Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/39

Léon Techener (volume 3.p. 287-312).

XXXIX.


Suivons d’abord les pas de messire Gauvain. Il chevaucha deux jours sans rien voir qui soit à redire. On était au mois de juillet, le ciel était pur, le temps serein, la terre verte et fleurie. Enfin, à la descente d’une montagne, il aperçoit d’assez loin quatre chevaliers armés. Un d’entre eux quitte ses compagnons, arrive au galop sur lui la lance en arrêt, sans prendre le temps de le défier. Messire Gauvain se prépare à bien le recevoir ; mais l’autre se contente de saisir son cheval par le frein ; le cheval se dresse, peu s’en faut qu’il ne se renverse en arrière, et messire Gauvain reconnaît Sagremor : « Eh quoi, Desréé, lui dit-il, c’est à moi que vous en voulez ? — Ah ! sire, pardonnez : je ne vous avais pas reconnu. — Je l’ai bien vu, de par Dieu ! mais le mal n’est pas grand. Quels chevaliers étaient avec vous ? — Vous allez les reconnaître ; c’est messire Yvain, c’est Keu le sénéchal, c’est Giflet le fils Do. Après nous être séparés, nous nous sommes rencontrés hier, à l’issue d’un carrefour à sept voies. »

Les trois autres chevaliers en approchant furent ravis de se retrouver avec messire Gauvain ; comme, sans le vouloir, ils s’étaient rejoints, ils convinrent de chevaucher quelque temps de compagnie.

Les voilà devisant, riant, gabant ; mais étonnés de tant cheminer sans aventures. Enfin, à la descente d’un tertre, dans une grande plaine limitée par une forêt, leurs yeux s’arrêtent sur un grand pin qui couvrait de son ombrage une fontaine. Bientôt ils voient accourir au galop un écuyer portant sur son épaule une liasse de lances. Arrivé devant la fontaine, l’écuyer descend, délie le faisceau et dresse les lances autour du pin ; il ôte de son cou un écu noir goutté d’argent, et le suspend par la guiche[1] à l’une des branches. Cela fait, et sans descendre de cheval, l’écuyer pique des deux, et rentre dans la forêt d’où il venait de sortir.

De la même forêt, mais par une autre voie arrive presque aussitôt un chevalier entièrement armé qui regarde les lances rangées autour du pin, s’arrête, délace son heaume et descend : quand il voit l’écu suspendu aux branches, il gémit, soupire et verse des larmes. Un moment après, il semble consolé, relève gaiement la tête et donne les signes d’un vif contentement.

« En vérité, dit le sénéchal, si ce chevalier n’est pas fou, je ne crois pas qu’il y en ait au monde. — La chose est étrange en effet, dit messire Gauvain ; comment deviner ce que cela signifie ? — Rien de plus facile, répond Keu ; je vais aller le demander. Si le chevalier refuse de parler, je saurai bien le mettre à raison. — L’amende, s’écrie Sagremor, est de mon droit ; c’est moi qui dois ordinairement sortir le premier des rangs, et de là mon surnom de Desréé[2]. — Sagremor a le droit pour lui, » disent en riant les autres.

Keu cède en murmurant, et Sagremor arrive devant la fontaine : « Beau sire, dit-il, quatre chevaliers arrêtés à l’entrée de la plaine désirent savoir qui vous êtes, et pourquoi vous passez ainsi du deuil à la joie. — Beau sire, répond l’autre sans le regarder, vos quatre chevaliers n’ont rien à voir dans ce que je fais : je ne demande pas leur compagnie. — Cela ne peut passer ainsi. — Comment donc cela passera-t-il ? Entendez-vous m’obliger à dire ce qui ne vous touche en rien ? — Oui ; vous parlerez, ou vous vous défendrez. »

L’inconnu lace aussitôt son heaume, remplace l’écu blanc au noir quartier qu’il portait, par celui qui était suspendu à l’arbre, non sans gémir et sans verser de nouvelles larmes : il empoigne la plus forte des lances que le valet avait apportées et attend Sagremor. Celui-ci rompt son glaive sur l’écu noir goutté d’argent, mais dès la première atteinte il est jeté des arçons. En même temps l’inconnu saisit le frein, frappe rudement le cheval, et le fait galoper à vide du côté de la forêt.

Rien ne se peut comparer au dépit, à la confusion de Sagremor. Keu, charmé de sa mésaventure, dit en riant à messire Gauvain : « Ne pensez-vous pas que Sagremor aurait pu ne pas tant se presser ? » À son tour il broche des éperons, et raille encore en passant le pauvre Desréé : « Vous avez votre droit, Sagremor : êtes-vous content ? »

Mais il allait être payé de la même monnaie. Le chevalier du Pin, qu’il interrogea et défia de même, répondit en lui faisant mesurer la terre, et en chassant son cheval du côté de la forêt.

Giflet, messire Yvain veulent venger leurs compagnons : ils sont comme eux abattus, et privés de leurs chevaux. Messire Gauvain, tout en admirant la prouesse du chevalier du Pin, ne vit pas sans un violent chagrin la mésaventure de ses amis. « À Dieu ne plaise, dit-il, que je ne les venge ou ne partage leur sort ! » Il empoignait un glaive et allait brocher des éperons, quand il voit sortir de la forêt un gros nain bossu, monté sur un énorme cheval à selle dorée : il portait sur l’épaule une forte gaule[3] de chêne nouvellement coupée : « Attendez, sire, dit Giflet à messire Gauvain, voyons ce qui va arriver. » Le nain s’arrête devant la fontaine, se dresse sur la selle et, de la gaule qu’il tient à deux mains, frappe à coups redoublés le chevalier, qui reprend avec le nain le chemin de la forêt, sans essayer de résister.

« Je n’ai rien vu dans ma vie d’aussi étrange, dit messire Gauvain. Jamais tel prud’homme ne fut maltraité par une si vile pièce de chair. Je veux savoir quel est ce chevalier. — Avant tout, fait le sénéchal, veuillez, messire Gauvain, penser à nos chevaux et nous les renvoyer si vous les rejoignez ; autrement nous sommes condamnés à rester ici. » Gauvain fait un signe de consentement, détache un des freins que le chevalier du Pin avait jetés sur les branches après avoir chassé les chevaux, et broche vers la forêt. Il rejoignit bientôt le cheval d’Yvain qu’il remit sur la trace de son maître en laissant aux deux autres chevaliers le soin de retrouver les leurs.

Il reconnut les éclos[4] du chevalier et du nain : mais la nuit vint, il cessa de les voir, descendit et s’endormit au pied d’un chêne. Le lendemain, au sortir du bois, il trouve dans une prairie belle et riante un riche pavillon tendu. Il approche de l’entrée, et sans descendre avance la tête ; une belle demoiselle était à demi couchée sur un lit somptueux ; sa pucelle passait un peigne d’ivoire incrusté d’or dans ses longs cheveux blonds qui flottaient sur ses épaules[5] ; une autre pucelle lui présentait d’une main un miroir, de l’autre un chapelet de fleurs. Gauvain lui souhaita le bonjour. « Dieu, répond-elle, vous le donne également, si vous n’êtes de ces mauvais garçons qui ont laissé battre le bon chevalier ! — Demoiselle, que je sois ou non de ceux-là, veuillez me dire quel est ce bon chevalier, et pourquoi il se laissait frapper par un vilain nain. — Taisez-vous ! vous êtes, je le vois, de ceux que j’ai dit. Dieu vous envoie honte ! » Et comme elle achevait ces mots, messire Gauvain sentit son cheval bondir sous lui, et tomber sans vie. Il regarde et voit le nain qui avait enfoncé dans les flancs de l’animal une longue épée. Outré de colère, messire Gauvain se débarrasse, saisit le nain, le frappe du poing, le soulève et l’attache avec son licou à l’une des colonnes du pavillon : « Ah ! criait le monstre, ma mère me l’avait bien dit. — Qu’avait-elle dit, ta mère ? — Que je serais tué par une méchante merde, la plus puante du monde. — C’est fort bien ; tu es mort en effet, si tu ne dis quel est ce chevalier qui pleurait et riait, et qui s’est laissé battre par toi. — Je le dirai, si tu promets de combattre contre un meilleur que lui, et qui aura pour lui le droit. » Gauvain réfléchit un instant, il sentait le danger de soutenir une mauvaise cause ; mais il désirait tant de faire parler le nain qu’il promit ce qu’on lui demandait.

Le nain alors : « Ce chevalier se nomme Hector, et sa prouesse est déjà bien éprouvée. Laissez votre miroir, pucelle, et allez le quérir. » La pucelle obéit, lève un pan de la tente, descend dans une grotte et reparaît bientôt tenant par la main un chevalier en cotte d’armes, jeune, blond et de bonne grâce ; bien qu’il eût le visage camoussé par les mailles du haubert qui avaient plié sous le bâton du nain. « Voilà celui que tu as vu combattre à la fontaine, dit le nain ; et la demoiselle ici couchée est ma nièce, fille unique d’un riche homme, vassal de ma dame de Roestoc. Durant la guerre que soutient ma dame, ce mien frère reçut une blessure mortelle. Avant de rendre l’âme, il me fit approcher et me donna la garde de sa fille unique et la disposition de son héritage[6]. Or ma nièce s’est éprise de ce chevalier qui, de son côté, n’aime rien autant qu’elle. Comme je ne voulais pas sitôt remettre à ma nièce l’héritage paternel, dès que je m’aperçus de leur amour, je déclarai que s’ils voulaient un jour être l’un à l’autre, ils devaient attendre qu’il me plût de les unir et qu’autrement, ma nièce n’entrerait jamais en possession des domaines dont j’avais la garde. Le baron qui poursuit ma dame de Roestoc est un chevalier voisin, nommé Segurade, auquel, jusqu’à présent, personne n’a pu faire rendre les armes. Il a demandé la main de ma dame, qui, ne le trouvant ni assez jeune, ni assez haut homme, l’a toujours refusé. Pour contraindre sa volonté, il a commencé contre elle une guerre cruelle, avec l’aide non pas tant de sa parenté que des jeunes chevaliers attirés par son renom de prouesse et de largesse. Il a donc brûlé, ravagé ses terres, et les gens du pays, désolés de ces courses continuelles, sont allés trouver Madame et l’ont menacée de l’abandonner, si elle refusait de s’accommoder. Madame de Roestoc, d’après le conseil de son parent le plus âgé, a donc enfin promis d’épouser dans un an Segurade, s’il continuait à outrer tous les chevaliers qui se présenteraient pour disputer sa main. Segurade, plein de confiance dans sa prouesse, a consenti ce délai d’une année ; cependant, il a soin de faire garder tous les passages qui conduisent à la terre de Roestoc, pour arrêter les chevaliers qui viendraient tenter de lui disputer Madame.

« D’un autre côté, ma nièce et ce chevalier étaient impatients du retard que je mettais à leur union. Je voulais au moins attendre le terme consenti par Segurade, pour savoir au juste si je deviendrais son homme lige ; mais Hector eût donné un de ses yeux pour se mesurer avec lui, et ma nièce, qu’effrayait les grands récits de la prouesse de Segurade, avait défendu à son ami de le défier, sans son exprès congé. Elle fit même ouvrer un écu noir goutté d’argent, qu’elle se réserva de garder, en lui recommandant de ne répondre à aucun défi avec un autre écu que celui-ci, lequel signifie douleur et larmes. Hector, de son côté, avait trop de confiance en sa prouesse, pour ne pas espérer de vaincre Segurade, s’il pouvait se rencontrer avec lui. Comme il était dans ces pensées, il lui arriva de songer qu’il était venu tout armé au pin de la fontaine où je le trouvai ce matin : que là devait se rendre Segurade, après y avoir convoqué une grande assemblée. Il en était ravi de joie, mais quand en levant les yeux vers les branches de l’arbre, il apercevait une nuée semée de petites étoiles sans clarté, il en ressentait une grande tristesse et, cependant, il emportait le prix de l’assemblée. Hector alla raconter ce qu’il avait rêvé à son amie ; elle lui soutint que tout songe était mensonge, et que le vainqueur de Segurade n’était pas encore né. — Cela, pensa-t-il, j’espère le savoir bientôt. Il se leva donc le lendemain au point du jour, comme j’étais déjà au moutier ; car tu sauras que je n’ai pas manqué la messe une seule fois dans ma vie. Il prit ses armes et les fit porter du château où nous étions à la fontaine du Pin, sans m’en prévenir. Mais ma nièce l’avait vu sortir ; elle accourut au moutier, et m’indiqua l’endroit où il ne devait pas manquer de se rendre, en mémoire de son rêve. Moi, ne voulant pas perdre ma messe, je fis avertir un de mes écuyers de monter mon meilleur coureur, et d’aller poser autour du pin un faisceau de lances, et sur une branche l’écu noir goutté d’argent. Car je prévoyais, qu’en voyant les lances et l’écu, Hector n’irait pas chercher plus loin Segurade, et qu’il se contenterait de l’attendre. L’écuyer arriva le premier, et quand Hector passa avec l’intention d’aller trouver Segurade, il remarqua le faisceau de lances de son rêve, et s’arrêta, persuadé que là devait avoir lieu l’assemblée qu’il attendait. Puis, en jetant les yeux sur l’écu goutté d’argent, il crut voir l’accomplissement du présage sinistre de la nue semée d’étoiles sans éclat, et il pleura d’avoir, en allant combattre Segurade, provoqué le courroux de son amie. Mais la victoire que la vision lui avait promise lui rendait l’espérance et sa première gaieté. Pour moi, dès que j’eus entendu la messe, je montai et j’arrivai à la fontaine où, l’ayant retrouvé, je l’ai châtié, battu, ramené comme tu as vu. Il n’avait garde de résister, car il sait que je puis décider de son malheur ou de sa joie.

« Voilà, je pense, continua le nain, ce que tu désirais savoir. Maintenant, tu as promis de combattre un chevalier plus fort que lui, c’est-à-dire Segurade, qui a le droit pour lui, puisqu’il ne fait que répondre au défi de chevaliers qui n’ont rien à lui reprocher. Mais je n’ai pas la moindre confiance dans ta prouesse ; et je te crois plutôt le dernier et le plus vil des hommes. »

Messire Gauvain le laissa dire et le détacha du poteau, tout en ayant grand regret de son cheval. Un valet vint avertir que le souper était prêt : le nain se mit à table et fit signe à messire Gauvain de prendre place à son côté. Les nappes ôtées, et comme on allait se lever, une pucelle descendit de son palefroi à l’entrée du pavillon, et vint présenter des lettres au nain.

« En vérité, » dit-il après avoir brisé la cire et lu, « les femmes sont étranges. Ma dame ne m’ordonne-t-elle pas de courir sans délai à la recherche du roi Artus, et de lui amener messire Gauvain pour champion ! Que j’aie le temps d’aller et venir, peu lui importe que je trouve messire Gauvain qui ne vient pas dans l’année trois fois en cour, elle n’en fait pas le moindre doute. Par mon Dieu ! au lieu de courir inutilement, je vais lui conduire ce chevalier, tout vil et méprisable qu’il soit. »

Gauvain souriait, Hector souffrait pour lui. On apporte les armes, la demoiselle et les pucelles en revêtent nos deux chevaliers. « Vous espérez apparemment séjourner, dit le nain à Gauvain, pour défaut de cheval ; mais je vous en donnerai un meilleur que le vôtre. » Le cheval arrive, gros, fort et bien taillé. Tous montent ; Gauvain, Hector, le nain, la demoiselle et ses pucelles ; trois écuyers portent les écus et une liasse de lances.

Le château de Roestoc où ils se rendaient était éloigné de plusieurs journées. En passant un cours d’eau, ils voient avancer vers eux deux chevaliers armés et trois sergents portant haubergeon, hache et épée. « Voilà les gens de Segurade, dit le nain ils gardent les marches de la terre de Madame. Défendez-nous, Hector : car, pour ce mauvais chevalier, il vaudrait bien autant qu’une chambrière. » Hector obtient l’agrément de son amie, prend de ses mains l’écu, saisit un glaive et attend au passage d’une haie les chevaliers de Segurade. Le combat ne fut pas long : le premier fut lancé rudement à terre ; les autres, voyant Hector mettre la main à l’épée, prirent ensemble la fuite.

« Hector, dit alors le nain, vous êtes un prud’homme. Et que serions-nous devenus si nous n’avions eu que ce vil chevalier pour nous défendre ! » Plus loin, devant une chaussée levée entre un marais et un plessis ou parc fermé de murs, le nain, qui chevauchait en avant, distingue trois chevaliers et trois sergents. « Voilà, dit-il, encore des hommes de Segurade : Hector, je vous en prie, défendez-nous. » Hector reprend son écu, son glaive, va au-devant des chevaliers et renverse le premier ; les deux autres saisissent les rênes de son cheval, et les sergents le frappent à coups redoublés. D’un revers d’épée, Hector fait tomber la main qui retenait le frein, et fend la tête du troisième. Les sergents épouvantés reculent, et, quand il les a poursuivis assez loin, il s’arrête attendant ses compagnons, détache son écu, lève son heaume pour s’éventer, et reçoit de nouveau les félicitations du nain.

Ils croisèrent encore, un peu plus avant, un chevalier accompagné de trente sergents, armés, comme les vilains, d’haubergeons, de lances et d’épées. Hector ne soutint pas leur premier choc ; il tomba, mais, bientôt relevé, il parvint à blesser le chevalier en se débarrassant de toute cette piétaille, à la grande satisfaction de Gauvain qui avait arrêté son cheval, et le lui présenta quand il voulut remonter. « Maudite l’heure, dit le nain, où naquit ce mauvais chevalier ! Est-ce en tenant les chevaux, dans votre pays, qu’on acquiert honneur et louange ? — Sire, au nom du ciel, dit Hector à Gauvain, ne lui répondez pas. »

Comme ils approchaient de Roestoc, et qu’ils dînaient auprès d’une belle fontaine, le nain appelle la pucelle qui lui avait apporté les lettres, et l’avertit d’aller prévenir la dame de Roestoc de leur prochaine arrivée. « Vous la prierez aussi de venir au-devant de nous, pour obtenir de ma nièce qu’elle laisse Hector combattre Segurade ; car Madame n’aurait qu’une piteuse assistance du champion que je lui amène. »

La pucelle obéit, et la dame de Roestoc arriva sur un palefroi amblant, accompagnée de son sénéchal et de nombreux chevaliers. Grohadain le nain après l’avoir saluée dit : « Ma dame, j’ai honte de n’avoir pas mieux trouvé que ce chevalier. — Il n’y a pas grand mal, répond la dame, si votre belle nièce veut bien, pour l’amour de moi, permettre à son ami le preux Hector de prendre en main ma défense. — Pour cela, Madame, répond la nièce, ne l’espérez pas ; ce serait envoyer mon ami à la mort, et j’aimerais mieux renier Dieu. — Ainsi, reprit la dame, me voilà chétive et délaissée — Oh ! Madame, dit le bon sénéchal, ne désespérez pas. Le champion qui consent à vous défendre est de haute mine, et s’il n’était prud’homme il ne vous offrirait pas de jouter contre Segurade. Pensez à le remercier. »

La dame essuya ses larmes, et s’avançant vers messire Gauvain : « Chevalier, soyez le bienvenu ! — Et à vous, Madame, Dieu donne bonne aventure[7] ! — Grand merci ! Avez-vous l’espoir de vaincre Segurade ? — Cela, je ne puis le dire. — Vous ne pouvez ? Que je suis malheureuse ! — Eh Dieu ! Madame, fait le sénéchal, qu’avez-vous encore ? — Ce chevalier ne peut me promettre de vaincre Segurade. — Il parle sagement : comment pourrait-il compter sur ce qui est en la main de Dieu ? »

Devisant ainsi, ils arrivent à Roestoc. On désarme messire Gauvain et Hector ; on les introduit dans une salle fraîchement jonchée. Plus Hector regarde son compagnon, plus il est frappé de sa haute mine et de sa noble tenue ; mais il craindrait de faire acte de vilenie s’il lui demandait son nom.

Les tables sont dressées et le manger servi. Comme ils étaient assis, arrive un écuyer qui sans descendre de cheval approche assez près de la salle pour être entendu : « Dame, dit-il, Monseigneur apprend que vous avez trouvé champion. Il est prêt à le combattre, et lui accorde trois jours pour dernier délai. » Le sénéchal répond : « Vous direz à votre seigneur que notre chevalier, quoique fatigué du voyage, sera prêt au terme indiqué. — Comment fait l’écuyer, votre champion est las pour si peu ! Monseigneur Segurade ne le serait pas, après avoir mis à merci deux, trois ou quatre de vos meilleurs champions. — Dites ce qu’il vous plaira : tel demande aujourd’hui la bataille qui pourra bien regretter de l’avoir désirée. »

L’écuyer s’éloigne, on se remet au manger. Quand les tables sont levées, messire Gauvain voit dix lances réunies au bout de la salle. Il prend le bois le plus fort, en essuie le fer, en rogne le bois d’un grand pied. Il fait ensuite la revue de ses armes ; l’écu, la guiche et la courroie étaient en bon état. Plus le sénéchal le suit des yeux, et plus sa confiance augmente dans le nouveau chevalier.

Messire Gauvain, le troisième jour, se rendit de grand matin au moutier, avant le service de Notre-Seigneur. La dame de Roestoc arriva avec le sénéchal un peu plus tard. Elle vit son chevalier pieusement agenouillé devant le crucifix, et sa contenance lui parut digne et belle. « Madame, lui dit le sénéchal, nous ne savons quel est votre défenseur ; mais je le tiens à prud’homme ; vous feriez que sage de lui offrir de vos drueries[8], souvent une telle avance fait merveille sur les grands cœurs. » La dame charge une pucelle de lui apporter son écrin. Elle en tire une courroie à rainures d’or[9], un fermail ciselé en or d’Arabie incrusté d’émeraudes et de saphirs puis, attendant Gauvain à la porte du moutier : « Dieu, lui dit-elle, vous donne le bonjour[10] — Et à vous, dame, tous les jours de votre vie ! Quant à celui-ci, nous y avons égal intérêt. — Ah ! sire, je ne pourrai jamais faire autant pour vous que vous allez faire pour moi. Veuillez au moins prendre de mes drueries et les porter pour l’amour de celle qui veut être dès ce moment à toujours votre amie. » Gauvain prend la courroie et l’attache ; il passe le fermail à son cou : « Dame, faites meilleure chair : vous n’épouserez pas Segurade. — Ah ! » dit en ricanant le nain qui les écoutait, « ce mauvais chevalier est assurément fou ou pris de vin. »

Hector et le sénéchal armèrent eux-mêmes messire Gauvain, à l’exception des mains et de la tête ; une chape à pluie[11] fut jetée sur son haubert. On lui amène un palefroi ; il monte et les valets qui l’accompagnent portent, l’un son écu, l’autre son glaive, un troisième conduit en laisse le cheval de combat. La dame était déjà hors de la ville, entourée, pressée par la foule qui voulait suivre les deux combattants d’aussi près que possible. « Ma dame, » lui disait assez bas le sénéchal, « nous avons été peu courtois, en ne priant pas votre chevalier de nous apprendre son nom. — Vous dites vrai ; et je vais le lui demander avant qu’il ne lace le heaume. » Messire Gauvain devina leur intention : il vint à eux avant de toucher à la borne qui marquait la place du combat, et pria la dame de lui accorder un don qui ne lui coûterait rien. « Quand il m’en coûterait tout au monde, je vous l’accorderais. — Eh bien ! dame, veuillez ne pas vous enquérir de mon nom, d’ici à quelques jours. — Hélas ! c’est là justement ce que j’allais faire ; mais, puisque vous le voulez, je m’en défendrai. »

Alors trois hommes parurent : deux étaient couverts d’une chape à pluie, le troisième était entièrement armé, la ventaille abattue, les gantelets détachés, la cotte d’armes bandée d’or et d’azur. Il était grand et bien formé, les jambes longues et droites, les flancs grêles, les épaules larges, les poings carrés, la tête grosse et les cheveux noirs entremêlés de gris. C’était Segurade : il fendit la foule, s’approcha de la dame de Roestoc, et d’une voix haute : « Dame, nous sommes au dernier terme, et je pense que vous tiendrez vos conventions dès que j’en aurai fini avec votre champion. » La dame émue garde le silence ; mais Gauvain : « Beau sire, dit-il, nous aurions besoin d’entendre de votre bouche quelles sont ces conventions. — Madame, reprend Segurade, les connaît, cela doit suffire. — Non ; ceux qui tiennent le parti de Madame n’en sont pas informés ; et il y aurait peu de courtoisie à refuser ce qu’ils demandent. — Chevalier, répond Segurade, je ne suis pas en jugement de cour, je dis et fais ce qu’il me plaît. — Ah ! Segurade, si vous obtenez de force une des plus belles et des plus hautes dames du monde, vous aurez trouvé bonne aventure : j’en sais de mon pays plus d’un qui pourrait bien vous la disputer. — Qu’ils viennent donc, je les défie ; eussent-ils avec eux Gauvain, le fils du roi Loth. » Messire Gauvain ne relève pas ces paroles ; il laisse Segurade, et va rejoindre le groupe de ses amis.

Un moment après, la dame de Roestoc s’éloigne et va attendre à quelque distance avec les autres dames[12]. Gauvain attache ses gantelets et relève sa ventaille. Hector lui lace le heaume, et le sénéchal lui présente le cheval de combat. Quand il est monté, Hector lui tend l’écu, le sénéchal la lance. Il passe dans l’enceinte fermée ; Segurade y entre de l’autre côté. Alors, ils se mesurent des yeux, prennent du champ et se rapprochent ; l’écu serré sur la poitrine, et lance sur feutre[13]. Les chevaux sont lancés ; les glaives éclatent dès le premier choc. Gauvain et Segurade reviennent l’un sur l’autre, s’étreignent et tombent ensemble si lourdement qu’en les voyant immobiles on les eût crus mortellement atteints. Segurade se dégage, se redresse, met la main à l’épée, passe son bras dans les enarmes[14] de son écu, et revient sur Gauvain au moment où il se relevait. Ce fut alors un échange de coups d’estoc et de taille. Ils fendent, écartèlent et découpent leurs écus ; ils faussent les heaumes, et font pénétrer la pointe de l’acier dans les hauberts. Telle est la sûreté de l’attaque, la vigueur de la défense, qu’on ne sait à qui des deux donner l’avantage. Enfin, cédant à la même fatigue, ils laissent tomber leurs bras, et semblent garder à peine la force de retenir leurs écus. Ce temps d’arrêt fut court ; tels que deux lions furieux, ils reviennent l’un sur l’autre, et rassemblent dans un dernier effort tout ce qui leur reste de vigueur. Aux approches de midi, messire Gauvain se contente de la défensive ; l’ardeur de Segurade s’en accroît. Il était, on le sait, dans la destinée de Gauvain de n’avoir plus aux approches de midi que la valeur d’un guerrier ordinaire : mais une fois le soleil au milieu de sa course il se ranimait et déployait la vigueur de deux hommes. Segurade s’en aperçut bientôt : comme il pensait l’avoir outré, le voilà qui reçoit des coups terribles, et se voit, à son tour, rudement mené. Ce n’est plus un homme, c’est un démon auquel il croit avoir affaire : il se garde, il se dérobe ; c’en est fait, l’invincible sera vaincu ; adieu sa renommée, adieu la conquête de la dame qu’il aime. Le sang perdu, les blessures ouvertes, le soleil ardent tombant à plomb sur son heaume décerclé, tout rend sa défaite inévitable. Il recule, il se roule, il se dérobe efforts inutiles, un coup suprême le fait tomber sur les mains, et quand il essaye de se relever, Gauvain lui pose un genou sur la poitrine, délace son heaume et du pommeau de son épée le frappe au front, au visage. « Merci ! crie-t-il. — Avouez donc que vous êtes conquis et outré. — Merci, gentil chevalier ! mais ne m’obligez pas à dire le mot honteux. — C’est à votre dame à décider. » On va dire à la dame de Roestoc que son chevalier a vaincu ; elle arrive transportée de joie, tombe aux pieds de Gauvain, baise les mailles de ses chausses, l’or de ses éperons. « Madame que voulez-vous de ce chevalier ? — Sire, il n’est pas à moi, mais à vous ; faites-en votre plaisir. — Non, dame, je suis votre champion, j’ai défendu votre droit ; vous seule êtes la maîtresse. Je vous dirai seulement que Segurade, un des meilleurs chevaliers du monde, vous crie merci. — Cher sire, dit la dame, ce que vous ferez sera bien fait. » Gauvain alors le releva et Segurade se reconnut vassal de la dame de Roestoc.

Hector et le sénéchal le conduisent au château où la dame de Roestoc les avait précédés, oubliant messire Gauvain qui demeura presque seul en place. Un jeune valet du pays avait arrêté et retenu son cheval, au moment où les deux champions vidaient du même coup les arçons. Quand il le lui ramena, messire Gauvain s’aperçut qu’on l’avait laissé seul, et que la dame de Roestoc s’était éloignée sans le remercier. Il prit le chemin de la forêt. Le jeune valet croit devoir l’avertir que Roestoc est du côté opposé. — « Je le sais, frère ; mais j’ai affaire au bois, je reviendrai bientôt. » Le valet resta quelque temps à l’attendre, puis, ne le voyant pas revenir, il suivit les éclos de son cheval et le rejoignit, comme il avait le genou posé sur un chevalier désarçonné qu’on entendait crier merci. « Je vous l’accorde à une condition, disait messire Gauvain. Vous irez tenir la prison de la dame de Roestoc. » Le chevalier se releva et tourna vers le château ; il y arriva comme la dame demandait où était passé le vainqueur de Segurade. « Madame, dit le chevalier de la forêt, je suis le neveu de Segurade, et je viens me mettre en votre prison, comme l’a ordonné celui qui a combattu pour vous. Dans l’espoir de venger mon oncle, j’avais suivi les traces de votre chevalier, et pour mon malheur je l’ai rejoint, j’ai rompu ma lance sur son écu ; lui, sans daigner tirer l’épée, me saisit au corps, m’arracha le heaume de la tête, et me laissa la vie à la condition que je me rendrais votre prisonnier. »

« Hélas ! dit la dame en pleurant, malheur à moi d’avoir laissé partir sans lui rendre grâces le plus preux des chevaliers ! » Hector et le sénéchal également désolés de l’avoir perdu de vue, montèrent, dans l’espoir de le rejoindre et de le ramener à Roestoc. Mais après avoir battu la forêt dans tous les sens, ils revinrent sans l’avoir retrouvé. Nous les laisserons à Roestoc pour nous attacher aux pas de messire Gauvain.

  1. La guiche était ce que nous appelons aujourd’hui assez improprement baudrier : ce dernier mot est dérivé de baudré qui répondait à ceinture ; baudrier serait donc proprement le ceinturon.
  2. « Par mon chief vous n’irés pas, mès je irai ; car vous savez bien que li derroi de la maison le roi Artus sont mien, et por ce ai-je nom Desréé. » (Msc. 1430, fo 75, vo.) C’était un surnom que Sagremor avait mérité, parce que, dans les grandes assemblées ou dans les tournois, il sortait le premier des rangs, et ne réglait jamais ses mouvements sur ceux des autres. Le sens de desréé est justifié par un passage de la partie inédite du livre d’Artus : « Lors commence à approcher li conroi li uns à l’autre. Et Sagremor desrenge tout premiers à l’Amirant Monys, un Saisne orgueilleux. Et quant si compaignon le voient aler, si dient : C’est Sagremor li desréés, bien est drois qu’il ait la première jouste. » (Msc. 337, fo 144, vo.) – Le nom, voit-on dans le même livre d’Artus, lui avait été donné au retour de la dernière bataille livrée aux Saisnes. Après s’être trop avancé dans les rangs ennemis il avait été abattu et eût été retenu prisonnier, si Gauvain n’était venu le délivrer. La vieille reine de Vendebiere avait alors dit : « Il ne pourra longuement vivre ; jamais chevalier n’a mieux mérité le nom de desréé. » Depuis ce temps on ne l’avait plus appelé autrement, et il ne le trouvait pas mauvais.
  3. Un bleteron, mss. 776, fo 116 ; et 1430, fo 76.
  4. Traces marquées par les fers de chevaux. Le mot est à regretter ; Rabelais l’a souvent employé.
  5. Dans la partie inédite du livre d’Artus, cette demoiselle qu’on peigne est parente de Giromelan, et se tient dans une tour où la foule assiége messire Gauvain et la demoiselle à la Harpe. On l’y voit railler également messire Gauvain, mais pour avoir tenu dans ses bras, une nuit entière, la belle Helais, sans lui rien faire.
  6. Cela était raconté un peu différemment dans l’Artus inédit. Hélie, le mari de la dame de Roestoc, mortellement frappé dans une bataille contre les Saisnes, est ramené dans son château ; avant d’expirer, il recommande à sa belle, sage et jeune femme, une nièce qui avait, dans la personne du nain Monabonagrin, un second oncle.
  7. Nous dirions aujourd’hui « Bonne chance ! »
  8. Ce joli mot, dérivé de dru, ami, répond à gage de fidèle affection ou d’amour ; le mot actuel joyau n’en serait pas l’équivalent.
  9. « À membres d’or. »
  10. Nous disons aujourd’hui, sans doute pour abréger : « Je vous donne le bonjour ! »
  11. Apparemment une sorte de toile cirée.
  12. On voit pour la seconde fois que les dames n’assistaient pas encore aux combats judiciaires, sur les échafauds dressés devant les combattants.
  13. Le feutre était une forte pièce de cuir fixée au côté gauche, où venait poser l’extrémité du bois de lance.
  14. Il faut distinguer l’enarme ou les enarmes de la guiche. L’enarme était la bande de cuir ou le rouleau de bois cloué au revers de l’écu, pour permettre d’y passer le bras. Il semble avoir la même origine que les arms (bras) des Anglais.