Alphonse Lemerre (p. 171-201).

VI
bohème de l’exil


Bien ! bien ! nous connaissons ça !… « Aoh !… Yes… Goddam… Shocking… » C'est quand vous ne voulez ni payer ni répondre que vous vous servez de cette monnaie-là… Mais avec Bibi, ça ne mord plus… Réglons nos comptes, vieux filou…

— En vérité, master Lebeau, vô pâlez à moâ avec one véhémence !…

Et pour dire ce mot de « véhémence » qu’il semblait très fier de compter dans son vocabulaire, car il le répéta deux ou trois fois de suite, J. Tom Lévis se renversait, le jabot tendu, disparaissait dans l’énorme cravate blanche de clergyman qui lui sanglait le cou. En même temps, sa prunelle se mettait à virer, virer, brouillant dans ses yeux bien ouverts sa pensée indéchiffrable, pendant que le regard de son adversaire, ondulant et rampant sous des paupières abaissées, répondait à la faconde coquine de l’Anglais par la ruse visible encore dans un museau de belette étroit et glabre. Avec ses cheveux clairs, frisés et roulés, ses vêtements austèrement noirs et montants, la correction de sa tenue circonspecte, maître Lebeau avait quelque chose d’un procureur à l’ancien Châtelet ; mais comme il n’est rien de tel que les débats, les colères d’intérêt, pour faire sortir le vrai des natures, en ce moment cet homme si bien élevé, poncé comme ses ongles, le savoureux Lebeau, coqueluche des antichambres royales, ancien valet de pied aux Tuileries, laissait voir le hideux larbin qu’il était, âpre au gain et à la curée.

Pour s’abriter d’une ondée de printemps balayant la cour à grande eau, les deux compères s’étaient réfugiés dans la vaste remise aux murs blancs, tout frais crépis, garnis à mi-hauteur de nattes épaisses qui protégeaient contre l’humidité les nombreux et magnifiques équipages alignés là, roue contre roue, depuis les carrosses de gala tout en glaces et en dorures, jusqu’au confortable « four-in-hand » des déjeuners de chasse, au léger phaéton des courses, jusqu’au traîneau que la reine promenait sur les lacs par les temps de gelée, tous gardant — au repos — dans le demi-jour de la remise, leur physionomie fringante ou massive de bêtes de luxe, étincelantes et coûteuses, comme les chevaux fantastiques des légendes assyriennes. Le voisinage des écuries, dont on entendait les ébrouements, les ruades sonores contre les boiseries, la sellerie entr’ouverte, montrant son parquet ciré, ses lambris de salle de billard, tous les fouets au râtelier, les harnais, les selles sur des chevalets, en trophées autour des murs avec des éclairs d’acier, des enguirlandements de brides, complétaient bien cette impression de confort et de haute vie.

Tom et Lebeau discutaient dans un coin, et leurs voix montaient mêlées au bruit de la pluie sur les trottoirs bitumés. Le valet de chambre surtout, qui se sentait chez lui, criait très haut. Comprenait-on ce flibustier de Lévis !… Et qui se serait douté d’un pareil tour ?… Quand Leurs Majestés avaient quitté l’hôtel des Pyramides pour Saint-Mandé, qui donc avait préparé l’affaire ? Était-ce Lebeau, oui ou non ? Et cela, malgré tout le monde, malgré les hostilités les mieux déclarées… De quoi était-on convenu en retour ? Est-ce qu’on ne devait pas partager par moitié toutes les commissions, tous les pots-de-vin des fournisseurs ? C’était-il ça, voyons ?…

— Aôh… yes… Ce était bien cela…

— Alors, pourquoi tricher ?

— No… no… jamais tricher… disait J. Tom Lévis, la main sur le jabot.

— Allons donc, vieux blagueur… Tous les fournisseurs vous donnent quarante du cent, j’en ai la preuve… Et vous m’avez dit que vous touchiez dix… Ça fait que sur le million qu’a coûté l’installation de Saint-Mandé, j’ai, moi, mon cinq du cent, soit cinquante mille francs, et vous vos trente-cinq du cent, c’est-à-dire sept fois cinquante mille francs, c’est-à-dire trois cent cinquante mille francs… trois cent cinquante mille francs… trois cent cinquante…

Il étranglait de rage, ce chiffre en travers de la gorge comme une arête. Tom essayait de le calmer. D’abord tout cela était bien exagéré… Et puis l’agent avait des frais énormes… Son loyer de la rue Royale qu’on venait d’augmenter… Tant de fonds dehors, les rentrées si dures… Sans compter que pour lui ce n’était qu’une affaire en passant, tandis que Lebeau restait là toujours, et dans une maison où l’on dépensait plus de deux cent mille francs par an, les occasions ne devaient pas manquer.

Mais le valet de chambre ne l’entendait pas ainsi. Ses affaires ne regardaient personne, et bien sûr qu’il ne se laisserait pas carotter par une espèce de sale Anglais.

— Monsieur Lebeau, vous êtes une impertinente… Je volé pas plus longtemps parler avec vous…

Et Tom Lévis faisait mine de gagner la porte. Mais l’autre lui barra le passage. « S’en aller sans payer !… Ah ! mais non… » Ses lèvres étaient pâles. Son museau de belette enragée s’avançait, en grelottant, contre l’Anglais, toujours très calme et d’un si exaspérant sang-froid qu’à la fin le valet de chambre, perdant toute mesure, lui mit le poing sous le nez avec une injure grossière. D’un revers de main, vif comme une parade d’épée et qui tenait plus du joueur de savate que du boxeur, l’Anglais lui rabattit le poignet, et avec un accent du plus pur faubourg Antoine :

— Pas de ça, Lisette… ou je cogne, dit-il.

L’effet de ces trois mots fut prodigieux. Lebeau, stupéfié, chercha d’abord machinalement autour de lui pour voir si c’était bien l’Anglais qui avait parlé ; puis son regard, ramené sur Tom Lévis subitement très rouge et les yeux virants, s’alluma d’une gaieté folle où vibraient les soubresauts de sa colère de tout à l’heure, et qui finit par gagner l’agent d’affaires lui aussi.

— Oh ! sacré blagueur…sacré blagueur… J’aurais dû m’en douter… On n’est pas si Anglais que ça !…

Ils riaient encore, sans pouvoir reprendre haleine, quand derrière eux la porte de la sellerie s’ouvrit brusquement, et la reine parut. Depuis un moment arrêtée dans la salle voisine où elle venait d’attacher elle-même sa jument favorite, elle n’avait pas perdu un mot de la conversation. Partie de si bas, la trahison la touchait peu. Elle savait de longue main à quoi s’en tenir sur Lebeau, ce valet tartufe, témoin de lui apprendre des choses graves. Ainsi l’installation à Saint-Mandé coûtait un million, leur existence qu’ils croyaient si modeste, si restreinte, deux cent mille francs par an, et ils en avaient quarante mille à peine. Comment était-elle restée si longtemps aveugle sur leur train de vie, l’insuffisance de leurs vraies ressources !… Qui donc subvenait à toutes ces dépenses ? Qui donc payait pour eux ce luxe, maison, chevaux, voitures, même ses toilettes et ses charités personnelles !… Une honte lui brûlait les joues à cette pensée, pendant qu’elle traversait tout droit la cour sous la pluie, franchissait vivement le petit perron de l’intendance.

Rosen, occupé à classer des factures sur lesquelles s’entassaient des piles de louis, eut une surprise en la voyant, un soubresaut qui le mit debout.

— Non… Restez… fit-elle, la voix brusque ; et, penchée sur le bureau du duc où s’allongeait sa main encore gantée pour le cheval, résolue, pressante, autoritaire :

— Rosen, de quoi vivons-nous depuis deux ans ?… Oh ! pas de détours… Je sais que tout ce que je croyais loué a été acheté en notre nom et payé… Je sais que Saint-Mandé tout seul nous coûte plus d’un million, le million que nous avons rapporté d’Illyrie… Vous allez me dire qui nous assiste depuis lors et de quelles mains nous vient l’aumône ?…

La figure bouleversée du vieillard, le tremblement piteux de ses mains ridées, avertirent Frédérique.

— Vous !… C’est vous !…

Elle n’y aurait jamais songé. Et pendant qu’il s’excusait, balbutiant les mots « devoir… gratitude… restitution… »

— Duc, dit-elle violemment, le roi ne reprend pas ce qu’il a donné, et l’on n’entretient pas la reine comme une danseuse.

Deux larmes jaillirent de ses yeux en étincelles, larmes d’orgueil qui ne tombèrent pas.

— Oh ! pardon… pardon…

Il était si humble, et lui baisait le bout des doigts avec une telle expression de regret triste, qu’elle continua un peu radoucie :

— Vous dresserez un état de toutes vos avances, mon cher Rosen. Un reçu vous en sera donné, et le roi s’acquittera le plus tôt possible… Quant aux dépenses à venir, j’entends m’en charger dorénavant ; je veillerai à ce qu’elles n’excèdent pas nos revenus… Nous vendrons chevaux, voitures. On diminuera le personnel. Des princes en exil doivent se contenter de peu.

Le vieux duc eut un élan.

— Détrompez-vous, madame… C’est surtout en exil que la royauté a besoin de tout son prestige… Ah ! si l’on m’avait écouté, ce n’est pas ici, ce n’est pas dans un faubourg, avec une installation tout au plus convenable pour une saison de bains, que Vos Majestés seraient venues vivre. Je les aurais voulues dans un palais, à la face du Paris mondain, convaincu que ce que les rois dépossédés ont le plus à craindre, c’est le laisser-aller qui les gagne, lorsqu’ils sont rentrés dans le rang, les familiarités, le coudoiement de la rue… Je sais… je sais… on m’a trouvé bien des fois ridicule avec mes questions d’étiquette, mon rigorisme enfantin et suranné. Et pourtant ces formes sont plus que jamais importantes ; elles aident à garder la fierté de la tenue si facilement perdue dans le malheur. C’est l’armure inflexible qui tient le soldat debout, même quand il est blessé à mort.

Elle resta un moment sans répondre, son front pur traversé d’une réflexion qui lui venait. Puis relevant la tête :

— C’est impossible… Il y a une fierté encore plus haute que celle-là… J’entends que dès ce soir les choses soient transformées comme je l’ai dit.

Alors lui, plus pressant, suppliant presque :

— Mais votre Majesté n’y songe pas… Une vente de chevaux, de voitures… Une sorte de faillite royale… Quel éclat ! Quel scandale !

— Ce qui se passe est encore plus scandaleux.

— Qui le sait ?… Qui s’en doute seulement ?… Comment supposer que c’est ce vieux ladre de Rosen… Vous même vous hésitiez tout à l’heure… Oh ! madame, madame, je vous conjure, acceptez ce que vous voulez bien appeler mon dévouement… D’abord ce serait tenter l’impossible… Si vous saviez… Mais vos revenus d’une année suffiraient à peine à la bourse de jeu du roi.

— Le roi ne jouera plus, monsieur le duc.

Ce fut dit d’un ton, avec des yeux !… Rosen n’insista pas. Pourtant il se permit d’ajouter :

— Je ferai ce que désire Votre Majesté. Mais je la supplie de se souvenir que tout ce que je possède est à elle, et que dans un cas de détresse j’ai bien mérité qu’on s’adresse à moi d’abord.

Il avait la certitude que ce serait avant longtemps.

Dès le lendemain, les réformes annoncées commencèrent. La moitié de la valetaille fut congédiée, les voitures inutiles envoyées au Tattershall, où elles se vendirent dans d’assez bonnes conditions, excepté les carrosses de gala, d’un tire-l’œil trop gênant pour des particuliers. On s’en défit cependant, grâce à un cirque américain qui venait de s’installer à Paris, avec un grand déploiement de réclames ; et ces voitures splendides que Rosen avait fait faire, pour conserver à ses princes un peu de la pompe disparue et dans le lointain espoir d’un retour à Leybach, servirent à des exhibitions de naines chinoises et de singes savants, à des cavalcades historiques et des apothéoses à la Franconi. Vers la fin des représentations, sur le sable foulé de l’arène, aux mesures entraînantes de l’orchestre, on vit ces voitures princières, aux écussons à peine effacés, faire trois fois le tour des gradins, pendant que s’inclinait au bord de leur glaces relevées quelque figure grimaçante et grotesque, ou la tête abrutie dans sa courte frisure, le buste tendu dans les mailles de soie rose, de quelque fameux gymnaste saluant la foule, le front luisant de pommade et de sueur. Toute cette défroque de sacre, tombée dans le paillon et la haute école, remisée parmi les chevaux et les éléphants prodiges, quel présage pour la royauté !

Cette vente au Tattershall, pendant qu’on annonçait celle des diamants de la reine de Galice à l’hôtel Drouot, les deux affiches couvrant les murs, fit quelque bruit ; mais Paris ne s’arrête pas longtemps aux mêmes préoccupations, ses idées suivent la feuille volante des journaux. On parla des deux ventes pendant vingt-quatre heures. Le lendemain on n’y pensait plus. Christian II accepta sans résistance les réformes voulues par la reine ; depuis sa triste équipée, il gardait vis-à-vis d’elle une attitude presque confuse, humiliant encore cet enfantillage volontaire dont il semblait faire une excuse à ses fredaines. Que lui importaient d’ailleurs les réformes de la maison ! Sa vie, toute de dissipation et de plaisirs, se passait dehors. Chose étonnante, en six mois il n’eut pas une fois recours à la bourse de Rosen. Cela le relevait un peu aux yeux de la reine, satisfaite aussi de ne plus voir stationner dans un coin de la cour le cab fantastique de l’Anglais, de ne plus rencontrer par les escaliers ce sourire obséquieux de créancier courtisan.

Pourtant le roi dépensait beaucoup, faisant la fête plus que jamais. Où trouvait-il de l’argent ? Élisée le sut de la façon la plus singulière par l’oncle Sauvadon, ce brave homme auquel il donnait autrefois « des idées sur les choses », la seule de ses anciennes relations qu’il eût gardée, depuis son entrée rue Herbillon. De temps en temps il allait déjeuner avec lui à Bercy, lui apporter des nouvelles de Colette, que le bonhomme se plaignait de ne plus voir. C’était, cette Colette, son enfant d’adoption, la fille d’un frère pauvre tendrement aimé et soutenu jusqu’à la mort. Toujours occupé d’elle, il avait payé ses nourrices et son bonnet de baptême, plus tard l’internat dans le couvent le plus blasonné de Paris. Elle était son vice, sa vanité vivante, le joli mannequin qu’il parait de toutes les ambitions grouillant dans sa tête vulgaire de millionnaire parvenu ; et lorsqu’au parloir du Sacré-Cœur la petite Sauvadon disait tout bas à son oncle : « Celle-là, sa mère est baronne, ou duchesse, ou marquise… », d’un mouvement de ses grosses épaules l’oncle millionnaire répondait : « Nous ferons de toi mieux que ça. » Il la fit princesse à dix-huit ans. Les altesses en quête de dots ne manquent pas à Paris ; l’agence Lévis en tient tout un assortiment, il s’agit d’y mettre le prix. Et Sauvadon trouva que deux millions ce n’était pas trop cher pour figurer dans un coin du salon, les soirs où la jeune princesse de Rosen recevait, pour avoir le droit d’épanouir dans une embrasure son large sourire à rebords d’écuelle, entre ses courts favoris aux pompons démodés depuis Louis-Philippe. De petits yeux gris, vifs et madrés, — les yeux de Colette, — atténuaient un peu ce qui sortait de bègue, d’ingénu, d’incorrect, de cette bouche épaisse, inachevée, taillée dans de la corne de cheval, et les révélations de ces grosses mains carrées, qui même dans des gants paille se souvenaient d’avoir roulé des futailles sur le quai.

Au commencement il se méfiait, ne parlait guère, étonnait, effrayait les gens par son mutisme. Dame ! ce n’est pas à l’entrepôt de Bercy, dans le trafic des vins du Midi coupés avec de la fuchsine ou du bois de Campêche, que l’on apprend le beau langage. Puis, grâce à Méraut, il se forma quelques opinions toutes faites, des aphorismes hardis sur l’événement du jour, le livre à la mode. L’oncle parla, et ne s’en tira pas trop mal, à part quelques pataquès à faire crouler le lustre, et l’effarement qu’éveillaient autour de ce porteur d’eau en gilet blanc certaines théories à la de Maistre pittoresquement exprimées. Mais voilà que les souverains d’Illyrie lui enlevaient à la fois son fournisseur d’idées et le moyen d’en faire parade. Colette, retenue par ses fonctions de dame d’honneur, ne quittait plus Saint-Mandé ; et Sauvadon connaissait trop bien le chef de la maison civile et militaire, pour espérer d’être admis là-bas. Il n’en avait même pas parlé. Voyez-vous le duc amenant cela, présentant cela chez l’altière Frédérique !… Un marchand de vins de Bercy ! Et pas un marchand retiré, mais en pleine activité au contraire ; car, malgré ses millions, malgré les supplications de sa nièce, Sauvadon travaillait encore, passait sa vie à l’entrepôt, sur le quai, la plume à l’oreille, son toupet blanc tout ébouriffé, au milieu des charretiers, des mariniers débarquant et chargeant des barriques, ou bien sous les arbres gigantesques du parc ancien, mutilé, dépecé, dans lequel s’alignaient ses richesses sous les hangars, en futailles innombrables. « Je mourrais, si je m’arrêtais, » disait-il. Et il vivait en effet du fracas des barriques roulées et de la bonne odeur de vinaille montant de ces grands magasins, en caveaux humides, où il avait débuté quarante-cinq ans auparavant, comme garçon tonnelier.

C’est là qu’Élisée venait parfois trouver son ancien élève et savourer un de ces déjeuners qu’on ne sait faire qu’à Bercy, sous les arbres du parc ou la voûte d’un cellier, le vin frais tiré à la pièce, le poisson frétillant dans le vivier, et des recettes locales de matelotes comme au fond du Languedoc ou des Vosges. Maintenant il n’était plus question d’idées sur les choses, puisqu’on n’allait plus en soirée chez Colette ; mais le bonhomme aimait à entendre causer Méraut, à le voir manger et boire librement, car il avait toujours devant les yeux le taudis de la rue Monsieur-le-Prince et traitait Élisée comme un vrai naufragé de l’existence. Prévenances touchantes d’un homme qui a connu la faim, pour un autre qu’il sait pauvre. Méraut lui donnait des nouvelles de sa nièce, de sa vie à Saint-Mandé, lui apportait le reflet de ses grandeurs qui coûtaient si cher au brave homme et dont il ne serait jamais témoin. Sans doute il était fier de penser à la jeune dame d’honneur dînant avec des rois et des reines, évoluant dans un cérémonial de cour ; seulement le chagrin de ne pas la voir augmentait sa mauvaise humeur, ses rancunes contre le vieux Rosen.

— Qu’a-t-il donc pour être si glorieux ? Son nom, son titre ?… Mais avec mon argent je me les suis payés… Ses croix, ses cordons, ses crachats ?… Eh ! je les aurai quand je voudrai… Au fait, mon cher Méraut, vous ne savez pas… Depuis que je ne vous ai vu, il m’est arrivé une bonne fortune.

— Laquelle, mon oncle ?

Il l’appelait « mon oncle » par une familiarité affectueuse, bien du Midi, l’envie de donner une étiquette à la sympathie particulière — sans lien d’esprit — qu’il éprouvait pour ce gros marchand.

— Mon cher, j’ai le Lion d’Illyrie… la croix de commandeur… Le duc qui est si fier avec son grand cordon !… Au jour de l’an, quand j’irai lui faire visite, je me colle ma plaque… ça lui apprendra…

Élisée n’y voulait pas croire. L’ordre du Lion ! un des plus anciens, des plus recherchés en Europe… donné à l’oncle Sauvadon, « à mon oncle !… » Pourquoi ?… Pour avoir vendu du vin coupé à Bercy ?

— Oh ! c’est bien simple, dit l’autre en frisant ses petits yeux gris, je me suis payé le grade de commandeur comme je m’étais payé le titre de prince… Un peu plus, j’avais le grand cordon de l’ordre, car il était à vendre aussi.

— Où donc ? fit Élisée pâlissant.

— Mais à l’agence Lévis, rue Royale… On trouve de tout chez ce diable d’Anglais… Ma croix m’a coûté dix mille francs… le cordon en valait quinze mille… Et je connais quelqu’un qui se l’est offert… Devinez qui ?… Biscarat, le grand coiffeur, Biscarat du boulevard des Capucines… Mais, mon bon, ce que je vous dis là est connu de tout Paris… Allez-vous-en chez Biscarat, vous verrez au fond de la grande salle où il officie au milieu de ses trente garçons une immense photographie qui le représente en Figaro, le rasoir à la main, et le cordon de l’ordre en sautoir… Le dessin est reproduit en petit sur tous les flacons de la boutique… Si le général voyait cela, c’est sa moustache qui lui remonterait dans le nez… vous savez, quand il fait…

Il essayait d’attraper la grimace du général ; mais comme il n’avait pas de moustache, ce n’était pas ça du tout.

— Vous avez votre brevet, mon oncle ?… Voulez-vous me le montrer ?…

Élisée gardait l’espoir qu’il y avait là-dessous quelque tricherie d’écriture, un faux dont l’agence Lévis trafiquait sans scrupule. Non ! Tout semblait régulier, libellé selon la formule, timbré aux armes d’Illyrie avec la signature de Boscovich et la griffe du roi Christian II. Le doute n’était plus possible. Il se faisait un commerce de croix et de cordons, établi avec la permission du roi ; d’ailleurs, pour achever de se convaincre, Méraut, sitôt de retour à Saint-Mandé, n’eut qu’à monter chez le conseiller.

Dans un coin du hall immense qui tenait tout le haut de l’hôtel, servant de cabinet de travail à Christian — lequel ne travaillait jamais — de salle d’armes, de gymnase, de bibliothèque, il trouva Boscovich parmi les casiers, les grosses enveloppes de papier bulle, les feuilles superposées où séchaient l’une sur l’autre les dernières plantes récoltées. Depuis l’exil, le savant s’était fait, dans les bois parisiens de Vincennes et de Boulogne, qui contiennent la plus riche flore de France, un commencement de collection. De plus il avait acheté l’herbier d’un fameux naturaliste qui venait de mourir ; et, perdu dans l’examen de ses nouvelles richesses, sa tête exsangue, sans âge, penchée sur le verre grossissant d’une loupe, il soulevait une à une avec précaution les pages lourdes entre lesquelles apparaissaient les plantes, de la corolle aux racines étalées, aplaties, leurs nuances perdues sur les bords. Il poussait un cri de joie, d’admiration, quand le spécimen était intact, bien conservé, le considérait longtemps, la lèvre humide, lisant à haute voix son nom latin, sa notice écrite au bas dans un petit cartouche. D’autres fois une exclamation de colère lui échappait, en voyant la fleur attaquée, perforée par ce ver imperceptible, bien connu des herborisateurs, atome né de la poussière des plantes et vivant d’elle, qui est le danger, souvent la perte des collections. La tige se tenait encore, mais dès qu’on remuait la page, tout tombait, s’envolait, fleurs, racines, en un mince tourbillon.

— C’est le ver… c’est le ver… disait Boscovich, la loupe sur l’œil ; et il montrait d’un air à la fois désolé et fier une perforation semblable à celle du taret dans le bois, indiquant le passage du monstre. Élisée ne pouvait garder aucun soupçon. Ce maniaque était incapable d’une infamie, mais aussi de la moindre résistance. Au premier mot des décorations, il se mit à trembler, regardant de côté par-dessus sa loupe, craintif et méfiant… Que venait-on lui dire là ? Sans doute le roi, ces derniers temps, lui avait fait préparer une quantité de brevets de tous grades, avec le nom en blanc ; mais il ne savait rien de plus, ne se serait jamais permis de rien demander.

— Eh bien ! monsieur le conseiller, dit Élisée gravement, je vous préviens, moi, que Sa Majesté fait commerce de ses croix avec l’agence Lévis.

Là-dessus il lui conta l’histoire du barbier gascon dont s’amusait tout Paris. Boscovich poussa un de ses petits cris de femme. Au fond. très peu scandalisé ; tout ce qui n’était pas sa manie ne l’intéressait guère. Son herbier laissé à Leybach représentait pour lui la patrie ; celui qu’il préparait, l’exil en France.

— Voyons, mais c’est indigne… un homme comme vous… prêter la main à d’aussi hideux tripotages !

Et l’autre, désespéré qu’on lui ouvrît les yeux de force sur ce qu’il n’avait pas voulu voir :

Ma che…, ma che…, qu’est-ce que j’y peux faire, mon bon monsieur Méraut ?… Le roi, c’est le roi… Quand il dit : Boscovich, écris ça… ma main obéit sans penser… surtout que Sa Majesté est si bonne pour moi, si généreuse. C’est elle qui, me voyant désespéré de la perte de mon herbier, m’a fait cadeau de celui-ci… Quinze cents francs, une occasion magnifique… Et j’ai eu par-dessus le marché l’Hortus Cliffortianus de Linné, édition princeps.

Naïvement, cyniquement, le pauvre diable mettait sa conscience à nu. Tout était sec et mort, couleur d’herbier. La manie, cruelle comme le ver imperceptible des naturalistes, avait tout perforé, rongé de part en part. Il ne s’émut que lorsque Élisée le menaça d’avertir la reine. Alors seulement le maniaque lâcha sa loupe, et à voix basse, avec de gros soupirs de dévote à confesse, il fit des aveux. Bien des choses se passaient sous ses yeux, qu’il ne pouvait défendre, qui le désolaient… Le roi était mal entouré… Epoi che volete ? Il n’avait pas la vocation de régner… pas le goût du trône… Il ne l’avait jamais eu… Ainsi, tenez ! je me rappelle… il y a bien longtemps de ça… du vivant de feu Léopold… lorsque le roi eut sa première attaque en sortant de table, et qu’on vint dire à Christian qu’il allait sans doute succéder à son oncle, l’enfant — il avait douze ans à peine et jouait au crocket dans le patio de la résidence, — l’enfant se mit à pleurer, à pleurer… une vraie crise de nerfs… Il disait : « Je ne veux pas être roi… Je ne veux pas être roi… Qu’on mette mon cousin Stanislas à ma place… » Je me suis rappelé bien souvent, en la retrouvant dans les yeux de Christian II, l’expression effarée et peureuse qu’il avait ce matin-là, cramponné de toutes ses forces à son maillet, comme s’il avait peur qu’on l’emportât dans la salle du trône, et criant : « Je ne veux pas être roi !… »

Tout le caractère de Christian s’expliquait par cette anecdote. Eh non ! sans doute, ce n’était pas un méchant homme, mais un homme enfant, marié trop jeune, avec des passions bouillonnantes et des vices d’hérédité. La vie qu’il menait, les nuits au cercle, les filles, les soupers, c’est dans un certain monde le trait normal des maris. Tout s’aggravait de ce rôle de roi qu’il ne savait pas tenir, de ces responsabilités au-dessus de sa taille et de ses forces, et surtout de cet exil qui le démoralisait lentement. De plus solides natures que la sienne ne savent pas résister à ce désarroi des habitudes rompues, de l’incertitude renouvelée, avec l’espoir insensé, les angoisses, l’énervement de l’attente. Comme la mer, l’exil a sa torpeur ; il abat et engourdit. C’est une phase de transition. On n’échappe à l’ennui des longues traversées que par des occupations fixes ou des heures d’étude régulières. Mais à quoi peut s’occuper un roi qui n’a plus de peuple, de ministres ni de conseil, rien à décider, à signer, et beaucoup trop d’esprit ou de scepticisme pour s’amuser au simulacre de toutes ces choses ; beaucoup trop d’ignorance pour tenter une diversion vers quelque autre travail assidu ? Puis l’exil, c’est la mer, mais c’est aussi le naufrage, jetant les passagers des premières, les privilégiés, pêle-mêle avec les passagers du pont et de la belle étoile. Il faut un fier prestige, un vrai tempérament de roi, pour ne pas se laisser envahir par les familiarités, les promiscuités dégradantes dont on aura plus tard à rougir et à souffrir, pour se garder roi au milieu des privations, des détresses, des souillures qui mêlent et confondent les rangs dans une misérable humanité.

Hélas ! cette bohème de l’exil, dont le duc de Rosen l’avait si longtemps préservée au prix de grands sacrifices, commençait à envahir la maison d’Illyrie. Le roi en était aux expédients pour payer les frais de « sa fête. » Il commençait par faire des billets comme un fils de famille, trouvant cela tout aussi simple et même plus commode, J. Tom Lévis aidant, que ces « bons sur notre cassette » qu’il adressait autrefois au chef de la maison civile et militaire. Les billets arrivaient à l’échéance, s’augmentaient d’une foule de renouvellements, jusqu’au jour où Tom Lévis, se trouvant à sec, inventait ce joli trafic des brevets, le métier de roi sans peuple ni liste civile ne présentant pas d’autre ressource. Le pauvre Lion d’Illyrie, dépecé comme un vil bétail, fut séparé en quartiers et en tranches, vendu à la criée et à l’étal, à tant la crinière et la noix, le plat de côte et les griffes. Et ce n’était que le commencement. Dans le cab de Tom Lévis, le roi n’allait pas s’arrêter en si belle route. C’est ce que se disait Méraut en descendant de chez Boscovich. Il voyait bien qu’on ne pouvait faire aucun fond sur le conseiller, facile à prendre comme tous les gens qui ont une manie. Lui-même était trop nouveau, trop étranger dans la maison, pour avoir quelque autorité sur l’esprit de Christian. S’il s’adressait au vieux Rosen ? Mais aux premiers mots du précepteur, le duc lui lança le terrible regard des religions offensées. Le roi, si bas tombé qu’il pût être, restait toujours le roi pour celui-là. Nulle ressource non plus du côté du moine, dont le fauve visage n’apparaissait qu’à de longs intervalles, entre deux voyages, chaque fois plus hâlé et plus maigre…

La reine ?… mais il la voyait si triste, si fiévreuse, depuis quelques mois, son beau front discret toujours nuagé d’un souci, quand elle arrivait aux leçons, qu’elle n’écoutait plus que distraitement, l’esprit absent, le geste suspendu sur son ouvrage. De graves préoccupations l’agitaient, étranges pour elle et l’atteignant d’en bas, des préoccupations d’argent, l’humiliation de toutes ces mains tendues qu’elle ne pouvait plus remplir. Fournisseurs, nécessiteux, compagnons d’exil et d’infortune, ce triste métier de souverain a des charges, même alors qu’il n’a plus de droits. Tous ceux qui avaient appris le chemin de la maison prospère attendaient maintenant pendant des heures aux antichambres, et souvent, fatigués d’attendre, s’en allaient avec des mots que la reine devinait, sans les entendre, dans leur démarche de mécontents, dans leur lassitude de gens trois fois renvoyés. C’est qu’elle essayait vraiment de mettre de l’ordre dans leur nouveau train de vie ; mais le malheur s’en mêlait, de mauvais placements, des valeurs paralysées. Il fallait attendre ou tout perdre. Pauvre reine Frédérique qui croyait tout connaître en fait de souffrances, il lui manquait ces détresses qui fanent, le contact dur et blessant de la vie banale et quotidienne. Il y avait des fins de mois auxquelles elle songeait la nuit, en frissonnant, comme un chef de maison de commerce. Parfois, les gages des domestiques se trouvant arriérés, elle craignait de comprendre, dans le retard d’un ordre, dans un regard un peu moins humble, le mécontentement d’un serviteur. Enfin elle connaissait la dette, la dette peu à peu harcelante et qui force de l’insolence de ses poursuites les portes les plus hautes, les mieux dorées. Le vieux duc, grave et muet, épiait toutes les angoisses de sa reine, rôdait autour d’elle comme pour lui dire : « Je suis là. » Mais elle était bien décidée à tout épuiser avant de reprendre sa parole, avant de s’adresser à celui qu’elle avait écrasé d’une aussi fière leçon.

Un soir, on veillait au grand salon, veillée monotone et toujours la même, qui se passait du roi comme à l’ordinaire. Sous les flambeaux d’argent la table de whist s’installait, ce qu’on appelait le jeu de la reine : le duc, en face de Sa Majesté, avec madame Éléonore et Boscovich pour adversaires. La princesse pianotait en sourdine quelques-uns de ces « échos d’Illyrie » que Frédérique ne se lassait jamais d’entendre, et qu’au moindre signe satisfait la musicienne accentuait en chant de guerre ou de bravoure. Ces évocations de la patrie, amenant sur le visage des joueurs un sourire mouillé, une expression héroïque, rompaient seules l’atmosphère d’exil résigné, d’habitudes prises, dans ce riche salon de bourgeois abritant des Majestés.

Dix heures sonnèrent.

La reine, au lieu de remonter dans ses appartements comme tous les soirs, donnant par son départ le signal de la retraite, promena un regard distrait autour d’elle :

— Vous pouvez vous retirer. J’ai à travailler avec M. Méraut.

Élisée, occupé à lire près de la cheminée, s’inclina en fermant la brochure qu’il feuilletait et passa dans la salle d’étude pour prendre des plumes, de l’encre, de quoi écrire.

Quand il revint, la reine était seule, écoutant les voitures rouler dans la cour, pendant que se refermait le grand portail et que, par les couloirs, les escaliers de l’hôtel, sonnaient les allées et venues qui précèdent dans une maison nombreuse l’heure du repos. Le silence se fit enfin, le silence agrandi de deux lieues de bois amortissant dans le bruit du vent, dans les feuilles, les rumeurs lointaines qu’envoyait Paris. Le salon désert, encore tout éclairé dans ce calme de solitude, semblait prêt pour quelque scène tragique. Frédérique, accoudée à la table, repoussa de la main le buvard préparé par Méraut :

— Non… non…. Nous ne travaillons pas ce soir, fit-elle… c’était un prétexte… Asseyez-vous et causons…

Puis, plus bas :

— J’ai quelque chose à vous demander…

Mais ce qu’elle avait à dire lui coûtait probablement beaucoup, car elle se recueillit une minute, la bouche et les yeux mi-clos, avec cette expression profondément vieillie et douloureuse qu’Élisée lui avait vue quelquefois et qui lui faisait paraître ce beau visage encore plus beau, marqué de tous les dévouements, de tous les sacrifices, creusé dans ses lignes pures par les plus purs sentiments de la reine et de la femme. C’était un respect religieux qu’elle lui inspirait ainsi… Enfin, reprenant tout son courage, très bas, timidement, en mettant ses mots l’un après l’autre comme des pas craintifs, Frédérique lui demanda s’il ne savait pas à Paris un de ces…de ces endroits où l’on… prêtait sur gages…

Demander cela à Élisée, à ce grand bohème qui connaissait tous les monts-de-piété parisiens, s’en était servi depuis vingt ans comme de réserves où il mettait l’hiver ses vêtements d’été, l’été ses vêtements d’hiver !… S’il connaissait le clou ! s’il connaissait ma tante !… Dans ses souvenirs de jeunesse cet argot de misère revenant le faisait un moment sourire. Mais la reine continuait, en essayant de raffermir sa voix :

— Je voudrais vous confier quelque chose pour porter là… des bijoux… On a des moments difficiles…

Et ses beaux yeux, levés maintenant, découvraient un profond abîme de douleur calme et surhumaine.

Cette misère de rois, tant de grandeur humiliée !… Est-ce que c’était possible !… Méraut fit signe de la tête qu’il était prêt à se charger de ce qu’on voudrait.

S’il avait dit un mot, il aurait sangloté ; s’il avait fait un geste, c’eût été pour tomber aux pieds de cette auguste détresse. Et pourtant son admiration commençait à s’attendrir de pitié. La reine, à présent, lui semblait un peu moins haute, un peu moins au-dessus des vulgarités de l’existence, comme si, dans le triste aveu qu’elle venait de faire, il avait senti passer un accent de bohème, quelque chose qui était le commencement d’une chute et la rapprochait de lui.

Tout à coup, elle se leva, alla prendre dans la boîte de cristal de roche l’antique relique oubliée, qu’elle posa sur le tapis de la table, comme une poignée de joyaux de tous rayons. Élisée tressaillit… La couronne !…

— Oui, la couronne… Voilà six cents ans qu’elle est dans la maison d’Illyrie… Des rois sont morts, des flots de sang gentilhomme ont coulé pour la défendre… À présent, il faut qu’elle nous aide à vivre. Il ne nous reste plus que cela…

C’était, en vieil or fin, un magnifique diadème fermé dont les cercles, rehaussés d’ornements, venaient se rejoindre au-dessus de la calotte en velours incarnat. Sur les cercles, sur le bandeau de filigrane torsadé, au cœur de chaque fleuron imitant les fibres de la feuille du trèfle, à la pointe des arcades festonnées à jour et supportant ces fleurons, s’enchâssaient toutes les variétés de pierres connues, le bleu transparent des saphirs, le bleu velouté des turquoises, l’aurore des topazes, la flamme des rubis orientaux, et les émeraudes comme des gouttes d’eau sur des feuilles, et l’opale cabalistique, et les perles d’iris laiteux ; mais, les surpassant tous, les diamants partout jetés résumaient dans leurs facettes ces mille feux nuancés, et comme une poussière lumineuse dispersée, un nuage traversé de soleil, fondaient, adoucissaient l’éclat du diadème déjà poncé par les siècles avec des rayonnements doux de lampe de vermeil au fond d’un sanctuaire.

La reine posa son doigt tremblant, là et là :

— Il faudrait faire sauter quelques pierres… les plus grosses…

— Avec quoi ?

Ils parlaient à voix basse comme deux criminels. Mais, ne voyant rien dans le salon qui pût convenir :

— Eclairez-moi… dit Frédérique.

Ils passèrent dans la véranda vitrée, où la haute lampe promenée découpait des ombres fantastiques et une longue traînée de lumière allant se perdre sur les pelouses, dans la nuit du jardin.

— Non… non… pas des ciseaux, murmurait-elle en le voyant se diriger vers sa corbeille à ouvrage… ce n’est pas assez fort… J’ai essayé.

Enfin ils découvrirent sur la caisse d’un grenadier, dont les fins branchages cherchaient contre la vitre le clair de lune, un sécateur de jardinier. Revenus tous deux au salon, Élisée essaya d’enlever avec la pointe de l’instrument un énorme saphir ovale que la reine lui désignait ; mais le cabochon, solidement serti, résistait, glissait sous le fer, inébranlable dans sa griffe. D’ailleurs la main de l’opérateur, craignant d’abîmer la pierre ou de dessouder le chaton, qui portait en rayures sur son or les traces de précédentes tentatives, n’était ni forte, ni sûre. Le royaliste souffrait, s’indignait de l’outrage qu’on lui faisait faire à la couronne. Il la sentait frémir, résister, se débattre…

— Je ne peux pas… Je ne peux pas…, dit-il en essuyant la sueur qui mouillait son front.

La reine répondit :

— Il le faut…

— Mais cela va se voir !

Elle eut un fier sourire d’ironie :

— Se voir !… Est-ce qu’on la regarde seulement ?… Qui donc y songe, qui s’en occupe ici, excepté moi ?…

Et tandis qu’il reprenait sa tâche, la tête penchée toute pâle, ses grands cheveux dans les yeux, broyant entre ses genoux le royal diadème que le sécateur dépeçait, déchiquetait, Frédérique, la lampe haute, surveillait l’attentat, aussi froide que ces pierres qui luisaient avec des morceaux d’or sur le tapis de la table, intactes et splendides malgré l’arrachement.

Le lendemain, Élisée, qui était resté dehors tout le matin, rentra après le premier coup du déjeuner, s’assit à table, ému, troublé, se mêlant à peine à la conversation dont il était ordinairement la lumière et l’entrain. Cette agitation gagna la reine sans altérer en rien son sourire ni la sérénité de son contralto ; et, le repas fini, ils furent longtemps encore avant de se rapprocher, de pouvoir causer entre eux librement, gardés à vue par l’étiquette et les règlements de vie installés dans la maison, le service de la dame d’honneur, la jalouse surveillance de madame de Silvis. Enfin la leçon arriva. Pendant que le petit prince installait, préparait ses livres :

— Qu’avez-vous ?… demanda-t-elle… Que m’arrive-t-il encore ?…

— Ah ! madame… toutes les pierres sont fausses…

— Fausses !…

— Et très soigneusement imitées en clinquant… Comment cela s’est-il fait ?… quand ? par qui ?… Il y a donc un malfaiteur dans la maison !

Elle avait pâli atrocement à ce mot de malfaiteur. Soudain, les dents serrées, avec un coup de colère et de désespoir dans les yeux :

— C’est vrai. Il y a un malfaiteur ici… Et vous et moi nous le connaissons bien…

Puis, d’un geste de fièvre, prenant violemment le poignet d’Élisée comme pour un pacte connu d’eux seuls :

— Mais nous ne le dénoncerons jamais, n’est-ce pas ?

— Jamais…, dit-il en détournant les yeux ; car, d’un mot, ils s’étaient compris.