Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/57

Léon Techener (volume 4.p. 74-79).

LVII



Cependant les Saisnes, enfermés dans leur château de la Roche, recommencèrent leurs sorties. La frénésie de Lancelot, la captivité du roi Artus, de messire Gauvain, d’Hector et de Galehaut leur rendaient l’espoir que les derniers tournois leur avaient fait perdre. Un jour, dans l’intention d’occuper les Bretons pendant qu’ils entraîneraient le roi Artus au rivage et le feraient passer en Irlande, ils fondirent sur le camp des chrétiens. La plaine fut bientôt couverte de gens d’armes, et le cri d’alarme retentit jusqu’aux chambres de la reine. Lancelot voulait s’armer : « Bel ami, lui dit la reine, vous n’êtes pas encore en assez bon point. Attendez au moins que nos hommes réclament un nouveau secours. » En ce moment arrive un chevalier, l’écu brisé, le heaume rompu. Il dit en s’agenouillant devant la reine : « Dame, messire Yvain réclame le secours de tous les chevaliers qui ne sont pas encore armés : il craint de ne pouvoir soutenir l’effort des païens ; car il vient d’envoyer de ses meilleurs chevaliers vers Arestuel qui était menacé par les Saisnes. Ne souffrirez-vous pas maintenant, dame, dit Lancelot, qu’on m’apporte mes armes ? » La reine se tait avec un léger signe de consentement. On présente à Lancelot l’écu du roi Artus et la bonne épée Sequence que le roi ne portait que dans les cas désespérés. Il ne restait plus que les gantelets à passer et le heaume à lacer, quand Lancelot s’adressant au chevalier : « Combien d’hommes envoyés vers Arestuel ? – Deux cents. – Si les deux cents revenaient, messire Yvain reprendrait-il l’avantage ? — Au moins la lutte serait-elle moins inégale. — Dites à messire Yvain qu’il aura le secours dont il a besoin, sous le pennon de ma dame la reine. »

Le chevalier salue, demande un autre heaume pour remplacer celui qu’il avait perdu et revient à mess. Yvain comme déjà les Bretons reculaient en désordre. Mess. Yvain les soutenait de son mieux ; au grand besoin voit-on le bon chevalier. Et cependant, Lionel faisait approcher deux chevaux ; le plus grand pour Lancelot, l’autre pour lui. Avant de lacer son heaume, la reine prend Lancelot entre ses bras, le baise doucement et le recommande à Dieu. Elle tend ensuite à Lionel un glaive auquel elle avait attaché un pennon d’azur à trois couronnes d’or ; à la différence de l’enseigne du roi où les couronnes étaient sans nombre.

Quand mess. Yvain aperçut le pennon de la reine : « Voyez-vous, dit-il à ses chevaliers, cette enseigne ; nous avons le secours promis. Or paraîtra qui bien fera ! »

Lancelot était déjà au fort de la bataille, criant « Clarence ! l’enseigne au roi Artus. » (Clarence est une cité de Norgalles, grande et plantureuse, où jadis avait résidé le roi Taulas, aïeul d’Uterpendragon. De là le cri que ses descendants avaient conservé[1]. Il atteint de son glaive le premier Saisne qu’il rencontre et le jette mort sous le ventre de son cheval. Le glaive rompu, il sort du fourreau la bonne épée d’Artus[2], il renverse chevaux Saisnes et Irois ; tranche les heaumes, les écus et les bras, à droite, à gauche : rien ne lui résiste, et bientôt personne ne l’ose attendre. On eût dit un ardent limier au milieu des biches qu’il déchire de ses coups de dents, non pour apaiser sa faim, mais pour s’enorgueillir de l’effroi qu’il inspire. Les Saisnes disaient : « Ce n’est pas un homme de la terre, c’est un habitant du ciel envoyé pour nous détruire. »

Les Bretons, revenus de leur premier effroi, s’étaient ralliés autour du pennon de la reine ; les Saisnes pensent qu’il arrive à leurs ennemis une nouvelle armée à laquelle ils ne peuvent résister. Ils fuient de toutes parts. Mess. Yvain devinant que Lancelot est arrivé, disait : « Voilà le seul chevalier vraiment digne de porter ce nom ! Nous ne sommes près de lui que des écuyers et sergents. » Alors les plus couards commencent à faire plus d’armes que n’en avaient fait jusque-là les meilleurs. La chasse se poursuit avec furie : Lancelot joint le plus grand des rois ennemis, l’énorme Hargodabran, frère de la belle Camille. En s’entendant défier, il tremble pour la première fois de sa vie, de ses éperons il rougit les flancs de son cheval. Lancelot l’atteint de nouveau, lui ferme passage. L’épée haute et l’écu rejeté sur le dos, il saisit d’une main les crins de son cheval et de l’autre tranche la cuisse gauche du mécréant. Hargodabran tombe en laissant sa jambe dans l’étrier, et Lancelot, au lieu de l’achever, passe outre, tandis que mess. Yvain approche du moribond : à la vue de cet énorme membre séparé du tronc : « N’est pas sage, dit-il, qui se joue à tel chevalier. C’est vraiment le fléau de Dieu. »

Hargodabran fut reporté aux tentes bretonnes. À peine y fut-il déposé qu’il saisit un couteau et le plongea dans son cœur. Pour Lancelot, il avait chassé les Saisnes jusqu’à l’étroite chaussée qui partait de la rivière et qu’on appelait le détroit de Gadelore. Les Saisnes virent alors qu’ils avaient été mis en fuite par un seul chevalier : ils se reformèrent, se massèrent à l’ouverture de la chaussée, attendant résolument Lancelot qui, les bras rouges de leur sang, allait encore s’élancer sur eux, quand Lionel arrêta son cheval : « Par sainte Croix, lui dit-il, n’allez pas plus avant ; voulez-vous courir à la mort, et n’en avez-vous assez fait ? — Laisse-moi, Lionel. — Non, non par la foi que vous devez à votre dame, vous n’irez pas plus avant. »

À ces derniers mots, Lancelot retient son frein, soupire et tourne en arrière. « Oh ! Lionel, pourquoi m’avoir ainsi conjuré ! » Il rejoint en courroux les autres chevaliers : « Soyez le bien venu ! dit en le revoyant mess. Yvain. — Ne parlez pas ainsi ; je reviens couvert de honte. — Comment l’entendez-vous, cher sire ? — Oui, je dois être honni ; n’aurais-je pas dû chasser les païens bien loin du détroit. — Vous auriez ainsi fait acte non de prouesse mais de folie. » Lancelot ne répond rien, mais tout en revenant avec les chevaliers il jetait des regards furieux et courroucés sur Lionel qui baissait la tête et n’osait tenter de l’apaiser.

  1. L’ancienne Clarence était un château féodal dont les ruines sont encore visibles dans le bourg de Clare (province de Suffolk, sur les confins du comté d’Essex). De ce château tirent leur nom les ducs de Clarence.
  2. Ce n’est pas Escalibur qu’il avait cédée à Gauvain, ni Marmiadoise qu’il avait conquise sur le roi Rion. On a vu plus haut qu’elle se nommait Sequence.