Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/40

Léon Techener (volume 3.p. 312-316).

XL.


Le valet qui, de son côté, avait suivi messire Gauvain et qui avait pu voir comment avait été reçu le neveu de Segurade, s’avança jusqu’à lui : « Sire, lui dit-il, Dieu vous donne cette nuit bon gîte ! vous l’avez assurément mérité. Je suis le valet qui gardai votre cheval : ma maison n’est pas très-éloignée ; s’il vous plaisait y séjourner, vous y trouveriez qui prendrait soin de vos plaies, vous y seriez hébergé du mieux qu’il nous serait possible. — Ami, répond messire Gauvain, je vous remercie ; mais la nuit n’est pas encore venue, et je puis mettre à profit le reste de la journée. Mes plaies ne sont pas dangereuses, mon cheval est encore en état de me porter. — Sire, Taningue, ma maison, est assez loin ; vous y arriveriez à la nuit serrée, et ce serait à moi grand honneur d’y recevoir un aussi vaillant prud’homme. »

Gauvain céda aux instances du valet et se laisse conduire dans une maison forte, construite sur la rivière de Saverne. En arrivant, le valet demande à le désarmer, et lui présente une robe vermeille fourrée. Il avait une sœur belle et sage, qui savait guérir les plaies. La pucelle examina les blessures de messire Gauvain, les couvrit d’un onguent dont elle avait la recette, et qui devait en tempérer le feu. Après souper, le valet dit à messire Gauvain : « Sire, je vous prie de me donner un conseil : je suis fort, riche et désireux de prouesse ; chacun me blâme de ne pas encore être chevalier, et la dame de Roestoc, dont ma terre dépend, m’en fait surtout de grands reproches. Or, vous saurez qu’il y a douze ans, je crus voir approcher de mon lit un grand et beau chevalier : il me tirait par le nez et je lui disais : Ah ! sire, ce n’est pas à vous grand honneur de vous en prendre à un enfant. — Ne vous souciez, répondait-il, je réparerai cela plus tard en vous armant chevalier. Je suis Gauvain, le neveu du roi Artus.

« En m’éveillant, j’allai dire à ma mère ce que j’avais songé. Elle en fut ravie, et me fit promettre de ne recevoir mon adoubement que de la main de monseigneur Gauvain. Je suis allé depuis ce temps à la cour du roi Artus plus de cinq fois, espérant y trouver son neveu ; j’y étais encore il y a trois jours ; j’appris qu’il avait entrepris la quête d’un merveilleux chevalier. Et ma dame de Roestoc, m’ayant averti qu’elle ne voulait plus attendre plus longtemps ma chevalerie, je vous prie, sire, de consentir à m’adouber : je ne pourrais l’être assurément par un plus prud’homme.

— « Je ne voudrais pas vous refuser, répond messire Gauvain ; mais vous êtes un riche baron et je ne puis vous armer en ce moment comme il conviendrait : je n’ai le temps ni l’adoubement nécessaires. — Oh ! sire, il n’est pour cela besoin de grande compagnie. J’ai bien ce qu’il faut ici, la chapelle, le chapelain, les robes et les armes. — Préparez-vous donc pour demain matin ; je ne puis faire plus long séjour. »

Le valet se rendit aussitôt à la chapelle et commença la veille : messire Gauvain alla reposer, la sage demoiselle se tenant près de son lit jusqu’au moment où il s’endormit. Au matin, il n’eut plus aucun ressentiment de ses blessures ; il se leva, alla entendre la messe, puis ceignit l’épée au valet et lui attacha l’éperon dextre. Le nouveau chevalier avait nom Helain de Taningue. Plus tard, il fut surnommé le hardi, à l’occasion d’une aventure qu’il mit à fin devant le roi Artus.

Messire Gauvain lui demanda congé. Helain, avant de le recommander à Dieu, lui dit : « Sire, vous m’avez fait chevalier, et je ne sais à qui je dois cet honneur : je n’insisterai pas, si votre volonté est de ne pas le dire, mais j’aurais grand regret de ne pouvoir nommer à ma dame de Roestoc le prud’homme qui m’aura donné l’adoubement. — Je vous dirai mon nom volontiers, beau sire, à la condition de n’en parler, vous ni votre sœur, avant trois jours. Quand on vous demandera qui vous a fait chevalier, vous répondrez que c’est le neveu du roi Artus, celui qu’on nomme messire Gauvain. — Ah ! Dieu soit béni ! s’écria Helain transporté de joie. Voilà mon songe accompli : et comment ne deviendrai-je pas prud’homme, armé de la main du meilleur chevalier du siècle ! Sire, je vous prierais inutilement de séjourner ; mais, comme chevalier nouvel, je vous réclame un don. — Je l’accorde d’avance. — Veuillez échanger les armes que vous avez revêtues à Roestoc contre les miennes. » Gauvain consentit à quitter ses armes et revêtit celles qu’Helain lui présenta. Le haubert était d’un riche travail : le heaume de bonne et forte trempe ; mais Helain garda l’écu blanc, tel que devait le porter les nouveaux chevaliers. De son côté, messire Gauvain offrit à la sœur d’Helain la ceinture et le fermail qu’il avait reçus quelques jours auparavant. « Demoiselle, dit-il, voilà ce que la dame de Roestoc me donna de bonne amitié ; et ce que de bonne amitié je vous donne, comme à celle dont je serai toute ma vie le chevalier. » Cela dit, il demanda son cheval et prit congé de la sage demoiselle, convoyé par Helain jusqu’à l’autre rive de la Saverne. En cet endroit, Gauvain demanda quel était le plus court chemin pour gagner le Sorelois. — « Sire, dit Helain, je pense que vous devez traverser le royaume de Norgalles. » En ce temps-là, on ne connaissait guère les terres étrangères que par le récit des chevaliers errants, qui passaient d’un pays à un autre. Encore étaient-ils souvent mal informés des grandes voies, parce qu’ils aimaient à chevaucher par monts et par vaux, pour avoir plus de chances d’aventures.

Helain, quand il eut regagné Taningue, se hâta d’inviter ses amis à partager la joie de sa nouvelle chevalerie ; et le troisième jour, il se rendit à Roestoc ; mais il n’y trouva plus la dame : elle était partie depuis deux jours pour Kamalot, où nous l’accompagnerons dans son voyage, mais quand nous aurons suivi messire Gauvain dans sa quête de Lancelot.