Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/05

Léon Techener (volume 3.p. 22-27).

V.


La dame[1] qui venait d’emporter Lancelot au fond du lac était une fée. En ce temps-là on donnait le nom de fées à toutes les femmes qui se mêlaient de sorts et d’enchantements. « Elles savaient, dit le conte des Bretes, la vertu des paroles, des pierres et des herbes : elles avaient trouvé le secret de se maintenir en jeunesse, en beauté, en merveilleuse puissance. On les rencontrait surtout dans les deux Bretagnes[2] au temps de Merlin, qui possédait toute la sagesse que le démon peut donner aux hommes. » En effet, Merlin était regardé chez les Bretons tantôt comme un saint prophète, tantôt comme un dieu. C’est de lui que la Dame du lac tenait le savoir qui la mettait au-dessus de toutes les femmes de son temps.

On ne peut douter que Merlin n’eût été engendré dans une femme par un de ces malins esprits qui fréquentent notre monde et sont tellement possédés d’une ardeur impure qu’il leur suffit de regarder une femme pour perdre le pouvoir d’accomplir leurs mauvais desseins. Ils avaient la même ardeur d’imagination avant leur désobéissance et la création d’Ève. Enivrés d’admiration les uns pour les autres, un seul regard suffisait pour porter au comble leur bonheur réciproque. Merlin avait dû pourtant sa naissance à l’un d’entre eux[3]. Sur les marches d’Écosse vivait un vavasseur de condition assez médiocre : il avait une fille qui, venant en âge de prendre un époux, déclara qu’elle ne partagerait jamais la couche d’un homme qu’elle aurait vu de ses yeux. Les parents firent ce qu’ils purent pour lui ôter cette aversion étrange ; elle répondit toujours que, si on la mariait contre son gré, elle deviendrait folle ou se donnerait la mort. Non qu’elle ne fût assez curieuse de savoir en quoi consistait le secret d’union conjugale ; seulement, il lui répugnait de voir celui qui viendrait pour le lui apprendre. Le père, n’ayant pas d’autre enfant, ne voulut pas contraindre sa résolution : mais, après sa mort, le démon, instruit de tout, vint de nuit trouver la demoiselle, et lui murmura dans l’oreille quelques douces et flatteuses paroles : « Je suis, ajouta-t-il, un jeune étranger : je ne connais ici personne ; j’ai appris que vous ne vouliez pas voir celui que vous pourriez aimer ; je viens vous dire que j’avais pris une résolution pareille. » La demoiselle lui permit d’approcher, et reconnut qu’il était parfaitement taillé en chair et en os : car, bien que les démons soient de simples esprits et n’aient pas de formes corporelles, ils peuvent travailler l’air de façon à simuler la matière qui leur fait défaut. Ainsi fut trompée la demoiselle ; elle prit en grande affection l’inconnu qu’elle ne voyait pas, et ne lui refusa rien de ce qu’il voulut lui demander.

À cinq mois de là, elle sentit qu’elle avait conçu, et, quand le terme arriva, elle mit secrètement au monde un enfant qu’on appela Merlin, comme l’avait recommandé celui qui l’avait engendré. On ne le baptisa pas ; et il avait douze ans quand il fut conduit à la cour d’Uter-Pendragon, ainsi que le témoigne l’histoire de sa vie.

Après la mort du duc de Tintagel, quand Uter-Pendragon eut appris les moyens de tromper la duchesse, Merlin s’en alla demeurer dans les forêts profondes. Il avait les inclinations déloyales et trompeuses de son père, et comme lui possédait tous les secrets de la science humaine. Or, sur les marches de la Petite-Bretagne, était une demoiselle de grande beauté, nommée Viviane ; Merlin conçut pour elle un violent amour, il vint aux lieux qu’elle habitait, et la visita de jour et de nuit. Elle était sage et bien apprise ; tout en se défendant de ses entreprises, elle sut lui arracher l’aveu de sa science. « Je suis prête, lui dit-elle, à faire ce que vous demanderez de moi, si vous m’apprenez une partie de vos secrets. » Merlin, que l’amour rendait aveugle, consentit à lui dire de bouche tout ce qu’elle voudrait savoir. « Enseignez-moi d’abord, fit-elle, comment, par la vertu des paroles, je pourrais fermer une enceinte que personne n’apercevrait, et dont on ne pourrait sortir. — Ensuite, comment je pourrais tenir un homme aussi longtemps endormi qu’il me plairait. — Mais, dit Merlin, quel besoin avez-vous de pareils secrets ? — Pour en user envers mon père ; car, s’il venait jamais à découvrir que vous ou tout autre eût partagé mon lit, il me tuerait. Vous voyez combien il m’importe de connaître un moyen de l’endormir. »

Merlin lui enseigna l’un et l’autre secret qu’elle se hâta d’écrire en parchemin ; car elle avait été mise aux lettres. Puis elle parut céder aux désirs de Merlin ; mais, toutes les fois qu’il venait vers elle, elle lui posait deux noms de conjuration sur les genoux ; il s’endormait et perdait tout moyen de lui ravir le doux nom de pucelle. Quand venait le point du jour et qu’elle l’éveillait, il croyait avoir obtenu tout ce qu’il avait désiré ; car ce qu’il tenait de sa nature d’homme le laissait exposé aux mêmes méprises que nous autres, et la dame n’eût pu le tromper s’il avait été tout à fait démon. Les démons, on le sait, veillent toujours ; ils ne connaissent pas le sommeil, et c’est un de leurs plus grands supplices.

Enfin la dame apprit encore tant de choses de Merlin qu’elle finit par l’enfermer dans une grotte de la périlleuse forêt de Darnantes, qui confine à la mer de Cornouaille et au royaume de Sorelois. Depuis ce temps Merlin ne fut plus jamais vu, et personne ne put dire l’endroit où il était retenu.

Or la dame qui trompa Merlin fut celle qui venait d’emporter Lancelot dans le lac ; jamais, on peut le dire, mère ne fut plus tendre et ne donna plus de soins à son enfant. Elle n’était pas isolée dans le séjour qu’elle avait choisi ; chevaliers, dames et demoiselles lui faisaient compagnie. D’abord elle s’enquit d’une bonne nourrice, et, quand l’enfant fut en âge de s’en passer, elle choisit un maître pour lui apprendre ce qu’il devait savoir afin de bien se contenir dans la vie du monde. On l’appelait tantôt le Beau trouvé, tantôt le Riche orphelin ; mais la dame ne lui donnait pas d’autre nom que celui de Fils de roi. Il eut à huit ans la vigueur et le sens d’un adolescent, et témoignait déjà d’une grande passion pour les violents exercices. Il ne sortait pourtant jamais de la forêt, qui se prolongeait du point où le roi Ban avait rendu le dernier soupir jusqu’aux rivages de la mer. Pour le lac dans lequel la dame avait paru se plonger, ce n’était qu’une illusion et l’effet d’un enchantement. Dans la forêt s’élevaient de belles maisons, serpentaient des ruisseaux peuplés de poissons savoureux ; le tout interdit aux yeux des étrangers par cette apparence de lac qui en occupait toute l’étendue.

Ici l’histoire laisse la Dame du lac et le petit Lancelot, pour parler des deux cousins, Lionel et Bohor, fils du roi Bohor de Gannes.

  1. Dans l’original, elle est presque toujours appelée la Damoiselle ; mais il serait plus tard assez difficile aux lecteurs de la distinguer des pucelles et demoiselles chargées de ses nombreux messages. Il suffit d’avertir ici de cette infidélité.
  2. « En la Grant-Bretagne » msc. 339 et 754. Mais l’ensemble des récits oblige de lire « les deux Bretagnes » car Ban, Bohor, Lancelot, Bourges, tout cela ne peut être transporté dans la Bretagne insulaire.
  3. Le récit qu’on va lire diffère assez de celui qu’on a lu dans le Merlin, pour démontrer que le même auteur n’a pas fait le Merlin et le Lancelot.