Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/52

LII.



Nous avons vu le châtelain des Mares retenir le chevalier auquel un de ses fils avait dû la vie et l’autre la mort. Hector n’eut pas à subir longtemps cette prison courtoise. Une cousine de Lidonas, sur le récit qu’on lui avait fait de ses prouesses, vint un jour prier son oncle de le lui céder. « Vous ne voulez pas sa mort, dit-elle ; permettez-moi de mettre sa prud’homie à l’épreuve, en faveur de ma sœur dont vous connaissez les peines. » Le vieillard ne refusa pas. Elle alla donc trouver Hector et lui demanda s’il lui conviendrait de changer de maître ? « Mon oncle veut bien me céder ses droits ; et si vous consentez à prendre en main la cause de ma sœur contre un des meilleurs chevaliers du pays, je vous rendrai votre liberté, sans autre condition.

« — Demoiselle, dit Hector, le chevalier que je devrai combattre est-il au roi Artus ? — Non, il est au roi Tradelinan de Norgalles. — Il suffit : je consens à vous appartenir. »

Il prit congé du seigneur des Mares et de Lidonas pour suivre la demoiselle qui, chemin faisant, lui apprit ce qu’elle attendait de lui. « Ma sœur passe à bon droit pour la plus belle femme de ce monde. Elle est connue sous le nom d’Hélène sans pair. Perside, un preux chevalier de naissance plus haute, l’a épousée au grand regret de ses parents et amis ; il l’a tant aimée, que pour ne pas la quitter, il avait renoncé à l’exercice des armes. Un jour, il était assis sur l’herbe près d’une fontaine, la tête appuyée sur les genoux de ma sœur, quand son oncle, homme d’âge, vint à passer, et les trouvant dans cette position, il ne put se défendre de les railler. — « Quelle honte, leur dit-il, de se rendre esclave d’une femme, au point d’en oublier toute chevalerie ! » Hélène entendit ces paroles et répondit, plus fièrement peut-être qu’elle n’eût dû : « — Si celui qui m’a prise à femme en est moins prisé, il n’a pas donné plus qu’il n’a reçu. Je suis plus belle qu’il n’est preux, et j’ai reçu de ma beauté plus d’éloges qu’il n’en a reçus de sa prouesse. — Hélène, reprit froidement Perside, dites-vous cela de cœur vrai ? — Oui, tel est le fond de ma pensée. — J’en ai regret. Moi, je fais serment sur les saints de vous tenir enfermée dans ma grande tour, jusqu’à ce que j’aie pu savoir si vous avez eu tort ou raison de parler ainsi. Vienne à mon hôtel une dame plus belle que vous, je quitte votre compagnie et vous rends votre liberté. Qu’un chevalier m’oblige à demander merci, vous prendrez de moi l’amende qu’il vous plaira.

« Depuis cinq ans ma sœur est enfermée : les parents de Perside lui ont présenté les plus belles dames qu’ils avaient pu trouver, aucune n’a soutenu la comparaison. Il est aussi venu grand nombre de chevaliers, ils n’ont pu surpasser la prouesse de Perside. J’espérais en messire Gauvain, et je suis allée vingt fois à la cour du roi Artus pour l’intéresser à ma sœur ; mais il était toujours entrepris ailleurs. »

Ces récits ajoutaient à l’impatience qu’Hector avait de juger par lui-même de tant de beauté et de tant de prouesse. Ils arrivèrent au château de Garonhilde[1], résidence de Perside. La dame était dans le donjon ; ils en montent les degrés et s’arrêtent à la porte de la chambre d’Hélène. « Que voulez-vous ? disent les gardiens. — Je veux voir la dame que vous retenez. » Hélène alors occupée à se parer, entendit une voix et se hâta de paraître à la fenêtre ; car sa geôle, fermée d’une haute clôture de fer[2], avait une seule fenêtre par laquelle on pouvait la voir. Il y avait une petite porte dont Perside gardait la clef et qu’il ouvrait, quand il lui plaisait de visiter sa chère victime. Hector avança donc un peu la tête et, tout aussitôt, ébloui de la beauté de la dame, il détache son heaume pour mieux la contempler. « Soyez le bienvenu, chevalier ! dit Hélène. — À vous, dame, bonne aventure, comme à la plus belle que le monde ait pu jamais produire ! Je me suis chargé de soutenir votre cause avant de penser qu’elle fût aussi juste. Quelle prouesse pourrait être mise en balance avec votre beauté ! Dieu, j’en ai la confiance, sera du même avis que moi. »

Un chevalier arrive et demande à Hector s’il a bien l’intention de soutenir, les armes à la main, la suprême beauté d’Hélène. « Plus que jamais, puisque j’ai pu juger par moi-même de mon bon droit. — Sire, monseigneur vous attend au bas de la tour. — Maudit soit-il de m’arracher si tôt à la vue de la belle des belles ! ne pouvait-il attendre ? Dame, pour me rendre plus digne de vous défendre, ne voudrez-vous pas approcher un peu, et me toucher de votre main nue. S’il m’arrive de perdre le heaume que je tiens à la main, je saurai bien encore garantir la chair nue que vous aurez touchée. » La dame sourit, et prenant dans ses deux mains la tête du chevalier, elle le baise tendrement au front. « Dieu, dit-elle, qui naquit sans péché, vous donne la vertu de me délivrer ! »

Hector aussitôt relace son heaume et descend au pied de la tour où son cheval l’attendait. Perside, en l’apercevant, lui demande s’il veut toujours soutenir qu’Hélène soit plus belle que son époux n’est vaillant. « Si vous étiez sage, dit Hector, il n’y aurait pas de bataille entre nous. Seriez-vous aussi preux que mon seigneur Gauvain, les perfections de ma dame Hélène l’emporteraient encore sur les vôtres. Toutes les beautés sont en elle, et j’ai trouvé maint autre preux chevalier doué d’une vertu qui vous fait défaut : c’est la courtoisie. Si vous la possédiez, vous auriez reconnu depuis longtemps qu’elle est plus belle que vous n’êtes vaillant ! — Chevalier, répond Perside, il est trop tard ; je suis lié par mon serment. — Eh bien ! gardez-vous, car je veux mourir si je ne vous oblige à confesser votre tort. »

Alors ils s’entr’éloignent, puis reviennent de toute la force de leurs chevaux. Perside rompt sa lance ; Hector de la sienne le porte à terre. « Je ne sais, dit-il, comment vous soutiendrez l’escrime, mais vous avez déjà le pire de la joute : restons-en là je vous le conseille, et délivrez votre femme de l’odieuse prison où vous la retenez. — Non, chevalier, cela ne peut être. » Il se lance aussitôt de nouveau, Hector le reçoit le glaive levé ; mais, du tranchant de son épée Perside coupe le glaive en deux et atteint le cheval qui, mortellement blessé, tombe sans mouvement. « Ce n’est pas, dit Hector, la coutume des bons chevaliers de s’en prendre aux chevaux ; mais vous y perdrez plus que moi, car j’entends bien m’en aller sur le vôtre. » Et il se précipite à pied sur Perside qui, bientôt criblé de coups de pointe et de taille, oppose en vain à l’épée de son adversaire un écu percé, déchiqueté. Il tourne, s’esquive ; Hector ne lui laisse pas de relâche. Enfin sa propre épée lui échappe des mains, il fléchit sur les genoux, et se résigne à crier merci, quand il voit Hector délacer son heaume et abattre sa ventaille. « Je veux bien vous l’accorder, dit le vainqueur, mais à trois conditions. — Oui, oui, telles que vous les direz. — Vous confesserez que la beauté d’Hélène l’emporte sur votre prouesse. — Vous irez à la cour du roi Artus et tiendrez la prison de la reine : Hélène sans pair vous accompagnera, et c’est devant elle que vous confesserez ce que je vous oblige en ce moment à reconnaître. Enfin, vous demanderez la demoiselle qu’on vous désignera pour mon amie ; vous la saluerez de ma part et vous lui direz que je ne suis pas encore avancé dans ma quête. — Sire, comment nommerai-je celui qui m’a vaincu ? — Vous le nommerez Hector. Maintenant, conduisez-moi vers dame Hélène. »

Perside releva le pan de son haubert et prit une clef qu’il tendit à l’heureux libérateur d’Hélène. Hector ôta son heaume avant d’aller ouvrir la porte de la geôle : « Venez, dame ; il ne faut pas que tant de beautés demeurent cachées. » Hélène le prend entre ses bras : « Ah chevalier ! » dit-elle en le baisant, « que Dieu vous récompense mieux que je ne puis le faire ! — Dame, je ne puis rien lui demander, après avoir été baisé de la belle des belles. — Avouez, au moins, que jamais baiser n’aura été mis à si haut prix. »

Hector passa la nuit au château de Garonhilde, et l’on devine la joie que montrèrent la sœur d’Hélène sans pair et les gens de la maison. Perside lui-même n’était pas fâché de se voir affranchi du serment indiscret qui l’empêchait de témoigner à la belle Hélène l’amour qu’il n’avait pas cessé de lui porter. Le lendemain au point du jour, Hector entendit la messe, revêtit ses armes et prit congé. Perside lui présenta son meilleur coursier, il fut convoyé jusqu’au carrefour voisin. La sœur de Perside lui demandant alors quel chemin il voulait prendre : « Vraiment, je l’ignore : je suis en quête d’un chevalier dont le nom m’est inconnu et qui est je ne sais où ; mais à force d’errer, j’en apprendrai peut-être quelque chose. » Perside lui conseilla de suivre la voie que fréquentaient le plus les chevaliers errants. « Cette voie, » lui dit-il, « traverse le Norgalles, et parmi les chevaliers venus en aide au roi Tradelinan, vous pourrez bien rencontrer celui que vous cherchez. » Hector suivit le conseil, et s’éloigna en les recommandant à Dieu.

Ici le conte lui laisse continuer sa quête, pour revenir au jeune Lionel qui s’en allait porter à la cour d’Artus le message de Lancelot et de Galehaut.

  1. Var. Ganilte. — Gulerwilte — Gaborwilte. — Le ms. 751 ne le nomme pas.
  2. Elle estoit enserrée en un prosnel de fer, si n’i avoit c’une fenestre où on poïst sa teste boter (ms. 751, fo 133). Sur le mot prosne, voyez saint Graal, t. I, p. 283, note 1.