Les Rois/Chapitre XXVII

Calmann Lévy, éditeur (p. 284-295).

XXVII

Günther alluma la lampe.

— Vous n’avez plus besoin de moi, madame ?

— Non, Günther.

— Bonsoir et bonne nuit, madame.

— Bonne nuit.

Frida se mit au piano et joua un lied de Schumann, lentement et avec des doigts qui appuyaient à peine. Dehors, la nuit était douce ; il faisait clair de lune, et de fraîches bouffées d’odeurs végétales arrivaient à Frida par la porte entr’ouverte du _window_.

La musique seule, en rythmant les minutes de l’attente, pouvait les lui abréger. A mi-voix, avec un accompagnement aussi léger qu’un bruit d’ailes, elle chantait la romance de _Tanhaüser_ :

  O douce étoile, feu du soir,
  Viens nous guider dans le devoir…

et elle se répétait ces médiocres paroles comme un avertissement et une exhortation, lorsque le prince Hermann entra. Elle courut à lui et le débarrassa de son manteau. Il voulut l’embrasser, mais elle lui prit les mains et les couvrit de baisers. Puis elle l’entraîna vers le coin du salon qu’éclairait la lampe posée sur une console, le fit asseoir sur le canapé et s’assit elle-même sur une chaise basse, à ses pieds.

— Mon Dieu ! dit-elle, comme vous êtes pâle ! Seriez vous malade ?

— Non… Je suis content d’être ici… Ici seulement je suis chez moi, ici seulement je suis bien.

Mais il haletait en disant cela, et ses yeux étaient pleins de fièvre. Il essaya de sourire :

— Qu’avez-vous fait, Frida, tous ces jours-ci, en m’attendant ?

— Eh bien, je vous ai attendu. C’est une occupation qui suffit à remplir mes journées, je vous assure. Et vous ?

— Moi ? Vous le savez, Frida, ce que j’ai fait.

— Pauvre ami !

— Vous ne m’en avez pas voulu ?

— Je vous ai plaint de tout mon cœur. Vous avez tant dû souffrir !

— Et ce n’est pas fini, Frida. J’ai commencé : il faut que j’aille jusqu’au bout. Je n’ai fait que refouler des colères et épouvanter des détresses qui continuent à gronder sourdement. Je maintiens l’ordre public par la terreur, comme si j’étais un tyran. Et, si ce qui couve éclate un jour, eh bien, nous tuerons encore : il n’y a que le premier sang qui coûte…

— Oh ! pas cela, Hermann ! pas cela !

Suppliante, elle tendait ses deux mains vers la bouche d’Hermann, comme pour y arrêter les mauvaises paroles… Mais lui continuait sans la regarder :

— Alors quoi ? Que faire ? Pour ne pas douter de mon devoir et pour le remplir sans trouble, il me faudrait ici l’âme du plus dur de mes durs aïeux, et je n’ai, moi, qu’un pauvre cœur trop tendre, que la douleur d’autrui émeut jusqu’au fond, et un pauvre esprit inquiet, qui n’est même pas sûr que ce que j’ai à défendre vaille ce que la défense aura coûté. Je suis travaillé d’incertitudes et plein de larmes secrètes dans une fonction qui exclut le doute et la pitié… Ah ! je suis un bien mauvais protecteur de l’ordre, car je suis tenté de tout absoudre chez les misérables et de tout haïr chez ceux qu’ils menacent… Parmi les félicitations que j’ai reçues ces jours-ci, il y en a qui m’ont fait lever le coeur… J’admire qu’il y ait des hommes capables de juger, de condamner, de faire mourir d’autres hommes, de prendre cela sur eux et de dormir après… Le divorce est entier chez moi entre la pensée, libre, et l’action, forcée. Et cela est lamentable. Cela, chez un prince, s’appelle lâcheté. Les plus indulgents l’appelleront faiblesse. Et pourtant, Dieu sait ce que j’ai dû dépenser de volonté pour arriver à paraître le plus faible des hommes !…

Frida se souleva et baisa Hermann sur le front. Il reprit :

— Quand j’ai revu mon père l’autre soir (je ne sais s’il a compris ce qui s’est passé dans ces derniers temps, car il est bien bas et ne parle presque plus), il m’a dit ces seuls mots, qu’il m’avait dits déjà le jour où il m’a remis ses pouvoirs : « Mon fils, que Dieu vous donne la foi ! » Hélas, j’ai déchiré le voile d’illusion que les souverains ont devant les yeux. Ce qu’ont fait mes ancêtres et ce dont on les glorifie m’a souvent rempli de doute et d’épouvante… La foi dont a vécu mon père, je ne l’ai jamais eue, et celle dont j’aurais voulu vivre, je crains à présent de ne plus l’avoir… Peut-être qu’il n’y a rien à faire pour les hommes, que rien ne sert à rien et que le vieux mot « tout est vanité » a un sens précis, terrible, désespérant, le sens complet qu’on n’ose jamais lui donner…

— Je vous aime, dit Frida.

Elle se leva, et, ce qu’elle n’avait jamais fait, elle enveloppa Hermann, comme un enfant malade, de ses deux bras légers.

Une rafale passa dans les massifs. Ils entendirent croître et se propager d’arbre en arbre un long frissonnement de feuilles. Une chouette hurla. La flamme de la lampe fila très haut, puis se rabattit. Hermann et Frida eurent, tous deux en même temps, le sentiment d’une détresse inexprimable, où s’évanouissaient leurs chimères, où ils avaient peine à retenir les belles, les folles idées par lesquelles ils s’étaient crus presque uniquement joints : ils n’étaient bientôt plus que deux corps amoureux qui se cherchaient dans la solitude avec une ardente tristesse…

— Et moi, dit Hermann, je ne vis plus que par vous. Ces angoisses mêmes dont je vous fais le pitoyable aveu, elles me viennent un peu de vous. Vous seule pouvez donc les apaiser… Oh ! aie bien pitié de moi, car je suis plus seul et plus abandonné que le mendiant des grandes routes… Oh ! ta voix… tes yeux… la bouche !… La douceur de caresser tes cheveux, de reposer contre ta poitrine, de te sentir à moi… toute à moi, n’est-ce pas ?

— Hermann !

Il la saisit par ses frêles poignets, et, comme, agenouillée, elle se renversait en arrière, il se pencha sur elle, sur son front nimbé d’or rouge, sur ses yeux de la couleur des lacs où se mirent de pâles verdures, sur ses petites dents si brillantes entre ses lèvres écartées :

— Ne vois-tu pas que j’ai besoin de ton baiser et qu’il faut me délier de ma promesse ? Quelqu’un qui nous verrait ne nous prendrait-il pas pour des amants ?… Pourquoi nous cachons-nous ?… Ne serais-tu pas déjà perdue, aux yeux des pharisiens, par ce que tu as fait pour moi ?… Frida, au nom de ma tristesse, ne me repousse pas aujourd’hui.

Elle se déroba par un mouvement où survivait un instinct de vierge, mais où sa volonté n’était déjà plus. Elle dénoua les mains de son ami, sans colère ; elle regardait ce pâle, ce triste visage d’homme, aminci vers le bas, cette peau fine, ces sourcils droits, ce signe sur la tempe, cette bouche tourmentée, la lèvre inférieure saillante un peu et froncée de petits plis… Il lui semblait qu’elle voyait cela pour la première fois, et elle comprenait que c’était _cela_ qu’elle aimait…

Elle fit effort pour se rappeler où ils étaient et se souvint tout à coup de ce qu’elle avait promis à Audotia. Et, bien qu’Audotia lui apparût alors très lointaine, elle se dit qu’elle devait accomplir sa promesse, mais que, d’ailleurs, les moyens par lesquels elle la pourrait accomplir étaient aussi ceux qui lui livreraient à elle seule et pour toujours l’homme qu’elle adorait. Et, ainsi, un peu de ruse de femme se mêlant aux sincères résistances de sa pudeur et peut-être de sa jalousie subitement éveillée à l’égard de la princesse, elle n’aurait su dire si elle mettait cette ruse au service de son amour ou de son devoir, tel que la vieille prêtresse le lui avait dicté.

— Hermann, répondit-elle, tout mon cœur vous appartient, et je suis votre servante ; mais ne me demandez pas cela, si vous m’aimez.

— Je t’aime, et je te veux. N’es-tu pas ma vraie femme, la compagne de mon esprit et de mon cœur ? Doutes-tu de moi ? Te faut-il des serments ?

— Non, Hermann… Mais… comment dire ? il me semble qu’après cela je me trouverais liée à toi par autre chose que ma volonté et qu’ainsi je serais moins à toi, puisque je serais à toi moins librement… Et puis… tu viens de le dire, nous nous cachons comme des coupables ; pour venir ici, je trompe mon grand-oncle, qui me croit chez une amie que je force, elle aussi, à mentir. Nous vivons dans le mensonge : c’est bien assez. Je ne veux pas du moins vivre dans la trahison. Cela nous porterait malheur.

— Celle à qui tu penses, Frida, ne souffrira pas davantage si tu es un peu plus à moi. Ne doit-elle pas se croire dès maintenant trahie ? Que ce soit vrai ou non, pour elle c’est tout un.

— Mais non pour moi, Hermann. Je veux bien qu’elle me haïsse, ou même qu’elle me méprise, mais je ne veux pas lui en avoir donné le droit. Je consens à être avilie dans sa pensée, mais non dans la mienne. Ce qu’elle croit m’importe peu ; mais je tiens à ne pas me sentir, moi, diminuée devant elle.

— Hélas ! Frida, vous ne m’aimez pas.

— Je vous aime, Hermann, mais je ne puis être la rivale honteuse de la princesse de Marbourg.

— Non, vous ne m’aimez pas. Et cela, quand je n’ai plus que vous, quand je me suis détaché de tout le reste, quand, à cause de vous, j’ai répudié toutes les autres raisons que j’avais de vivre… Car, voyez, je ne suis plus qu’un pauvre être douloureux et désorienté, en révolte contre lui-même, contre son rôle et sa destinée naturelle… Le sang qui coule dans mes veines est las, sans doute, des excès d’orgueil et d’action de tant de générations royales, et je traîne la fatigue de tous ces règnes… Je serai toujours, toujours malheureux… Ah ! comme je hais ce qu’ils appellent mon devoir ! Comme je hais ma fonction royale ! Comme je hais tout de ma vie, tout, excepté toi !

La lampe, dont l’abat-jour avait glissé, laissait la plus grande partie du salon dans les demi-ténèbres, en sorte que, si Hermann et Frida avaient été attentifs à autre chose qu’à eux-mêmes, ils eussent pu distinguer, derrière le vitrage baigné de lune, une vague forme noire qui marchait lentement…

Hermann, accablé, se taisait. Frida sentit qu’elle l’avait amené où elle voulait et, se redressant :

— Tu es bien sûr de ce que tu dis là ? Tu ne me trompes pas ? Tu ne te trompes pas toi-même ?

— Hélas !

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle. Si tu souffres tant, le remède est facile. Laisse tout cela, affranchis-toi ; ne sois qu’un homme, et tu seras plus qu’un prince. Alors seulement tu cesseras de souffrir. Et vois quel exemple et quelle leçon : un prince qui s’en va pour avoir reconnu qu’il est impossible de régner sans faire le mal ! Par là, tu serviras mieux la sainte cause que par tout ce que tu aurais pu tenter en restant au pouvoir. Car un prince n’est, quoi qu’il fasse, qu’une sentinelle d’injustice. Et tu seras heureux, n’étant plus responsable des abominations du vieux monde. Songe ! N’est-il pas monstrueux, la planète Terre étant donnée, que les hommes répandus sur sa surface ne puissent, au bout de dix mille ans, vivre tous d’elle et qu’il y ait de si odieuses inégalités de partage entre ses nourrissons ?… De quoi as-tu peur ? Va, l’ordre ancien empêche moins de violences qu’il ne consacre d’iniquités : il n’est donc qu’une longue, qu’une effroyable erreur, et, comme toutes ses parties se tiennent, l’améliorer est impossible : il faut le renouveler tout entier, et cela ne se peut que par des renoncements tels que le nôtre ou par les inévitables violences des masses déshéritées… Tu penses peut-être que l’ordre nouveau ne vaudrait pas mieux ? Qu’en sais-tu ? Et quand même ! « A chacun son tour ! » serait déjà une grossière formule de justice… Mais moi, j’ai confiance : le monde futur sera meilleur, puisqu’il sera différent… Je ne puis t’expliquer, mais j’ai des amis qui savent… Viens : nous ferons le bien ; nous vivrons tout près de la nature, non loin des humbles, parmi lesquels sont les vrais grands. Pour moi, jusqu’au jour où je t’ai rencontré, je n’ai jamais été meilleure ni si heureuse que lorsque j’ai vécu de mon travail et coudoyé le peuple… Viens, viens : tu connaîtras enfin la joie d’une âme libre et, par là, fraternelle au monde entier… Et, si je n’ai pu être au prince de Marbourg, ah ! comme, alors, je serai à toi, mon Hermann ! Dis, le veux-tu ?

C’est ainsi que son âme chimérique de jadis continuait à parler par les lèvres ardentes de Frida. Elle croyait avoir concilié sa foi et son amour ; mais tout son jeune sang murmurait en elle : « Je t’aime uniquement et je t’aimerai sans conditions si tu veux, car voilà que je suis vaincue. Je t’aime, même prince, et, quand tu serais le plus orgueilleux des tyrans, va, je t’aimerais toujours, et je ne pourrais faire autrement. »

Elle n’osait le dire tout haut ; elle eût cru blasphémer. Et peut-être aussi ne s’avouait-elle pas encore que ce blasphème était dans son coeur… Seulement, elle vint de nouveau s’agenouiller aux pieds d’Hermann et, jetant ses bras autour du cou de son ami, elle l’attirait silencieusement vers ses lèvres…

En cet instant, une femme vêtue de noir entra par la porte de la terrasse.

Le revolver luisait faiblement, dans la demi-obscurité du salon, sur la table où l’avait posé Audotia Latanief.

Et, vers la même heure, curieux de sensations inéprouvées, le prince Otto se glissait au rendez-vous où l’attendait la petite-fille du garde…