Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/07

Léon Techener (volume 3.p. 34-36).

VII.


Ainsi Claudas, redouté de tous ses voisins, tint longtemps en paix les trois royaumes de Bourges, de Gannes et de Benoïc. Il avait un fils âgé de quinze ans, beau de visage, mais violent, orgueilleux et de si mauvais naturel que le roi tardait à le faire chevalier, pour ne pas lui laisser une liberté dont il aurait abusé.

Claudas était le prince du monde le plus outrageux, le plus inquiet et le moins large. Il ne donnait jamais ce qu’il pouvait retenir. De sa personne, il était de grand air, de haute taille le visage gros et noir, les sourcis épais, les yeux enfoncés et très-éloignés l’un de l’autre ; le nez court et retroussé, la barbe rousse, les cheveux entre noir et roux, la bouche large, les dents mal rangées et le cou épais. Des épaules et du tronc, aussi bien formé que possible. C’était un mélange de qualités bonnes et mauvaises. Par inquiétude, il se défiait de tous ceux qui pouvaient se comparer à lui en puissance : il recherchait ceux qui parmi ses chevaliers étaient les plus pauvres, leur demandant plutôt conseil. Il allait volontiers au moutier, mais sans faire plus de bien aux gens besoigneux. Il se levait et déjeunait de grand matin, jouait assez rarement aux échecs et autres jeux de table. Mais il aimait à chasser en bois, à voler en rivière avec le faucon plutôt que l’épervier. Lent à tenir ses engagements, il espérait toujours que sans parjure il pourrait s’en affranchir. Une seule fois dans sa vie, il avait aimé d’amour : quand on lui demandait pourquoi il y avait renoncé « Par ce, disait-il, que je veux vivre longtemps. Il faut qu’un cœur amoureux vise toujours à surmonter en prouesse tous les autres, et qu’il passe sa vie à défier la mort. Mais si le corps pouvait satisfaire à tout ce que le cœur peut demander, je ne cesserais pas d’aimer un jour de ma vie, et je voudrais passer tout ce qu’on raconte des meilleurs chevaliers. »

Ainsi parlait Claudas entre les gens, et il disait vrai ; au temps de son amour, il avait été merveilleux en prouesses ; on avait chanté ses louanges jusque dans les pays lointains. Il y avait deux ans qu’il tenait paisiblement les deux royaumes de Gannes et de Benoïc, quand la pensée lui vint de passer en Grande-Bretagne, pour y voir si tout ce qu’on disait de la largesse, des prouesses et de la courtoisie du roi Artus était véritable. Si la renommée lui paraissait mensongère, si le roi Artus n’était pas entouré de tous ces intrépides chevaliers dont le monde s’entretenait, il était résolu de lui déclarer la guerre et de réclamer l’hommage de la Grande-Bretagne. Il entra dans une nef, arriva dans Londres et y resta plusieurs mois sous le costume d’un soudoyer étranger. C’était au temps de la guerre d’Artus contre le roi Rion, contre Aguisel d’Écosse, contre le roi d’outre les marches de Galone. Claudas vit Artus triompher de tant d’ennemis, à l’aide de Notre-Seigneur et des preux qui sur le renom de sa largesse et de sa valeur accouraient à lui de toutes les contrées. Chaque jour, pour l’amour d’Artus, des païens, des Sarrasins, venaient réclamer le baptême et faisaient à ses yeux assaut de prouesses. Claudas eut tout le temps de voir sa noble contenance, sa cour magnifique, la puissance dont il disposait. Il retourna dans les Gaules entièrement persuadé que le fils d’Uter-Pendragon était un souverain sans pair, et qu’il y aurait autant de folie que de déloyauté à tenter de le réduire à la condition de roi feudataire. Mais revenons maintenant à Lancelot.