Calmann Lévy, éditeur (p. 46-50).

V

— Vous connaissez, monsieur le grand chancelier, ma proclamation au peuple, puisque vous l’avez contresignée ?

Le comte de Moellnitz s’inclina :

— Me sera-t-il permis de rappeler à Votre Altesse royale que mon contre-seing n’était là que pour authentiquer votre signature et qu’il ne saurait avoir, dans l’espèce, une autre signification ?

— Je le sais, monsieur, et c’est bien, en effet, ma pensée à moi, et uniquement ma pensée, que j’ai voulu faire connaître au peuple. Je ne vous en dois pas moins un sincère exposé de mes intentions. Les grèves qui, depuis quelques mois, ont fait tant de ruines dans ce malheureux pays semblent terminées, plutôt par l’impossibilité où se trouvent les ouvriers de continuer la lutte que par les concessions des patrons, qui ont été insuffisantes…

Le comte de Moellnitz protesta d’un sourire mince et d’un discret hochement du menton.

— C’est du moins mon avis, poursuivit Hermann. Un grand apaisement s’est produit dès qu’on a su que le roi avait dessein de me déléguer ses pouvoirs. Le peuple attend. Par toute ma conduite passée et par tout ce que j’ai laissé deviner de mes sentiments, j’ai pris envers lui une sorte d’engagement tacite. Je le tiendrai. Cette idée s’est répandue parmi les travailleurs que la solution des questions sociales dépendait d’une réforme préalable des institutions politiques. Cette vue n’est point fausse. Je vais soumettre à l’assemblée consultative, dont je vous ai fait connaître la composition, deux projets connexes : un projet de loi électorale et un projet de loi instituant pour commencer un _minimum_ de régime représentatif. Voici ces deux projets.

Le prince remua des papiers sur son bureau. Le comte de Moellnitz avait attendu, sans broncher, la fin de ce discours. Son mince sourire continuait d’exprimer la sécurité intellectuelle d’ un homme qui n’a jamais pensé. Évidemment, les idées encloses sous son petit front arrondi et dur étaient pauvres et peu nombreuses, mais rangées en bon ordre, tenaces et d’autant plus immuables qu’il ne les avait pas cherchées lui-même et qu’elles étaient uniquement les idées de sa naissance, de son rang, de sa fortune et de sa carrière. Il était de ceux qui sont incapables de concevoir et de se figurer une âme différente de ce qui leur sert d’âme, ni une autre vie que la leur, ni la possibilité même d’un autre état social que celui dont ils ont profité et qui s’est trouvé, par le hasard de leur naissance, exactement adapté à leur intérêt personnel. Même quand ils ont l’air de penser et d’agir, ils ne font que les gestes de l’action et de la pensée ; mais ils font ces gestes imperturbablement et ils ne font jamais qu’une espèce de gestes, et ainsi leur automatisme moral devient une force énorme et irréductible. Fantoches, mais fantoches d’une tradition qui peut avoir, elle, sa grandeur et sa raison d’être ; et c’est pourquoi il arrive à ces hommes d’offrir des apparences de politiques, d’orateurs et d’honnêtes gens. L’autorité du comte de Moellnitz et son honnêteté reconnue lui venaient de sa persistance dans son automatisme originel. Il faisait très bien, et avec beaucoup de suite, les gestes de grand seigneur, de diplomate et de ministre d’une monarchie absolue. Tête de vieil oiseau, mais d’oiseau héraldique.

C’est donc d’un air d’incomparable dignité qu’il répondit :

— Monseigneur, j’ai l’honneur d’offrir à Votre Altesse royale ma démission et celle de mes collègues.

— Je la reçois, monsieur de Moellnitz, dit Hermann. Je choisirai dès demain un autre ministère.

Le comte crut de son devoir d’ajouter une phrase « courageuse » de vieux serviteur loyal, où il mit, ainsi qu’il convenait, « l’accent d’une noble franchise » :

— Je supplie Votre Altesse royale de ne point douter de mon dévouement. Mais je suis persuadé, en mon âme et conscience, qu’Elle nous perd, et qu’Elle se perd elle-même.

— Nous verrons bien, dit Hermann.

— Du moins, monseigneur, Votre Altesse royale se souviendra-t-elle un jour que j’ai osé l’avertir ? Si ma conscience ne me permet point de vous aider à détruire (excusez l’audace de ces paroles, qu’inspire seul l’amour du bien public), soyez sûr que mon dévouement restera acquis à Votre Altesse royale quand il s’agira de réparer.

— Je n’en doute point, dit Hermann en souriant. Je sais que vous êtes de ceux qu’on retrouve toujours.



VI