Les Romanciers du sud en Amérique

Les Romanciers du sud en Amérique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 652-683).
LES
ROMANCIERS DU SUD
EN AMÉRIQUE

I. Marse Chan, Newfound River, In ole Virginia, Befo’ de war, etc., par Thomas Nelson Page. New-York, 1891-1892 ; Charles Scribner’s sons. — II. Monsieur Motte, par Grâce King. New-York, 1888 ; Armstrong and son. — III. Tales of time and place, par Grâce King, 1892 ; Harper and brothers.


I

De toutes les parties des États-Unis, c’est le Sud qui, jusqu’à la guerre de sécession, a le plus faiblement contribué aux richesses littéraires de l’Amérique, à moins qu’on ne veuille admettre que le génie d’Edgar Poë suffise à lui seul pour établir l’équilibre. En tout cas, cet astre de première grandeur est unique dans le beau ciel quasi tropical où il surgit à l’improviste vers 1830, méconnu, dédaigné de tous. À sa suite, se groupent de pâles nébuleuses, parmi lesquelles brilla d’un éclat fugitif le poète Sidney Lanier, mort jeune, avant d’avoir eu le temps de donner tout ce qu’on attendait de lui. Quelque estime qu’accorde la critique locale à des romanciers tels que Simms et Kennedy, il ne semble pas que rien de très puissant, de très caractéristique, soit sorti de leur plume féconde.

George W. Cable[1], qui d’ailleurs est natif de la Nouvelle-Angleterre, fut le premier à nous faire goûter dans ses Old Creole Days[2] la saveur d’un passé inconnu, en parlant de la Louisiane. Les gens du Sud le désavouent parce qu’il s’est égaré depuis dans des théories philanthropiques qui leur sont odieuses, réclamant pour les noirs tous les privilèges, même celui du mariage entre nègres et blanches. On lui a opposé Nelson Page, non pas, celui-là, un observateur du dehors, un passant, mais un vrai fils de l’aristocratique Virginie, pénétré, comme il convient, de cet orgueil de race qui, dans le cas présent, est peut-être en effet la sauvegarde d’une nation. Thomas Nelson Page annonce et prouve au monde, depuis peu, que le Sud, naguère écrasé, anéanti, est en train, comme le phénix, de renaître de ses cendres, et que ce nouveau Sud, après tout, n’est autre que l’ancien, avec les mêmes énergies dirigées vers des voies modernes. Nous avons éprouvé en rencontrant, dispersées dans plusieurs magazines, les esquisses si originales de ce jeune écrivain, un plaisir très rare, celui que l’on ressent quand, après avoir parcouru, jusqu’à la lassitude, beaucoup de sentiers battus, on découvre tout à coup un petit chemin nouveau.

Chez lui, du reste, il n’y a pas purement et simplement une imagination de romancier ; le généreux désir de fournir des matériaux à une histoire qui n’est pas encore écrite le possède. Il a publié, sous le titre de The Old South, une série d’essais d’une valeur véritable par les aperçus qu’ils nous ouvrent sur la vie sociale et politique de la Virginie d’autrefois, cette contrée chevaleresque dont sir Walter Raleigh est pour ainsi dire resté le patron idéal, bien qu’il ait laissé à un soldat de fortune, John Smith, le titre glorieux de « Père de la colonie. » En lisant The Old South, on apprend à bien connaître les origines et les développemens d’une civilisation vieille de deux siècles et demi où se fondirent les élémens divers de toutes les civilisations qui ont successivement éclairé le monde. L’Amérique lui est redevable de bien des choses : elle lui doit que la Louisiane ne soit pas française, que le Texas ne soit pas un gouvernement hostile, que le Mississipi appartienne dans toute sa longueur aux États-Unis ; elle lui doit Washington et Jefferson, plusieurs présidens, des figures militaires sans reproche, une longue série d’orateurs, de légistes et d’hommes politiques. Le nombre de célébrités fournies par le Sud témoigne assez que l’absence d’une littérature lui appartenant en propre n’est pas signe de pauvreté intellectuelle ; il faut attribuer cette pénurie à d’autres raisons : le manque de grandes villes, la prédominance des intérêts agricoles, l’esprit ultra-conservateur surtout, qui empêchait les lettrés de sortir du cercle des chefs-d’œuvre classiques hérités d’Angleterre, leur faisant préférer ces fruits, d’une excellence reconnue, à tels sauvageons poussés auprès d’eux et dont l’âpreté pouvait rebuter les lecteurs fidèles de Milton, de Dryden, de Goldsmith et de Pope. M. Nelson Page ajoute, pour expliquer le peu de goût que l’art d’écrire parut inspirer à ses ancêtres, que l’ambition politique était chez eux presque générale, et qu’une merveilleuse facilité de parole les distingua toujours ; ils appliquaient des facultés qui eussent pu trouver un autre emploi à d’éternelles controverses sur le gros problème de l’esclavage, et on en était à étudier ce problème, en tenant péniblement « le loup par les oreilles, » quand la guerre éclata et brusqua les conclusions.

Des différences fondamentales d’origine furent la source du malentendu qui subsiste encore, jusqu’à un certain point, entre le Nord et le Sud. Les colonies anglaises du Nord avaient eu pour fondatrices des consciences, des âmes affamées de justice et de liberté, prêtes à sacrifier leurs intérêts au seul bien nécessaire. Si intolérans qu’aient pu se montrer par la suite les puritains parvenus à la sécurité, ils recherchèrent avant tout avantage matériel le droit de penser et de prier à leur guise ; ce droit, ils le poursuivirent par-delà les mers et se l’assurèrent au prix d’héroïques efforts. Tandis qu’ils n’obtenaient du gouvernement anglais que le genre de sympathie qui peut s’attacher à des révolutionnaires génans, dont l’émigration est un débarras pour leur patrie, les colonisateurs du Sud, partis au contraire dans un esprit de conquête, emportaient la haute approbation du roi et celle de l’église officielle. La couronne, en effet, espérait bien s’annexer les terres inconnues situées entre l’Eldorado espagnol et les possessions sans limites de son ennemie héréditaire, la France ; quant à l’Église, après avoir traité de schisme l’exil volontaire des mécontens qui cinglaient vers le Nord, elle n’hésitait pas à bénir, comme une espèce de mission chrétienne, l’émigration de tous ces hommes de bonne lignée qui allaient implanter au loin la foi religieuse de l’Angleterre, avec sa foi civile et politique. Le premier chargement de colons comprit quatre charpentiers et douze laboureurs, pour cinquante-quatre gentlemen ; il est vrai, d’après le témoignage du capitaine John Smith, que ces gentlemen abattaient plus d’arbres en un jour que des manœuvres ordinaires. Chacun fut forcé par les circonstances de faire preuve d’une vigueur physique tout autrement nécessaire que la plus belle des généalogies, mais, après avoir affirmé ses muscles, on n’en était que plus fier d’exhiber ses parchemins. Les gouverneurs royaux tenaient une espèce de cour et les familles de planteurs opulens conservaient avec soin, de père en fils, l’esprit de la génération précédente. Les gens du Sud, malgré les modifications apportées par le climat et la manière de vivre, ne différèrent jamais autant que ceux du Nord de leurs aïeux d’Europe. Cependant, ils tenaient à leurs droits. Ils avaient dressé d’abord comme un roc de défense entre les empiétemens de l’Angleterre et les libertés des colonies ; le moment venu, ils prirent l’initiative de l’indépendance, et ce fut un Virginien qui fonda la république.

Tout ceci ressort de l’éloquent plaidoyer de M. Nelson Page, qui, avec abondance d’argumens, montre quelle énorme part eut le Sud à la suprématie actuelle de l’Amérique. Abordant le périlleux chapitre de l’esclavage qui servit de prétexte à la guerre, il admet, — et le paradoxe est au moins ingénieux, — que cet état de choses, qu’il n’entreprend pas de défendre du reste, fit grand mal à tous, sauf aux nègres, lesquels doivent à leurs maîtres du Sud les moyens de civilisation les plus efficaces qui aient été jusqu’ici mis à leur portée. On est presque tenté de lui demander s’il entend par là le mélange de sang qui a peu à peu blanchi les Africains et que M. Gable voudrait voir se poursuivre par des moyens plus légitimes que le caprice amoureux. Mais M. Page ne fait pas la moindre allusion à ces choses révoltantes qui ont existé pourtant, l’accroissement inouï de la classe mulâtre en porte témoignage. Les plantations des propriétaires d’esclaves, à l’en croire, représentaient une véritable Arcadie, dernier asile de l’âge d’or. Sans doute la traite, l’horrible traite y avait amené les enfans de Cham en servitude ; mais le Sud, pour commencer, n’en était nullement responsable, quoi que puisse dire là-dessus le Nord, par la bouche de ses hommes politiques et de ses prédicateurs. Ce barbare commerce de chair humaine, — d’origine portugaise et introduit dès l’année 1442, bien qu’il n’ait prospéré qu’environ un siècle après, avec les Hollandais, — fut, sous la reine Elisabeth et ses successeurs, encouragé par l’Angleterre, qui l’imposa aux colonies malgré leur résistance. Vingt-trois fois la Virginie adressa des protestations à la couronne, et lorsque finalement elle adopta, contre son gré, l’esclavage, ce fut en commun avec le reste de la chrétienté, qui aujourd’hui le lui reproche. Il est vrai que le Nord, ne possédant ni les rizières ni les champs de cannes, de cotonniers et de tabac dont s’enorgueillit le Sud, abandonna plus aisément un système qui ne s’adaptait pas de même à ses besoins et à son climat. Ce régime censé patriarcal, mais en opposition absolue avec le progrès, renfermait des menaces de ruine et de mort, sur lesquelles ceux-là mêmes qui le maintinrent avec fermeté ne s’aveuglaient guère. Aussi avaient-ils cherché le moyen le plus pratique pour s’arracher du flanc, tôt ou tard, l’épine qui les blessait. Un projet de colonisation de la race noire en Afrique était dès lors soigneusement étudié par des hommes d’une capacité reconnue, mais l’attitude agressive des abolitionistes glaça ce mouvement ; des nécessités politiques inexorables s’imposèrent.

En écoutant l’auteur de The Old South, ne croirait-on pas entendre un fils d’émigré rappeler les tendances libérales de notre noblesse vers l’aube de 1789 et son adhésion enthousiaste aux préludes de la révolution française ? Plus d’un point d’analogie existe en effet entre les deux sociétés, et il nous semble être transportés très loin du Nouveau-Monde républicain quand ce jeune conservateur, sorti de deux vieilles maisons d’Angleterre, évoque à travers ses souvenirs d’enfance les charmes d’une vie de province, proche parente de ce que nous appelons la vie de château, Ce n’étaient pas des châteaux, ces vastes demeures, construites avec le bois des forêts vierges, mais elles logeaient des meubles d’autrefois, des portraits d’ancêtres et des traditions féodales. Les chênes séculaires, les bouquets de frênes et de pacaniers, groupés alentour, surpassaient en beauté le parc le plus grandiose et les jardins eussent été dessinés à la mode européenne, si l’exubérance des lianes et des roses n’eût défié l’art du jardinier. D’ailleurs, les habitudes de large hospitalité étaient toutes seigneuriales. À chaque instant, sous le moindre prétexte, on se réunissait entre voisins, cordialement, simplement. Les courses, les carrousels, les chasses au renard, les danses, les conversations s’entremêlaient. Une intensité de vie extraordinaire, une intarissable gaîté régnait partout, jusque dans les quartiers noirs : remplis le jour par le bourdonnement des rouets et des métiers, par les jeux bruyans des enfans, ils retentissaient, la nuit venue, de la musique du banjo. Les nègres n’étaient jamais trop las pour prendre du bon temps à leur retour des champs immenses où les travaux se poursuivaient sans nulle hâte, sauf pendant la moisson. Encore celle-ci était-elle conduite en chantant ; on en parlait comme d’une saison de fête.

Sans doute ceci se rapporte fort bien aux descriptions des voyageurs qui, tous, en traversant les États esclavagistes, ont cru apercevoir un coin du paradis terrestre ; mais sous cette prospérité apparente se cachaient, on le sait, les tares, les plaies les plus lamentables. M. Nelson Page n’a garde d’écarter le voile, il fait ressortir de préférence les points lumineux du tableau dont nous sommes libres d’aller chercher les ombres dans la Case de l’oncle Tom. Des deux côtés il doit y avoir une part d’exagération, de préjugés tout naturels ; mais si Mme Beecher Stowe a gagné triomphalement un grand procès qui était celui de l’humanité tout entière, le mérite d’avoir rectifié bien des traits grossis pour les besoins de la cause reste à M. Page. Il aura réussi à détruire, chez ceux-là mêmes qui partagent le moins ses idées, des préventions enracinées depuis longtemps sur la politique étroite et rétrograde du Sud avant la guerre ; il aura aidé, comme il le souhaite, à écrire l’histoire et cela non pas seulement en produisant dans ses conférences, dans ses essais, des documens et des statistiques irréfutables, mais aussi, mais surtout peut-être, par certains passages de ses nouvelles qui renferment l’exemple tout palpitant des rapports entre maîtres et serviteurs. (Le mot d’esclaves n’était jamais employé que sur les actes légaux.)

Lisez, dans Marse Chan, la scène de l’incendie, quand le maître perd la vue pour sauver un de ses nègres.

Le grenier au-dessus des écuries brûle et quelques-uns des chevaux n’ont pas voulu sortir ; ils courent dans leurs stalles, hennissant et criant. Alors le maître dit au cocher : — Entre là, Ham, ne laisse pas griller tes pauvres bêtes. — Ham, sans répliquer, obéit aussitôt. Mais au même instant le grenier s’effondre, une gerbe d’étincelles jaillit, la flamme se met à lécher le bord du toit… Ham ne revient pas. Tout à coup, le maître embrasse brusquement sa femme, qui se tient auprès de lui, pâle comme une morte, et, avant que personne ait compris ce qu’il veut faire, il s’élance dans la fournaise, au milieu de clameurs pareilles à celles du jugement dernier. Ham reparaît, aux trois quarts asphyxié, dans les bras du maître qui lui a enfoncé son propre chapeau sur la figure pour le préserver, et, après tout, il se remettra sans trop d’avaries ; c’est le maître qui, grièvement atteint, ne recouvre jamais l’usage de ses yeux.

Cette aventure marque suffisamment que le possesseur d’esclaves avait le droit de tout exiger d’eux, mais qu’aussi le sentiment de la responsabilité à leur égard était chez lui très fort. Un gentleman virginien se devait à son peuple comme s’il eût été roi ; un instinct héréditaire de domination le guidait dans la conduite des hommes ; de là son autorité, sa compétence lorsqu’il s’agissait des affaires générales du pays.

Marse Chan est le chef-d’œuvre de Nelson Page, un chef-d’œuvre intraduisible, à moins qu’il ne se trouve quelque écrivain aussi habile à tirer parti du créole-français que lui-même peut l’être à se servir de l’anglais-créole, en restant toujours intelligible au milieu des fantaisies de construction et d’orthographe les plus comiques et les plus pittoresques ; car c’est un nègre qui tout le temps parle, nous racontant l’histoire de son jeune maître, Marse Chan, lisez Master Channing.

Ce nègre, l’auteur l’a rencontré par une après-midi de l’automne 1872, sur certaine route de la Virginie orientale, une de ces longues routes sinueuses, caractéristiques de la race qui les a tracées, gens de loisir auxquels le temps importait peu, pour lesquels la distance n’était rien, qui ne souhaitaient qu’un sentier facile et bien uni dans la vie et qui obtenaient cela, quoique le chemin fût long et que le monde extérieur marchât près d’eux à pas de géant, tandis qu’ils rêvaient.

M. Nelson Page rencontre donc un vieux nègre en train de faire franchir une barrière au chien d’arrêt caduc et obèse qui l’accompagne :

— Te voilà sourd autant qu’aveugle, lui dit-il dans son jargon, tu ne m’entends plus t’appeler, et tu es si gâté que c’est à peine si tu te traînes ; tu ne serais seulement pas capable de sauter ça comme je le fais. Tu te comportes en blanc que tu es ; tu t’imagines, parce que je suis noir, que je vais te servir tout le temps. Eh bien, tu as raison !

Mais, apercevant un étranger, le nègre s’arrête, un peu confus de l’avoir rendu témoin d’une scène de famille :

— C’est le chien de Marse Chan, voyez-vous… Il sait bien que, ce que je dis et rien, c’est la même chose ; il sait que je le gronde seulement pour l’exciter.

Qu’est-ce que Marse Chan ? Et à qui appartient cette belle maison là-bas, avec ses nombreuses dépendances, indiquant assez qu’elle a dû être magnifiquement habitée autrefois… car aujourd’hui l’abandon des champs qui l’entourent, couverts de sassafras, lui prête un air de désolation.

Justement cette maison était celle de Marse Chan, le jeune maître de Sam. Après la guerre, quelqu’un l’a achetée ; mais Sam ne connaît même pas de nom le nouvel acquéreur, un intrus, sorti il ne sait d’où. Sa case à lui est là, sur la route, et sa besogne se borne à aller comme ça, le soir, entretenir les tombes.

Toute l’histoire de Marse Chan s’ensuit, racontée avec une simplicité qui ajoute à l’émotion dont elle est pleine.

Marse Chan et son fidèle Sam ont été gamins ensemble, non pas qu’ils fussent du même âge : Sam est né comme on semait le blé au printemps, après que le grand Jim se fut noyé, en passant le gué là-bas, au-dessous des quartiers, pour rapporter les cadeaux de Noël à la maison, et Marse Chan n’était pas encore au monde l’année qui a suivi le mariage de Nancy, la sœur de Sam, avec Tom au colonel Chamb’lin (lisez Chamberlayne), c’est-à-dire qu’il y avait entre eux huit ans de différence ; n’en demandez point davantage, car jamais nègre ne saura son âge, ni ne précisera une date. Quand Marse Chan est venu, toute la maison était en l’air ; es gens avaient congé comme à Noël. Le vieux maître (on l’appela ainsi aussitôt après la naissance du jeune ; auparavant il était le maître tout court), le vieux maître donc apparut sous le porche pour annoncer aux esclaves réunis dans l’attente du grand événement que la mère et le garçon se portaient bien. Après quoi, il rentra, en se riant à lui-même, et revint au bout d’une minute, avec le poupon entre ses bras. Aussitôt hommes et femmes de se précipiter. Mais voilà que le maître, regardant les enfans serrés, au bas des marches, les uns contre les autres, comme un troupeau de moutons, dit à Sam : — Monte un peu ici.

Et Sain, de grimper tout tremblant, sur la pointe des pieds.

— N’es-tu pas le fils de Mymie ? .. Eh bien, je vais te donner ton jeune maître, t’attacher à sa personne.

Là-dessus il met le baby dans les bras du gamin, au milieu des cris de toutes les négresses : — Seigneur ! Seigneur ! ce petit-là va laisser tomber l’autre petit !

Mais le maître s’en rapporte au fils de Mymie, de laquelle d’ailleurs rien de plus ne nous est dit. Peut-être est-elle du sang de ce personnage considérable de toute maison virginienne, la Mammy, auxiliaire dévouée de la mère qui, dans les quartiers, a une case plus commode que les autres et qui, traitée avec une tendresse, des égards particuliers, est esclave sans doute, esclave des enfans, mais membre de la famille surtout.

— Écoute, Sam, reprend le père de Marse Chan, tu appartiens à ton jeune maître. Je te recommande d’avoir soin de lui tant qu’il vivra.

Et à dater de ce moment, Sam fut le body servant, le serviteur particulier, le garde du corps de Marse Chan ; il ne sera pas, dans sa vieillesse, éloigné de croire que, si jamais on ne vit un enfant profiter comme celui-là, c’est beaucoup grâce à ses bons soins.

Le temps est venu pour Marse Chan d’apprendre à lire ; Sam chargé de tous ses engins de travail le suit jusqu’à l’école, de l’autre côté de la rivière ; on y va tous les jours, excepté le samedi, bien entendu, et les autres jours où Marse Chan n’a pas envie d’apprendre. Et c’est là, — car l’école reçoit également des garçons et des filles, — que Marse Chan remarque d’abord miss Anne, dont le père, un certain colonel Chamberlayne, a, tout près des Channing, une habitation non moins imposante que la leur. Miss Anne n’a plus de mère et son papa, plongé dans la politique, n’aurait pas le temps de s’occuper d’elle, de sorte qu’elle arrive à l’école bien petite, si petite que, très intimidée par la vue de tant de monde, elle se met à pleurer. C’est Marse Chan qui la console, qui la prend sous sa protection, qui l’approvisionne de pommes et de pacanes, qui porte ses livres, et qui porte miss Anne elle-même quand il y a trop de boue. Un jour d’orage, la rivière a débordé, il la fait passer à miss Anne sur sa tête, et le premier poney que son père lui donne est offert en cadeau le jour même à la petite adorée, parce qu’elle l’a trouvé gentil.

— Oui-da, dit le vieux maître en apprenant cette nouvelle. Je suppose que tu lui as déjà fait don de ta personne et que la prochaine fois tu lui offriras ma plantation avec tous les nègres qui sont dessus.

De fait, comme le remarque très bien Sam, il était aussi naturel de marier ces deux enfans-là pour former une seule plantation qu’il était naturel à la rivière de courir du fond de chez nous chez le colonel Chamb’lin. Ah ! c’était le bon temps que celui des amours de Marse Chan et de miss Anne ! Les nègres n’avaient rien à faire qu’à panser les chevaux et d’autres petites broutilles qu’on leur commandait ; quand ils étaient malades, on leur envoyait tout ce dont ils avaient besoin, et le même docteur qui soignait les blancs les guérissait aussi ; personne n’avait de peine.

Marse Chan aimait Sam autant que Sam pouvait l’aimer, bien que l’un fût noir et l’autre blanc. Un jour, le vieux maître les ayant cravachés pour une incartade faite en commun, Marse Chan, qui avait supporté stoïquement la correction, se jeta entre son père et le petit nègre qui criait comme plusieurs diables avant même que le fouet l’eût touché :

— Arrêtez ! Vous ne le fouetterez pas ! Il m’appartient. Si vous lui donnez un seul coup de plus, moi je le rends libre !

Et le père d’abaisser sa cravache en riant, car cette autorité sans bornes qu’il exerce, cette confiance en soi si absolue qui inspire à ses enfans un respect voisin de la crainte, il n’est pas fâché de voir tout cela en germe chez le futur maître. Sam n’en sait pas si long, il raconte beaucoup de choses qu’il n’a que très superficiellement comprises ; mais il sent que Marse Chan l’a protégé comme toujours, avec le même cœur qu’il met, lui, à le servir.

Marse Chan s’en alla au collège. Il écrivait régulièrement à Sam des lettres que lui lisait la vieille maîtresse, et Sam se les faisait relire par miss Anne, qui en recevait aussi. Mais miss Anne fut envoyée de son côté en pension ; il n’y eut plus de bon que les vacances. Quand les deux jeunes gens revenaient alors, on n’aurait pu dire si Marse Chan demeurait à la maison ou bien chez le colonel. C’étaient des promenades à cheval, des parties de pêche ; quelquefois le couple inséparable restait assis sous les arbres, elle à broder, et lui un livre à la main, lisant tout haut ; elle et lui lisaient dans le même livre, chacun à son tour, et Sam les regardait de loin. Il en fut ainsi, d’après ses observations, jusqu’à ce que miss Anne se mît à relever, comme font les dames, ses cheveux pareils à la crinière de l’alezan quand le soleil frappe dessus. Alors Marse Chan aurait baisé de bon cœur la terre où elle marchait, mais ils étaient tout de même un peu moins à leur aise ensemble que quand il la portait sur ses épaules.

Nous sommes en plein Paul et Virginie, avec la sensibilité de moins, car le parler baroque de Sam ne s’y prêterait guère ; du reste, ce prélude est inévitable quand il s’agit d’un roman dans le Sud. Rappelez-vous les amours précoces d’Edgar Poë et de sa cousine âgée de six ans, des amours qui ne devaient jamais finir. Toutes les jeunes filles, là-bas, sont dès l’enfance de petites femmes, au teint délicat, aux cheveux de soie, aux manières langoureuses, à la voix musicale, souples comme des roseaux dans leurs atours de linon et de mousseline. Sur les bancs même de l’école, ces demoiselles font assaut de coquetteries ; sans exception, elles ont des cavaliers servans, des beaux, parfois en très grand nombre, et flirtent avec eux jusqu’au mariage, après lequel leur dévoûment au mari, aux enfans prend le caractère d’un culte.

Miss Anne nous représente donc une Virginie beaucoup plus éveillée que celle de Bernardin de Saint-Pierre ; attendez, tout à l’heure elle va devenir Chimène.

Le vieux maître s’est présenté au congrès et le colonel Chamb’lin a été poussé contre lui par les démocrates. Le vieux maître l’emporte ; nouveau sujet de rancune. Puis, tout en faisant de la politique, le colonel finit par s’endetter et vend quelques-uns de ses nègres, ce qui envenime encore les choses, car le vieux maître désapprouve le trafic des esclaves. Il propose au colonel d’acheter une certaine Maria et tous les enfans de Maria, parce que, raconte Sam, Maria avait épousé un Ézéchiel de chez nous. C’est merveille de voir avec quel détachement le brave Sam explique tout cela : « Croiriez-vous que le colonel a demandé pour Maria plus que ne valent trois nègres ? Le marché n’était pas encore arrangé que le shérif arrive et saisit Maria avec tout un paquet de ses négrillons. Notre vieux maître alla vite à la vente, mais le colonel faisait pousser des enchères contre lui. Tout de même les nègres ont été adjugés au vieux maître, mais après il y a eu un grand procès qui dura des années. »

Procès sur procès, car le colonel, ayant perdu, fut si fort en colère qu’il réclama pour se venger, comme lui appartenant, un bout de terre situé sur la limite des deux plantations. La brouille était complète lorsque Marse Chan revint définitivement, ses études faites, avec toutes les manières d’un beau jeune homme, d’un gentleman du meilleur genre.

Tout va mal ; on cause déjà de la guerre ; on en causa deux ou trois ans d’avance ; le vieux maître est whig et naturellement Marse Chan n’a d’autre opinion que celle de son papa. Le colonel, au contraire, est démocrate ; il va partout prononcer des discours qui montrent que la sécession de la Virginie est nécessaire. Marse Chan se trouve, par ses convictions et son parti, entraîné à parler contre lui ; il est le plus fort, croyez-en Sam. Le colonel riposte par des injures, le traitant publiquement de traître et d’abolitioniste, puis il l’offense d’une façon bien plus grave en la personne de son père, et cela, Marse Chan ne peut le supporter. Il déclare au colonel que ses cheveux blancs seuls le mettent à l’abri d’un cartel ; le colonel, piqué, ne veut pas être trop vieux pour se battre, et la rencontre a lieu, une rencontre décrite avec des détails impayables par Sam, nécessairement mêlé à tout ce qui se passe. Le jeune maître lui dit auparavant qu’il a eu soin d’assurer son avenir et que, si bon lui semble, il pourra acheter Judy, la femme de chambre de miss Anne, qu’il courtise quelque peu. Hélas ! en ce moment l’esclave est plus heureux que le maître, car miss Anne n’appartiendra jamais à l’ennemi de son père, tandis que Judy deviendra la femme de Sam en échange d’une poignée de dollars !

Le duel a lieu, les deux adversaires sont l’un et l’autre de fort tireurs, cependant la balle du colonel ne fait que percer le chapeau de Marse Chan, qui, à son tour, tire en l’air et dit : « Tenez, je vous donne en cadeau à votre famille ! »

Ce sont là des paroles qui ne s’oublient pas. Jamais le colonel ne les pardonnera, et sa fille se montre vindicative autant que lui-même ; elle ne reconnaît plus son ancien ami ; elle passe auprès de lui sans le saluer, en affectant de dire bonjour à Sam. De mauvais procédés sont échangés sans relâche entre les deux maisons autrefois si unies, jusqu’à ce qu’elles deviennent étrangères l’une à l’autre, autant que si elles étaient séparées par une distance de cent lieues. Marse Chan ne peut s’y résigner ; il change, il maigrit, il n’est plus lui-même. Sur ces entrefaites, la guerre éclate et il est élu capitaine, mais il refuse ce grade parce que la Virginie ne s’est pas encore séparée ; dès que la sécession sera faite, il s’engagera tout simplement. Sam sera néanmoins autorisé à le suivre, s’il veut servir en outre le capitaine ; cela, peu lui importe, pourvu qu’il aille avec Marse Chan. Il part, le pauvre jeune maître, il part « le dernier jour du printemps, » dans son uniforme gris bordé de jaune et Sam, lui aussi, a un uniforme et on emporte le sabre du vieux maître, le sabre que l’État lui a donné dans la guerre du Mexique. Mais Sam a remis en cachette à miss Anne un petit billet et, la nuit qui précède le départ, ceux qui se sont tant aimés se rencontrent sur la route, près des terres du colonel.

— Eh bien, monsieur, dit miss Anne, très hautaine, je vous accorde la faveur que vous m’avez demandée, je viens m’acquitter de l’obligation que je vous ai de m’avoir fait cadeau de mon père, il y a quelques mois, après l’avoir insulté d’abord en lui refusant satisfaction.

Elle est venue toute seule par les bois, elle n’a peur de rien, si blanche, si froide, si altière sous le clair de lune. Marse Chan lui parle de son départ, de l’amour qu’il a toujours eu pour elle depuis l’enfance, il lui dit comment cet amour l’a protégé contre le mal, il la supplie de redevenir ce qu’elle a été pour lui, plus tard,.. s’il n’est pas tué.

Alors elle paraît émue et, comme elle balbutie quelques mots, Marse Chan lui saisit la main.

— Si vous m’aimez, Anne…

— Mais je ne vous aime pas, dit-elle en détournant la tête.

Et ces mots tombent pareils aux pelletées de terre sur un cercueil. Tout est fini.

Marse Chan s’exposera follement, sans plus se soucier des balles que si elles étaient de la pluie, tandis que Sam cire ses bottes et prend soin des chevaux. Quelquefois son maître l’emmène rôder autour des Yankees, comme il l’emmenait autrefois à la chasse au renard. Il n’est plus gai que dans ces momens-là, car le reste du temps ses pensées vont retrouver celle qui prétend le haïr. Les officiers tombent autour de lui. Personne n’ignore comment se conduisirent ces élégans gentlemen virginiens, devenus des héros en un clin d’œil : la compagnie connue sous le nom des Dandies fut exterminée tout entière en un seul jour. Marse Chan passa donc capitaine à la fin ; puis il eut affaire avec un ancien adorateur éconduit de miss Anne qui avait parlé en termes insolens du colonel Chamberlayne.

De cela Sam avertit Judy, l’un des officiers ayant bien voulu tenir pour lui la plume. Il sait ce qu’il fait : Judy ne pourra lire que par les yeux de miss Anne. Et sa ruse réussit. Miss Anne parle au colonel et le colonel reste un bon bout de temps sans répondre, après quoi il se dit à lui-même : — Ce n’est pas sa faute s’il est whig. — Puis, s’adressant à sa fille : — Ainsi tu veux de lui ? .. Eh bien ! je ne me tiendrai pas davantage entre vous. Tu peux le lui écrire.

Sam vit arriver la bienheureuse lettre, il vit son maître changer de couleur et trembler en la recevant, il le vit chercher la solitude pour y cacher une joie trop grande. Bref, Marse Chan lui annonça qu’après les batailles qui se préparaient il demanderait un congé de quelques jours.

La lettre fut relue avant le combat, sous une grêle d’obus :

— Nous allons être vainqueurs, Sam ; je me marierai alors ; elle me reverra avec une étoile au collet ; mais, si je suis blessé par hasard, emmène-moi chez nous, tu entends ?

— Oui, Marse Chan.

Et il est tué en enlevant un drapeau, ce maître dont Sam avait promis de prendre soin. Le fidèle serviteur ne peut que l’emporter dans ses bras, comme quand il était petit, l’emporter à travers la fusillade. Oh ! il ne tremble plus maintenant !… Après l’avoir enveloppé dans le drapeau, que sa main glacée tient encore, Sam fabrique lui-même la bière avec des planches, qu’il a soin de ne pas clouer trop fort, car, bien sûr, la maîtresse voudra regarder encore une fois. La voiture d’ambulance roule une nuit et un jour, puis dépose son triste fardeau dans la vieille maison où miss Anne rentrera pour tomber à genoux devant la mère qui l’embrasse, car elle a trouvé dans la poche de son fils cette lettre qui l’a fait mourir heureux et triomphant. Et la fiancée-veuve ne quittera plus jusqu’à leur mort les parens de celui qui l’attend, Sam en est sûr, quoique ! a Bible prétende qu’on ne se mariera plus au ciel. Restée seule, elle s’en va prendre la fièvre dans les hôpitaux, et tous maintenant dorment réunis sous l’œil vigilant de Sam.

Tel est l’abrégé du récit que fait le vieux nègre, en son langage baroque, qui donne ici une note piquante, en mêlant le rire aux larmes. Quand il a fini, il interpelle sa femme, debout à la porte de leur case :

— Judy, le chien de Marse Chan est-il rentré ?

Quand on a lu cette courte histoire, on a la mesure du talent de Nelson Page. Ses autres ouvrages n’approchent pas de celui-ci, malgré leurs mérites variés. Il y a pourtant dans son recueil de Stories des scènes vives et charmantes, des portraits achevés de ces représentans de la société coloniale : planteurs, avocats (lawyers), prédicateurs, médecins, sans parler des adorables vieilles filles, telles que My Cousin Fanny.

Il a écrit aussi un roman plus long, On Newfound river, où se trouve la description haletante, vraiment superbe, d’une chasse à l’homme. Ce bandit que l’on veut pendre, sans jugement, est traqué par son propre chien qu’il croit avoir tué, dernier crime que les nègres ne lui pardonnent pas, car tuer son chien est chose abominable entre toutes, et c’est ce chien, qui, pareil à un fantôme vengeur, retrouve toujours la piste perdue. Guy de Maupassant a décrit des poursuites presque fantastiques de ce genre ; il nous a fait sentir vigoureusement combien l’homme peut être plus brute que l’animal sa victime. C’est décerner un grand éloge à Nelson Page, que de dire qu’il égale cette fois l’un des maîtres du roman contemporain ; comme lui aussi, il a su se servir du patois. Les nègres de l’un pourraient rivaliser avec les Normands de l’autre.

Dans de courtes bouffonneries d’un entrain, d’une verve extraordinaire, Nelson Page arrive souvent, sans tourner la page, à des effets devant lesquels le public américain se pâme. Nous oserions à peine dire que ce condiment n’est pas en somme ce qui nous charme le plus, car il est trop facile de répondre à un étranger qu’il n’est pas capable de saisir les finesses, que la moitié au moins du sel lui échappe, — nous garderions pour nous des remarques où se trahirait peut-être une incompétence toute française à sentir et à goûter l’humour, si l’un des critiques les plus délicats, les plus autorisés que possède l’Amérique, Charles Dudley Warner, ne nous prêtait main-forte. Il a déclaré tout récemment que le dialecte était la plaie de la littérature de son pays. En se laissant déshonorer par des jargons métis de toute provenance, cette littérature perdra le rang qu’elle mérite si bien d’occuper. Le reproche n’atteint pas d’ailleurs particulièrement Nelson Page, qui a prouvé maintes fois qu’il savait se borner au pur anglais et en faire bon usage. Il atteint encore bien moins sa compatriote et son émule, miss Grâce King, qui n’a besoin d’aucun effort, d’aucun artifice pour nous donner la sensation la plus intense de la couleur locale.


II

Entre les deux nouveaux romanciers que possède le Sud, il y a les mêmes différences qu’entre les deux États qui les a produits, la Virginie et la Louisiane. La Virginie, filleule anglaise de la reine Elisabeth et de Walter Raleigh, aristocrate intransigeante, appuyée sur ses coutumes, dédaigneuse du suffrage universel qu’elle subit, fière de son université célèbre, de ses établissemens d’instruction supérieure et renfermant de vieilles cités mortes qui jadis soutinrent glorieusement des sièges, — telles que Yorktown, le berceau des Nelson, — avec les restes de plantations somptueuses, célèbres dans les chroniques coloniales, — comme Rosewell, propriété des Page : c’est le pays de Marse Chan. La Louisiane, découverte par les Espagnols, colonisée par les Français, baptisée du nom de Louis XIV et livrée par Napoléon aux États-Unis, toute française qu’elle fût de cœur, malgré la diversité de sa population mixte, anglo-américaine, espagnole, irlandaise, allemande, etc., d’ailleurs en grande partie catholique. C’est le domaine de miss King.

Qu’on se figure, dans ce milieu, une jeune fille d’une ardente imagination, nourrie des chroniques familières de sa ville natale qu’elle avait fort peu quittée, jusqu’au moment où elle put aller reconnaître en Europe l’origine de ses instincts, de ses aspirations, de ses goûts. Tout en remplissant les devoirs modestes qui incombent à la sœur aînée de plusieurs frères et sœurs, elle découvrait à chaque pas la poésie des petites choses, recevait les impressions du dehors avec une acuité singulière et trouvait, sans le chercher, le secret si rare de les traduire par de vives images où se reflètent fidèlement les mœurs, les caractères, la nature, tout cela non pas observé, mais senti. Ce jeune et frais génie appartient au sol de la Louisiane aussi naturellement que les plantes capricieuses qui jaillissent avec exubérance de son sol trop riche ; il ne se propose rien que la joie de s’épanouir au soleil et de provoquer la sympathie dont il a le besoin timide et passionné. Pour juger s’il y réussit, nous feuilleterons ces récits caractéristiques d’une même époque et d’un même endroit, Tales of time and place.

Voici Bonne-Maman, l’un des meilleurs :

La scène se passe dans cette partie de la Nouvelle-Orléans appelée autrefois avec vérité, à présent par convention, le derrière de la ville. L’huile y tient la place du gaz et la police, protectrice partout ailleurs, s’y montre fort négligente. Les longues rangées d’arbres à suif ombragent des banquettes qui aboutissent au bayou et que borde une suite de maisonnettes basses à volets verts, précédées de petites marches rouges ou jaunes, selon qu’elles ont été frottées de brique ou de camomille. La régularité de ces espèces de trottoirs est brusquement interrompue par une clôture triangulaire d’aspect sordide qui pousse jusqu’au milieu de la rue ses planches disjointes, derrière lesquelles une haie d’orangers se dresse, chargée de fruits d’or ou de fleurs embaumées. Les négrillons, chassés du seuil des autres demeures, à grands cris de tits démons, pestes de la terre, enfans du diable, etc., trouvent sous cette ombre indulgente un refuge pour leurs jeux ; ils sont seuls à apercevoir quelquefois le visage de la blanche mamzelle penchée sur son ouvrage. Elles se cachent en effet comme deux recluses, les deux mystérieuses dames blanches, la grand’mère et sa petite-fille, ignorées de tout le monde, tirant l’aiguille pour vivre. La guerre les a ruinées et, dans la douleur qu’elle éprouve d’être dépossédée de sa vieille plantation, « bonne-maman, » nous ne connaissons que sous ce nom la grande dame réduite au métier de brodeuse, bonne-maman a pris une résolution dictée par le désespoir. Laissant se répandre le bruit d’un « départ pour France, » elle est venue habiter une méchante cabane de faubourg. Là elle s’affaiblit peu à peu, sans rien demander à personne, plongée dans de chers et douloureux souvenirs : la gloire de ses ancêtres, le luxe d’autrefois, la mort héroïque de son fils sacrifié à une cause désormais perdue, la nuée de serviteurs qui jadis l’entourait, entre autres une certaine Aza, si complaisante, si dévouée ! .. Son excessive bonté pour les esclaves de sa plantation n’avait pas contribué médiocrement à ruiner la vieille dame. Du matin au soir, elle parle à sa petite Claire du passé à jamais évanoui. Elle n’a pas de souvenirs, elle, la pauvre Claire, sauf ceux de la guerre et ceux du couvent,.. rien de bien agréable, car elle était une élève fort paresseuse ; mais elle en a rappelé depuis ; la tendresse exaltée qu’elle éprouve pour sa bonne-maman l’a rendue très active. Non-seulement elle brode avec elle, et souvent, profitant de son sommeil, elle achève même une tâche qui n’est pas la sienne, mais encore, — ce que bonne-maman, si elle le savait, ne tolérerait point, — elle fait de la couture pour les négresses du quartier, des robes qui s’en vont danser dans des pique-niques nocturnes et qui courent bien des aventures.

Cependant, ces deux indigentes sont servies, — servies par pure charité ; leur humble bienfaitrice, plus pauvre qu’elles encore, est une vieille chiffonnière noire du nom de Betsy. La nuit, elle fouille les tas d’ordures de la ville ; elle est devenue bossue et philosophe à ce métier. C’est en ramassant ses chiffons dans le ruisseau dès l’aube, qu’elle a trois années auparavant rencontré une maîtresse à laquelle, comme un bon chien errant, elle s’est donnée. Claire s’en allait au marché avant le réveil de sa grand’mère ; toute seule, une si jolie blanche dans ce quartier de mulâtres ! .. Elle n’avait personne pour y aller à sa place. — Que pouvait faire une négresse en pareil cas ? expliquait plus tard Betsy. Prendre le panier, aller aux provisions et continuer ainsi tous les jours. Jamais la vieille créole ruinée, si fière de se suffire à elle-même, n’a soupçonné les complots ourdis pour entretenir ses illusions. Bonne-maman ne se fait pas faute de critiquer la grossièreté de Betsy, qui cogne à la porte comme un Suisse et manque absolument de manières. La regrettée Aza était si bien élevée ! Un peu gâtée sans doute, mais quel cœur malgré sa mauvaise tête ! .. Aza reste un des plus chers souvenirs de bonne-maman, un des êtres dont elle parle le plus fréquemment, tout en employant ses pauvres mains maigres et bleuies, sillonnées de veines noueuses, à faire ces broderies dans lesquelles excellent les dames créoles, même nonchalantes.

Il y a bien un peu d’égoïsme dans cette vie de rêve que mène bonne-maman. Betsy s’en rend compte ; elle se demande, tout en fouillant la poussière des rues ou la boue infecte du ruisseau, comment tout cela finira, ce que deviendra la jeune mamzelle après que sa grand’mère aura fermé les yeux, ce qui ne peut tarder beaucoup. On court des dangers de bien des sortes à l’âge de Claire, et Betsy, qui a rencontré plus souvent sur sa route le vice que la vertu, le sait très bien. Elle s’effraie quand la jeune fille exprime le désir de se promener un peu le soir, quand elle respire avec trop de délices le jasmin qui embaume, quand elle déclare que les valses passionnées jetées au vent par un piano du voisinage lui donnent envie de danser, de danser jusqu’au matin, jusqu’à ce qu’elle tombe de fatigue.

— Quelle horreur ! pense Betsy, le vilain pian de la maison mal famée où tout le monde sait que des diablesses font leur sabbat. Il ne peut dire rien qui vaille à une demoiselle blanche.

N’importe, la demoiselle blanche est charmée, elle a innocemment soif de plaisir, de contact avec ses semblables, et souvent elle s’attarde sous les orangers à écouter la musique maudite. Sur tous les pas de porte des femmes sont assises ; la marmaille se poursuit bruyante ; les hommes, tout en fumant leurs cigarettes, qui luisent dans l’obscurité, regardent du coin de l’œil la maison au piano où retentissent des chants, des bruits de danses frénétiques, de longs éclats de rire.

— On ne dormira pas beaucoup là-dedans cette nuit, disent les uns.

— Autant que les autres samedis, répondent les autres. Et les femmes de chuchoter avec mépris.

L’inquiétude de Betsy est justifiée. Un pareil entourage ne convient pas à une fille bien née, qui du jour au lendemain est exposée à rester seule. Bonne-maman elle-même commence à le comprendre. Si près du grand voyage, elle s’accuse d’avoir péché par orgueil et elle a avec Betsy un entretien secret, le plus touchant du monde. D’abord elle l’adjure de ne pas la quitter à l’heure suprême et d’arranger les choses pour que Claire ne sache rien, ne voie rien, pour que Claire soit bien tranquille dans sa petite chambre, tandis que bonne-maman s’endormira de son dernier sommeil. Assez tôt Dieu l’instruira de la vérité. Et Betsy promet sur la Bible, mais à son tour elle réclame une faveur de sa vieille madame : il faut que celle-ci se décide à recommander Claire aux amis, aux parens qu’elle peut avoir, afin que la chère petite mamzelle ne soit pas réduite à l’unique dévoûment d’une pauvre négresse. Tous les blancs seront des amis si la vieille madame le veut, la terre est peuplée d’amis, il n’y a qu’à les appeler, vite, vite.

— Oui, demain, répond bonne-maman, qui a posé sa main flétrie sur le madras de Betsy, avec un geste de bénédiction.

Mais la mort intervient trop vite pour que bonne-maman suive le conseil de sa fidèle servante. Un matin de printemps, à l’heure même où s’ouvrent les premiers boutons des orangers, que presque aussitôt la brise disperse en pluie odorante, un crêpe noir attaché à la porte peinte en vert apprend aux voisins que « la pauvre vieille madame là-yé morte pendant la nuit. »

C’est dimanche, les cloches appellent à l’église tous les habitans du faubourg, sauf celle qui ne se lèvera plus, celle qui allait toujours à la première messe, masquée d’un voile épais et frôlant les murs, furtive. La mort dans cette ville créole ouvre les maisons qu’elle visite à tous les passans, à tous les curieux ; il n’est personne qui n’entre saluer le cercueil et marmotter sa petite prière. La vieille aristocrate gît dans la chambre nue où elle a vécu en compagnie de sa pauvreté, de son orgueil et de ses regrets. Avec la résignation patiente d’une statue de marbre, elle subit les regards indiscrets qu’elle avait si soigneusement esquivés pendant sa vie : la blanchisseuse de fin, la coiffeuse, la garde-malade, le petit bossu du rabais, les commères du marché, le marchand de journaux, tout le monde entre, la procession se prolongeant ainsi jusqu’à midi, l’heure de la sieste, et ici se place une scène superbe qui mériterait d’être traduite en entier. « Une grande et forte femme, habillée avec la plus tapageuse élégance, descendit la rue à pas lents et s’arrêta une seconde devant la porte ; ses beaux yeux endormis mesurèrent la longueur et le tissu de l’écharpe noire. Elle avait dépassé la jeunesse, mais son opulente maturité n’était point sans éclat. Tandis qu’elle se cambrait, sa tête brune insolemment renversée, défiant l’observation et la critique, des bijoux étincelaient sous son voile de dentelle. Le plaisir semblait avoir sensualisé harmonieusement pour ainsi dire ses traits, sa taille… Elle hésita, saisie d’une espèce de curiosité morbide, puis, sans regarder le papier qui voltigeait à la porte, entra tout droit. Penchée sur le cercueil ouvert, avec son contenu humain émacié, misérable, elle sourit d’un sourire méprisant qui exprimait aussi la surprise :

— Blanche ! murmura-t-elle tout bas.

Quelle flatterie exquise pour sa chair exubérante de mulâtresse ! Quel triomphe pour le sang riche et voluptueux qui vibrait dans ses veines ! Elle se redressa complaisamment, puis regarda encore avant de s’éloigner.

— Mais… dit-elle tout à coup, c’est étrange… Grand Dieu !

Et ce cri fut poussé avec un accent de folie. Elle courut à la porte, arracha le papier qui portait un nom, lut ce nom.

— Je vous dis, continua-t-elle à crier, en s’adressant à Betsy, qui veillait, impassible, je vous dis que c’est elle ! Mamzelle Nénaine, mamzelle Nénaine ! répéta-t-elle tout bas d’un ton déchirant, à deux genoux devant le cercueil. Est-ce vous ? Oh ! dites, est-ce vous ? — Puis, avec un regard farouche autour d’elle : — Que veut dire tout ça ? Ne pouvez-vous me répondre, vous ? .. — Interpellant Betsy en anglais : — Êtes-vous idiote ? Comment cette dame est-elle venue ici ? Qui a fait ça ? Je veux savoir qui a osé faire ça ?

Betsy s’était levée. Elle essayait d’être à la hauteur des circonstances et, selon l’idée qu’elle se faisait des devoirs envers les morts et envers les vivans, avait quitté ses haillons, — dernier sacrifice, — pour endosser une robe noire, avec un mouchoir et un tignon blancs, ses propres habits funéraires, achetés au prix de mille privations et gardés religieusement, à travers des années de vagabondage, pour sa toilette finale.

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? demanda l’impérieuse étrangère.

— Moi ? Je suis la servante de madame.

— Vous mentez ! Vous savez bien que vous mentez. La madame n’a jamais eu de domestique de votre espèce.

— J’étais sa femme de ménage, dit humblement Betsy.

On eût dit que l’inconnue ne pouvait trouver d’expression pour rendre la rage qui l’étouffait ; elle montrait le poing aux murs, frappait du pied le plancher, tout cela si nu, si pauvre ! S’apercevant tout à coup qu’elle portait des bracelets, elle les arracha et les jeta au loin, déchirant sa robe pour mettre à l’aise sa poitrine haletante sous des dentelles fripées. Enfin elle tomba de nouveau à genoux devant le cercueil et, fondant en larmes, ensevelit son visage dans la « blouse volante » usée, rapiécée, que portait la morte. Avec de longs gémissemens : « Mamzelle Nénaine ! sanglotait-elle, mamzelle Nénaine ! .. » Où sont donc ses amis ?

— Ses amis, s’il vous plaît, madame, elle n’en a pas, excepté le monsieur apothicaire du coin qui a été bien bon. Je suis allée le chercher, et il est resté toute la nuit.

— Mais… mon Dieu, je veux dire ses parens ? ..

— Je n’ai jamais entendu parler de parens… Elle n’avait que mamzelle… mamzelle Claire.

— Mademoiselle Claire ! L’enfant de M. Edgar…

Et l’inconnue retomba dans le silence comme si elle ne comprenait plus.

— Et Dieu a permis ça ! Combien de temps ont-elles vécu dans ce taudis ?

— Je ne sais pas. Il va y avoir trois ans que je suis avec elles, et elles sont restées ici tout le temps.

La femme envoya vers le ciel un blasphème étouffé.

Cependant Betsy n’avait pas cessé de la couvrir de son regard perçant, comme si elle eût cherché à pénétrer au fond d’un bourbier ; en ce moment des nuages qui semblaient avoir caché le soleil se dissipèrent, la chambre très obscure s’éclaira un peu :

— Je vous vois maintenant, lui dit-elle… Je ne vous voyais pas tout à l’heure… il faisait trop noir. — Puis, changeant soudain de ton et d’attitude, passant du respect au commandement : — Sortez ! cria-t-elle. Comment osez-vous montrer ici votre figure ? Filez, je vous dis, avant que…

— Ah ! s’écria la femme. — Dans ce ah ! elle fit entrer toutes les menaces dont est capable une créature intrépide et sans scrupule.

— Hors d’ici ! répétait Betsy de plus en plus exaspérée. Je vous défends de regarder encore la figure de ma madame ! Je vous défends de la toucher !

— Votre madame ! votre madame ! — L’étrangère la maudit d’une imprécation en français : — Je vous défends, moi, d’oser l’appeler votre madame ! Elle était ma madame et j’étais son Aza ! Je lui appartenais. Je lui ai été donnée quand je n’avais pas encore un jour. Je dormais à côté de son lit ; elle me portait dans ses petits bras comme une poupée ; elle m’a élevée comme son entant, elle était ma marraine ; elle m’a rendue libre. Je l’aimais, je l’adorais. Dieu ! comme je l’adorais ! Mamzelle Nénaine, vous savez que c’est vrai ! Mamzelle Nénaine, si vous pouviez encore parler à votre Aza ! Rien qu’un mot, un petit mot ? ..

Des torrens de larmes noyèrent sa voix. Betsy reculait d’horreur.

— Votre madame ! Votre… Dieu du ciel ! Et elle était là à mourir de faim avec la mamzelle, — et vous, qui lui apparteniez, vous étiez dans cette maison là-bas à scandaliser le monde, à vous réjouir, à batifoler, à vous étaler dans des voitures, vous et les autres filles… Vous faisiez vos diableries à deux pas d’ici, pendant que votre maîtresse travaillait comme une esclave !

Le dos bossu de la vieille négresse se redressa si bien qu’elle put regarder la quarteronne droit dans les yeux.

— Vous, vous n’êtes pas…

— Si ; je suis la même chiffonnière dégoûtante, qui faisait votre besogne, qui fourbissait chez vous, pas pour moi, coquine… mais pour acheter des médicamens à la pauvre madame que voilà… Elle manquait de tout pendant que vous jetiez par les fenêtres l’argent volé dans la poche des blancs !

— Chut ! parlez moins haut !

— Et la nuit dernière, à la fin, tout à la fin, entendez-vous, la musique du piano remplissait encore la rue et vos rires et votre tapage aussi ; alors la pauvre mamzelle…

— Mademoiselle Claire-Blanche ? répéta vaguement la quarteronne.

Betsy se méprit sur ce qu’elle voulait dire : — La dernière chose que j’ai promise à la madame, c’est que je veillerais sur mademoiselle autant que si j’étais son esclave achetée. Oui, et je vais le faire. Et je vous dis, négresse que vous êtes, avec tous vos beaux affîquets et votre effronterie, et vos sales péchés, qu’avant de parler seulement à cette enfant, avant de toucher au fin bout de sa robe, il faudra que vous me passiez sur le corps.

La figure inspirée de la négresse se rapprochait de plus en plus, placée entre Aza et le cercueil, un doigt tendu vers la porte. La quarteronne essaya de mettre dans un regard furibond toute sa rage muette, mais elle se sentit écrasée, malgré l’impudence dont elle avait coutume, et baissa les yeux, confondue.

Les visites ont cessé, un silence de prière règne autour de la morte que Betsy ne cesse d’éventer d’une main infatigable. Un peu avant l’heure de l’enterrement, toute la marmaille noire du voisinage se presse en foule sur le seuil de la chambre ; mais nul n’ose entrer, sauf la petite porteuse d’un paquet enveloppé de papier de soie ; l’infime créature jaune, demi-nue, dont les pieds s’accrochent au plancher comme des griffes de chat, tandis que ses yeux effarés expriment la peur d’un animal toujours traqué, toujours battu, traverse la chambre, se heurte à un obstacle et dans son effroi, déchire le papier d’où s’échappe et tombe autour de la morte une pluie de pétales d’oranger. Puis la porte claque derrière la messagère qui se sauve à toutes jambes, suivie de la bande déguenillée des négrillons. Ceux-ci ont rendu en reconnaissance instinctive la faveur que si longtemps on leur a faite. Ils ont emprunté aux orangers qui abritaient leurs jeux ces fleurs ramassées, malgré les coups et les adjurations de tous les habitans du quartier. Le petit tableau, en deux traits de cette plume chatoyante qui devient un pinceau entre les mains de miss King, est tout simplement délicieux.

D’autres visiteurs surviennent encore, des dames, des messieurs ; le beau monde de la ville s’empresse, appelant Claire par son nom, la consolant, la caressant avec force exclamations attendries. La pauvrette ne fait que pleurer ; mais Betsy, après le premier étonnement passé, comprend, et son cœur bondit d’allégresse. Claire va être recueillie par les siens, par des alliés de sa famille, par des amis dignes d’elle. Et qui donc a convoqué tous ces grands personnages ? Aza elle-même. Celle-ci a couru d’une maison à l’autre ; elle a conté la mort de bonne-maman, de bonne-maman qu’ils croyaient tous en France et qui végétait misérable dans leur ville même, à deux pas de ceux qui lui auraient dû assistance, car il n’est personne qui ne se rappelle les beaux jours de la plantation, l’hospitalité fastueuse qu’on y recevait. Quel navrant contraste avec le passé offre cette petite chambre ! Il faut réparer sans plus de retard, payer une dette sacrée à cette jeune fille, dernière représentante d’un nom illustre dans deux pays.

Une quarteronne en costume d’esclave, debout dans le coin le plus reculé, écoute et pleure. C’est Aza. Elle a eu soin que le service qui va être célébré à la chapelle mortuaire fût de première classe, si le corbillard demandé par le charitable apothicaire ne doit être qu’un corbillard de pauvre. Un imposant cortège remplit la petite rue ; derrière, marche un groupe d’anciens esclaves (comment Aza est-elle parvenue à les recruter si vite ? ), la plus haute affirmation locale de l’importance d’une famille ; et, parmi eux, revenue à son costume, à sa race, à sa condition d’autrefois, Aza elle-même portant l’insigne traditionnel en perles blanches et noires : Priez pour moi.

La nuit seulement, quand elle sera sûre de ne pouvoir être reconnue dans les rues désertes, elle regagnera secrètement le petit enclos triangulaire, sous son habit de servitude, porté pour la dernière fois. Le piano a déjà commencé ses appels folâtres.

Si poète que soit miss King par l’enthousiasme, par la puissance descriptive et symbolique, par une ardente envolée vers tout ce qui est beau et par le vague qu’elle laisse quelquefois un peu trop volontiers à de certains contours, elle se montre ici réaliste ; elle nous fait sentir d’un trait, les vices et les vertus de la race noire : l’exaltation du dévoûment chez elle et l’absence absolue de sens moral, la versatilité, le manque incurable de logique. De même, en évitant toute explication apparente, elle met le lecteur au courant des épineuses questions de race, elle l’avertit de telles différences essentielles qui peuvent exister entre le noir et le jaune, entre la négresse et la quarteronne, entre la vieille Betsy, par exemple, qui, libre de mourir de faim dans les rues, s’intitule Baptiste à l’eau froide, crucifiée avec le Seigneur, qui jure sur la Bible, qui jargonne en anglais, et la belle Aza, née sur une aristocratique plantation, au milieu de la mollesse et du luxe, élevée comme un petit chien favori par des maîtres de vieille souche catholique et française, Aza, esclave et courtisane, qui, affranchie, va droit à la corruption, sans que ses qualités natives, chaleur de cœur, attachement animal, s’y éteignent. « Elle serait morte pour bonne-maman, mais elle ne se serait pas corrigée pour l’amour d’elle d’un seul de ses défauts. » Tout est là.

Déjà dans son premier livre, Monsieur Motte, miss King nous montrait tout un échafaudage d’héroïques sacrifices, fondé par une femme de couleur sur le mensonge, cette souillure ineffaçable de la race nègre. Marcélite Gaulois, une ancienne esclave, a fait élever, à l’institut Saint-Denis, le plus aristocratique des pensionnats, l’enfant de ses maîtres défunts qui, si elle n’y veillait, serait sans ressources. Marie-Modeste apprend l’histoire dans les livres du docteur Lévi Alvarès, fait la révérence d’après les règles enseignées par une réfugiée de Saint-Domingue, et a pu acquérir toutes les belles manières léguées par de longues traditions à l’élite des petites créoles, de grandes dames en miniature, dont la tête semble toujours porter une couronne, qui tiennent leur panier de déjeuner comme un bouquet, ne descendent dans la cour de récréation que gantées et voilées contre le soleil, ne portent que des bottines françaises à glands et à bouffettes, ne s’appellent entre elles que chérie, mon ange, m’amie, doudouce, etc. Mais Marcélite, à mesure qu’avance le temps, est plus inquiète encore de son œuvre qu’elle n’en est fière. Coiffeuse de l’institut Saint-Denis et de toute la ville, avec une clientèle croissante, d’autant plus que ses doigts fins, toujours luisans de pommade, savent aussi porter et glisser à leur adresse des billets doux, elle n’est cependant qu’une noire, autrement dit une belle mulâtresse brun foncé sous son tignon rouge et jaune, posé sur deux coques laineuses et sa robe, en calicot couleur de pourpre, artistement drapée sur la hanche. Or, comment une noire pourrait-elle se permettre de protéger une blanche, de payer sa pension, de lui faire accepter des cadeaux ? Ce serait la pire injure du monde, une impossibilité ! Pour simplifier les choses, Marcélite met donc ses bienfaits sur le compte d’un certain M. Motte, oncle supposé de Marie-Modeste, qui n’a jamais existé que dans son imagination fertile. C’est M. Motte qui subvient aux besoins de la pensionnaire pendant treize ans, c’est M. Motte qui envoie des cadeaux magnifiques par l’entremise de Marcélite, c’est vers M. Motte que s’en va la reconnaissance de sa nièce, impatiente de le connaître, de le remercier, étonnée qu’il se cache si obstinément. Mais Marcélite l’excuse : « Il est si vieux ! si malade ! C’est un original !

Tout va bien jusqu’à ce que Marie-Modeste ait atteint sa dix-septième année. La directrice de l’établissement elle-même somme alors l’obstiné, le bizarre, l’égoïste M. Motte d’enlever sa nièce à une retraite dont elle n’est jamais sortie et où elle languit, lasse de cette vie cloîtrée. Il faut que, malade ou bien portant, le bienfaiteur mystérieux se décide à paraître. Marcélite, mise au pied du mur, n’ose parler ; elle se sent si coupable ! Une fois encore, elle se donne la joie de gâter son bébé, sa mignonne, elle lui apporte, pour la distribution des prix, une robe de mousseline des Indes taillée par la bonne faiseuse, des bas de soie, des bottines de satin blanc ; elle lui baise les pieds, contrite et désolée, tout en essayant ces choses à celle qui l’aime comme une excellente bonne, mais sans se douter de ce qu’elle lui doit. La cérémonie a lieu avec éclat, Marie-Modeste attire tous les regards, ses compagnes n’ont qu’une idée, voir surgir M. Motte, cet oncle adorable qu’elles envient à l’élève la plus choyée du pensionnat. Alors, M. Motte restant invisible comme de coutume, il faut bien que Marcélite se confesse, avec larmes ! C’est elle qui a tout fait, — oui, pour le mieux sans doute, mais sa chère petite maîtresse se résignera-t-elle à être l’obligée d’une pauvre esclave ? Et que deviendra Marie-Modeste maintenant, si la directrice ne veut pas la garder, car jamais elle ne pourra l’emmener vivre chez elle, une négresse : fi ! Elle aimerait mieux mourir que lui imposer cette honte !

Hâtons-nous d’ajouter que, si l’attendrissement de la jeune blanche en écoutant cet aveu est mêlé à un peu d’humiliation, il n’en paraît rien. Tout s’arrange, grâce à la bonté de la directrice, grâce au zèle d’un certain notaire vieux style, qu’on dirait détaché d’une comédie française du bon temps, M. Goupilleau, mais surtout grâce à la persistance du dévoûment de Marcélite qui assure à sa maîtresse un mari et une fortune, après lui avoir procuré les avantages d’une brillante éducation. Jusqu’à la fin, elle ment avec une facilité déplorable, mais avec de si bonnes intentions, et elle discerne si peu, pauvre âme, la différence entre le mensonge et la vérité ! Il y a des pages exquises d’un bout de l’autre de Monsieur Motte, malgré quelques longueurs, quelques puérilités et l’invraisemblance par trop naïve ; c’est un livre de début où éclate, pour ainsi dire, avec une sorte d’impétuosité, la vocation de l’écrivain. Mais il ne nous semble pas que cet écrivain soit doublé d’un romancier capable de soutenir une intrigue compliquée à travers trois cents pages ; le triomphe de miss King, comme celui de Nelson Page, est dans la nouvelle. Peut-être la plus parfaite de toutes celles qu’elle a écrites jusqu’ici est-elle une courte histoire intitulée Madrilène ou la Fête des morts.

La Toussaint, à la Nouvelle-Orléans comme à Paris, attire dans les cimetières la foule des affligés et aussi celle des badauds. Il y a comme à Paris un commerce actif de couronnes d’immortelles, de fleurs en papier, de médaillons symboliques, d’emblèmes de deuil à tout prix ; mais, ce qu’on ne voit pas ailleurs, les vendeuses de mélasse, de pralines, de noix de coco, de pain-patate, de fritures, etc., crient leurs marchandises en plusieurs langues, toutes inintelligibles, tant elles sont créolisées. C’est au milieu de ce vacarme que Madrilène, ainsi nommée pour abréger Madeleine, corrige comme il le mérite certain petit mulâtre qui fait peur aux enfans blancs en lançant contre eux un méchant singe. À cet acte de justice, la mère du vaurien, exaspérée, répondra le soir même par des coups de couteau ; mais, quand elle en devrait mourir, Madrilène ne regretterait pas de les avoir reçus, car ces coups de couteau, en amenant la police dans l’antre qu’elle habite, bien contre son gré, déchire, pour ainsi dire, le mystère qui, depuis son enfance, la rend si malheureuse.

Est-elle de couleur, oui ou non ? Voilà ce que Madrilène s’est toujours demandé. Mme Laïs, sa prétendue tante, déclare que oui, et toutes les filles de Mme Laïs, Philomène, Antoinette, Athalie, Palmyre, etc., qui font avec leur mère un vilain métier, l’affirment à qui mieux mieux. Mais elle se sent si différente de son entourage, elle le déteste si fort, elle est attirée vers les meilleurs d’entre les blancs par une sympathie si instinctive, qu’elle a l’espoir, au moins quand la mort voudra bien la prendre, de ressusciter blanche, comme sont blancs la Vierge, le Seigneur et les saints. Cette fille maladive et triste vit en grande familiarité avec la mort ; elle a dans le cimetière son seul ami, le fossoyeur Fantôme Sacerdote, qui lui a appris à lire en épelant les inscriptions des tombes ; et, une fois par an, elle quitte la maison meublée de Mme Laïs, — où elle est servante sous prétexte de parenté, — pour aller dans le champ du repos vendre des couronnes. Ah ! si elle pouvait y rester, s’endormir dans une de ces tombes ! Pourvu toutefois que ce fût dans le cimetière blanc, au milieu d’une famille, d’une vraie famille. Le cimetière de couleur n’inspire pas de respect avec ses inscriptions de noms bizarres que l’on devine factices ou volés, noms de vieille noblesse, noms de guerre, noms d’oiseaux ou de petits chiens, des noms, quels qu’ils soient, qui ne représentent qu’un seul côté d’origine, le sang noir pur étant soigneusement éliminé de ce coin du cimetière où ne dort non plus aucun blanc. Rosemonde Delaunay, la mère que Madrilène n’a jamais connue, était apparemment une métisse et elle n’avait point de mari. Si endolorie qu’elle fût de cette honte, il dépendrait de la petite d’être moins misérable. Pour cela, elle n’aurait qu’à servir les locataires de Mme Laïs comme font les filles de celle-ci, promptes à porter le café dès le matin, à se charger du blanchissage, à prendre les ordres de ces messieurs. On ne peut souhaiter de plus accortes chambrières, aussi ne manquent-elles jamais d’argent de poche, d’habits ni de bijoux. Madrilène n’est en guenilles que parce qu’elle méprise le côté lucratif de la profession, fuyant également les messieurs blancs qui louent des chambres à Mme Laïs et les hommes jaunes qui rendent visite par la porte de derrière à elle et à son estimable famille.

Chambres garnies, ce mot inscrit sur une enseigne signifie bien des choses pour ceux qui connaissent les colonies : discrétion, liberté de mouvemens, dédain des références, services empressés de toute sorte. Les chambres, avec leurs rideaux de damas, leurs lits drapés de dentelles, leur armoire à glace, leur lavabo de fine porcelaine et les fleurs en papier de la cheminée, sont scrupuleusement propres et l’on a pour propriétaire complaisante, pour amie dévouée, pour garde-malade au besoin, Mme Laïs, cette grosse femme avenante dont les jupes empesées bruissent sur l’escalier lorsqu’elle descend à la rencontre d’un nouveau-venu, en gabrielle blanche surchargée de ruches d’où sortent des bras et un cou du plus beau jaune, avec une face blanchie par la poudre de riz, et des cheveux lissés au moyen d’une pommade française à l’héliotrope. Du premier coup d’œil, Mme Laïs devine ce que vaut le client qui se présente et elle décide aussitôt si elle a ou n’a pas d’appartement à lui offrir, ainsi que le prix de cet appartement. D’aucuns trouvent invariablement toutes les chambres prises ; à d’autres, la plus belle est toujours réservée ; c’est affaire d’appréciation, et le locataire, une fois entré, ne s’en va plus guère ; il suit même Mme Laïs dans ses déplacemens, car elle n’est pas toujours fidèle au même domicile. Il est enveloppé d’un réseau inextricable de petits soins, dorloté dans ses indispositions, et si d’aventure il meurt, on ne trouve rien derrière lui, ou bien, s’il laisse quelque chose, Mme Laïs produit un bout de testament qui étonne fort les héritiers légitimes et les réduit à la mendicité. Cependant, le mobilier reluit de plus en plus, les gabrielles ont des garnitures de plus en plus riches, les bijoux deviennent de plus en plus nombreux. Miss King a tracé de main de maître cette esquisse de la logeuse, un premier rôle de la vie créole ; c’est plaisir de la voir indiquer nettement, avec la virginale audace qui lui est propre, des choses sur lesquelles il serait désagréable d’appuyer, mais qu’il importe de nous faire comprendre ; on pense à l’aile d’une libellule effleurant un bourbier. Madrilène a été traitée chez celle qui se dit sa tante, comme le sont les domestiques de couleur par les maîtres appartenant à la même race, plus durement que ne l’ont jamais été les esclaves, et sa fierté s’est toujours révoltée. Ce n’est pas la fierté pourtant, ni aucun autre sentiment dont elle puisse se rendre compte qui lui arrache, au moment où une mégère la frappe, ce cri suprême :

— Au secours ! au secours ! Des nègres assassinent une blanche ! Au secours !

Quand ce cri retentit à ses propres oreilles, elle ne le reconnaît pas, elle ne l’a pas poussé volontairement, il est sorti d’elle à son insu. C’est la race qui se révèle, comme une puissance irrésistible. Nous connaissons peu de scènes plus impressionnantes que celle-là. Et la ville tout entière entend, s’émeut, répond ; la race qu’elle vient d’appeler à l’aide est là indignée, furieuse, prête à venger celle qui lui appartient. Ce n’est plus une querelle entre nègres ; qui se soucierait de cela ? C’est le plus criminel des attentats : l’attentat d’une noire sur la personne d’une blanche. Car, malgré les dénégations furibondes, obstinées de Mme Laïs et de ses péronnelles, Madrilène est blanche tout de bon ; la vieille Zizi Mouton l’atteste, le prouve, Zizi Mouton, la voudou redoutée, la sorcière qui depuis si longtemps jette ses maléfices sous forme de petits paquets d’herbes sinistres et de menus ossemens au seuil des chambres garnies, Zizi Mouton qui ne pardonne pas à Mme Laïs de lui avoir pris son homme, il y a longtemps, si longtemps ; n’importe :

— Eh ! Laïs, coquine ! Ta fé payé cher !

Et Mme Laïs aura grand besoin, en effet, de tous ses protecteurs, hauts dignitaires civils et militaires, pour échapper au sort qui l’attend. Il y a un détail caractéristique : lorsque la police lui demande son nom, elle en donne un de circonstance, — toujours par discrétion professionnelle, — car elle en a un choix, de noms, et des plus ronflans, que personne ne songerait à contester, « des noms qui sont gravés sur elle comme sur les tablettes mortuaires du cimetière de couleur. » Mais ceux-là, elle les réserve pour la dernière extrémité, l’extrémité dont la menace Zizi Mouton, en la magnétisant de ses yeux de serpent et en suçant comme du sucre, entre ses gencives édentées, les mots :

— Ah ! Laïs, coquine ! Ta fé payé cher !

Là-dessus, la quarteronne noircit d’effroi et de rage ; c’est ainsi que pâlissent les gens de sa couleur.

La spécialité de miss King est de peindre cette race de couleur avec ses traits indélébiles, mais elle a aussi touché à d’autres sujets, toujours avec le même art. L’Histoire d’une petite église nous la révèle fermement protestante et franchement Américaine ; nous lui savons gré d’autant plus de l’impartialité qui lui permet d’approfondir sans préjugés les âmes catholiques et créoles. Ne parle-t-elle pas du doux accent de l’anglais qui a grandi côte à côte avec la langue française ? Eh bien, ce doux accent, elle le possède, elle a la compréhension indulgente et tendre des choses qui lui sont étrangères, mais au fond elle est énergiquement elle-même, si souple, si prompte à tout s’assimiler, qu’elle paraisse à la surface. Son âme est attachée à cette petite église, la plus pauvre, la plus abandonnée des églises protestantes de la Nouvelle-Orléans, qui reste sombre et nue, tandis qu’à la cathédrale s’écrase la multitude des réveillonneurs en cette nuit de Noël célébrée avec un tapage presque carnavalesque ; les cors sonnent par centaines, les pétards éclatent, des bandes de chanteurs nègres glapissent, le long des rues, la bonne nouvelle, en couplets improvisés qu’accompagnent les grincemens de l’accordéon et les facéties des gamins :


Hors de la nuit, — vers la lumière,
Étoile de Bethléem, conduis-nous !
..............
En haut, plus haut, — au ciel et à l’amour,
Christ de Bethléem, conduis-nous, etc.


Ces pieuses invocations en fausset n’empêchent pas les symptômes d’orgie de gronder à travers l’élan prétendu religieux qui emporte une foule bruyante, grisée par le carillon des cloches, par les détonations de la poudre, par les beuglemens des trompes, et aussi par des libations copieuses. Partout on fait bonne chère, on est en liesse, les pauvres eux-mêmes ont cette nuit-là de quoi se réjouir, car tout le monde donne pour la Noël : les clubs, les établissemens industriels, les particuliers s’imposent à l’envie, afin que Santa Claus, le saint Nicolas espagnol, acclimaté en Amérique, porte ses largesses annuelles jusque dans les hôpitaux, les asiles, les autres de la mendicité. Personne ne doit se coucher avant le jour et, du soir au matin, un flot de lumière électrique éclaire la splendeur des boutiques, le tumulte de cette kermesse pittoresque à laquelle prennent part toutes les nations réunies, blanches, noires, jaunes, où retentissent toutes les langues comme en une Babel et où les loques les plus sordides frôlent familièrement la soie et le velours. Or, pendant qu’à la messe de minuit un bambino de cire resplendit au milieu des cierges, des fleurs, des mages, des bergers, de tous les animaux de l’étable, il arrive, en vertu d’un miracle facilement explicable, qu’un enfant Jésus en chair et en os vient dormir sur les fonts baptismaux de la petite église, où un jeune curé, aussi chétif que peu considéré, veille avec des sentimens tout autres que ceux de la foule. Il pense aux besoins spirituels et autres que Santa Claus est impuissant à satisfaire, il pense à tous les cœurs vides suspendus en ce moment comme les milliers de petits bas qui s’accrochent aux branches des innombrables arbres de Noël et qu’aucun bon génie, hélas ! ne viendra remplir. Il prie tout seul devant l’étoile de clinquant qui est l’ornement unique de cette église mesquine, si peu semblable à une église, sauf que le Dieu de charité l’habite, puisque ses portes sont restées ouvertes et que des malheureux, des timides, des désespérés auxquels les pompes joyeuses du culte ne disent rien, y cherchent refuge. Durant cette nuit de Noël, le petit pasteur, qui se sentait la veille presque inutile au monde, accomplit avec de faibles moyens des choses merveilleuses : il arrache au diable une âme masculine, décide un mariage, fait un baptême et rend sa mère à un enfant abandonné. En outre, il enrôle pour le catéchisme une escouade de polissons des deux sexes, représentant à eux tous une seule famille, il est vrai, la tribu des Wiggens que ne désavouerait pas Dickens, le grand conteur des contes de Noël.

De Bayou l’Ombre, le plus renommé peut-être des récits de miss King, bien qu’il ne soit pas celui que nous préférons, il serait facile de tirer un joli opéra-comique : ces trois petites sœurs, reléguées, tandis que se bat leur père, dans une plantation lointaine, environnée de marécages qui exhalent la fièvre, et passant les longues journées à rêver d’imiter Jeanne d’Arc ou Charlotte Corday ; — l’arrivée soudaine de guérillas qui se donnent pour des fédéraux vainqueurs, bien qu’ils soient des confédérés battus une bonne fois, puisque le général Lee vient de se rendre ; — l’imbroglio des prisonniers yankees délivrés par les jeunes filles qui les croient des sudistes, tandis qu’ils sont en réalité du Nord ; — le baiser de Roméo et de Juliette échangé entre ennemis en face du péril, — le personnage à demi comique, héroïque à demi, de Beau, le capitaine de guérillas, un pillard presque aussi redouté du parti qu’il sert, que de celui qu’il combat ; — le chœur délirant, la bacchanale sauvage des négresses esclaves, ivres de liberté, un morceau presque épique ; nous voyons tout cela transporté au théâtre. Ce qu’on ne pourrait y mettre, c’est l’atmosphère même du pays qui donne comme une langueur toute particulière aux tableaux qu’elle enveloppe ; c’est le silence de cet été précoce, immobile et sans voix où aucune cloche n’appelle plus les hommes au travail, où la sucrerie, les étables, les hangars s’écroulent, où les mauvaises herbes envahissent les champs que nul n’ensemence plus. Seul semble vivre et se mouvoir, comme de coutume, le bayou, roulant ses eaux saumâtres tantôt à l’ombre, tantôt au soleil, et battant les rives basses et molles qui semblent fléchir sous le poids de cyprès gigantesques. Cependant les buses patientes, perchées sur un gommier qui leur sert de poste d’observation, interrogent l’horizon ; d’une aile alourdie, elles entreprennent deux par deux de courtes reconnaissances au-dessus de la plantation moribonde ; celle-ci n’est pas encore assez réduite en pourriture pour qu’elles puissent en faire leur repas, patience !… Et les buses recommencent à guetter, sûres du festin final qui tôt ou tard les attend. Aucune bataille n’est racontée, mais toutes les fusillades du monde ne nous feraient pas sentir l’horreur de la guerre aussi bien que l’aspect morne et désolé de ce domaine qu’elle n’atteint que par contre-coup, qui est censé tranquille et à l’abri.

Plus encore toutefois que par la guerre de sécession, nous sommes intéressés par celle de 1870 qui, paraît-il, se déchaîna aussi à la Nouvelle-Orléans, du moins dans le quartier français. Toutes nos passions patriotiques bouillonnaient alors au cœur des vieux émigrés et de leurs fils. Par exemple, la maison meublée de M. Grouille, Alsacien d’origine, loge M. Villeminot, né sous l’astre impérial, aristocrate et homme de lettres, aveugle par surcroît, l’auteur infirme des Tropiques de l’Amour, des Fleurs exotiques, des Statistiques du Cœur, des Filles de Lucifer et autres mauvais livres qu’une pauvre ouvrière, son humble bienfaitrice devenue depuis sa femme, tient en vénération, ne les ayant pas lus ; dans le même immeuble demeure M. Wilhelm Muller, un très jeune et très doux Allemand, professeur de langues mortes et d’écriture : c’est la France et la Prusse qui se trouvent en présence. À cette heure critique, on vocifère sur les dépêches dans le magasin de M. Renaudière, un cordonnier beau parleur, dont la fille eût volontiers épousé M. Wilhelm, s’il n’était pas, du jour au lendemain, devenu l’ennemi. En vain le pauvre jeune homme se permet-il de dire :

— Mais nous sommes tous Américains…

— Américains ! quand on égorge notre patrie d’origine ! Oui, nous avons aimé l’Amérique comme une mère lorsqu’elle était en danger, elle est encore pour nous le pays natal, mais la France passe avant tout ; c’est l’incarnation de la patrie, de même que la sainte Vierge est l’idéal de la femme… Quand je dis France, c’est comme si chaque goutte de mon sang avait une voix. La transplantation peut changer bien des choses, mais le sang reste le même, et c’est notre sang français qui tressaille aujourd’hui !

Ainsi s’exprime l’orateur de la société, applaudi par Mme Renaudière, par la grosse Mme Carlin et ses deux filles, par la petite fleuriste aux yeux entreprenans, par M. Fréjus, le marchand de chapelets, de scapulaires et d’images de dévotion, qui, pour tomber sur les Allemands, se trouve une fois d’accord avec Jacquet, le quincaillier, mangeur de prêtres et rouge. Après Sedan, papa Renaudière, en tablier de travail, ses lunettes repoussées sur son crâne chauve, excite si bien les esprits déjà très montés, que dans toute la rue, du canal à l’Esplanade, la guerre fait son chemin, courant en zigzags de feu, d’un trottoir, d’une banquette à l’autre, séparant de vieux voisins qui s’entendaient jusque-là, nuisant au commerce, supprimant toute sociabilité, faisant un véritable massacre d’affections humaines. De chaque enseigne allemande semblent s’élancer des canons, des drapeaux, des sabres, des insultes pour assiéger et meurtrir, en face ou à côté, un cœur français ulcéré jusqu’à la rage. On voudrait les arracher toutes et, faute d’un plus grand nombre de Prussiens à détruire, on persécute le pacifique Muller. Ce malheureux n’a plus d’élèves, plus d’amis, plus de fiancée ; condamné par la vindicte publique, il se résout mélancoliquement à partir. Le jour où sa pauvre petite malle noire apparaît toute bouclée dans le vestibule de la maison est un jour de fête ; la joie d’avoir expulsé l’ennemi se traduit d’une façon presque sauvage : la malle qui n’en peut mais est poursuivie d’imprécations, de railleries sinistres ; elle disparaît, quelle délivrance ! .. C’en est un de plus à tuer là-bas, car la France les exterminera tous, la France ne peut pas être vaincue !

Tout à coup on découvre que le fourbe, — oh ! il est bien de sa race ! — a fait une fausse sortie, on s’assemble aux cris : « Paris, à la rescousse ! » on le poursuit dans sa cachette, envahie avec la dernière violence, et là on le trouve lisant par compassion pure des dépêches mensongères au bonapartiste aveugle qu’il a empêché ainsi de devenir fou. M. Villeminot croit les Prussiens battus à plate couture et n’aura jamais connaissance de la chute d’un Napoléon. Attendrissement général, réconciliation forcée : on continue de détester Wilhelm comme Prussien, mais comme homme on l’embrasse, et la jolie Anaïs, tout en restant Française, consent à le traiter en Américain, c’est-à-dire en bon frère, qui sera sous peu un bon mari.

Il y a beaucoup d’esprit dans cette bluette ; miss Grâce King ne manque pas de l’exquise et rare qualité qu’un critique anglais nous reprochait dernièrement avec une certaine amertume de placer avant l’humour ; nous accordons volontiers par parenthèse à notre contradicteur que l’humour soit au-dessus du voit, pourvu qu’il reconnaisse avec nous que le wit n’est pas l’esprit, du moins l’esprit français, un mot qui n’a de traduction dans aucune autre langue. Eh bien, ce joli esprit français, si naturel, si primesautier, l’auteur féminin des Tales of time and place en possède un grain par suite sans doute de ce qu’on appelle l’atavisme. Elle n’est pas en effet purement et simplement Anglo-Saxonne, il y a en elle un mélange de sang celtique qui, certes, ne lui fait aucun tort et qui la recommande à notre sympathie, car elle aime la France, elle la comprend, elle cherche et met en lumière tout ce qui reste d’elle dans un pays qui a gardé fortement son empreinte.

Miss King nous semble appelée à un succès européen, pourvu qu’un habile ouvrier réussisse à rendre les fines ciselures, la chaude couleur, l’aérienne légèreté de son style si personnel. Ce sera œuvre d’art très délicate. Mieux vaudrait pour elle rester inaccessible à ceux qui ne savent pas l’anglais que d’être touchée par des mains maladroites. Imaginez une traduction des Contes du lundi, d’Alphonse Daudet ! Non que nous prétendions placer si haut les récits de miss King ; elle a des qualités à acquérir encore en vivant, en « se guérissant de sa jeunesse. » Il lui faut devenir plus positive (singulier souhait à former pour une Américaine ! ), serrer de plus près la réalité dans le détail et l’enchaînement des faits, se fier moins à la seule intuition, relier plus solidement entre eux les tableaux qu’évoque sa baguette de fée. Telle qu’elle est, malgré ses inexpériences rachetées par des dons de nature, miss King a déjà conquis une place aux avant-postes de cette littérature du Sud nouvellement éclose et qui, grâce à elle, grâce à Nelson Page, grâce au George Gable des bons jours, peut soutenir la comparaison pour la short story, la nouvelle, avec l’Est puritain des Sarah Jewett et des Mary Wilkins, presque avec l’Ouest californien de Bret Harte.


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1884.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1883 et du 1er janvier 1885.