Alphonse Lemerre (p. 202-222).

VII
joies populaires


C’était l’après-midi d'un premier dimanche de mai, journée splendide, lumineuse, en avance d’un mois sur la saison, et si chaude qu’on avait découvert le landau où la reine Frédérique, le petit prince et son gouverneur se promenaient dans le bois de Saint-Mandé. Cette première caresse du printemps, venue au travers des branches nouvelles, avait réchauffé le cœur de la reine, comme elle éclairait son visage sous la soie tendue et bleue de l’ombrelle. Elle se sentait heureuse, sans raison, et pour quelques heures oubliant au milieu de la clémence universelle la dureté des jours, blottie en un coin de la lourde voiture, son enfant serré contre elle, s’abandonnait dans l’intimité, la sécurité d’une causerie familière avec Élisée Méraut, assis en face d’eux.

— C’est singulier, lui disait-elle, il me semble que nous nous étions vus déjà avant de nous connaître. Votre voix, votre figure, ont éveillé en moi tout de suite l’impression d’un ressouvenir. Où donc avions-nous pu nous rencontrer la première fois ?

Le petit Zara s’en souvenait bien, lui, de cette première fois. C’était au couvent, là-bas, dans cette église sous terre, où M. Élisée lui avait fait si grand’peur. Et dans l’œil timide et doux que l’enfant tournait vers son maître, on sentait bien encore un peu de cette crainte superstitieuse… Mais non ! même avant ce soir de Noël, la reine avait la conviction d’une autre rencontre :

— À moins que ce ne soit dans une vie antérieure, ajouta-t-elle, presque sérieuse.

Élisée se mit à rire :

— En effet, Votre Majesté ne se trompe pas. Elle m’avait vu, non dans une autre vie, mais à Paris, le jour même de son arrivée. J’étais en face de l’hôtel des Pyramides, monté sur le soubassement de la grille des Tuileries…

— Et vous avez crié : Vive le roi !… Maintenant je me rappelle… Ainsi c’était vous. Oh ! que je suis contente… C’est vous qui le premier nous avez souhaité la bienvenue… Si vous saviez comme votre cri m’a fait du bien…

— Et à moi donc ! reprit Méraut… Si longtemps que je n’avais eu l’occasion de le pousser, ce cri triomphant de : Vive le roi !… Si longtemps qu’il me chantait au bord des lèvres… C’est un cri de famille, associé à toutes mes joies d’enfance, de jeunesse, où nous résumions à la maison nos émotions et nos croyances. Ce cri-là me redonne — en passant — l’accent méridional, le geste et la voix de mon père ; il me fait monter dans les yeux le même attendrissement que je lui ai vu tant de fois… Pauvre homme ! c’était instinctif chez lui, une profession de foi dans un mot… Un jour, traversant Paris au retour d’un voyage à Frohsdorff, le père Méraut passait sur la place du Carrousel comme Louis-Philippe allait sortir. Du peuple attendait, collé aux grilles, indifférent et même hostile, un peuple de fin de règne. Mon père, en apprenant que le roi va passer, bouscule, écarte tout le monde, et se met au premier rang pour voir de près, toiser, accabler de son mépris ce brigand, ce gueux de Louis-Philippe qui avait volé la place de la légitimité… Tout à coup le roi paraît, traverse la cour déserte, au milieu d’un silence de mort, un silence lourd, écrasant tout le palais, et dans lequel il semblait qu’on entendit distinctement les fusils de l’émeute s’armer et craquer les ais du trône… Louis-Philippe était déjà vieux, bien bourgeois, s’avançait vers la clôture à petits pas bedonnants, son parapluie à la main. Rien du souverain, rien du maître. Mais mon père ne le vit pas ainsi ; et de penser que dans le grand palais des rois de France, tout pavé de glorieux souvenirs, le représentant de la monarchie s’en allait à travers cette effrayante solitude que fait aux princes la haine des peuples, quelque chose s’émut et se révolta en lui, il oublia toutes ses rancunes, se découvrit brusquement, instinctivement, et cria, sanglota plutôt, un « Vive le roi ! » si vibrant, si convaincu, que le vieillard tressaillit et le remercia d’un long regard plein d’émotion.

— J’ai dû vous remercier ainsi…, dit Frédérique, et ses yeux fixaient Méraut avec une telle reconnaissance attendrie que le pauvre garçon se sentit pâlir. Presque aussitôt elle reprit, toute au récit qu’elle venait d’entendre :

— Votre père n’était pourtant pas un homme de la noblesse ?

— Oh ! non, madame… tout ce qu’il y a de plus roturier, de plus humble… un ouvrier tisseur.

— C’est singulier…, fit-elle rêveuse.

Et lui ripostant, leur éternelle discussion recommença. La reine n’aimait pas, ne comprenait pas le peuple, en avait une sorte d’horreur physique. Elle le trouvait brutal, effrayant dans ses joies comme dans ses revanches. Même aux fêtes du sacre, pendant la lune de miel de son règne, elle avait eu peur de lui, de ses mille mains tendues pour l’acclamer et dont elle se sentait prisonnière. Jamais ils n’avaient pu s’entendre ; grâces, faveurs, aumônes étaient tombées d’elle vers lui, comme ces moissons maudites qui ne peuvent germer, sans qu’il soit permis d’accuser positivement la dureté de la terre ou la stérilité des semences.

Il y avait, parmi les contes bleus dont madame de Silvis vaporisait l’esprit du petit prince, l’histoire d’une jeune demoiselle de Syrie mariée à un lion et qui éprouvait de son fauve mari une crainte horrible, de ses rugissements, de ses façons violentes de secouer sa crinière. Il était pourtant plein d’attentions, de délicatesses amoureuses, ce pauvre lion ; il rapportait à sa femme-enfant des gibiers rares, des rayons de miel, veillait pendant qu’elle dormait, imposait silence à la mer, aux forêts, aux animaux. N’importe ! Elle gardait sa répulsion, sa peur offensante, jusqu’au jour où le lion se fâchait, lui rugissait un terrible « va-t-en ! » la gueule ouverte et la crinière flamboyante, comme s’il avait eu autant d’envie de la dévorer que de lui rendre la clef des champs. C’était un peu l’histoire de Frédérique et de son peuple ; et depuis qu’Élisée vivait à ses côtés, il essayait en vain de lui faire admettre la bonté cachée, le dévouement chevaleresque, les susceptibilités farouches de ce grand lion qui rugit tant de fois pour plaisanter avant d’entrer dans ses fortes colères. Ah ! si les rois avaient voulu… S’ils s’étaient montrés moins méfiants… Et comme Frédérique agitait son ombrelle d’un air incrédule :

— Oui, je le sais bien… le peuple vous fait peur.. Vous ne l’aimez pas, ou plutôt vous ne le connaissez pas… Mais que Votre Majesté regarde autour d’elle, dans ces allées, sous ces arbres… C’est pourtant le plus terrible faubourg de Paris qui se promène et s’amuse ici, celui d’où les révolutions descendent à travers les rues dépavées… Comme tous ces gens ont l’air simple et bon, naturel et naïf !… Comme ils savourent le bien-être d’un jour de repos, d’une saison de soleil…

De la grande allée où le landau passait au pas, on voyait en effet, sous les fourrés encore grêles et tout violets des premières jacinthes sauvages, des déjeuners installés par terre, les assiettes blanches faisant tache, les paniers couvercle béant, et les verres épais des comptoirs de marchands de vin enfouis dans la verdeur des pousses comme de grosses pivoines ; des châles et des blouses pendus aux branches, les femmes en taille, les hommes en bras de chemise ; des lectures, des siestes, de laborieuses coutures accotées à des troncs d’arbres ; des clairières joyeuses où voltigeaient des bouts d’étoffe pas chère, pour une partie de volant, de colin-maillard ou quelque quadrille improvisé au son d’un orchestre invisible arrivant par bouffées. Et des enfants, des quantités d’enfants faisant communiquer les tablées et les jeux, courant ensemble d’une famille à l’autre, avec des bonds, des cris, unissant tout le bois dans un immense gazouillis d’hirondelles, dont leurs allées et venues sans fin avaient aussi la rapidité, le caprice, le noir envolement dans le clair des branches. En contraste au bois de Boulogne soigné, peigné, défendu par ses petites barrières rustiques, ce bois de Vincennes, toutes avenues libres, semblait bien préparé pour les ébats d’un peuple en fête, avec ses gazons verts et foulés, ses arbres ployés et résistants, comme si la nature ici se faisait plus clémente, plus vivace.

Tout à coup, au détour de l’allée, la brusque prise d’air et de lumière du lac écartant le bois tout autour de ses berges gazonnées, arracha à l’enfant royal une exclamation d’enthousiasme. C’était superbe, comme la mer découverte subitement après le dédale en pierres sèches d’un village breton, amenant le flux juste au pied de la dernière ruelle. Des barques pavoisées, remplies de canotiers en notes vives de bleu et de rouge, sillonnaient le lac en tous sens avec la coupure d’argent des avirons, leur blanche éclaboussure dans le pétillement d’ablettes des petites vagues. Et des bandes de canards nageaient poussant des cris, des cygnes d’allure plus large suivaient le long circuit du bord, la plume légère, gonflée de brise, tandis que tout au fond, massée dans le vert rideau d’une île, la musique envoyait à tout le bois des rythmes joyeux auxquels la surface du lac servait de tremplin. Sur tout cela un désordre gai, l’animation du vent et du flot, le claquement des banderoles, les appels des bateliers, et l’entourage sur les talus de groupes assis, d’enfants qui couraient, de deux petits cafés bruyants, bâtis presque dans l’eau, au plancher de bois sonore comme un pont, tenant à la fois dans leurs murs à claires-voies du bateau de bains et du paquebot… Peu de voitures au bord du lac. De temps en temps un fiacre à galerie, charriant le lendemain d’une noce de faubourg reconnaissable au drap neuf des redingotes, aux arabesques voyantes des châles ; ou bien des chars-à-bancs du commerce promenant leur enseigne en lettres dorées, chargés de grosses dames en chapeaux à fleurs qui regardaient d’un air de pitié les passants foulant le sable. Mais ce qu’on voyait surtout, c’était ces petites voitures de bébés, premier luxe de l’ouvrier en ménage, ces berceaux qui marchent, où de petites têtes encadrées de bonnets à ruches dodelinent bienheureusement, attendent le sommeil, les yeux levés vers l’entrelacement des branches sur le bleu.

Parmi toutes ces promenades de petites gens, l’équipage aux armes d’Illyrie, avec son attelage et sa livrée, ne passait pas sans exciter un certain étonnement, Frédérique n’étant jamais venue là qu’en semaine. On se poussait du coude ; les familles d’ouvriers en bandes, silencieuses dans la gêne de l’endimanchement, s’écartaient au bruit des roues, se retournaient ensuite, ne ménageant pas leur enthousiasme à la hautaine beauté de la reine près de l’aristocratique enfance de Zara. Et quelquefois une petite mine effrontée sortait du taillis pour crier : « Bonjour, Madame… » Était-ce les paroles d’Élisée, la splendeur du temps, la gaieté répandue jusque vers ce fond d’horizons que les usines éteintes laissaient limpides et vraiment champêtres, ou la cordialité de ces rencontres ? Frédérique ressentait une espèce de sympathie pour ce dimanche d’ouvriers, paré presque partout d’une propreté touchante, étant donnés les durs travaux et la rareté des loisirs. Quant à Zara, il ne tenait pas en place, trépignait, frémissait dans la voiture ; il aurait voulu descendre, se rouler avec les autres sur les pelouses, monter dans les barques.

Maintenant, le landau arrivait à des allées moins bruyantes, où des gens lisaient, dormaient sur des bancs, où passaient le long des massifs des couples étroitement serrés. Ici l’ombre gardait un peu de mystère, une fraîcheur de source, de vraies effluves de forêt. Des oiseaux pépiaient dans les branches. Mais à mesure qu’on s’éloignait du lac, qui concentrait tous les bruits, l’écho d’une autre fête arrivait distinctement : coups de feu, roulements de caisses et de tambours, sonneries de trompettes et de cloches, se détachant d’une grande clameur qui tout à coup passait sur le soleil comme une fumée. On eût dit le sac d’une ville.

— Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce qu’on entend ? demandait le petit prince.

— La foire aux pains d’épices, Monseigneur, dit le vieux cocher, se retournant sur son siège ; et comme la reine consentait à se rapprocher de la fête, la voiture sortie du parc fila par une foule de ruelles, de voies à demi-construites, où des maisons neuves à six étages montaient à côté de misérables taudis, entre un ruisseau d’étable et le jardin d’un maraîcher. Partout des guinguettes avec leurs tonnelles, les petites tables, les montants de la balançoire, du même vilain vert de peinture. Cela dégorgeait de monde ; et les militaires étaient en foule, les shakos d’artilleurs, les gants blancs. Peu de bruit. On écoutait le harpiste ou le violoniste ambulant qui, sur une permission de jouer entre les tables, raclait un air de la Favorite ou du Trouvère ; car ce blagueur de peuple de Paris adore la musique sentimentale, et prodigue l’aumône quand il s’amuse.

Subitement le landau s’arrête. Les voitures ne vont pas plus loin que l’entrée de ce large cours de Vincennes le long duquel la foire est installée, ayant comme fond vers Paris les deux colonnes de la barrière du Trône qui montent dans une poudreuse atmosphère de banlieue. Ce qu’on voyait de là, un fourmillement de foule libre au milieu d’une véritable rue d’immenses baraques, allumait d’un tel appétit d’enfant curieux les yeux de Zara, que la reine proposa de descendre. C’était si extraordinaire, ce désir de la fière Frédérique, s’en aller à pied dans la poussière d’un dimanche ; Élisée en était tellement surpris, qu’il hésitait.

— Il y a donc du danger ?

— Oh ! pas le moindre, madame… Seulement, si nous allons sur le champ de foire, il vaut mieux que personne ne nous accompagne. La livrée nous ferait trop remarquer.

Sur un ordre de la reine, le grand valet de pied qui se disposait à les suivre reprit sa place sur le siège, et l’on convint que la voiture attendrait. Bien sûr, ils ne comptaient pas faire toute la foire, seulement quelques pas devant les première baraques.

C’étaient, à l’entrée, de petits établis volants, une table recouverte d’une serviette blanche, des tirs au lapin, des tourniquets. Les gens. passaient, dédaigneux, sans s’arrêter. Puis des fritureries en plein vent, entourées d’une odeur âcre de graisse brûlée, de grandes flammes montant roses dans le jour, autour desquelles s’activaient des marmitons vêtus de blanc derrière des piles de beignets sucrés. Et le fabricant de pâte de guimauve, allongeant, tordant en gigantesques anneaux la pâte blanche qui sent l’amande !… Le petit prince regardait avec stupeur. Cela était si nouveau pour lui, oiseau de volière, élevé dans les hautes chambres d’un château, derrière les grilles dorées d’un parc, et grandi au milieu des terreurs, des méfiances, ne sortant qu’accompagné, n’ayant jamais vu le populaire que du haut d’un balcon ou d’une voiture entourée de gardes. D’abord intimidé, il marchait serré contre sa mère en lui tenant la main très fort ; mais peu à peu il se grisait au bruit, à l’odeur de la fête. Les ritournelles des orgues l’excitaient. Il y avait une envie folle de courir dans la façon dont il entraînait Frédérique, combattu par le besoin de s’arrêter partout et celui d’aller toujours en avant, toujours plus loin, là-bas où le bruit était plus grand, la foule plus compacte.

Ainsi, sans s’en apercevoir, ils s’éloignaient du point de départ avec ce manque de sensation du nageur que l’eau porte à la dérive, et d’autant plus facilement que personne ne les remarquait, que parmi toutes ces toilettes criardes le svelte costume de la reine, de plusieurs tons fauves, robe, manteau, coiffure assortis, passait inaperçu comme l’élégance discrète de Zara, dont le grand col empesé, les mollets nus, la courte jaquette, faisaient seulement dire à quelques bonnes femmes : « C’est un Anglais… » Il marchait entre sa mère et Élisée, qui se souriaient par-dessus sa joie. « Oh ! mère, Monsieur voyez-ça… Monsieur Élisée, qu’est-ce qu’on fait là-bas ?… Allons voir !… » Et d’un côté de l’avenue à l’autre, en zigzags curieux, on s’enfonçait toujours plus avant dans la foule épaissie, en suivant son mouvement de flot.

— Si nous revenions !… propose Élisée ; mais l’enfant est comme ivre. Il supplie, tire la main de sa mère, et elle est si heureuse de voir son petit endormi sorti de sa torpeur, elle-même surexcitée par cette fermentation populaire, que l’on avance encore, et encore…

La journée devient plus chaude, comme si le soleil, en descendant, ramassait du bout de ses rayons une brume d’orage ; et à mesure que le ciel change, la fête avec ses mille couleurs prend un aspect féerique. C’est l’heure des parades. Tout le personnel des cirques et des baraques est dehors, sous les tendelets de l’entrée, en avant de ces toiles d’enseignes dont le gonflement semble faire vivre les animaux gigantesques, les gymnasiarques, les hercules qu’on y a peints. Voici la parade de la grande pièce militaire, un étalement de costumes Charles IX et Louis XV, arquebuses, fusils, perruques et panaches mêlés, la Marseillaise sonnant dans les cuivres de l’orchestre, tandis qu’en face les jeunes chevaux d’un cirque, au bout de rênes blanches, comme des chevaux de mariée, exécutent sur l’estrade des pas savants, calculent du sabot, saluent du poitrail, et qu’à côté, la vraie baraque de saltimbanques exhibe son paillasse en veste à carreaux, ses petits astèques étriqués dans leur maillot collant et une grande fille à tête hâlée, toute vêtue d’un rose de danseuse et qui jongle avec des boules d’or et d’argent, des bouteilles, des couteaux à lames d’étain luisant, tintant, se croisant au dessus de sa coiffure échafaudée par des épingles en verroterie.

Le petit prince se perd en des contemplations sans fin devant cette belle personne, quand une reine, une vraie reine des contes bleus, avec un diadème brillant, une tunique courte en gaze argentée, les jambes croisées l’une sur l’autre, lui apparaît penchée à la balustrade. Il ne se serait pas lassé de la regarder, mais l’orchestre lui donne des distractions, un orchestre extraordinaire, composé, non pas de gardes-françaises ni d’hercules en maillot rose, mais de véritables gens du monde, un monsieur à favoris courts, crâne luisant et bottes molles, daignant jouer du cornet à pistons, tandis qu’une dame, mais une vraie dame, ayant un peu de la solennité de madame de Silvis, en mantelet de soie, le chapeau garni de fleurs tremblantes, tapait de la grosse caisse en regardant d’un air détaché à droite et à gauche, avec de brusques tours de bras qui secouaient jusque dans les roses du chapeau les franges chenillées de son mantelet. Qui sait ? Quelque royale famille tombée elle aussi dans le malheur… Mais le champ de foire présentait bien d’autres choses étonnantes.

Dans un panorama infini et perpétuellement varié, dansaient des ours au bout de leurs chaînes, des nègres en pagne de toile, des diables, des diablesses en étroit serre-tête de pourpre ; gesticulaient des lutteurs, tombeurs fameux, un poing sur la hanche, balançant au-dessus de la foule le caleçon destiné à l’amateur, une maîtresse d’escrime au corsage en cuirasse, aux bas rouges à coins d’or, le visage couvert du masque, la main dans le gant d’armes à crispin de cuir, un homme vêtu de velours noir qui ressemblait à Colomb ou à Copernic décrivant des cercles magiques avec une cravache à pomme de diamant, pendant que derrière l’estrade, dans une odeur fade de poils et d’écurie, on entendait rugir les fauves de la ménagerie Garel. Toutes ces curiosités vivantes se confondaient avec celles que représentaient seulement des images, femmes géantes en tenue de bal, les épaules à l’air, les bras en édredon rose de la manche courte au gant étroitement boutonné, silhouettes de somnambules assises, regardant l’avenir, les yeux bandés, près d’un docteur à barbe noire, monstres, accidents de nature, toutes les excentricités, toutes les bizarreries, quelquefois abritées seulement de deux grands draps soutenus d’une corde, avec la tirelire de la recette sur une chaise.

Et partout, à chaque pas, le roi de la fête, le pain d’épice sous tous les aspects, toutes les formes, dans ses boutiques drapées de rouge et crépinées d’or, vêtu de papier satiné à images, noué de faveurs, décoré de sucreries et d’amandes grillées, le pain d’épice en bonshommes de plate et grotesque tournure représentant les célébrités parisiennes, l’amant d’Amanda, le prince Queue-de-Poule avec son inséparable Rigolo, le pain d’épice porté sur des corbeilles, des établis volants, répandant un bon goût de miel et de fruits cuits à travers la foule lente, étroitement serrée, où la circulation commence à devenir bien difficile.

Impossible à présent de retourner sur ses pas. Il faut suivre ce courant despotique, avancer, reculer, inconsciemment poussé vers cette baraque, vers cette autre, car le flot vivant qui se presse au milieu de la fête cherche à déborder des côtés, sans possibilité d’une issue. Et des rires éclatent, des plaisanteries, dans ce coudoiement continuel et forcé. Jamais la reine n’a vu le peuple d’aussi près. Frôlée presque par son haleine et le rude contact de ses fortes épaules, elle s’étonne de ne ressentir ni dégoût ni terreur, avance avec les autres, de ce pas de foule hésitant qui semble le chuchotement d’une marche et garde quand même, les voitures absentes, une sorte de solennité. La bonne humeur de tous ces gens la rassure, et aussi la gaieté exubérante de son fils, et cette quantité de petites voitures de bébés continuant à circuler au plus épais. « Poussez donc pas… Vous voyez ben qu’y a un enfant ! » Non pas un, mais dix, mais vingt, mais des centaines d’enfants, portés en nourrissons par les mères, sur le dos des pères ; et Frédérique croise un sourire aimable, quand elle voit passer l’âge de son fils sur une de ces petites têtes populacières. Élisée, lui, commence à s’inquiéter. Il sait ce que c’est qu’une foule, si calme qu’elle soit en apparence, et le danger que présentent ses remous et ses marées. Qu’un de ces gros nuages de là-haut crève en pluie, quel désordre ! quelle panique ! Et son imagination toujours bouillante lui représente la scène, l’horrible étouffement corps à corps, ces écrasements de la place Louis XV, ce tassement sinistre de tout un peuple au milieu d’un Paris trop grand, à deux pas d’immenses avenues désertes, mais inabordables…

Entre sa mère et son précepteur qui le soutiennent, le protègent, le petit prince a bien chaud. Il se plaint de ne plus rien voir. Alors, comme ces ouvriers autour d’eux, Élisée enlève Zara sur son épaule ; et c’est une nouvelle explosion de joie, car de là-haut le coup d’œil de la fête est splendide. Sur un ciel de couchant traversé de jets de lumière et de grandes ombres flottantes, dans la longue perspective, entre les deux colonnes de la barrière, ce sont des palpitations de drapeaux et d’oriflammes, des claquements de toile aux frontons des baraques. Les roues légères de gigantesques escarpolettes enlèvent un à un leurs petits chars remplis de monde, un immense « chevaux de bois » à triple étage, vernissé, colorié comme un joujou, tourne mécaniquement avec ses lions, léopards, tarasques fantastiques, sur lesquels les enfants ont aussi des raideurs de petits pantins. Plus près, des envolements de ballons rouges en grappes ; d’innombrables virements de moulins en papier jaune ressemblant à des soleils d’artifice, et, dominant la foule, des quantités de petites têtes, droites, aux cheveux de fumée blonde, comme ceux de Zara. Les rayons du couchant un peu pâlis trouvent sur les nuages des reflets de plaques brillantes éclairant les objets, les assombrissant tout à tour, et cela mouvemente encore la perspective. Ils frappent ici un Pierrot et une Colombine, deux taches blanches, se trémoussant en face l’un de l’autre, pantomime à la craie sur le fond noir du tréteau ; là-bas un pitre long et courbé, coiffé d’un chapeau pointu de berger grec, faisant le geste d’enfourner, de pousser à l’intérieur de sa baraque la foule en coulée noire sur l’escalier. Il a la bouche grande ouverte, ce pitre, il doit crier, mugir ; mais on ne l’entend pas, pas plus qu’on n’entend cette cloche furieusement secouée au coin d’une estrade ou les coups d’arquebuse dont on voit l’armement et la fumée. C’est que tout se perd dans l’immense clameur de la foire, clameur d’élément faite d’un « tutti » discordant et général, crécelles, mirlitons, gongs, tambours, porte-voix, mugissements de bêtes fauves, orgues de Barbarie, sifflets de machines à vapeur. C’est à qui emploiera, pour attirer la foule, comme on prend les abeilles au bruit, l’instrument le plus infatigable, le plus bruyant ; et des balançoires, des escarpolettes, tombent aussi des cris aigus, tandis que, de dix minutes en dix minutes, les trains de ceinture, passant à niveau du champ de foire, coupent et dominent de leurs sifflements ce vacarme enragé.

Tout à coup la fatigue, l’odeur étouffante de cette foulée humaine, l’éblouissement d’un soleil de cinq heures, oblique et chaud, où tournent tant de choses vibrantes et brillantes, étourdissent la reine, la font défaillir dans une halte. Elle n’a que le temps de saisir le bras d’Élisée pour ne pas tomber, et pendant qu’elle s’appuie, se cramponne, droite et pâle, de murmurer bien bas : « Rien… ce n’est rien… » Mais sa tête où les nerfs battent douloureusement, tout son corps qui perd le sentiment de l’être, s’abandonnent une minute… Oh ! il ne l’oubliera jamais, cette minute là…

C’est fini. Maintenant Frédérique est forte. Un souffle de fraîcheur sur son front l’a vite ranimée ; pourtant elle ne quitte plus le bras protecteur, et ce pas de reine qui s’accorde au sien, ce gant qui s’appuie en tièdeur, causent à Élisée un trouble inexprimable. Le danger, la foule, Paris, la fête, il ne songe plus à rien. Il est au pays impossible où les rêves se réalisent avec toutes leurs magies et leurs extravagances de rêves. Enfoui dans cette mêlée de peuple, il va sans l’entendre, sans la voir, porté par un nuage qui l’enveloppe jusqu’aux yeux, le pousse, le soutient, l’amène insensiblement hors de l’avenue… Et c’est là seulement qu’il reprend terre, se reconnaît… La voiture de la reine est loin. Nul moyen de la rejoindre. Il leur faut revenir à pied vers la rue Herbillon, suivre dans le jour tombant de larges allées, des rues bordées de cabarets pleins de passants en goguette. C’est une véritable escapade, mais aucun d’eux ne songe bien à l’étrangeté du retour. Le petit Zara parle, parle, comme tous les enfants après une fête, pressés de traduire par une petite bouche tout ce qu’ils ont amassé d’images, d’idées, d’événements, par les yeux. Élisée et la reine silencieux. Lui, tout frémissant encore, cherche à se rappeler tour à tour et à fuir la minute délicieuse et pénétrante qui lui a révélé le secret, le triste secret de sa vie. Frédérique songe à tout ce qu’elle vient de voir d’inconnu, de nouveau. Pour la première fois elle a senti battre le cœur du peuple ; elle a mis sa tête sur l’épaule du lion. Il lui en est resté une impression puissante et douce, comme une étreinte de tendresse et de protection.