Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Introduction/1

Léon Techener (volume 1p. 6-24).


I.

les lais bretons.



C’est dans la première partie du douzième siècle que Geoffroy, moine bénédictin d’une abbaye située sur les limites du pays de Galles, fit passer dans la langue latine un certain nombre de récits fabuleux, décorés par lui du nom d’Historia Britonum. Je dirai tout à l’heure si, comme il le prétendait, il n’avait fait que traduire un livre anciennement écrit en breton ; — s’il n’avait eu d’autre guide qu’un livre purement latin ; — s’il avait plus ou moins ajouté à ce texte primitif. Mais, en admettant que Geoffroy de Monmouth n’eût consulté qu’un seul livre écrit, il ne faudra pas conclure que tous les récits ajoutés à ce premier document aient été l’œuvre de son imagination. Bien avant le premier tiers du douzième siècle, les harpeurs bretons répétaient les récits dont les romanciers français devaient s’emparer plus tard. Disons quels étaient ces harpeurs bretons.

Pour constater leur existence et leur antique popularité, il n’est pas besoin de citer les fameux passages si souvent allégués d’Athénée, de César, de Strabon, de Lucain, de Tacite : il suffit de rappeler qu’au quatrième siècle, en plein christianisme, il y avait encore en France un collége de Druides ; Ausone en offre un témoignage irrécusable. Fortunat, au septième siècle, faisait, à deux reprises un appel à la harpe et à la rhote des Bretons. Au commencement du onzième siècle, Dudon de Saint-Quentin, historien normand, pour que la gloire du duc Richard Ier se répandît dans le monde, conjurait les harpeurs armoricains de venir en aide aux clercs de Normandie. Il est donc bien établi que les Bretons de France


Jadis suloient, par proesse,
Par curteisie et par noblesse,
Des aventures qu’il ooient
Et qui à plusurs avenoient,
Fere les lais, por remenbrance ;
Qu’on ne les mist en obliance[1]


On donnait donc le nom de lais aux récits chantés des harpeurs bretons. Or ces lais affectaient une forme de versification déterminée, et se soumettaient à des mélodies distinctes qui demandaient le concours de la voix et d’un instrument de musique. L’accord de la voix aux instruments avait assurément un charme particulier pour nos ancêtres car, lorsqu’on parle des jongleurs bretons dans nos plus anciens poëmes français, c’est pour y rendre hommage à la douceur de leurs chants comme à l’intérêt de leurs récits. Mon savant ami, M. Ferdinand Wolf, dont l’Europe entière regrette la perte récente, a trop bien étudié tout ce qui se rapportait aux lais bretons, pour que j’aie besoin aujourd’hui de démontrer leur importance et leur ancienne célébrité : je me contenterai de rassembler un certain nombre de passages qui pourront servir à mieux justifier ou à compléter ses excellentes recherches. Et d’abord, nous avons d’assez bonnes raisons de conjecturer que la forme des lais réclamait, même fort anciennement, douze doubles couplets de mesures distinctes. Le trouvère français Renaut, traducteur du très-ancien lai d’Ignaurès, suppose qu’en mémoire des douze dames qui refusèrent toute nourriture, après avoir été servies du cœur de leur ami[2], le récit de leurs aventures fut ainsi divisé :

D’eles douze fu li deuls fais,
Et douze vers plains a li lais.

Telle dut être la forme assez ordinaire des autres lais ; au moins au quatorzième siècle l’exigeait-on pour ceux que les poëtes français composaient à leur imitation. « Le lai, » dit Eustache Deschamps, « est une chose longue et malaisée à trouver ; car il faut douze couples, chascune partie en deux. » Mais la forme ne s’en était pas conservée dans les traductions faites aux douzième et treizième siècles. Marie de France et ses émules n’ont reproduit que le fond des lais bretons, sans se plier au rhythme particulier ni à la mélodie qui les accompagnaient. On reconnaissait pourtant l’agrément que cette mélodie avait répandue sur les lais originaux, et Marie disait en finissant celui de Gugemer :

De ce conte qu’oï avés
Fu li lais Gugemer trovés,
Qu’on dit en harpe et en rote.
Bone en est à oïr la note.

Et au début de celui de Graelent :

L’aventure de Graelent
Vous dirai, si com je l’entent.
Bon en sont li ver à oïr,
Et les notes à retenir.

La partie musicale des lais était aussi variée que le fond des récits ; tantôt douce et tendre, tantôt vive et bruyante. L’auteur français d’un poëme allégorique sur le Château d’amour nous dit que les solives de cet édifice étaient formées de doux lais bretons :

De rotruenges estoit tos fais li pons,
Toutes les planches de dis et de chansons ;
De sons de harpe les ataches des fons,
Et les solijes de dous lais des Bretons.

Et, d’un autre côté, l’auteur du roman de Troie, contemporain de Geoffroy de Monmouth, voulant donner une idée du vacarme produit dans une mêlée sanglante par le choc des lances et les clameurs des blessés, dit qu’auprès de ces cris, les lais bretons n’auraient été que des pleurs :

Li bruis des lances i fu grans,
Et haus li cris, à l’ens venir ;
Sous ciel ne fust riens à oïr,
Envers eus, li lais des Bretons.
Harpe, viele, et autres sons
N’ert se plors non, enviers lor cris…

Tel n’était pas assurément celui que blonde Yseult se plaisait à composer et chanter :

En sa chambre se siet un jour
Et fait un lai piteus d’amour ;

Coment dans Guirons fu sospris
Por s’amour et la dame ocis
Que il sor totes riens ama ;
Et coment li cuens puis dona
Le cuer Guiron à sa mollier
Par engien, un jour, à mangier.
La reine chante doucement,
La vois acorde à l’instrument ;
Les mains sont beles, li lais bons,
Douce la vois et bas li tons.

Remarquons ici que ces lais de Gorion ou Goron et de Graelent n’étaient pas chantés seulement en Bretagne, mais sur tous les points de la France. La geste d’Anséis de Cartage nous en fournit la preuve. On lit dans un des manuscrits qui la contiennent :

Rois Anséis dut maintenant souper :
Devant lui fist un Breton vieler
Le lai Goron, coment il dut finer.

Un autre manuscrit du même poëme présente cette variante :

Li rois séist sor un lit à argent,
Por oblier son desconfortement
Faisoit chanter le lai de Graelent.

Dans la geste de Guillaume d’Orange, quand la fée Morgan a transporté Rainouart dans l’île d’Avalon :

Sa masse fait muer en un faucon,

Et son vert elme muer en un Breton
Qui doucement harpe le lai Gorhon.

Enfin Roland lui-même comptait au nombre de ses meilleurs amis le jeune Graelent, dont l’auteur de la geste d’Aspremont fait un jongleur breton :

Rolans appelle ses quatre compaignons,
Estout de Lengres, Berengier et Hatton,
Et un dansel qui Graelent ot non,
Nés de Bretaigne, parens fu Salemon.
Rois Karlemaine l’avoit en sa maison
Nourri d’enfance, mout petit valeton.
Ne gisoit mès se en sa chambre non.
Sous ciel n’a home mieux viellast un son,
Ne mieux déist les vers d’une leçon.

Ces passages attestent assurément la haute renommée des lais bretons. Nos poëtes français les connaissaient au moins de nom ; mais ils aimaient le chant sans en comprendre toujours les paroles. Alors il confondaient, comme dans le précédent exemple, le nom du héros avec celui de l’auteur ou du compositeur.


De tous ces anciens récits chantés, les plus fameux étaient ceux que la tradition attribuait à Tristan, tels que le lai Mortel, les lais de Pleurs, des Amans et du Chevrefeuil. Tristan lui-même, dans un des anciens poëmes consacrés à ses aventures et dont il ne reste malheureusement que de rares fragments, rappelle à sa maîtresse ces compositions :

Onques n’oïstes-vous parler
Que moult savoie bien harper ?
Bons lais de harpe vous apris,
Lais bretons de nostre païs.

Et Marie de France a raconté avec un charme particulier à quelle occasion Tristan avait trouvé le lai du Chevrefeuil : il en était, dit-elle, d’Iseut et de Tristan,

Come del chevrefeuil estoit
Qui à la codre se prenoit.
Ensemble pooient bien durer,
Mais qui les vousist desevrer,
Li codres fust mors ensement
Com li chievres, hastivement.
« Bele amie, si est de nus :
« Ne vus sans mei, ne jo sans vus. »
Pour les paroles remembrer,
Tristans qui bien savoit harper
En avoit fet un novel lai ;
Assez briefment le numerai :
Gottlief, l’apelent en engleis,
Chievre le noment en franceis.

Or ce lai du Chevrefeuil était déjà regardé au douzième siècle comme un des plus anciens. L’auteur de la geste des Loherains le fait chanter dans un banquet nuptial :

Grans fu la feste, mès pleniers i ot tant ;

Bondissent timbre, et font feste moult grant
Harpes et gigues et jugléor chantant.
En lor chansons vont les lais vielant
Que en Bretaigne firent li amant.
Del Chevrefoil vont le sonet disant
Que Tristans fist que Iseut ama tant.

Au reste, il ne faut pas croire que tous les sujets traités dans les lais bretons se rapportassent à des aventures bretonnes. Marie de France, dans sa version du lai de l’Espine, parle d’un Irlandais qui chantait l’histoire d’Orphée :

Le lai escoutent d’Aelis
Que un Irois doucement note[3].
Mout bien le sonne ens sa rote.
Après ce lai autre comence.
Nus d’eux ne noise ne ne tense.
Le lai lor sone d’Orféi ;
Et quant icel lai est feni,
Li chevalier après parlerent,
Les aventures raconterent
Qui soventes fois sont venues,
Et par Bretagne sont séues.

Ainsi les harpeurs bretons, gallois, écossais et irlandais admettaient dans leur répertoire des récits venus, plus ou moins directement, de la Grèce ou de l’Italie ; précieux débris échappés au naufrage des souvenirs antiques. Seulement les lais, étant dits de mémoire et non écrits, offraient le mélange des traditions de tous les temps, et devenaient l’occasion naturelle des confusions les plus multipliées. Dans nos romans de la Table ronde nous n’aurons pas de peine à reconnaître de fréquents emprunts faits aux légendes d’Hercule, d’Œdipe et de Thésée ; aux métamorphoses d’Ovide et d’Apulée : et nous n’en ferons pas honneur à l’érudition personnelle des romanciers, pour avoir droit de contester l’ancienneté des lais : car plusieurs de ces récits mythologiques devaient être depuis longtemps la propriété de la menestraudie bretonne.

De tous les peuples de l’Europe, cette race bretonne avait été dans la position la plus favorable pour conserver et son idiome primitif, et les traditions les moins brisées. Les Bretons insulaires, devenus la proie des Anglo-Saxons, s’étaient renfermés dans une morne soumission, mais n’avaient jamais pu ni voulu se plier aux habitudes des conquérants. Ils furent, dans le pays de Galles, comme les Juifs dans le monde entier ; ils gardèrent leur foi, leurs espérances, leurs rancunes. Ceux qui vinrent en France donner à la presqu’île armoricaine le nom que les Anglais ravissaient à leur patrie, ne se confondirent jamais non plus avec la nation française. Aussi put-on mieux retrouver chez eux le dépôt des traditions gauloises que chez les Gallo-Romains devenus Français. Ils avaient été réunis autrefois de culte et de mœurs avec les Gaulois : le culte avait changé, non le fond des mœurs, non les anciens objets de la superstition populaire. Jamais les évêques, appuyés des conciles, ne parvinrent à détruire chez eux la crainte de certains arbres, de certaines forêts, de certaines fontaines. Que l’étrange disposition des pierres de Carnac, de Mariaker et de Stone-Henge ait été leur œuvre ou celle d’autres populations antérieures dont l’histoire ne garde aucun souvenir, ils portaient à ces amas gigantesques un respect mêlé de terreur qui ne laissait au raisonnement aucune prise. Rien ne put jamais les soustraire à la préoccupation d’hommes changés en loups, en cerfs, en lévriers ; de femmes douées d’une science qui mettait à leur disposition toutes les forces de la nature. Et comme ils regardaient les anciens lais comme une expression fidèle des temps passés, ils en concluaient, et leurs voisins de France et d’Angleterre n’étaient pas loin d’en conclure après eux, que les deux Bretagnes avaient été longtemps et pouvaient être encore le pays des enchantements et des merveilles.

Voilà donc un fait littéraire bien établi. Les lais, récits et chants poétiques des Bretons, furent répandus en France, tantôt dans leur forme originale par les harpeurs et jongleurs bretons, tantôt dans une traduction exclusivement narrative par les trouvères et jongleurs français ; et cela longtemps avant le douzième siècle. Les lais embrassaient une vaste série de traditions plus ou moins reculées, et ne souffraient de partage, dans les domaines de la poésie vulgaire, qu’avec les chansons de geste et les enseignements moraux dont le Roman des Sept Sages fut un des premiers modèles. Il est fait allusion aux trois grandes sources de compositions dans ces vers de la Chanson des Saisnes :

Ne sont que trois materes à nul home entendant :
De France, de Bretagne et de Rome la grant.
Et de ces trois materes n’i a nule semblant.
Li conte de Bretagne sont et vain et plaisant,
Cil de Rome sont sage et de sens apparent,
Cil de France sont voir chascun jour aprenant.

D’ailleurs, on conçoit que les lais bretons, en passant par la traduction des trouvères français, aient dû perdre l’élément mélodieux qui recommandait les originaux. C’est le sort de toutes les compositions musicales de vieillir vite ; on se lasse des plus beaux airs longuement répétés : mais il n’en est pas de même des histoires et des aventures bien racontées. Ainsi l’on garda les récits originaux, on oublia la musique qui en avait été le premier attrait, et d’autant plus rapidement qu’on l’avait d’abord plus souvent entendue.

Cependant ces anciennes mélodies avaient offert à nos aïeux du dixième siècle, du onzième et du douzième, autant de charmes que peuvent en avoir aujourd’hui pour nous les chansons napolitaines ou vénitiennes, les plus beaux airs de Mozart, de Rossini, de Meyerbeer. Partagés en plusieurs couplets redoublés, offrant une variété de rhythme et de ton, réunissant la musique vocale et instrumentale, les lais bretons ont été nos premières cantates. On l’a dit : si le monde est l’image de la famille, les siècles passés doivent avoir avec les temps présents d’assez nombreux points de ressemblance. Pourquoi des générations si passionnées pour les grands récits de guerre, d’amour et d’aventures, qui permettaient à ceux qui les chantaient de former une corporation nombreuse et active, n’auraient-ils rien compris aux mélodieux accords, aux grands effets de la musique ? Pourquoi n’auraient-ils pas eu leur Mario, leur Patti, leur Malibran, leur Chopin, leur Paganini ? Le sentiment musical n’attend pas, pour se révéler, la réunion de plusieurs centaines d’instruments et de chanteurs : il agit sur l’âme humaine en tous temps, en tous pays, comme une sorte d’aspiration involontaire vers des voluptés plus grandes que celles de la terre. Ce sentiment, il est malaisé de le définir ; plus malaisé de s’y soustraire. Je ne tiens pas compte ici des exceptions ; je parle pour la généralité des hommes. Il en est parmi nous quelques-uns qui ne voient dans le système du monde qu’un jeu de machines, organisé de toute éternité par je ne sais qui, pour je ne sais quoi. D’autres ne reconnaissent dans les plus suaves mélodies qu’un bruit d’autant plus tolérable qu’il est moins prolongé. Ces natures exceptionnelles, et pour ainsi dire en dehors de l’humanité, ne détruiront pas plus l’instinct de la musique que l’idée non moins innée, non moins instinctive de la Providence[4].

Oui, nos ancêtres, et j’entends ici parler de toutes les classes de la nation sans préférence des plus élevées aux plus humbles, étaient sensibles au charme de la musique et de la poésie, autant, pour le moins, que nous nous flattons de l’être aujourd’hui. Quel cercle verrions-nous se former maintenant sur les places publiques de Paris, cette capitale des arts et des lettres, autour d’un pauvre acteur qui viendrait réciter ou chanter un poëme de plusieurs milliers de vers, le poëme fût-il de Lamartine ou de Victor Hugo ? Eh bien, ce qui ne serait plus possible aujourd’hui, l’était dans toutes les parties de la France aux temps si décriés (peut-être parce qu’ils sont très-mal connus), de Hugues Capet, de Louis le Gros. Et pour des générations si avides de chants et de vers, il fallait assurément des artistes, jongleurs, musiciens, trouvères et compositeurs, d’une certaine habileté, d’une certaine éducation littéraire. Qu’ils aient ignoré le grec, qu’ils n’aient pas été de grands latinistes, qu’ils se soient dispensés fréquemment de savoir écrire et même lire, je l’accorde. Mais leur mémoire ne chômait pas pour si peu : elle n’en était que mieux et plus solidement fournie de traditions remontant aux plus lointaines origines et rassemblées de toutes parts : traditions d’autant plus attrayantes qu’elles avaient traversé de longs espaces de temps et de lieux, en s’y colorant de reflets qui les douaient d’une originalité, distincte. Les jongleurs avaient à leur disposition des chants de toutes les mesures, des récits de tous les caractères. Pour être assurés de plaire, ils devaient savoir beaucoup, bien chanter et bien dire, respecter l’accent dominant des masses auxquelles ils s’adressaient, posséder l’art d’alimenter l’attention sans la fatiguer. La profession offrait d’assez grands avantages pour entretenir entre ceux qui l’avaient embrassée une émulation salutaire, et pour les obliger à chercher constamment des sources nouvelles de récits et de chants. Aussi n’avaient-ils pas tardé à s’approprier les principaux lais de Bretagne comme les plus agréables contes de l’Orient, en imprimant à ces glanes plus ou moins exotiques la forme française d’un dit, d’un fabliau, d’un roman d’aventures.

L’ancienneté incontestable et la priorité des lais bretons sur les romans de la Table ronde résout une des difficultés qui m’avaient longtemps préoccupé. Comment expliquer, me disais-je, le caractère et la composition du deuxième Saint-Graal, du Lancelot et du Tristan, au milieu d’une société qui, jusque-là, n’avait écouté, retenu que les chansons de geste, expression de mœurs si rudes, si violentes et si primitives ? Comment Garin le Loherain, Guillaume d’Orange, Charlemagne, Roland, ont-ils pu si soudainement être remplacés par le courtois Artus, le langoureux Lancelot, le fatal Tristan, le voluptueux Gauvain ? Comment, à la sauvage Ludie, à la violente Blanchefleur, à la fière Orable, a-t-on pu substituer si vite des héroïnes tendres et délicates, comme Iseult, Genièvre, Énide et Viviane ? Comment enfin des œuvres si différentes, expression de deux états de société si contraires, ont-elles pu se coudoyer dans le douzième siècle ?

C’est qu’au douzième siècle, et même avant le douzième siècle, il y avait en France deux courants de poésie, et deux expressions de la même société. Les trouvères français puisaient à l’une de ces sources, les harpeurs bretons à l’autre. Les premiers représentaient les mœurs, le caractère et les aspirations de la nation franque ; les seconds, séparés par leur langue et par leurs habitudes du reste de la population française, se berçaient à l’écart des souvenirs de leur ancienne indépendance, conservaient le culte des traditions patriotiques, et préféraient au tableau des combats et des luttes de la baronnie française le récit des anciennes aventures dont l’amour avait été l’occasion, ou qui justifiaient les superstitions inutilement combattues par le christianisme. Les formes mélodieuses de la poésie bretonne retentirent dans le lointain, et ne tardèrent pas à charmer les Français de nos autres provinces : les harpeurs furent accueillis en-dehors de la Bretagne ; puis on voulut savoir le sujet des chants qu’on aimait à écouter ; peu à peu, les jongleurs français en firent leur profit et comprirent l’intérêt qui pouvait s’attacher à ces lais de Tristan, d’Orphée, de Pirame et Tisbé, de Gorion, de Graelent, d’Ignaurès, de Lanval, etc. On traitait bien, en France, tout cela de fables et de contes inventés à plaisir ; longtemps on se garda de les mettre en parallèle avec les Chansons de geste, cette grande et vigoureuse expression de l’ancienne société franque ; mais cependant on écoutait les fables bretonnes, et les gestes perdaient chaque jour le terrain que les lais et récits bretons gagnaient, en s’insinuant dans la société du moyen âge. Grâce à cette influence, les mœurs devenaient plus douces, les sentiments plus tendres, les caractères plus humains. On donnait une préférence chaque jour plus marquée sur le récit des querelles féodales, des guerres soutenues contre les Maures qui ne menaçaient plus la France, au tableau des luttes courtoises, des épreuves amoureuses et des aventures surnaturelles qui faisaient le fond de la poésie bretonne.

Mais cette mémorable révolution ne fut pas accomplie en un jour : la France ne faisait encore que s’y préparer, quand Geoffroy de Monmouth écrivit le livre qui devait être le précurseur et conduire à la composition des Romans de la Table ronde.

  1. Marie de France, Lai d’Equitan.
  2. Les deux lais d’Ignaurès et de Guiron ont été les modèles du beau roman du Chastelain de Coucy, écrit au commencement du quatorzième siècle.
  3. Les bardes irlandais étaient renommés en Angleterre et même en France, ainsi qu’on peut le conclure de ce passage. Ajoutons que sous le règne d’Étienne on voit un prince de North-Wales, Gryfydd ap Conan, faire venir des chantres irlandais pour instruire et réformer les bardes gallois. (Walker, Mém. hist. sur les bardes irlandais, cité par M. Park, dans Warton, Dissertat. I.)
  4. Quand nos ancêtres admettaient les chanteurs et les joueurs d’instruments dans toutes leurs fêtes et dans toutes leurs expéditions guerrières, ils nous donnaient un exemple que nous avons suivi. Il n’y a pas aujourd’hui un seul régiment qui n’ait son corps de musiciens. Seulement, au lieu de généreux chants de guerre, nous avons de grands effets d’instruments aussi bien appréciés des chevaux que des hommes. Dans le moyen âge, le roi des ménestrels n’était souvent que le chef d’orchestre d’un corps de musiciens, et je me souviens d’avoir vu, en 1814, des régiments, des hordes de cosaques marcher sur des chevaux non sellés, la lance au poing, et précédés de plusieurs rangs de chanteurs qui, sans instruments, produisaient les plus grands effets.