Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/58

LVIII



Il fallait maintenant arracher le roi Artus des mains de l’artificieuse enchanteresse Camille. Nous avons dit que la porte de la Roche aux Saisnes était impénétrable pour les assiégeants ; mais, grâce à l’anneau que Lancelot avait reçu de la Dame du lac, le sortilége pouvait être conjuré. Notre héros passa d’abord au milieu de gens d’armes bretons chargés d’empêcher les Irois de faire sortir le roi et de l’emmener en Irlande. Il se fit reconnaître d’eux et put entrer sans difficulté dans la forteresse. Renverser le premier qui tenta de lui fermer le passage ; tuer, blesser, navrer, mettre en fuite ceux qu’il trouva dans les premières chambres, fut pour Lancelot l’affaire d’une heure. Il parvint enfin dans une salle où Camille était assise auprès de son ami, le beau Gadresclain : il commença par fendre jusqu’aux épaules le jouvenceau, sans égard pour les cris désespérés de la dame ; puis il sortit en fermant la porte pour aller trouver le geôlier : « Tu es mort, lui dit-il, si tu ne me conduis vers ceux que tu as charge de garder. » Le geôlier tremblant de peur le mène à la tournelle où étaient Artus et Gaheriet. « Vous êtes libres, » leur dit-il. Artus remercie son libérateur qu’il ne reconnaît pas. De là, Lancelot se fait conduire à la prison de Galehaut et de ses compagnons. Les premiers mots de Galehaut sont : « Que ferai-je de la liberté, quand j’ai perdu la fleur de chevalerie ? Où trouverai-je le courage de vivre, loin de celui que j’aime plus que la vie ? — Ne vous affligez pas tant, dit Lancelot en levant son heaume me voici, cher sire. » Et ils s’élancent dans les bras l’un de l’autre, ils se baisent mille fois. Et mess. Gauvain revenu vers le roi lui disait : « Sire, voilà celui dont nous étions en quête : Lancelot du Lac est devant vous, le fils du roi Ban de Benoic, celui qui ménagea votre paix avec Galehaut. » Grande fut la surprise, l’admiration et la joie du roi Artus. « Beau sire, dit-il à Lancelot, je vous mets en abandon ma terre, mon honneur et moi-même. » Lancelot le releva en rougissant de confusion. Quand le geôlier eut rapporté aux prisonniers leurs épées, ils montèrent à la grande tour dont l’entrée était défendue par de fortes barres. Lancelot, jugeant que leurs efforts seraient inutiles pour les lever, retourne à la chambre où il avait enfermé Camille : il la saisit par les tresses, et menace de lui trancher la tête. « Ne vous suffit-il d’avoir tué mon ami ? — Non ; j’entends que vous me fassiez ouvrir la grande tour. — J’aime mieux mourir et souffrir de vous ce que jamais loyal chevalier n’aurait la cruauté de faire. » Lancelot hausse encore l’épée ; elle crie merci, promet de le satisfaire et le conduit à la porte de la tour ; « Ouvrez, » dit-elle aux chevaliers qui la gardaient. « Nous n’en ferons rien, » répondent-ils. Mais Lancelot tenant de nouveau son épée suspendue sur la tête de Camille, les chevaliers promettent d’ouvrir si on les laisse sortir sains et saufs ; ce qui leur est accordé. Les portes cèdent ; le roi Artus avertit mess. Gauvain d’entrer le premier, pour indiquer qu’il en est mis en possession. Les chevaliers bretons pénètrent dans le château ; la bannière du roi remplace sur les créneaux de la tour celle d’Hargodabran. On visite toutes les salles, tous les souterrains. Dans un réduit secret, Keu le sénéchal trouve une demoiselle enchaînée contre un pilier. Elle avait été longtemps l’amie du chevalier que Lancelot venait d’immoler aux pieds de Camille. Camille la retenait captive et loin de tous les yeux, par l’effet d’une jalousie furieuse. Quand elle fut déliée Keu demanda où se trouvaient les derniers prisonniers. « Qui vient me délivrer ? dit-elle. — C’est le roi Artus, le vrai seigneur de la Roche aux Saisnes. — Dieu soit loué ! Mais êtes-vous assuré contre la fausse Camille ? — Elle est en notre pouvoir. — Ce n’est pas assez, et vous n’avez rien gagné, si vous lui laissez emporter ses boîtes et son livre. En ouvrant le grimoire, elle peut enfermer le château dans un déluge d’eau, et vous noyer tous tant que vous êtes. — Mais ce grimoire, où est-il ? — Là, dans ce grand coffre. » Keu essaie d’ouvrir le coffre, mais voyant ses efforts inutiles il y met le feu et le réduit en cendres avec tout ce qu’il contenait.

Camille sentit aussitôt que son pouvoir lui échappait ; et ne pouvant espérer la merci de ceux qu’elle avait indignement attirés dans ses piéges, elle n’écouta que son désespoir : elle se précipita du haut de la roche. On recueillit ses membres ensanglantés ; le roi les fit réunir et enfermer dans une tombe sur laquelle on inscrivit le nom et la triste fin de la belle et criminelle magicienne, qu’il ne pouvait s’empêcher de plaindre et même un peu de regretter.