Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/61

Léon Techener (volume 4.p. 97-109).

LXI.



Le messager de Galehaut trouva le roi Artus à Kamalot[1], et lui remit les lettres dont on l’avait chargé. Le roi, la reine et la dame de Malehaut eurent une grande joie d’apprendre des nouvelles de leurs amis ; mais leur joie fut de courte durée. Le jour même, on vit descendre, devant le degré, une demoiselle qui d’un pas ferme entra dans la salle où le roi siégeait entouré de ses chevaliers. Elle était richement vêtue d’une cotte de soie ; le manteau fourré, le visage couvert, les cheveux roulés en une seule tresse. Trente chevaliers l’accompagnaient. Les barons s’écartèrent pour la laisser passer, persuadés que ce devait être une haute dame. Arrivée devant le roi, elle détacha le manteau qui la couvrait et le laissa tomber ; les gens qui la suivaient s’empressèrent de le relever. Puis elle abaissa la guimpe qui cachait son visage et tous ceux qui la regardèrent furent frappés de sa beauté. D’une voix haute et ferme elle dit :

« Dieu sauve le roi Artus et sa baronnie ! l’honneur et le droit de ma dame réservés. Sire, vous êtes le prud’homme par excellence ; mais j’en excepte un point. — Demoiselle, répond le roi, tel que je suis, Dieu donne bonne aventure et garde l’honneur de votre dame, si, comme je le pense, elle en est digne. Mais je vous saurais gré de m’apprendre ce qui m’empêche d’être un vrai prud’homme. Vous me direz ensuite quelle est votre dame et en quoi je puis avoir méfait envers elle. Jusqu’à présent je ne croyais pas avoir donné à dame ou demoiselle le droit de m’adresser un reproche.

« — J’aurais fait un voyage inutile, si je ne justifiais le blâme dont je vous ai chargé : mais en le faisant je sais que je jetterai votre cour dans le plus merveilleux étonnement. Apprenez donc, sire, que ma dame est la reine Genièvre, fille du roi Leodagan de Carmelide. Avant de vous parler en son nom, veuillez prendre et faire lire ces lettres scellées de son scel. »

Alors s’avance un chevalier de grand âge qui remet à la demoiselle une boîte d’or richement ornée et garnie de pierres précieuses. Elle l’ouvre, en tire des lettres qu’elle présente au roi : « Sire, elles doivent être lues en présence de tous vos chevaliers, de toutes vos dames et demoiselles. » Le roi, muet d’étonnement, regarde la demoiselle, puis envoie quérir la reine et toutes les dames dispersées dans les chambres. Elles arrivent de tous côtés, et la demoiselle demande une seconde fois que la lecture ne soit pas retardée. Le roi les tend à celui de ses clercs qu’il savait le plus habile. Le clerc déploie le parchemin, lit à part, puis se sent pris d’angoisse, et des larmes coulent de ses yeux. « Qu’avez-vous ? dit le roi ; lisez tout haut. Je suis impatient de savoir le contenu de ces lettres. » Le clerc, au lieu d’obéir, regarde la reine alors appuyée sur l’épaule de mess. Gauvain. Il tremble de tous ses membres, il chancelle et serait tombé, sans messire Yvain qui se hâta de le retenir. Le roi, de plus en plus surpris et inquiet, envoie querir un autre clerc, et lui donne les lettres. Celui-ci les lit des yeux, puis soupire, fond en larmes, laisse tomber, le parchemin au giron du roi et se retire. En passant devant, la reine : « Ah ! s’écrie-t-il, quelles douloureuses nouvelles ! »

Voilà la reine tout aussi émue que le roi. Artus ne s’en tient pas là il envoie vers son chapelain, et quand il est arrivé : « Damp chapelain, dit-il, lisez ces lettres, et sur la foi que vous me devez, sur la messe que vous avez ce matin chantée, dites tout ce que vous y trouverez, sans en rien celer. » Le chapelain les prend, les parcourt, puis en pleurant : « Sire, serai-je obligé de les lire tout haut ? — Assurément. — Il m’en pèse de plonger dans le deuil toute votre cour. Et s’il vous plaisait, vous me dispenseriez de révéler ce qu’elles contiennent. — Non, non, c’est à vous qu’il appartient de le faire. » Le chapelain se remet un peu, et d’une voix claire, lit ce qui suit :

« La reine Genièvre, fille du roi Leodagan de Carmelide, salue le roi Artus et tous ses chevaliers et barons. Roi Artus, je me plains de toi d’abord, puis de toute ta baronnie. Tu as été envers moi aussi déloyal que je fus loyale envers toi. Tu n’es plus vraiment roi, car un roi ne doit pas vivre avec femme non épousée. Je t’ai été donnée en loyal mariage ; J’ai été sacrée comme épouse et reine, de la main d’Eugène le bon évêque, dans la cité de Londres, au moutier de Saint-Étienne[2]. Je n’ai gardé l’honneur qui m’était dû qu’un seul jour. Soit par ton ordre, soit par l’ordre de ceux qui t’entouraient, j’ai vu tous mes droits méconnus et ma place occupée par celle qui jusqu’alors avait été ma serve chétive. La Genièvre qui passe pour ton épouse, au lieu de garder mon honneur comme elle était tenue de le faire même aux dépens du sien, a pourchassé ma mort et ma honte. Mais Dieu, qui n’oublie pas ceux qui l’implorent de cœur loyal, m’a tirée de ses piéges, à l’aide de ceux dont je ne pourrai jamais assez reconnaître la fidélité. J’ai pu secrètement sortir de la tour d’Hengist le Saxon, au milieu du Lac au Diable, où la fausse reine m’avait fait enfermer. Toute déshéritée que je sois, il me reste l’honneur et les moyens de réclamer ce qui m’est dû. Je demande vengeance de la malheureuse qui t’a si longtemps tenu en péché mortel. Elle devra recevoir la juste peine dont elle pensait me frapper. J’ai bien voulu t’écrire ces lettres mais comme le parchemin ne peut pas tout dire, j’ai donné la charge de te les remettre à celle qui est mon cœur et ma langue ; c’est Hélice, ma cousine germaine. Crois tout ce qu’elle te dira ; car elle sait tout ce qui touche aux cas que je viens d’exposer. Je la fais accompagner par un chevalier qui a le même droit d’en être cru : c’est Bertolais, le plus vrai, le plus loyal des hommes qui soient aux Îles de mer. Je l’ai choisi pour soutenir ma cause, en raison même de son grand âge, afin de mieux témoigner que toutes les forces humaines ne peuvent rien contre la justice et la vérité. »

Les lettres lues, le chapelain les remit au roi, et se hâta de sortir, la tête basse et le cœur oppressé.

Il se fit un long silence dans la salle. Le roi le premier prit sur lui de parler à la demoiselle restée debout devant lui : « J’ai, dit-il, entendu ce que me mande votre dame. Si vous avez quelque chose à ajouter à leur contenu, nous sommes prêts à vous écouter ; car vous êtes, nous a-t-on lu, le cœur et la langue de celle qui vous envoie. Vous me présenterez ensuite le chevalier qui vous accompagne. » La demoiselle alors va prendre par la main le chevalier qui lui avait mis les lettres en main : « Le voici, dit-elle. Le roi regarde et juge de son grand âge par ses blancs cheveux, son visage pâle, ridé, labouré de plaies, sa longue barbe tombant sur la poitrine. D’ailleurs, il avait les bras longs et gros, les épaules larges, le reste du corps aussi bien conservé que tout autre homme dans la force de l’âge. « Ce chevalier, dit le roi, a trop vécu pour ne pas reculer devant un faux témoignage. — Vous en seriez encore mieux persuadé, Sire, dit la demoiselle, si vous le connaissiez aussi bien que moi ; mais il lui suffit que Dieu soit témoin de sa prouesse. Pour compléter ce que les lettres vous ont appris, ma dame se plaint d’avoir été trop longtemps méconnue : à peine étiez-vous roi de Bretagne que vous entendîtes parler du roi Leodagan, comme du meilleur des princes répandus dans les îles d’Occident, et de sa fille qu’on proclamait la plus belle de toutes les princesses. Vous dites alors que vous n’auriez pas de repos avant d’avoir jugé par vous-même et de la bonté du roi et de la beauté de sa fille. Vous êtes arrivé en Carmelide sous le déguisement d’un simple écuyer ; vous avez servi le roi, vous et votre compagnie, depuis Noël jusqu’à la Pentecôte. À cette dernière fête, vous avez tranché le pain à la Table ronde, et chacun des cent cinquante compagnons en fut servi à son gré. Pour reconnaître votre prouesse, le roi vous fit les deux plus riches dons que vous pouviez souhaiter : la plus belle demoiselle du monde, ce fut ma dame la Reine, et la Table ronde, dont la renommée était déjà grande en tous lieux. Vous avez emmené ma dame en la cité de Logres où vous l’avez épousée, et, la nuit, un seul lit vous a reçus. Mais vous veniez de vous lever, quand des traîtres furent introduits dans la chambre nuptiale par celle qui devait le mieux la garder ; ma dame fut saisie, enlevée : celle que j’aperçois fut conduite à votre lit. On enferma madame la reine avec ordre de la mettre à mort ; ce que Dieu ne permit pas. Elle fut tirée de prison, grâce à ce chevalier qui se mit en aventure de mort pour la porter sur ses épaules hors de la tour d’Hengist le Saxon, sur le Lac au Diable. Longue avait été la prison de ma dame ; mais aujourd’hui, rentrée en possession de son droit héritage, plus d’un grand prince serait heureux de l’épouser. Elle a refusé leurs offres et vous a réservé son cœur, résolue, si justice ne lui est pas rendue, à finir en religion ses jours. Mais, Sire, croyez-en tous ceux qui la connaissent : si vous réparez le dommage qu’elle a reçu, vous serez elle et vous les nonpairs du monde ; vous, le plus vaillant des rois, elle, la plus vaillante des reines. Laissez votre concubine et rendez à votre loyale épouse tout ce qu’elle eut toujours droit d’attendre de vous. Si vous ne le faites, ma dame vous défend, de par Dieu et de par ses amis, de garder la dot que vous avez reçue, la noble Table ronde. Vous la renverrez garnie du même nombre de chevaliers qu’au jour où vous la reçûtes du roi Leodagan. Et ne pensez pas en établir une seconde ; car dans le monde entier, il ne doit y en avoir qu’une.

« Maintenant, chevaliers, gardez de continuer à vous dire compagnons de la Table ronde, avant que le jugement n’en soit rendu. Et vous, roi Artus, si vous n’avouez pas que ma dame ait été trahie par la fausse demoiselle qui occupe encore sa place, je suis prête à montrer le contraire en votre cour, ou partout ailleurs. Le champion de la vérité sera le prud’homme que voici : il vaincra, car il a tout vu, tout entendu. »

La demoiselle cessa de parler, et la cour demeura longtemps interdite et silencieuse. La reine, indignée au fond du cœur, ne donnait aucun signe d’émotion et de courroux : elle semblait dédaigner de se justifier et ne regardait même pas son accusatrice. Il n’en était pas ainsi du roi : il se signait en levant les mains, il ne savait que résoudre. Enfin, il se tourna vers la reine : « Dame, avancez ; c’est à vous de démentir ce que vous venez d’entendre. Si l’accusation est vraie, vous m’auriez indignement trompé et vous mériteriez la mort. Au lieu d’être la plus loyale des dames, vous en seriez la plus perfide et la plus fausse. »

La reine se lève et, sans témoigner la moindre émotion, vient se placer auprès du roi. En même temps s’élancent quatre ducs et vingt barons, comme pour demander à la défendre. Messire Gauvain, le visage enflammé de colère et d’indignation, serrait avec rage le bâton neuf qu’il avait en main. « Demoiselle, dit-il, nous tenons à savoir si vous avez entendu jeter un blâme sur ma dame la reine. — Je ne vois pas ici de reine, répond la demoiselle ; mon blâme s’adresse à celle que je vois devant moi et qui a trahi sa dame et la mienne. — Sachez, reprit Gauvain, que madame, ici présente, ne sera jamais soupçonnée de trahison, et qu’elle saura bien s’en défendre. Peu s’en faut, demoiselle, que vous ne m’ayez fait manquer à la courtoisie que j’ai toujours témoignée pour dames ou demoiselles ; car vous avez brassé la plus grande folie qu’on ait jamais pensée. » Puis, s’adressant au roi : « Je suis prêt à soutenir la cause de ma dame, contre le chevalier ou les chevaliers qui oseraient dire qu’elle n’est pas la plus loyale reine du monde, et qu’elle n’a pas été sacrée votre compagne et votre reine. — Chevalier, dit la demoiselle, vous semblez bien mériter d’être reçu à partie, mais nous désirons savoir votre nom. — Mon nom ne fut jamais un secret pour personne j’ai nom Gauvain. — Dieu soit loué, messire Gauvain ! Je n’en suis que plus confiante en mon droit. Vous êtes tellement reconnu prud’homme que vous craindrez de vous parjurer en vous portant le champion de cette femme. Toutefois, comme il y a des renommées trompeuses, sachez-le bien, quiconque osera me contredire sera vaincu et réduit à se confesser foi-mentie. »

Elle va prendre alors par la main Bertolais : « Faites ici, lui dit-elle, votre serment, comme celui qui a tout vu et tout entendu. » Bertolais se met à genoux devant le roi, et défie quiconque essaierait de contredire la parole de la demoiselle. Messire Gauvain le regarde et se détourne en voyant le vieillard qu’on lui oppose. Dodinel le Sauvage, qui se trouvait le plus près du roi, dit à Bertolais : « Sire vassal, est-il vrai que vous entendiez, à votre âge, fournir la bataille ? Honni le chevalier qui se présenterait contre vous ! Faites mieux : appelez les trois meilleurs champions de votre pays, monseigneur Gauvain les recevra volontiers, et à son défaut moi, le moindre des trois cent soixante-six chevaliers du roi. — J’ai, répond la demoiselle, amené le plus preux chevalier de mon pays ; libre à vous de le combattre, si vous tenez à garantir messire Gauvain. — Ah ! fait Dodinel, que Dieu m’abandonne, si je daigne m’éprouver contre un pareil champion ! » Et ce disant, il tourne le dos en crachant de dépit. Puis revenant au roi : « Sire, j’ai trouvé le chevalier qui pourra se mesurer avec le souteneur de la demoiselle : c’est Charas de Quimper[3], hautement renommé d’armes avant que votre père, le roi Uter Pendragon, ne fût armé chevalier. »

Ces paroles font éclater de rire tous ceux qui les entendent. Mais le vieux Bertolais insistant pour qu’on lui accordât la bataille :

« Demoiselle, dit le roi Artus, j’ai bien entendu ce que contiennent vos lettres et ce que vous avez dit ; mais la chose est assez grave pour réclamer conseil avant d’y répondre. Je ne veux pas m’exposer à blâmer à tort la reine ou celle qui vous envoie. Avant peu, j’assemblerai mes barons : dites à votre dame qu’à la Chandeleur elle se trouve à Caradigan sur les marches d’Irlande ; j’y tiendrai ma cour avec mes barons, elle aura les siens. Mais qu’elle se garde de rien avancer sans en donner la preuve ; j’en atteste le Créateur de qui je tiens mon sceptre[4], justice terrible sera faite de celle qui aura commis la déloyauté. Vous, dame reine, préparez vos défenses pour le jour que je viens d’indiquer. — Sire, répond-elle froidement, je n’ai pas de défense à présenter ; c’est au roi qu’il convient de garder mon honneur et le sien. »

La demoiselle sortit au milieu des malédictions de tous ceux qui la rencontrèrent ; car bien qu’on ne démêlât pas encore la vérité, chacun s’accordait à dire de la véritable reine Genièvre tout le bien possible. Le roi demeura pensif, comme s’il eût craint que les lettres qu’on venait de lire ne renfermassent quelque chose de vrai. Mais le message de Galehaut réclamait une réponse il ne voulut pas tarder à la donner.

  1. Van Carduel en Galles (ms. 339).
  2. Dans le livre d’Artus (t. II, p. 234). C’est non pas à Londres, mais à Caroaise et de la main de l’archevêque Dubricius que le mariage est célébré.
  3. Var. Riols de Caus. — Kanut de Kars.
  4. « Car par le haut signor de cui je tiens le cestre par coi je soie redoutés. » C’est bien le latin sceptrum, ici romanisé dans une forme plus douce.