Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/06

Léon Techener (volume 3.p. 27-34).

VI.


Pharien n’avait pas oublié les recommandations de la bonne reine de Gannes ; il pourvut à la nourriture des deux enfants, prit un soin particulier de l’aîné et donna la maîtrise du plus jeune à son neveu Lambegue. D’ailleurs il n’avait confié le secret de la naissance de ces enfants à nul autre qu’à ce neveu et à sa femme, jeune et belle dame qui devait plus tard trahir sa confiance, et céder aux poursuites amoureuses du roi de la Déserte. Claudas, comme pour racheter ses torts, avait revêtu Pharien de la charge de sénéchal du pays de Gannes[1]. Mais il arriva que Lambegue eut connaissance de la mauvaise conduite de la dame, et à compter de ce moment il avait voué une haine implacable au roi qui portait ainsi le déshonneur dans sa parenté. Pharien, averti par Lambegue, eut grande peine à croire à son malheur, car il pensait être aimé de sa femme épousée autant que lui-même l’aimait. Un jour que Claudas l’avait chargé d’un message, il fit semblant d’obéir et, à la tombée de la nuit, revint à son logis où il trouva le roi. Dans un premier mouvement de fureur, il avança pour le frapper : Claudas le prévint en s’élançant hors de la maison par une fenêtre. Le coupable échappé, Pharien jugea prudent de dissimuler : il vint au palais le lendemain, et tirant à l’écart Claudas : « Sire, dit-il, je suis votre homme lige, j’ai besoin de votre conseil. La nuit dernière, j’ai surpris dans la compagnie de ma femme épousée un de vos chevaliers. – Quel est-il ? demanda vivement Claudas. – Je ne sais ; ma femme a refusé de le nommer mais il est de votre maison. Que dois-je faire ? Et si telle chose vous arrivait, que feriez-vous ? – En vérité, Pharien, répondit Claudas, si je le prenais sur le fait, comme cela paraît vous être arrivé, je le tuerais. – Cent mercis, mon seigneur ! » Mais le roi n’avait ainsi parlé que pour mieux aller au-devant des soupçons de Pharien.

Rentré chez lui, le sénéchal ne dit pas un mot de reproche ou de plainte, mais il alla prendre sa femme par la main et la conduisit dans la tour de sa maison. Un vieille matrone eut charge de pourvoir à son manger, à tout ce qui pouvait lui être nécessaire. La chose demeura longtemps secrète ; enfin la dame trouva moyen de faire avertir Claudas qui, allant à quelques jours de là chasser dans la forêt de Gannes, envoya vers Pharien un écuyer pour lui annoncer qu’il viendrait dîner chez lui. Le sénéchal accueillit le message avec de grands semblants de joie ; la dolente prisonnière fut tirée de la tour et froidement avertie de bien recevoir le roi. Puis il alla au-devant de Claudas, le remercia de l’honneur qu’il recevait, et mit la maison à sa disposition. Au lever des tables, il sortit et Claudas prit place auprès de la dame sur une belle et riche couche[2]. Il apprit d’elle que Pharien l’avait reconnu et qu’elle était, depuis ce temps, enfermée dans la tour, où elle menait la plus malheureuse vie du monde. « Vous pourriez aisément me délivrer et tirer vengeance de Pharien. Il garde depuis trois ans chez lui les deux fils du roi Bohor, apparemment pour les aider à ressaisir leur héritage, quand ils seront en âge. — Je vous remercie, dit Claudas, de l’avis, et je saurai bien en faire mon profit. »

Il prit congé de Pharien, sans témoigner de ressentiment. Dans le nombre de ses barons, il comptait le proche parent d’un chevalier que Pharien avait mis à mort, au temps du roi Bohor, et c’est pour cela qu’il avait été dépouillé de ses fiefs. Claudas le fit venir : « Je veux bien, lui dit-il, vous donner moyen de vous venger de Pharien. Il nourrit en secret les enfants de Bohor ; accusez-le de trahison, et, s’il nie, demandez à le prouver de votre corps contre le sien. Je vous promets après le combat la charge de sénéchal. »

Il n’en fallait pas tant pour décider le chevalier. Quand Pharien reparut en cour accompagné de Lambegue, ils reçurent du roi bon accueil. Mais le lendemain, au sortir de la messe, le chevalier aborde Claudas et lui dit assez haut pour être entendu de tous : « Sire, je demande raison de Pharien votre sénéchal. Je l’accuse de trahison. S’il me dément, je prouverai qu’il a recueilli secrètement les deux enfants du roi Bohor de Gannes. »

Claudas se tournant alors vers Pharien : « Sénéchal, vous entendez ce que ce chevalier avance contre votre honneur. Je ne puis croire que vous ayez ainsi répondu à ma confiance.

— Je demande, répond Pharien, le temps de prendre conseil.

— Quand on est atteint de félonie, on n’a pas, dit le chevalier, à demander conseil. On prend une hart, on la met à son cou, ou bien on dément l’accusation. Êtes-vous innocent, qu’avez-vous à craindre ? Loyauté donne cœur à qui n’en aurait pas et le meilleur chevalier se montre le pire de tous, quand il n’a pas le droit pour lui. ».

Lambegue s’élançant alors : « Je me porte garant et champion de l’honneur de mon seigneur oncle.

— Non, Lambegue, reprit froidement Pharien, je ne laisserai personne prendre un écu pour défendre mon droit en ma place. Voici mon gage : je suis prêt à prouver que je ne fis jamais trahison.

— Vous n’avez donc pas nourri secrètement les fils de Bohor ?

– Eh ! qu’importe, dit Lambegue, qu’il les ait ou non recueillis ? Nourrir deux enfants, est-ce un cas de trahison ?

— C’est là pourtant ce qui le fait accuser, dit Claudas. Il faut qu’il le nie ou le reconnaisse.

— Eh bien reprit Lambegue, si l’on dit que ce soit un cas de trahison, je suis prêt à le démentir. Voyons, est-il ici quelqu’un prêt à soutenir que recueillir les fils d’un ancien seigneur soit forfaiture ? »

Le chevalier, voyant l’assemblée applaudir à ces paroles de Lambegue, ne répondait pas : « Comment dit Claudas, pensez-vous ne pas aller plus loin ? » Alors le chevalier déposa son gage, Pharien tendit le sien, et ils allèrent s’armer. Mais, avant d’entrer dans la lice, le sénéchal avertit Lambegue de regagner sa maison sans perdre de temps, et de conduire les deux enfants à l’abbaye où la reine Hélène leur mère avait revêtu les draps de religion. Lambegue obéit, et déjà suivait avec les deux enfants le chemin de Moutier royal, quand Pharien combattit le chevalier accusateur et lui arracha la vie.

Comme il sortait victorieux des barrières, on vint apprendre à Claudas que les deux enfants n’étaient plus dans la maison de Pharien. Il fit approcher le sénéchal : « Rendez-moi, lui dit-il, les fils du roi Bohor : j’en prendrai soin, et je veux bien promettre sur les saints, dès qu’ils seront en âge de recevoir l’adoubement, que je les mettrai en possession de tout leur héritage. J’y joindrai le royaume de Benoïc, car, ainsi qu’on me l’a dit, le fils du roi Ban a cessé de vivre, et j’en ai grand regret ; à mon âge, il est temps de penser à sauver son âme. J’ai dépouillé les pères parce qu’ils ne voulaient pas tenir de moi : les enfants, auxquels je rendrai leur héritage, ne me refuseront pas l’hommage, »

Les saints furent apportés, et sur les reliques Claudas, devant tous ses barons, jura de garder et protéger les fils du roi Bohor, et de les remettre en possession de leur patrimoine quand ils seraient en âge de chevalerie. Pharien, après avoir entendu le serment de Claudas, ne perdit pas un moment pour aller au-devant de son neveu. Il le rejoignit comme il était déjà en vue de l’abbaye de Moutier royal, et revint avec eux à Benoïc, où Claùdas fit aux enfants la plus belle chère du monde. Toutefois il prit le parti de les enfermer dans une tour de son palais, sans les séparer de leurs deux maîtres Pharien et Lambegue. « Car, disait-il, on pourrait attenter à leur vie ; il est à propos de les tenir sous bonne garde, jusqu’au jour où nous les armerons chevaliers et les investirons de leur ancien héritage. »

  1. Dans le livre d’Artus, il remplit déjà cette charge près du roi Bohor, son premier seigneur. (Voy. t. II, p. 207 et suiv.)
  2. La couche, dont le diminutif est coussin, répond toujours dans nos romans à ce que nous appelons divan ou canapé.