fermes ; il faut que vous ayez bien changé, si vous avez pensé qu’une ruine de terre ou une perte d’avoir pût me causer un vrai chagrin. Dites hardiment ce que j’ai perdu, et sachez que je n’ai souci d’aucune perte ni d’aucun gain. — Sire, il n’y a pas jusqu’à présent de grands dommages, mais il y a des présages merveilleux. Dans tout le royaume de Sorelois, il n’est pas une forteresse dont la moitié ne se soit écroulée dans la même nuit. — Je m’en consolerai facilement, reprit Galehaut. J’ai vu fondre le château que j’aimais le mieux, et je n’en ai pas été plus mal à l’aise. Grâce à Dieu, j’ai reçu le don d’un cœur qui n’eût assurément pu tenir dans la poitrine d’un petit homme ; il ne m’a jamais fait défaut. Les gens moins bien fournis de ce côté ne comprendront jamais mon peu de souci de ce qui les accablerait. Pourquoi s’émouvoir des merveilles qui arrivent à mon occasion ? ne suis-je pas moi-même une merveille plus grande encore ? »

C’est ainsi que Galehaut accueillit la nouvelle de ce qui était arrivé dans ses terres. Il fit dans Alentin belle chère aux chevaliers et bourgeois de la ville. Le lendemain, il manda par ses clercs aux barons de Sorelois qu’ils eussent à se trouver à Sorehau, quinze jours après Noël. Il leur fit écrire d’autres lettres au roi Artus pour le prier de lui envoyer les plus sages clercs de sa terre, afin d’apprendre d’eux le sens de ses derniers songes. Mais ici le conte laisse pour un temps Galehaut et Lancelot pour nous ramener à la cour du roi Artus.

  1. Isembrun ou isangrin, de couleur gris de fer. Isangrin est le nom du loup dans les romans de Renart, comme ceux de Brun, l’ours ; de Roussel, l’écureuil, etc.
  2. J’ai tenu à reproduire fidèlement le fond de ce projet singulier de Galehaut, dont on a peine à entrevoir le côté pratique et raisonnable.
  3. Var. Dessous Tesseline. — Chesseline.
  4. Var. Caellus.