Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/53

Léon Techener (volume 4.p. 45-55).

LIII.



Le roi Artus était dans la grande cité de Londres quand y arriva Lionel. Le varlet vit d’abord la dame de Malehaut qui le conduisit dans la chambre de la reine. Grande fut la joie des deux dames en apprenant qu’il venait du Sorelois. « Comment, lui demanda Genièvre, le fait Galehaut et son ami ? — Assez bien, dame, s’ils ne craignaient d’être oubliés ; j’ai charge d’enquérir comment ils pourront vous revoir. »

Les deux dames, après s’être conseillées, croyaient avoir trouvé le moyen de contenter leurs amis, quand arriva la nouvelle de l’entrée des Saisnes et des Irois en Écosse. Ils avaient déjà mis le siége devant le château d’Arestuel. Le roi Artus avait aussitôt mandé aux barons de se rendre à Carduel. Il voulait réclamer le secours de Galehaut ; mais la reine lui persuada d’attendre que le besoin en fût plus pressant. Cependant, elle donnait congé à Lionel en lui recommandant de dire à Lancelot que son intention était de suivre le roi en Écosse : il aurait donc soin d’y venir avec son ami, mais sous des armes déguisées. Elle chargea encore Lionel de lui remettre une bande de soie vermeille qu’il pourrait attacher à son heaume, et une bande blanche oblique dont il chargerait le champ noir de l’écu qu’il avait porté à la dernière assemblée. À ces dons elle joignit encore le fermaillet de son cou, l’annelet de son doigt, un riche peigne dont les dents étaient garnies de ses cheveux, enfin son aumônière et sa ceinture.

Nous passerons rapidement sur l’entrée de mess. Gauvain et du gentil Hector dans le pays de Sorelois. Mess. Gauvain triomphe des nombreux obstacles qui en défendaient l’entrée après avoir abattu le chevalier chargé de l’arrêter sur le pont qu’il lui fallait passer, il voit inscrire son nom près de ceux qui avaient avant lui mis à fin les mêmes épreuves. C’était le roi Ydier de Cornouailles, le roi Artus de Logres, Dodinel le Sauvage et Melian du Lis. Quand Hector arrive pour lutter contre le dernier occupant du pont (mess. Gauvain), il allait peut-être garder l’avantage sur le neveu d’Artus, si celui-ci ne se fût avisé de lui demander son nom et l’objet de sa quête. Alors ce fut à qui des deux persisterait à s’avouer vaincu, à refuser l’honneur que l’autre voulait lui décerner. Mais il leur fallait respecter la coutume et attendre que de nouveaux chevaliers vinssent tenter de passer le pont qu’ils auraient défendu. Heureusement Galehaut envoya un de ses hommes pour occuper la place. Une demoiselle leur apprit que le prince des Lointaines-Îles était avec son ami dans un manoir écarté de l’Île-Perdue. Pour y arriver, il leur fallut livrer de nouveaux combats ; d’abord contre deux chevaliers de Galehaut, puis contre le Roi des cent chevaliers et Lancelot lui-même. Lionel arriva justement de la cour de Logres pour interrompre ces luttes aveugles et faire embrasser messire Gauvain et Lancelot. Puis, la demoiselle amie d’Agravain sachant que mess. Gauvain devait se trouver dans le Sorelois, vint lui rappeler que son frère avait besoin du sang du meilleur des chevaliers. Messire Gauvain ne l’avait pas oublié. Il tira d’abord à part Galehaut et Lancelot, pour leur demander s’il ne leur conviendrait pas de se rendre à l’ost du roi. C’était leur intention ; mais, pour répondre au désir de la reine, ils lui déclarèrent qu’ils tenaient à n’y paraître que sous armes déguisées. « Je suivrai votre exemple, » dit mess. Gauvain ; « nous partirons à la fin de cette semaine et, d’ici là, nous aurons le temps de nous faire saigner. »

Lancelot n’avait jamais eu besoin qu’on lui tirât du sang ; mais il ne voulait rien refuser à mess. Gauvain. Il se laissa donc ouvrir les veines, et la demoiselle recueillit le sang et se hâta de le rapporter à son amie. Dès qu’Agravain en fut légèrement arrosé, il sentit éteindre l’ardeur de ses plaies ; son bras reprit sa première vigueur, comme auparavant le sang de mess. Gauvain l’avait rendue à sa jambe malade.

Sur la fin de la semaine, ils quittèrent le Sorelois et ils approchaient des marches d’Écosse, quand une demoiselle parut et leur vint demander s’ils tenaient à savoir où campait l’ost du roi Artus ? — « Assurément, demoiselle. — Je vous le dirai si, de votre côté, vous prenez l’engagement de me suivre pendant une heure où je vous conduirai, dès qu’il me plaira de le réclamer. » Tous les quatre consentirent.

« L’ost du roi, dit-elle, est à douze lieues d’Arestuel en Écosse, devant la Roche aux Saisnes. » C’était une forteresse dont la construction remontait au temps du mariage de Wortigern avec la sœur d’Hengist. La belle Camille, sœur du roi Hargodabran le Saxon, y résidait. Camille avait dans l’art des enchantements une science égale à celle de Viviane et de Morgain. Par ses conjurations, le roi Artus était devenu éperdûment amoureux d’elle, et elle ne désespérait pas de lui faire passer le seuil des portes d’Arestuel.

On doit se souvenir que mess. Gauvain et les vingt compagnons de sa quête s’étaient tous engagés à retourner, si le roi venait à réclamer leur service, avant l’heureux succès de leur recherche ; mais ils devaient, dans ce cas, reparaître sous des armes déguisées. Or Lancelot voulant de son côté demeurer inconnu, mess. Gauvain ne pouvait encore annoncer le succès de sa quête et par conséquent reparaître devant le roi Artus. Il fut donc convenu que tout en apprenant à ses compagnons qu’il avait trouvé Lancelot, il leur ferait comprendre que le moment n’était pas arrivé de le déclarer. Il les retrouva sous des tentes séparées de celles du camp. Sagremor seul n’avait pas reparu, retenu plus longtemps qu’il n’eût voulu par sa nouvelle amie. Mess. Gauvain fit dresser sa tente et celle de son jeune ami Hector assez près des compagnons de la quête. « Quel est, lui demanda Keu le sénéchal, ce chevalier avec lequel vous êtes ; était-il des nôtres ? — Non, sénéchal ; mais vous n’aurez pas oublié, je pense, celui qui vous abattit devant la Fontaine du Pin. — Il suffit : nous répondons de sa prouesse. »

Galehaut et Lancelot partagèrent la tente de mess. Gauvain. Elle était placée entre la ville d’Arestuel et le camp du roi. Avec nos chevaliers étaient dix vaillants écuyers, sans compter le gentil Lionel.

Ils avaient reposé une nuit quand le Roi, impatient de combattre sous les yeux de la belle Camille, donna le signal de monter, passa le gué et alla attaquer les Saisnes jusque dans leur camp. Hector, messire Gauvain et ses dix-neuf compagnons formèrent avec leurs nombreux sergents une forte échelle qui rejoignit les Bretons quand déjà l’action était engagée et que les Saisnes, revenus d’un premier effroi, avaient repris l’avantage sur leurs moins nombreux assaillants. Galehaut et Lancelot apprirent encore plus tard, que les Bretons et les Saisnes étaient aux prises : ils s’armèrent, Galehaut des armes du Roi des cent chevaliers, Lancelot de ses armes ordinaires, sauf la bande blanche à travers le champ noir de l’écu, et le pennon flottant sur le heaume. Pour la première fois était porté ce signe de reconnaissance[1]. Ils arrivent sous la tour où la reine Genièvre se trouvait avec la dame de Malehaut ; et quand, en levant les yeux vers les créneaux, ils reconnurent leurs dames, Lancelot eut grande peine à se maintenir en selle. Lionel les accompagnait avec le chapeau et le haubergeon des sergents : la reine le fit appeler par une de ses demoiselles ; il descendit de cheval, posa les lances dont ses bras étaient chargés contre le mur de la tour et il monta les premiers degrés. Genièvre, de son côté, descendit vers lui. « Lionel, dit-elle à la hâte, il faut que le fort du tournoi[2] soit en vue de la tour. » Lionel revint à son cheval, reprit ses lances et courut rapporter à Lancelot les paroles de la reine. Mais Lancelot était tellement perdu dans ses rêveries qu’il n’avait pas vu Lionel entrer dans la tour. Avant même d’écouter, il répondit : « Je ferai ce qui plaira à la reine. »

Pour bien comprendre les incidents de la journée, il ne faut pas oublier qu’un cours d’eau sépare les Bretons de leurs ennemis. Sur la rive occupée par les Bretons est la tour de la reine ; sur l’autre rive la Roche aux Saisnes, et plus loin le camp des païens. Ceux-ci, pris à l’improviste, avaient été d’abord assez maltraités ; mais une fois armés, comme ils étaient deux fois plus nombreux, ils allaient contraindre les Bretons à repasser la rivière, quand mess. Gauvain et ses dix-neuf compagnons, suivis de près par Lancelot et Galehaut, arrivent à-propos et repoussent les Saisnes jusqu’aux premières lices de leur camp. Lionel cependant, étonné de ne pas voir Lancelot répondre aux vœux de sa dame, se jette au frein de son cheval et lui répète que la reine désire vivement que la bataille ait lieu devant la tour. Voilà Lancelot tout éperdu : « Lionel, dit-il, retourne vers ma dame, et demande-lui si elle veut encore nous voir revenir de son côté. » — Lionel obéit, et la reine le voyant approcher, descend de la tour et lui répète que tel est son désir. Lancelot, dès que la réponse lui est rendue, se rapproche de mess. Gauvain et de ses compagnons : « Je sais, leur dit-il, un moyen de mettre aux mains du roi autant de riches prisonniers qu’il lui plaira. Les Bretons ne voient en vous que des chevaliers errants ; tournez-vous un instant contre eux, et repoussez-les au delà de la rivière ; les Saisnes, rassurés par le secours qui leur arrive, ne manqueront pas de poursuivre, et quand ils auront passé le gué à la chasse des nôtres, vous tournerez bride et frapperez sur eux comme vous savez faire : alors nos hommes reprendront l’avantage, les païens saisis d’épouvante fuiront à qui mieux-mieux, et je les recevrai à l’entrée du gué. »

Galehaut applaudit au plan de son ami, mais mess. Gauvain hésitait : « Je ne puis, disait-il, aller même pour un moment contre les gens du roi mon seigneur. — Pourquoi ? répond Galehaut, quand c’est pour le mieux servir ? » Et mess. Gauvain consentit.

Aussitôt le mouvement s’exécute ; Lancelot, Galehaut, mess. Gauvain et ses compagnons de quête font volte-face, et poussent devant eux les Bretons étonnés qui reculent entraînant le roi lui-même dans leur retraite. Ils repassent le gué en désordre ; mais quand les Saisnes l’ont eux-mêmes franchi en les chassant devant eux, mess. Gauvain et les siens se tournent de nouveau contre eux, et après quelque résistance, les Païens fléchissent, lâchent pied et arrivent effrayés et pêle-mêle devant le gué qu’ils veulent à qui mieux mieux repasser. Lancelot les y attendait au pied de la tour, avec ses écuyers. Ils sont immolés à mesure qu’ils se présentent, et si grand fut le carnage qu’à compter de ce moment le passage ne fut plus connu que sous le nom de Gué du sang.

Jamais Lancelot n’avait tant frappé ni reçu tant de horions : son écu était troué, son heaume bosselé et fendu, le cercle s’en était détaché. La reine, qui ne le perdait pas de vue, appelle une de ses demoiselles, et lui met entre les mains un riche heaume appartenant au roi Artus. « Va, lui dit-elle, le présenter à ce preux chevalier aux armes noires ; je ne puis supporter la vue de tant de sang ; dis-lui de laisser commencer la chasse. » La demoiselle obéit ; Lancelot remercie, ôte son heaume et lace celui que la reine lui envoie ; puis il s’éloigne un peu et laisse libre le gué. Aussitôt les Saisnes se pressent et passent dans le plus grand désordre. Lancelot, les Bretons et le roi surtout, furieux d’avoir été une fois contraints de fuir, les poursuivent avec fureur. Grand fut le nombre des prisonniers, parmi lesquels le frère du roi des Saisnes. Durant la chasse, Artus fut trois fois désarçonné et trois fois relevé et remonté par Lancelot.

Mais l’approche de la nuit contraignit enfin les Bretons victorieux à cesser la poursuite. Il fut convenu que mess. Gauvain resterait pour protéger le retour, pendant que Lancelot et Galehaut reviendraient jusqu’à la tour de la reine. Genièvre descendit et tous, à l’envi la saluèrent. Les bras de Lancelot étaient ensanglantés jusqu’aux épaules : « Comment le faites-vous, lui demande la reine — Bien, dame. — Et ces bras ne sont-ils pas meurtris, brisés ? Je veux m’en assurer ; descendez. » Elle ne peut alors se tenir d’embrasser son ami ; Galehaut reçoit de son amie la même étreinte ; et la reine, approchant de l’oreille de Lancelot : « J’entends demain visiter ces plaies à mon aise et pourvoir au meilleur moyen de les guérir. — Dame, répond Lancelot, de vous seule pourraient venir les plaies mortelles. — Remontez, doux ami, que personne n’ait soupçon de ce que j’ai pu vous dire. » En ce moment le gros des chevaliers revenait et repassait le gué. La reine ne les attend pas et rentre dans la tour, mais après avoir averti Lionel de venir lui parler tandis que Lancelot et Galehaut retourneraient à leur tente.

  1. « Ce fu la première connoissance qui onc sous le roi Artu fu portée sur hiaume » (msc. 339, fo 61, vo). Cette remarque d’un romancier du douzième siècle prouve au moins que l’usage était de son temps déjà ancien.
  2. On donnait encore au douzième siècle le nom de tournois ou assemblées à toutes les grandes rencontres d’armées ennemies.